jeudi 28 septembre 2017

Neuf vies - Première partie







LES NEUF VIES DE LEBRAC

récit


























août 1987





















Hégel fait quelque part cette remarque que tous les
grands événements se produisent pour ainsi dire deux fois :
il oublie d'ajouter, la première sur le mode de la tragédie, la seconde sur celui de la farce.

Attribué par Lebrac à Karl Marx



- Joli temps pour se pendre.
-Voulez-vous du sucre dans votre thé ?

Attribué par Lebrac à Tchekhov



































LEBRAC ET LES FEES

La lumière, toute la nuit restera éclairée à la fenêtre de sa chambre, comme lorsqu'elle le laissait seul le soir. Pour qu'il pleure moins, qu'il garde l'illusion d'une compagnie imaginaire derrière l’entrebâillement jaune de la porte du cabinet de toilette, alors que cette aura électrique devenait le signe évident de son absence.
La lampe sur le coin de marbre noir de la cheminée représente une femme de bronze assise tenant entre ses mains un globe lumineux. Elle a la beauté figée des déesses olympiques des années trente jusque dans l'ombre au profil net que l'ampoule dépolie, éblouissante, projette sur le mur nu. Lebrac aujourd'hui ne parvient plus à s'endormir que dans l'obscurité, porte close, attentif aux visiteurs fantomatiques qui étaient les compagnons de jeu de son enfance, dont le retour l'effraie. Mais il espère qu'E, F, ou G verra la lumière de la rue, et, constatant qu'il ne dort pas, viendra sonner à sa porte. Le premier ignore sa nouvelle adresse, le deuxième prétend ne l'avoir jamais connue, le troisième l'a oubliée sans doute. Lebrac croit pourtant à la puissance obscure et néfaste du hasard et de l'imagination. En laissant la lampe allumée, en s'acharnant à le vouloir de toutes ses forces, il sait qu'on viendra lui reprocher un jour son silence obstiné. Même si, contre toute attente, il a raison, le rythme de sa vie s'est inversé, et, comme pour dormir enfin il ferme ses volets le jour, il y a fort à parier qu'il finira par manquer le rendez-vous fatal. Qu'importe ! Sur le mur blanc défilent les images modifiées de la mémoire et leur perfection morte est si supérieure à la vie. Car Lebrac est peintre en imagination, retouchant nuit après nuit les chefs-d’œuvre inconnus de ses musées intérieurs. Pour lui seul, le conte de fées continue.

Les fées s'étaient penchées sur le berceau de Lebrac, trop longtemps sans doute pour qu'il n'en conçût pas une méfiance certaine envers les cascades de boucles blondes et les petits visages triangulaires de chatte qu'on les dames dans les histoires avec lesquelles on effraie les enfants. On ne dit pas la vérité sur les fées. On se rit de leur pouvoir. On les croit douces et bonnes sur la foi de l'apparence, mais à quoi leur servirait leur beauté si elles étaient les instruments du bien ? Leurs dons paradoxaux cachent toujours quelque piège ironique. Les sorcières, au contraire, qui sont des fées disgraciées par la nature, essayent de réduire leurs débordements effrayants et de nous protéger par le sommeil ou le silence des douleurs immédiates. Or un soldat veillait près du berceau de Lebrac, celui qui, dans le conte d'Andersen, bat le briquet pour appeler ses chiens et coupe la tête aux sorcières qui viennent de l'enrichir. Il ne laissa donc approcher que les fées dont il craignait la vengeance. La première était petite et brune ; elle lui offrit la faculté d'apprendre avec facilité, mais le dégoût de l'étude, afin qu'il fût bien convaincu de la vanité de ce qu'on lui inculquait. Elle doutait elle-même de son existence, et cet amas de chair bien matériel qui gazouillait dans l'inconscience l'irritait un peu. La deuxième était rousse et parlait fort ? Ses consœurs-fées la plaisantaient bien souvent de son insouciance et de son peu d'intelligence, car elle avait en horreur tous les travaux intellectuels. Elle gratifia l'enfant des trésors complémentaires de la sensualité et de la sensibilité. Gageons que l'efficacité de sa formule dépassa quelque peu ses intentions, car nous verrons Lebrac se noyer souvent dans le drame et la sensiblerie. La troisième était blonde, fort jeune, un peu perverse et d'humeur versatile. Peut-être chercha-t-elle sincèrement à améliorer l’œuvre de la nature ; elle allongea le nez, les mains, étoffa les épaules ; elle allait s'intéresser aux zones cachées du bambin et le rendre vraiment conforme à son patronyme lorsqu'elle remarqua le soldat endormi, ce qui la détourna de son ouvrage. Elle s'était bornée à introduire quelques dissymétries piquantes dans ce corps rond qui grandirait peu. Lebrac, s'il n'était pas beau, ne pourrait même pas incriminer l'indifférence de la nature, tout juste sa distraction. Il ne garderait pas le souvenir trouble des gémissements de la fée qui s'était faite chair sur les bancs grinçants de la salle de garde. Lebrac, en effet, outre qu'il avait été touché par les fées, était né dans une caserne. Les fenêtres avaient des barreaux en croix et ses soldats en plomb de vrais fusils. Devant ses yeux d'enfant, les images de l'ordre défilent au pas cadencé.
Comme si les interventions surnaturelles n'avaient pas suffi à son malheur, Lebrac fut affublé du prénom du charpentier trompé, Joseph, qui introduisait dans son destin des doutes inquiétants au sujet de la mystérieuse virginité des femmes qui lui étaient promises. De sa prison, Lebrac ne pouvait se forger d'ailleurs qu'une curieuse vision du monde. Dehors, sous le soleil, mais toujours au-dedans des murs, il n'y avait que des hommes sans visage dont les corps remplissaient le même uniforme. A l'intérieur de l'intérieur, dans la chambre de Lebrac, au papier à damier noir et blanc, les dames volubiles qui s'étaient penchées sur son berceau continuaient à rire et à babiller. Leurs visages avaient pris quelques rides. Deux d'entre elles avaient troqué leur robe de bal pour jouer le rôle du gendarme, car le gendarme en chef jouait la fille de l'air. Lebrac doutait parfois qu'il existât. Le gendarme en chef n'était pas un homme, c'était un marbre : lorsqu'il apparaissait, c'était pour se figer dans la pose du général que rien ne peut surprendre, qui recueille avec condescendance les témoignages d'admiration de la foule qu'il méprise. Ses cheveux étaient du même argent que la barrette qui décorait sa poitrine. Le gendarme en chef n'était pas un homme, c'était une voix de basse qui grondait, qui ne savait que proférer des menaces sur la foi de rapports erronés de ses indicateurs domestiques. Le gendarme en chef n'habitait pas, il hantait l'étage inférieur, celui que Lebrac ne traversait que sur la pointe des pieds. Derrière la porte de chêne, cloutée de fer forgé, il avait son bureau, un réduit obscur et froid ne contenant qu'une table rustique et un vase brun que Lebrac s'effrayait de pouvoir casser. Mais ce n'était que le fantôme de l'autre bureau, celui qui se trouvait à l'extérieur de l'intérieur, dans un autre intérieur, dans l'univers officiel et sanglant, au-dessus du musée, qui, comme le reste, Lebrac compris, était l’œuvre du chef.
Dehors, entre les murs de la caserne, se trouvait la mare merveilleuse où le prince rencontre l'oiseau de feu. Au milieu d'un bosquet s'ouvrait le ventre maternel d'une grotte en stuc où Jo, tuant les temps morts de l'enfance, suscita mille prodiges. C'était la demeure de la dernière sorcière. Elle faisait un peu peur, mais Lebrac s'était habitué à sa laideur. En échange de son silence, elle faisait pour lui sortir de son chaudron des compagnons de jeu dont Lebrac ne savait pas encore qu'ils allaient se fondre dans son ombre. L'un d'eux était cruel et fourbe, imaginait des supplices raffinés pour un deuxième, dont le seul désir était de jouer la victime, et Lebrac, spectateur, contemplait leurs agonies recommencées, sous les cris sur-aigus des oiseaux de paradis du gendarme en chef. Les oiseaux aussi étaient en cage. Leur enclos longeait le mur de pierres jaunes, plus bas à cet endroit, pour mieux donner aux bestiaux vaniteux le regret de la liberté dont on les privait. En contrebas, à vingt mètres du chemin de terre quelques maisons avaient poussé dans les champs. On les retrouvait en plus petit sur la maquette de la caserne. On aurait pu les anéantir du plat de la main. La petite fille à la robe rouge habitait derrière les baies vitrées de la plus proche. Les mercredis après-midi, elle faisait semblant de venir cueillir des fraises des bois au pied du mur. Lebrac l'attendait en culottes courtes, se réchauffant les cuisses sur les pierres dorées du mur qu'il n'osait pas franchir. Il fallait crier pour s'entendre à cause des bruits de basse-cour. Mais les gestes leur suffisaient. Lebrac défaisait sa ceinture, elle relevait sa jupe, et derrière eux, les centaines d'yeux répandus sur le plumage des paons jugeaient avec sévérité leur obscénité. Dans le cri des oiseaux, Lebrac reconnaissait le prénom du gendarme. Les bêtes appelaient leur maître ; il finit par venir. Les menaces dans sa voix étaient devenues infiniment douces. Il condamna Jo à ne plus retourner à la grotte. Lebrac obéit, il alla s'allonger dans le pré et regarder désormais avec un intérêt plus vif les soldats en sueur à travers les vitres du gymnase.
Lorsqu'il retourna à la grotte, la sorcière était morte. Jo ne pleura pas, il laissa seulement éclater sa colère et s'ouvrit les poings sur le rocher. Il aurait voulu que surgisse du chaudron un nouveau personnage, un frère qu'on n'avait pas eu le temps de lui faire, et que seules les puissances occultes pouvaient créer plus âgé. Il sortit du bois et monta sur le premier cerisier. Une mer affolée battait les flancs du navire et il chercha où était la première île habitée. Quand il descendit de l'arbre, il faisait nuit. Il traversa le champ de tir, se confondant avec les silhouettes noires et numérotées, ramassant les douilles et les balles cabossées pour en faire des trésors de guerre.
Sur le pas de la porte, la dame rousse l'attendait. Elle lui dit qu'il allait attraper la mort. La chape de son amour pesait sur ses épaules si lourd qu'il se laissa porter au lit dans la chambre de l'échiquier. Elle était rassurante. Elle prétendait que la prison était à l'extérieur, elle installait dans le monde de la caserne un univers où les animaux parlaient, où le petit peuple de la nuit venait combler les désirs des hommes. Mais dans la nuit éclairée, lorsqu'elle s'en allait, Lebrac constatait que les lutins n'étaient pas venus. Dans ses rêves, la sorcière lui soufflait que la liberté commençait au-delà des grilles. Il n'était pas persuadé de la logique de ses propos. Sur le chemin de l'école, il rencontrait les musiciens de son orchestre et au rythme de son pas composait une nouvelle symphonie matinale.
Dans la cour de l'école, une palissade de bois séparait les garçons des filles. Du côté de Lebrac, on ne jouait qu'à la guerre. Il s'asseyait dans un coin et parlait avec Jo. L'autre Jo était timide, effacé, bon public, et Lebrac se satisfaisait de ce reflet qui l'imitait en tout. Parfois, il consentait à lui faire partager le secret de la demeure d'un esprit inférieur, mais Lebrac se lassait de devoir inventer tous les jeux. Le soir, ses camarades s'attardaient sur les escaliers du couchant et partageaient leur goûter. Un jour, Lebrac s'attarda avec eux pour commenter les événements capitaux qui se déroulaient dans les nuages. Au moment où l'avion allait exploser en filaments de coraux blancs, un visage déformé par la colère se pencha sur lui ; Lebrac reconnut une des trois dames, elle était coiffée de serpents qui crachaient des mots sans suite. Lebrac la suivit sans comprendre, convaincu de sa faute ; la dame se mit à pleurer. Il la consola et promit de ne plus se mêler au monde intermédiaire de la réalité ordinaire. Car Lebrac était un gamin docile, bien élevé par fatigue des criailleries, qui ne réclamait que la perpétuation d'une existence insignifiante, comme toute vie si l'on y regarde d'un peu loin. Il s'était accoutumé par intérêt, comme un animal domestique, et exécutait ses tours avec application. Le hasard l'avait égaré dans un monde clos où l'on s'était arrogé des droits exorbitants sur lui. Seules la dissimulation et la ruse pourraient lui fournir une vengeance à la hauteur de la déception infligée. On avait patiemment construit sa vie avec l'aspiration à la perfection ; Lebrac, à petit feu, avec la plus impitoyable cruauté, allait s'acharner à la détruire. Est-ce le Père Noël qui mourut cette année-là ? Que de fois pourtant il avait manifesté sa présence, avec une écriture de femme, certes, déposant ses messages sur les framboisiers en fleurs avec pour toute adresse « aux bons soins du pigeon voyageur ». Mais on avait rasé le jardin potager pour y construire de nouveaux baraquements. Au milieu de la cour d'honneur, devant la haie de tilleuls, trônait, forte de sa puissance sans partage, la statue du Commandeur.
Lebrac chercha de nouvelles portes vers l'extérieur. Il s'entraîna à faire le mur. Un après-midi, il rejoignit Jo chez lui pour lui demander s'il avait reçu le message télépathique qu'il s'efforçait de lui envoyer depuis la veille. Jo avait l'air malade. Lebrac pour le distraire lui raconta des histoires. La famille de Jo vivait dans un taudis, deux alcôves sans fenêtre coiffées d'un toit concave. La mère assise pleurait. Le soleil tapait fort, les enfants s'éloignèrent. Quand ils revinrent les uniformes de la police avaient envahi le réduit. Le soir-même, Lebrac fut convoqué dans le bureau du Commandeur. Il pensa qu'on allait lui parler d'un 3 en rédaction jusqu'alors soigneusement dissimulé. Le devoir s'appelait « Jo et Jo », et Lebrac, bien conscient de son génie, savait que cette note cachait une sanction morale plus qu'elle ne traduisait une appréciation littéraire. Le Commandeur le regarda droit dans les yeux et lui dit qu'il ne verrait plus Jo, que sa sœur était morte, que son père l'avait tuée en la frappant, que lui, Jo avait passé l'après-midi devant leur maison après avoir fait le mur -c'est ce qu'avaient rapporté les uniformes bleus. De nouveau la voix était très douce, d'autant plus inquiétante. Lebrac se souvint alors du pistolet et de la paire de menottes dans la table de nuit du Commandeur et de la gifle qu'il avait reçu la seule fois où il avait tenté de les passer aux poignets de Jo. Il déclara qu'il n'avait tué personne et on le congédia. Dans le hall, à l'étage inférieur, il s'arrêta devant la maquette. Là où se trouvait autrefois la grotte, il crut voir un lac, puis il suivit dans le couloir la piste tracée par les gouttes de sang. Elle menait à la porte du musée. La clé pendait à la ceinture de la sentinelle qui se détachait sur le fond brun-rouge. C'était l'ordonnance du Commandeur. Jo dit : « Fais-moi entrer ! » L'ordonnance répondit que c'était interdit. Alors Lebrac alla s’asseoir au pied du mur en face et resta là jusqu'à la relève de la garde. Du ventre du musée, il entendit monter une voix de femme qui chantait une berceuse où il reconnut l'appel mystérieux des médiateurs occultes.
Le lendemain, Lebrac apporta du chocolat et le soldat consentit à sourire. Il parla de sa solitude, de son respect pour le Commandeur, Mais Jo ne le crut pas. La sentinelle ne se méfiait plus, elle posait son arme dans l'encoignure de la porte, et Lebrac profitait de son pouvoir tout neuf pour lui montrer les dernières prises de judo qu'il voyait exécutées à travers les baies du gymnase. L'ordonnance le laissait faire, protestant pour la forme. Soudain les pas de la dame brune résonnèrent dans le couloir. Elle les sépara, et sur le carrelage verni, tira Lebrac par la manche jusqu'à l'office. On désignait ainsi la grande cuisine où régnait la dame brune. C'était, à l'intérieur, l'ombre portée du Commandeur. Ses tempes commençaient à blanchir, ses mollets étaient enflés comme sa taille et sa voix de stentor suffisait à donner une idée de son pouvoir despotique. Elle possédait un petit mari voûté et rougeaud, à l'accent slave, qui venait frapper à la porte extérieure de la cuisine. Souvent il montrait les cicatrices de ses blessures de guerre et les trous laissés dans ses jambes par les balles, et elle lui donnait parfois un verre de vin. Lebrac avait peur de lui, il savait qu'un enchanteur se cachait dans ce gnome, comme Merlin pourrissant, asservi par le sortilège qu'il avait inculqué à Viviane. Les rituels qu'observait la dame brune montraient bien sa puissance. Elle ne répondait jamais que sur le ton de la colère, s'ingéniait à faire trop cuire les aliments, juste assez pour qu'ils perdent consistance et saveur, elle organisait savamment la disparition des objets dont elle n'aimait pas se servir, des jouets de Lebrac, qui réapparaissaient quelquefois au milieu du couloir lorsque ses jérémiades avaient fait fléchir l'arbitraire ; elle sacrifiait les poules, pour montrer à l'enfant la chaîne des œufs de tailles différentes, verts encore dans le ventre chaud. Les soirs de grande cérémonie, elle mettait un tablier de dentelle, convoquait le Commandeur et la dame rousse et quelques autres convives pour les seconds rôles. Par ses oins, le Commandeur se métamorphosait en ambassadeur, causant avec brio dans plusieurs langues à la fois, la dame rousse jouait avec discrétion à l'épouse modèle, sa coiffure imitait un building new-yorkais, et, brillant de tous les feux de ses bijoux, elle oubliait de monter allumer la lumière. L'ordonnance servait à table, on se moquait de sa maladresse ; à l'office, les deux dames plaisantaient sur son compte et l'interrogeaient sur ses relations féminines. Elles réprimaient un fou-rire, et Lebrac riait aussi, car la dame rousse avait des émotions communicatives.
Un de ces soirs de cérémonie où Lebrac geignait dans l'obscurité, l'ordonnance entra dans la chambre bicolore, ralluma et commença un conte, celui où le soldat rencontre le diable et échange son violon contre un livre magique. Mais Lebrac ne s'intéressait pas au diable dans les histoires et demanda à l'ordonnance de lui ouvrir la porte du musée. Ils descendirent l'escalier en colimaçon ; à chaque marche s'ouvraient des abîmes, les fossiles dans la pierre noire avaient des phosphorescences inconnues. Ils traversèrent le parc ; les carreaux blancs des couloirs du bâtiment reflétaient la clarté lunaire. Le soldat détacha la clef de sa ceinture et la donna à Jo. Lebrac poussa la porte du Musée des Horreurs de la Guerre. Dans l'obscurité, il aperçut la photo de son fondateur, puis sur l'étagère, un cerveau incomplet qui flottait dans le formol ; à côté une main coupée, puis des armes, et le résultat de leurs effets par l'image, la lèpre des brûlures, l'effervescence purulente des explosifs, les photographies détaillées des étapes d'une décollation. Alors Lebrac entendit à nouveau la voix qui chantait une vieille complainte, accompagnée par un violon lointain. Il se retourna, elle était noire, de vêtements et de peau, il savait qu'il la connaissait depuis toujours C'était la quatrième fée dans le recoin obscur de la salle de garde, celle qui n'avait rien offert. Il voulut faire un pas vers elle, lui prendre le baiser qu'elle n'avait pas donné. Mais soudain la salle s'éclaira et Lebrac entendit des pas qui résonnaient dans le bureau du Commandeur. Le plafond en tremblait. Il lâcha la clé. Lorsqu'il la ramassa il y vit la tache de sang. Il se précipita à l'extérieur, referma à double tour et courut vers le soldat qui faisait le guet. « Il est là-haut. Tu ne l'as pas vu monter ? » Mais les fenêtres étaient noires et la nuit vide autour, la tache sur la clé avait disparu comme une ombre. Lebrac songea que le musée était la demeure du double criminel du Commandeur, qu'il l'avait caché là pour essayer de l'oublier, lui et la femme noire qui n'en finissait pas de recommencer sa chanson. Curieusement, la statue du Commandeur dans la cour d'honneur s'en ressentit et commença à s'effriter. Il s'était poignardé lui-même, il prit un aspect plus humain et sa réalité en fut quelque peu affectée. Cette nuit-là, quand Lebrac s'endormit, il ne conversa pas avec les visiteurs habituels ; dans le rêve, le damier noir et blanc s'était élargi aux dimensions des carreaux de salle de bain et l'ordonnance, nu, jouait du violon sous la douche.
Le lendemain, la dame rousse tomba malade. On accusa d'abord Lebrac de lui avoir transmis la grippe. Comme son état s'aggravait, on la transféra dans l'aile inhabitée du bâtiment. Lebrac n'y avait que rarement pénétré. Les pièces sombres et vides lui donnaient un haut-le-cœur. Dans une armoire de la dernière chambre reposaient des ours éventrés et des poupées décapitées. Un débarras, seule pièce claire, fermait de l'intérieur. Parfois Lebrac y était venu s'y retrancher de tout regard, s'enfermer dans le mutisme ou les voyages imaginaires avec les livres interdits, à l'intérieur de l'intérieur. Là, dans l'aile, on mettait la mère du Commandeur, de temps en temps. Elle dormait l'après-midi, jouait aux cartes, se déplaçait à pas lents. On coucha la dame rousse dans la chambre la plus proche. On apporta des cuvettes, des appareils en ferraille jaune à voyants lumineux, des serviettes par dizaines, des médecins. Elle criait qu'elle allait mourir, pleurait, crachat, vomissait. Elle appelait Jo ; la dame brune venait le rechercher pour qu'il ne la fatigue pas. Elle appelait le Commandeur. Il arrivait qu'il vienne, ou bien son double, ou quelqu'un qui lui ressemblait ; il se désespérait en lisant son journal. Dans le fauteuil d'en face, dans l'ombre, la dame noire souriait, et il faisait semblant de ne pas la voir. Il se mettait en colère, trouvait des prétextes pour s'enfuir. Il donnait des consignes contradictoires à la dame brune. Sans doute jugea-t-il prudent de distraire Lebrac, et il décida qu'on lui apprendrait en même temps l'anglais et la religion. Le dimanche, on envoya Lebrac à l'église et au catéchisme, ce qui lui fournit une occasion inespérée de franchir à nouveau les digues de la caserne.
Lebrac se jeta d'abord dans la croyance à corps perdu. Il avait toujours conservé avec le surnaturel des contacts privilégiés, et il était prêt à accueillir de nouveau personnages de légende, pourvu qu'ils sachent conserver leur mystère. Tant que les litanies furent belles et les cérémonies incompréhensibles, Lebrac se laissa bercer par le charme poétique. Puis on lui raconta l'histoire. Il demanda pourquoi le Père avait laissé mourir le Fils puisque le Fils était le Père, pourquoi l'on tutoyait la vierge alors qu'on vouvoyait Dieu, pourquoi le Pape ne savait plus faire de miracles. Le curé, que ses sempiternelles questions agaçaient, finit par abdiquer en avouant qu'il l'ignorait. Cette année-là, Dieu le Père mourut. Mais derrière l'église, Lebrac avait rencontré C.
C. faisait le pied de grue sous l'averse et Jo offrit la moitié de son parapluie. Ils avaient cours dans même salle de classe, mais C. faisait partie des grands, il était vieux, douze ans au moins, et Lebrac n'avait jamais osé lui parler, devinant que C. appartenait à un monde différent, celui qui commençait au-delà de la porte de la caserne, et s'étendait loin dans les collines. C. était le fils d'un maçon italien, il était noir de poil, cheveux drus, grand, carré, sa voix était profonde et chaude. Lebrac crut qu'il était venu le chercher puisque la place était déserte. Il ne comprit pas le trouble que suscitait en lui ce vide des lieux et le tissu collant de la chemise mouillée, mais il devina que sa sorcière-gardienne lui envoyait d'outre-tombe un exemplaire assez réussi du grand frère improbable que le chaudron n'avait pas daigné délivrer. Comme il se baignait dans le lac de ses pensées arriva la demoiselle blonde que C. n'avait cessé d'attendre. Elle avait un petit visage triangulaire et de beaux yeux violets. Lebrac, à qui l'on avait appris par les textes et les récits de la vie quotidienne, les clichés de la logique amoureuse pensa que la surprise dans ses yeux manifestait de l'intérêt et décida aussitôt de tomber amoureux d'elle. Il se le déclara, se crut, mais à regret les laissa seuls. Dès lors, il leur servit de messager car la demoiselle blonde était enfermé par le roi son père au milieu d'un jardin gardé par des dragons et Lebrac put consoler C. de sa défaite galante. Entre temps la dame rousse était revenue des Enfers. Depuis sa maladie, Lebrac tentait parfois d'aventurer son vélo sur l'avenue.
Il n'y avait pas de sentinelle à la porte arrière de la caserne qui donnait sur une route bitumée bordée de bornes blanches. Au-delà du premier rideau d'arbres, derrière le pylône électrique, une route de terre montait à la maison du maçon. A gauche, au fond du premier vallon, s'étalait le bidonville qui doublait le village, où les enfants étaient réputés infréquentables. On ne le voyait plus de la terrasse de la villa neuve. Les deux frères de C. jouaient sur les balançoires du portique et Lebrac écoutait avec un bonheur confus C. lui raconter la correction à coups de ceinture que son père lui avait infligée la veille : il ne montra pas les marques. Lebrac donna à C. les brouillons du problème du lendemain et se leva pour partir. Le maçon montait déjà le chemin de terre ; son chien tournoyait autour de lui. Lebrac remarqua immédiatement qu'il portait une large ceinture à clous carrés. Le chien, au même instant se précipita vers lui en grognant. Jo se mit à courir, le chien le rattrapa au mollet et ses crocs s'enfoncèrent facilement. Le monde vacilla devant les yeux de Lebrac, il eut un sourire extasié et s'évanouit. Il se réveilla sous les instruments du médecin. Les dames, persuadées que le chien avait la rage déclaraient qu'il fallait l'abattre. Lebrac protesta que c'était sa faute ; sous la morsure de l'alcool il songeait au sourire de C. Il boita quelques jours, l'histoire fit le tour de l'école, puis les absences de C. se firent plus fréquentes. Dans la pièce de fin d'année Lebrac décrocha le rôle du jeune premier et la demoiselle aux yeux violets lui donna la réplique. Le conte qu'ils représentèrent tenait de Barbe-Bleue et de La Belle au Bois dormant. Jo ouvrit le bal avec la jeune première, mais C., qui avait regardé de loin, s'éclipsa avant le début de la fête. Le seul ersatz de valse qu'on avait trouvé demandait à qui était le petit chien dans la vitrine. Lebrac se lança sur les traces de C. dans la poussière de la route. C'était l'été. Le chemin était bordé de mûriers alourdis par leurs grappes noires. Les rayons du vélo sifflaient dans l'air plus dense. Lebrac rejoignit C. dans la carrière abandonnée. Les murailles et les blocs de pierres renvoyaient en l'amplifiant le bruit de leur respiration. C. lui demanda si c'était bien la danse, et la pièce. Lebrac ne comprit pas et répondit que oui. C. envoya balader quelques pierres du bout du pied. Lebrac crut que c'était un jeu et il les renvoya. Alors C. hurla « Va-t-en ou je te casse la tête ! » et l'écho répéta après lui. Lebrac restait les bras ballants, tout blanc. C. se précipita vers lui, le poussa violemment hors du chemin et s'éloigna sur la route poudreuse. Jo se releva, frotta ses genoux qui saignaient un peu. Il remonta à vélo, sa blessure au mollet lui faisait mal.
C'était l'été. Le soleil sur le sable blanc de la cour d'honneur était si violent qu'il faisait mal aux dents. La véranda reposait sur des arceaux de roses jaunes et blanches au cœur pulvérulent. Dans le bourdonnement des guêpes, le Commandeur prenait l'apéritif, la dame rousse et une dame inconnue aux cheveux courts et au grand nez prenaient le thé. Lebrac frissonna au contact du métal froid de la chaise de fer. La dame rousse dit à Lebrac avec un sérieux imperturbable : « Tu n'embrasses pas ta sœur ? » Lebrac s'efforça de ne laisser paraître aucune surprise devant l'ironie du sort et s'exécuta avec méfiance. Comme il se laissait faire, la dame rousse en profita pour prétendre dans la foulée qu'elle était la mère de Jo. Lebrac coula un regard sur sa droite vers le Commandeur qui piquait du nez sur son journal, puis sur sa gauche ; la dame brune souriait benoîtement, les mains croisées sur son tablier amidonné. Lebrac n'y croyait pas vraiment. Dans l'urgence il se goinfra de petits fours. Puis avec son couteau, il coupa la tête à une guêpe qui s'était posée sur sa tartine de confiture.

Le même soir, la dame rousse monta lui parler dans sa chambre. Elle avoua à Lebrac que sa sœur n'était pas sa fille, mais celle du Commandeur. Lebrac comprit qu'on l'avait emprisonné dans une vaste conspiration, à l'intérieur de l'intérieur du silence, qu'on lui mentait encore en faisant semblant de rétablir la vérité. Elle ajouta que désormais elle ne laisserait plus la lumière allumée dans la chambre, puis elle se leva du bord du lit, traversa la pièce, les tomettes rouges du couloir, et referma sur elle la porte de la chambre du père/
Lebrac se leva. Dans le couloir la femme assise illuminait la nuit de son regard de bronze. Cette nuit-là, la dame noire rendit l'âme. Lebrac rêva qu'il dévalait avec C. les pentes des montagnes. Sur leur chemin, devant, derrière, s'ouvraient des gouffres, leur course s'achevait en sauts vertigineux. Lebrac entrait seul dans la chapelle tapissée de centaines d'icônes rayonnantes. Lorsqu'il voulut en sortir, la porte était devenue si étroite qu'il fallut se concentrer plusieurs heures avant de rapetisser suffisamment. Quand il se retrouva enfin dehors, la nuit était tombée, des bouquets de sapins avaient envahi le paysage. Un petit vent glacé rendait la neige crissante. Le long du couloir d'arrivée le ciel bleu profond était constellé de hiéroglyphes reproduisant les poèmes de Toutankhamon. Quand il ouvrit la porte de la chambre d'hôtel ; il vit la mère assise sur les genoux du père, immobile, coulés tous deux dans le même bronze.
Au matin, on entra dans la chambre de Lebrac. Il pleuvait. On lui dit que maintenant il était grand, qu'il allait partir pour la ville. Et les murs de la caserne s'effondrèrent comme des pâtés de sable.


LEBRAC A L'ECOLE BUISSONNIERE



Lorsque Lebrac eut dix ans, il descendit de sa colline. On avait mis en scène des adieux déchirants avec la maisonnée. Lebrac traversa le fleuve, puis la forêt. Son hostilité se mit à grandir. Ce n'était pas la direction. Ordinairement un tunnel menait à la ville. Elle le rassura : ils allaient vers une autre ville, trois cents kilomètres vers le nord. Il s'endormit. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il était au fond d'une vaste cheminée sur les parois de laquelle on avait peint les fenêtres d'un immeuble. Les huit pièces de l'appartement lui parurent d'une exiguïté ridicule, et le boyau en pente qui menait à la cuisine d'une interminable longueur. On campa là, dans la moitié gauche, où il n'y avait qu'une seule pièce, la cuisine et les couloirs. De l'autre côté, le rez-de-chaussée de la maison dans la caserne s'était transplanté sans changement majeur, sinon la chambre adossée au cagibi qui figurait la salle de bains. Lebrac demanda où était le parc. Elle répondit qu'il n'y en avait pas mais qu'il pourrait aller jouer au jardin. Lebrac demanda où était sa chambre ; alors, avec un sourire de prestidigitateur, elle tira un cordon et un rideau de lattes de fer sépara l'est de l'ouest de la pièce. Le petit carré était la chambre de Lebrac : elle ferait de l'autre la lingerie, son atelier, sa bibliothèque. Lebrac se laissa tomber sur le lit jaunasse et geignit : « mais on voit à travers ». Elle arrangea le rideau, prétendit que non, que de toute façon elle ne regarderait pas. Lebrac se lamenta devant ce rétrécissement impromptu de l'intérieur. Sa propre cellule avait éclaté, et l'amibe d'à côté déversait vers lui ses pseudopodes. D'ailleurs dans un vase sur son armoire, elle avait posé le bouquet de plumes de paon qui l'épieraient en son absence. Lebrac devina que le nouvel intérieur serait encore plus inhabitable que le précédent. Il eut tout de suite en horreur le papier vert à lauriers de velours qui tapissait le bureau à l'autre extrémité de l'appartement, et les glaces parallèles du salon désert qui ouvraient pourtant sur un univers plus conforme à ses désirs. Elle peignait, collait, clouait, sciait, débouchait, éclairait. Lebrac comprit qu'il fallait profiter de sa distraction pour lui échapper. Il sortit de la cheminée malséante, un livre magique à la main, et traversa avec précaution la rue, large comme une nationale, puis la place, aussi vaste que le village, et franchit les grilles du jardin.
A l'intérieur du jardin se déploie un monde de comptine, des enfants en costume marin poussent des bateaux au milieu des carpes, et des kiosques viennois servent des glaces. Des ânes, tirant des voitures découvertes, sillonnent le pays de cocagne. Ils s'arrêtent aux manèges, devant le cirque, près du théâtre de marionnettes. Dans les décors de carton-pâte, avec les personnages de bois, Lebrac jette un œil sur le nouveau monde, la ruse, l'adultère, le ridicule du gendarme. Il ne comprend pas l'agitation à l'extérieur. Vers six heures quand ferment les baraques, et que les passants fuient en courant dans des directions opposées, il goûte le calme retrouvé et profite de sa délivrance. Tous les jours il retourne au théâtre d'enfants. Dans son sac il a caché un magnétophone pour enregistrer la pièce. Il s'aperçoit plus tard qu'il a effacé sur la cassette le seul souvenir vivant de son enfance, la voix de C. dont il ne reste que deux mots distordus et un rire grave. Son grimoire à la main, il attend sur un banc que la chaleur tombe, le ciel s'irise d'un joli crépuscule. Lebrac s'assied au bord du bassin et trempe son mouchoir dans l'eau sale, se le passe sur le visage. Elle arrive au pas de course. Lebrac la reconnaît, elle, la furie, sur l'escalier au soleil couchant. Elle dit qu'il est fou, que l'eau est pleine de microbes, qu'il ne faut pas traîner là tard. Lebrac demande pourquoi. Elle dit qu'il y a des messieurs. Lebrac ne saisit pas, mais il se promet de creuser le mystère.

En septembre, un homme débarque avec les meubles. Il a une certaine ressemblance avec le Commandeur, mais Lebrac n'est pas sûr que ce soit lui. D'abord, il est plus vieux, il n'a pas d'uniforme, et puis Lebrac se souvient mal du visage de cauchemar du Commandeur. Bien sûr il y a la voix, plus attentive, plus hypocrite aussi. Il s'installe dans le bureau aux lauriers. Le cadeau qu'il a apporté pour Lebrac est un lit ancien tapissé lui aussi de lauriers, qui se disloquera régulièrement par la suite. L'homme seul habitera les quatre pièces de droite et Lerac devra aller chercher ailleurs un territoire qu'il puisse s'approprier.
Jo cultivait la nostalgie de la caserne maintenant qu'il était sûr de ne plus y retourner. Comme il devenait mélancolique, on le mit à l'école. Lebrac débarqua en culottes courtes et en blouse bleue dans la cour du collège, portant un gros cartable plein de cahiers vierges, de stylos et de gommes. Aussitôt un frémissement parcourut la foule, et des dizaines d'yeux de paons écarquillés par le rire se fixèrent sur lui. Les groupes s'esclaffaient devant sa tenue ; Lebrac souriait sans comprendre. Les autres paraissaient se connaître, sifflotaient les mêmes chansons de l'été ; leurs propos parurent bien futiles à Lebrac qui commença d'emblée à les mépriser, certain qu'un gouffre le séparait de cette foule de gamins remuants. On monta dans les classes et Lebrac découvrit que le temps était découpé en tranches, qu'on accréditait la croyance qu'on pouvait le rentabiliser. Il décida en conséquence de se scinder en deux personnages, l'un scolaire, l'autre domestique, afin de partager la fatigue. En retranchant des heures scolaires les heures d'hôtel de la nuit, Lebrac s'aperçut que certains après-midi laissaient la place à la construction d'un troisième univers. Il prit un moment pour se réunir, puis se mit en quatre. Le quatrième était plus pâle que les autres. C'était le petit Jo de la campagne. Lebrac ouvrit le réservoir de son taille-crayon et le petit génie entra dans la bouteille. Il boucha les trous avec du scotch et eut droit à une première remontrance du maître. Jo se retourna vers son voisin et le désigna lâchement du regard. Sur le chemin du retour, il jeta le taille-crayon dans la poubelle du marchand de fromages, aliment dont la seule vue suscitait chez Lebrac des convulsions d'horreur.
L'ordinaire de l'hôtel n'amusait pas Lebrac. Il y dormait, il y faisait ses devoirs, mais toute sa vie s'était retirée dans le secret. Avant même d'avoir quelque chose à y cacher, Lebrac avait fait dans sa chambre l'inventaire des rares planques possibles et conçu le savant réseau de clefs inter-dépendantes, comme celles du coffre-fort dans le bureau de l'Empereur. Celui-ci pratiquait heureusement le travail intellectuel avec une ascèse remarquable par le détachement qu'elle impliquait de toutes les tâches matérielles, ainsi que par la solitude enfumée qu'elle requerrait. Les cérémonies sacrificielles occupaient la place des repas. Le Pacha écoutait silencieusement le récit des journées de ses sujets. Puis, à cause du ton d'une question, d'une faute de grammaire, d'une maladresse, le ressort de sa colère foudroyante se débloquait. Lebrac finissait par s'entraîner à n'avoir plus faim pour les repas du soir, ou bien il choisissait de fournir le prétexte opportun afin que cela passe avant le dessert. Le général partait régulièrement en mission, mais au bout de quelques jours, au lieu de profiter de la liberté, elle se mettait à pleurer, elle disait des bêtises, qu'elle allait commencer à boire ou à fumer, qu'il ne voulait plus d'elle, et elle le traitait de tous les noms. Lebrac ne voulait pas l'entendre et il la laissait se lamenter dans sa chambre. Les cris redoublaient. Lebrac se demanda avec curiosité si elle allait recommencer à mourir.
Devant la platitude du monde à l'intérieur de l'hôtel, Lebrac fit des efforts de sociabilité. D'ailleurs rien ne l'effarouchait, il regardait à vol d'oiseau le paysage se dérouler sous ses pas et tout était possible. Dans l'espace du collège, Lebrac essayait de recoller des morceaux des univers intermédiaires issus de son enfance. Devant ses auditeurs il déroulait les contes de ses empires et états. Les paliers de l'escalier central menaient aux contrées dans les nuages, sur la planète ovale qu'éclairaient deux soleils. Il formait autour de lui le cercle des conseillers et ministres qui n'avaient d'autre fonction que figurer sa cour, mais se révoltaient vite contre son pouvoir envahissant. Il concevait des parodies de religion, fabriquait avec le feu, l'obscurité et la chimie des cérémonies d'initiations étranges. Ses camarades se moquaient de lui, de sa taille, de sa rondeur, l'appelaient Lebraquemard, et Jo pensait, si seulement, si seulement… disaient qu’avec un nom pareil, il finirait dingue, qu'il était déjà décalqué. Lebrac s'accrochait à sa folie comme au dernier paravent qui pouvait occulter la réalité. Devant lui, il ne voyait pas l'escalier, les soupiraux et les barres, mais la mer, les barques et les maisons en carton du premier plan. Un semblant de Jo n°2 s'était accroché à ses basques et ils construisaient des romans de cape et d'épées compliqués d'interminables duels et de fausses cascades. Lebrac essayait de greffer sur la trame quelques scènes d'une cruauté bien crue où il fallait feindre la douleur et la délectation, mais le n°2 était très mauvais à ce jeu et se mit rapidement à apprendre les échecs, après quoi on ne l'arracha plus à sa boite de plastique. Jo lui-même se laissait de ses inventions surannées auxquelles il ne parvenait plus à croire. Il dériva un moment vers la mythologie grecque mais il n'avait pas de succès avec les nymphes et les sirènes ; on lui racontait encore la même histoire, que Saturne dévorait ses enfants. Le châtiment de Prométhée l'arrêta un instant à cause des images du livre. Il songea qu'il remplissait le tonneau, roulait la pierre vouée à la chute, et Lebrac s'attrista sur les vieux mythes, qui, brique après brique, reconstruisaient un coin du mur de la prison. Pourtant, comme le jour où il avait pénétré à l'intérieur de la cabine du marionnettiste, il pressentait que le monde devait avoir un envers, et qu'un personnage sautillant en lui demandait à émigrer vers un nouveau système.
Le hasard lui vint en aide. Un soir qu'il rentrait de chez un camarade par le train, intrigué par le nombre des sentinelles devant la porte, plus que poussé par l'envie, il entra dans les toilettes de la gare. En franchissant la porte il eut la même hésitation qu'autrefois. A gauche, un sens interdit en métal barrait l'accès au reposoir des dames. Tout de suite l'odeur acre de l'urine chaude lui monta à la gorge. Les carreaux jaunes et noirs suintaient dans des clapotis irréguliers et une rangée d'hommes aux yeux mobiles attendaient patiemment le déluge en s'agglutinant comme des mouches sur leurs urinoirs vides. Lebrac devina tout de suite l'intérêt du jeu, et l'avantage que pouvait lui offrir sa petite taille. Il se trouva gêné de ne plus avoir envie de pisser. Un homme le suivait lorsqu'il sortit. Lebrac le laissa passer devant et lui emboîta le pas. Un peu plus loin, il y avait un square. C'était l'hiver, il faisait nuit. Ils enjambèrent la grille basse. Dans le premier l'homme s'agenouilla et défit le pantalon de Lebrac. Il paraissait extrêmement pressé et inquiet. Lebrac se recula lorsqu'il voulut approcher sa bouche. Soudain l'homme poussa un râle incongru, se cassa en deux, puis il s'enfuit comme un voleur. Lebrac pissa longuement sur l'arbre et se rhabilla. En levant la tête, il s'aperçut qu'une fenêtre était ouverte au dernier étage de l'immeuble d'en face. Dans l'embrasure, trois marins en uniforme se désignaient un point dans le lointain, car le square longeait l'Arsenal. Jo haussa les épaules et sortit de la pénombre. Il ne se retourna pas, mais il entendit distinctement des éclats de rire qui lui firent presser le pas. Devant la porte de l'hôtel, il s'efforça de mettre en sommeil le Jo nouveau qui venait de naître et le rangea dans le tiroir secret du secrétaire, toujours plus à l'intérieur de l'intérieur. Ce soir-là, il rêva que C. était trapéziste dans un cirque. Il exécutait des sauts de virtuose au-dessus de la tête de Lebrac et souriait de toutes ses dents. Au réveil, Jo chercha vainement à reconstituer le visage de C. qu'il avait vu si net dans le rêve et dut se rendre à l'évidence qu'il en avait définitivement oublié les traits.
Il avait neigé pendant la nuit. En remontant la rue du collège, il aperçut sur le trottoir d'en face une tache bleue sur la chaussée blanche. Il s'approcha de la vitrine du marchand de timbres. Le garçon dans l'ensemble de jean était blond, un petit nez en trompette surgissait de ses taches de rousseur et ses yeux avaient la même couleur délavée que sa veste. Lebrac trouva qu'il émanait de sa silhouette épaisse et rablée un sentiment de force et de sécurité ; dans l'insolence rêveuse de la moue et le regard égaré, il reconnut les signes d'une présence magique. Des boules de neige volaient, et Lebrac était trop perdu dans la contemplation pour s'être mis à couvert. Quand la première s'écrasa sur son ridicule bonnet rouge, il entendit un rire gouailleur s'envoler des lèvres du garçon bleu. Il le regarda à travers les cristaux qui fondaient. Son visage rougissait sous la morsure de la neige. La grand-porte du collège s'ouvrit. L'image ne quitta pas Lebrac de toute la journée. Le bâtiment deint immédiatement l'aquarium où se promenait le poisson bleu. Lebrac multiplia les postes d'observation, tout en prenant garde de ne pas être vu. Il tenta de s'expliquer le sens mystérieux et caché de ce qu'il appelait leur rencontre. Il lui parut inévitable de s'avouer qu'il l'aimait, mais il ajouta… comme un frère et se prit à rêver sur les complexités d'une généalogie délirante. Transi de peur dans le délice de la transgression, il fouilla le sac du poisson bleu, trouva son nom, son adresse. Plusieurs soirs il guetta sa sortie et le suivit à distance dans la rue. Il trouva le numéro de téléphone qui correspondait à l'adresse, mais personne ne répondait jamais. Dans une salle de permanence, Lebrac réussit même à entrer en contact avec une petite fille aussi brune que le garçon bleu était blond, qui prétendait être sa cousine. Il jugea pendant un temps prudent d'entretenir avec elle des rapports de séduction, au cas où. Elle s'appelait Anissa et le prénom contenait des maisons blanches, les bergers et le son des syrinx qui s'élevait si bien lorsqu'il apparaissait, lumineux, joufflu et indifférent dans le couloir sombre. Lebrac pensa à tout, sauf à essayer de lui parler. Car l'idée-même du contact était exclue, à cause de la substance spirituelle de l'ange bleu, dont le corps était transparent sans doute. Quand une voix d'adolescent fit enfin « allo » il raccrocha dans la panique. Jo ne s'étonna pas lorsqu'il se dématérialisa comme il était apparu quelques jours après et qu'Anissa lui annonça qu'il était retourné dans son pays. Avec lui s'éteignait son dernier frère hypothétique. Da disparition l'arrangea plutôt car l'image avait plus de corps que la réalité et sa perfection n'était plus démenti par son incarnation précaire. Plutôt qu'un retour vers une contrée matérielle, il avait certainement été enlevé par un quadrige d'atlantes sur un chariot formé de nuées ardentes.

Le jeudi à trois heures, Lebrac changeait de peau et la bête sortait les griffes. Il faisait la tournée des toilettes de la gare, des grands magasins, les emmenait dans le parking sous le square, attentif aux rondes des gardiens de jour et au souffle des chiens. Fussent-ils beaux, les corps qui se roulaient dans la boue, qu'il humiliait dans le plaisir et méprisait ensuite, ne pouvaient avoir quelque chose en commun avec le garçon bleu, moins encore avec son image. Jo avait l'impression de leur emprunter un peu de leur puissance, et comme à table, il n'était jamais rassasié. Jo avait résolu une partie de l'énigme. Deux à trois fois certains jours, ses pas le ramenaient vers les terrasses du jardin qui n'avait cessé d'être le pays des merveilles. Il suffisait de tendre la main. Lebrac visitait avec eux des fragments de réalités insoupçonnées, des instantanés de vies qui ne l'intéressaient pas, mais sa fascination grandissait lorsqu'il mesurait l'infini variété de leurs différences. Le soir, en salissant des mouchoirs qu'elle lavait, il se repassait le film de leurs portraits. Une nuit où il était par extraordinaire seul à l'hôtel, Lebrac décida de mettre un peu de piquant dans ses aventure et d'ouvrir les portes par lesquelles communiquaient les vies séparées. En se remémorant la position des objets, car le général était capable de disposer un cheveu pour s'assurer que rien n'avait été déplacé en son absence, il se saisit des clés du coffre. Il exécuta la manœuvre sans faute et la serrure à secret s'ouvrit. Sous des piles de papiers, le pistolet et les menottes reposaient sur des livres liés par un ruban rose. Lorsqu'il ouvrit le premier, Lebrac n'en crut pas ses yeux. La description détaillée de l'acte sexuel le dégoûta, le vocabulaire le choqua un peu. L'excitation trouble qui en résulta l'engagea à pousser plus loin l'inconscience. Lebrac sortit et alla cueillir au jardin un homme dont le pantalon vert faisait une bosse démesurée. Il le coucha sur le lit empire et mit un concerto de Mozart. Il le dévora avec une frénésie inhabituelle. Avant de s'en aller, le visiteur s'essuya la main et la queue dans la serviette leur serviette. Quand elle rentra elle lui reprocha d'avoir éclaboussé la salle de bains et Jo tenta de dissimuler sa peur et son fou-rire.
Vers cette époque, elle avait trouvé dans le dessin un moyen commode de protester contre l'ordre de l'intérieur. Ses toiles représentaient des statues, des vanités, et des corps trop nets dans la lumière électrique, des femmes toujours. Certaines venaient poser l'après-midi, et l'on priait Lebrac de se replier à la cuisine, preuve qu'on voyait bien au travers du rideau de sa chambre si l'on voulait y voir. De l'autre côté du rideau de fer, elle continuait imperturbablement à parler toute seule, elle engueulait la robe qui ne voulait pas se piquer droit, menaçait le réveil qui retardait, usait tantôt de la douceur mielleuse et de l'imprécation pour faire revenir ses lunettes ou ses clés, tandis que Lebrac avait trouvé un excellent palliatif à son propre silence dans le défilement en boucle des dix-neuf disques de la Tétralogie. La musique remplaçait fort bien l'expression de ses émotions. Elle l'obligeait parfois encore à écouter ses histoires, celle entre autre du jeune homme qui accompagnait sa mère -une amie, mais elle n'en avait pas- chez un grand tailleur, et après qu'elle avait payé, l'embrassait devant la vendeuse en lui disant : « Merci chérie ». Cela non plus Jo ne voulait pas l'entendre.
L'été elle allait se faire bronzer sur la piscine de bois qui flottait en amont sur la rivière et Lebrac l'accompagnait. Pendant qu'elle prenait le soleil, les seins nus sur le pont supérieur, Jo découvrait un nouveau terrain de chasse où il croisait parfois les habitués du jardin. Jo s'exerçait alors avec une habileté de transformiste, à changer de personnage à chaque apparition de la longue chevelure rousse. Plusieurs fois il faillit se faire surprendre. Elle le croisa un jour au sortir d'une cabine de douche et lui fit remarquer qu'il avait de la morve sur le ventre. Lebrac s'étrangla, et, rouge jusqu'aux cheveux, plongea dans le bassin pour se débarrasser de la tache de sperme. Des dizaines de paires d'yeux s'étaient tournés vers elle. Elle souriait. Quand il sortit de l'eau, Lebrac n'était plus tout à fait le même. Il sentit ce que cette journée avait d'inéluctable. En rentrant, il traversa le jardin et rencontra l'amour.
L'amour avait assez piètre figure. Lebrac vit d'abord ses chaussures à bout rond et le lacet défait, puis la cassure du pantalon trop long sur la cheville et le tibia qui lui donnait un air de gosse mal habillé. De jolis yeux verts du même ton que ceux de Lebrac pétillaient au-dessus de sa moustache blonde. D. avait vingt-quatre ans. Lebrac en avouait dix de moins. D. prit la main de Lebrac, cracha son chewing-gum et l'embrassa. Lebrac trouva l'odeur de menthe désagréable et D. lui dit qu'il embrassait bien. C'était son premier baiser. Jo expliqua qu'il n'avait pas le temps, qu'il devait rentrer à l'hôtel. D. lui donna rendez-vous après dîner. Sur le parking il lui désigna sa voiture. D. avait une voiture de play-boy mais Lebrac n'en avait jamais vue. Elle était rouge et Lebrac trouva logique que l'amour ait une voiture rouge puisque la mort avait un autobus noir. Lebrac dévora en quatrième vitesse. A l'heure dite il se dirigea vers le parking. Il était en avance. Il avait emporté Le petit Chose de Daudet, et, en lisant l'épisode de la blouse bleue, le même dans le livre vieux d'un siècle, comprenait qu'elle lui avait volontairement infligé ce ridicule. Il faisait chaud. Sur le calendrier Lebrac avait lu que c'était le plus long jour de l'année. A neuf heures, la rutilante carrosserie rouge, tous feux dehors, alors que le soleil était encore radieux, atterrit dans un murmure, et Lebrac s'allongea sur le tapis volant. D. demanda à Jo si il était amoureux de lui. Jo ne savait pas. D. répondit qu'il était amoureux de tous les garçons qu'il rencontrait et dressa la liste de ceux de l'après-midi. Il raconta qu'il était prof de gym, loin dans l'Ouest. L'été il sévissait dans les colonies de vacances où il apprenait aux jeunes gens à marcher droit selon ses propres méthodes. D. conduisait d'une main, passait les vitesses avec la main gauche de Jo, s'aventurait sur ses cuisses. Quand la voiture s'arrêta, le jour commençait à peine à décroître. D. entraîna Lebrac dans le chemin jonché de soutien-gorges, de kleenex et de petites culottes qui longeait le champ de tir par la gauche et ils s'enfoncèrent dans la forêt. D. s'allongea sur les cailloux et les épines de pin et Jo sur lui. Fasciné par la taille de l'engin et le fonctionnement de la machine, il s'en donna à corps-joie. Après l'amour D. trouva toutes sortes de mots gentils et doux, dont des noms à elle, ma puce, mon lapin, et Jo se laissa bercer dans ses bras. Au retour, ils firent la course contre le crépuscule et Lebrac souhaita que l'abîme s'ouvrît pour les engloutir avant qu'ils eussent rejoint les lumières de la ville. D. se laissa encore arracher quelques baisers et le rêve de Lebrac tourna le coin de la rue. Le lendemain, il retrouva D. au jardin, qui prétendit ne pas avoir le temps mais présenta un ami qui souhaitait faire sa connaissance. Lebrac pensa que ce devait être un autre moyen de satisfaire D. et emmena l'homme dans les sous-sols du parking. Il était moins âgé que le général mais paraissait plus fatigué. Sa satisfaction fut rapide et triste. Jo le chargea de remettre à D. son adresse. Et ce fut tout.
Pendant les mois qui suivirent, Lebrac déversa des kilomètres de musique sur le piano et sur le papier. Ce furent des Variations sur le Crépuscule, des Idylles dans la forêt, des Voyages sur le tapis rouge à l'orientalisme désuet et naïf. Lebrac avait découpé en esprit une image de D. qu'il ensemençait de sa musique, de ses lectures, des coïncidences de la vie. Il lui écrivait, il s'écrivait des réponses. Il lui semblait que les murs de l'hôtel allaient éclater sous la pression du secret, car deux de ses existences s'étaient fondues en une lorsqu'il était tombé amoureux de l'amour. Au collège, il rapporta des bribes de l'histoire. Les autres disaient qu'il débloquait et refusaient de le croire, mais derrière la boulangerie à cinq heures, ils demandaient des détails et Lebrac expliquait doctement en suçant des bonbons le mode d'emploi du plaisir partagé. Il tenait même un cours à l'intention des demoiselles depuis qu'il avait une connaissance livresque du sujet. Pendant des semaines, Lebrac fut d'une fidélité exemplaire à son idée fixe. Il se moqua de la prudence, laissa traîner des photos découpées dans les magazines et de fausses lettres que personne ne vit. Un soir du quatrième mois, elle trouva une enveloppe ouverte sous la porte au nom de Joseph et c'est elle qui la lui apporta. D. disait : « Je suis au même endroit que la dernière fois. Amitiés. » Le dernier mot commençait par un gros a pansu comme une minuscule hypertrophiée. Jo regarda le calendrier. C'était la nuit des marées d'équinoxe. Les trompettes et les tambours du Choral de l'Amour parfait résonnèrent à ses oreilles, et il se précipita vers la flaque rouge dans la nuit huileuse du parking. Dans la voiture, Lebrac dit à D. qu'il l'avait attendu avec patience, dans la certitude de son retour. D. se méfia tout de suite et dit : « Mais moi, j'habite loin ». Jo prit cela pour un aveu. Seule la distance rendait impossible le partage quotidien des joies et des peines. Lebrac dit qu'il voulait faire l'amour. D. l'embrassa. Il passait juste la nuit dans la ville. Il était tard. Il devait voir ses parents. Lebrac exigea une date. D. promit qu'ils se verraient à son prochain voyage.
Six mois s'écoulèrent durant lesquels Lebrac usa des torrents d'encre dans le vide. Il fut moins fidèle mais tout aussi sentimental. De temps en temps il alla voir le Bon Dieu et mit quelques cierges. Le Bon Dieu n'en avait cure ; cependant, une matinée de mai, Lebrac croisa D. dans les allées du jardin et D. ne put se dérober. Il demanda à Jo où il voulait aller et Jo choisit la forêt. Les champs étaient fleuris, les arbres balançaient leurs cimes alourdies dans un vent frais de demi-saison. Ils s'égarèrent sur un chemin boueux qui surplombait la rivière et menait à une bâtisse inachevée recouverte par les hautes herbes et les joncs. Quand le pantalon de D. tomba sur ses chevilles, Lebrac remarqua ses tibias arqués, la rondeur de ses mollets et tomba à genoux sur la terre humide. Il demanda à D. pourquoi il ne voulait pas le prendre. D. répondit qu'il n'y avait qu'à demander. Un rectangle de lumière tombait du toit sur les chaussures de Jo, éclairant les gravas et les tronçons de poutrelles d'acier. Lebrac cria. Il saignait. Il murmura à D. qu'il l'aimait.
Comme D. n'avait pas relevé, il le lui répéta sur le chemin du retour. D. se mit à rire : « C'est impossible, on n'aime pas les garçons, mon p'tit gars ! On les baise. » Lebrac commença à chialer. D. voulut être plus clair. Il mentit et raconta que lui-même allait bientôt se marier, qu'il était amoureux d'une demoiselle de l'Ouest. Bien loin de l'arrêter, le mensonge enflamma Lebrac, qui pensa que les choses s'éclairaient et sentit son amour grandir à proportion des obstacles dont on essayait de l'entraver. Alors, en désespoir de cause, D. ajouta que de toute façon il partait faire le prof de gym au Canada. Sur le quai de la gare, en attendant le train qui devait le ramener en ville, Lebrac supplia D. d'accepter en cadeau d'adieu la montre qu'il portait. D. lui montra qu'il en avait déjà une. Mais avant qu'il ait eu le temps de la lui rendre, Lebrac sauta dans le train et lui cria : « Jette-là dans la rivière ».
Lebrac entretint la flamme quelques mois supplémentaires. Il écrivit un requiem, ce qui eut au moins la vertu de lui apprendre quelques mots de latin, car il pressentait qu'il ne connaîtrait plus d'amour si déchirant et si parfait. Chaque soir, pour s'éduquer l'esprit et s'accoutumer au chaos, il écoutait avec un surcroît d'application de la musique sérielle, pendant que de l'autre côté du rideau de fer, imitant le violon du Concerto à la Mémoire d'un Ange, elle miaulait à qui mieux-mieux pour qu'il change enfin de disque.
L'été suivant, Lebrac reçut une carte postale de Montréal « Salut du bout du monde. Amitiés » avec le gros a familier qui en était la signature. Lebrac rangea l'image de D. dans la galerie des portraits, mit un crêpe au coin du tableau. Ce soir-là, il décida de se laisser pousser la moustache.













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