Trains
A
Helsingfors, la caissière du restaurant ambulant refusait les
roubles péniblement obtenus avant de quitter la Suède, au
débarcadère du ferry : « je ne veux plus appartenir
à la Russie, je veux appartenir à une république libre. Sans marks
finlandais on ne mange pas ! »
officiers
et des soldats en armes gardaient les issues pour que personne ne
tente de descendre. Ils avaient confisqué tout ce qu’ils
trouvaient comme produits de toilette et médicaments, et fait se
déshabiller quelques femmes dans un compartiment isolé, pour
observer le règlement.
Dans
ce qu’il restait des trente opposants venus de Suisse en voiture
diplomatique, la plupart s’étaient égayés dans les wagons, se
mêlant aux dames encore chic et aux officiers à moustaches cirées
qui lorgnaient avec suspicion ces pauvres en guenilles.]
V2
16
avril 1917, Minuit
Le
train était entré à Petrograd par la gare de Finlande.
C’était
un train régulier, il y en avait encore, un attelage de voitures de
troisième classe au brinquebalement familier. Partout les quais
étaient chargés de groupes de soldats, dans des uniformes plus ou
moins exotiques, auxquels il manquait les boutons dorés des
vareuses. Des soldats qui crachaient vers le train à chaque fois
qu’une tête à casquette se montrait aux ouvertures. Ils
regardaient l’air effarés ceux qui, du train, agitaient leurs
chapeaux, criant « longue vie à la révolution ».
Dans
ce qu’il restait des trente opposants venus de Suisse en voiture
diplomatique, -car Platten, l’organisateur du voyage, n’avait pas
été autorisé à franchir la frontière, ni Radek qu’on avait
descendu du train à Stockholm après un meeting improvisé dans une
salle d’attente, la plupart s’étaient égayés dans les wagons.
L’enfant qui s’était pris d’une passion subite pour Sokolnikov
durant les premiers jours du voyage s’éveillait dans les bras d’un
soldat russe dont il tenait le coup embrassé, partageant avec lui
une ration de crème aigre.
Lorsque
Nadedzha et Illich avaient changé de voiture pour s’installer dans
un wagon vide, un lieutenant au teint pâle, après leur avoir tourné
autour avec agressivité, s’en était pris aux immigrés. A mesure
que le ton de la conversation montait, les soldats un à un s’étaient
massés, se hissant sur les bancs de bois, pour voir qui parlait
ainsi de la guerre prédatrice, à laquelle il fallait mettre fin.
C’était
bien là-dessus qu’avait compté Ludendorff et Romberg en leur
ouvrant la voix pour traverser l’Allemagne en wagon plombé, dans
un train tractant une unique voiture, avec au bout du convoi,
derrière un trait de craie, deux officiers allemands pour toute
escorte. On n’avait même pas examiné leurs bagages ni leur
passeports quand ils étaient monté à bord à Gottmadingen. Les
allemands avaient bien fait les choses ; pour montrer que malgré
la guerre ils ne manquaient de rien, ils avaient mis deux cuisiniers
à disposition qui servaient des repas pléthoriques. Dehors, par les
fenêtres, ils n’avaient vu que des femmes aux champs, des enfants,
des adolescents, pas un seul homme ; tous les hommes valides
étaient au front. Juste avant de traverser Berlin, le train s’était
arrêté le long d’une voie de garage, et un groupe d’espions
étaient montés occuper un des compartiments vers l’arrière. Seul
l’enfant s’était plaint, leur criant en français : « Mais
qu’est-ce qu’il fait le conducteur ? » et Illich
avait monté le ton, disant : « Je préférerais
que vous ne fumiez pas, ça me dérange quand je travaille ».
Ils n’avaient plus entendu parler d’eux jusqu’à Sassnitz où
ils avaient pris le ferry pour Trelleborg.
A
Beloostrov, dernière gare avant la frontière, des camarades les
avaient rejoints, les arrachant à la compagnie des soldats, avec une
délégation d’ouvrières. On demandait à Nadezhdja un discours,
mais elle restait hébétée dans l’anticipation de l’imminence
du retour, incapable de prononcer un mot.
Un
peu avant minuit, le 3 avril, ancien calendrier, le train pénétra
dans la gare de Petrograd.
Malgré
l’heure –il n’y avait plus de jour, il n’y avait plus de
nuit-, la foule sur le quai montait comme une mer, agitant des
bannières rouge. Une fanfare jouait la Marseillaise. Les compagnons
de lutte pleuraient en bousculant la délégation des marins de
Kronstadt. Précédant les députés du soviet des soldats et des
travailleurs de Pétrograd un capitaine se hissa sur la plateforme,
se figea au garde-à-vous et salua Illich qui, pris au dépourvu,
salua à son tour. Le long du chemin jusqu’à la maison
Kschessinska,que les bolcheviques avaient pris à la danseuse étoile
du Mariinsky, la maîtresse du Tsar, les soldats de la forteresse
Saint-Pierre et Saint-Paul formaient un cortège ininterrompu de
porteurs de flambeaux, illuminant d’un halo tremblant les chromes
de la voiture blindée.
Ce
reflet, c’était la lumière des thèses rédigées dans le train
du retour que l’exilé répéta devant les révolutionnaires, tous
ceux qui au seins de sa propre minorité les désignèrent comme les
« délires d’un fou » : déchéance du
gouvernement provisoire vendu à l’impérialisme et au capital,
paix sans condition ni annexion, collectivisation des terres,
nationalisation des banques, suppression de la police, de l’armée,
de la bourgeoisie incapable de réunir une assemblée constituante,
tout le pouvoir aux soviets, la révolution permanente destinée à
s’étendre au monde.
Il
n’avait tort que sur le dernier point.
Petrograd
résonnait du bruit de toutes les discussions politiques :
c’était ce bourdonnement ininterrompu que Nadezhja entendait par
la fenêtre ouverte sur le jardin, vers trois heures du matin, dans
les nuits blanches, quand l’obscurité ne vient pas.
Vinrent
les émeutes de juin, les cadets légitimistes et les cosaques
tirèrent à nouveau sur la foule.
On
arrêta les agitateurs. Illych, déguisé en pompier, rasé de près
et portant perruque, muni d’un faux passeport d’ouvrier, reprit
le train pour la Finlande.
Les
trains, il en circulait en tous sens : en se rapprochant de
Vyborg, vers septembre, il entendit les soldats discuter ouvertement
de l’insurrection armée, et raconter comment ils avaient jeté à
l’eau leurs officiers qui voulaient les faire marcher contre les
ouvriers, forts de la décision du gouvernement de rétablir la peine
de mort pour les déserteurs et les mutins.
Puis
arriva Octobre.
Cosmic
train
Ne
fut-il que l’homme d’un rêve ?
A
neuf ans la scarlatine le laissa presque sourd : c’est pour ça
qu’il rêva de communication. C’est parce qu’il n’entendait
plus qu’il s’interrogea sur l’origine du chant et la musique
des sphères.
Comme
il n’entendait plus la rumeur du monde on le retira de l’école.
De toute façon, il n’était déjà pas comme les autres, son père
était polonais, ils vivaient dans la forêt comme des ours, ils ne
savaient pas s’arrêter de faire des enfants jusqu’à ce qu’au
dix-neuvième la mère meure en couche. Comme il n’avait plus rien
à apprendre, Konstantin commença à lire méthodiquement tous les
livres de la bibliothèque paternelle, et le premier sur lequel il
tomba décida de son destin. C’était une traduction de Jules
Verne : De la Terre à la Lune. Dans l’appentis de la maison
de bois il construisait des instruments pour séparer les gaz et
regarder les étoiles.
Comme
tout ce qui l’intéressait ne servait à rien qu’à ajouter au
désordre, son père décida de l’envoyer à Moscou vivre de pain
noir en étudiant les mathématiques. Il se construisit un cornet
acoustique pour écouter la voix des professeurs, sa seule invention
qui ait jamais fonctionné dirait-il plus tard. Pour ne pas mourir de
froid il commença à hanter la seule bibliothèque ouverte de la
ville, celle que le comte Rumyantsev avait offerte avec ses
collections d’art à la ville et au peuple. Il y avait là un
libraire du nom de Nikolai Fyodorv, un drôle de libraire, qui ne
croyait pas à la propriété des idées et des livres, qui écrivait
des articles, mais refusa toute sa vie de les laisser publier, un
drôle de chrétien, orthodoxe mais pas trop, qui croyait à
l’immortalité physique et à la résurrection des morts par des
moyens scientifiques. « Tout le monde doit avoir accès au
savoir, et tout doit devenir sujet de connaissance et d’action »
enseignait-il à qui voulait l’entendre, à voix basse, car on chuchote dans les bibliothèques. Fyodorv était un optimiste, il
pensait que la mortalité était l’unique cause du mal, du
nihilimse, et du caractère destructif de l’homme ; contrôler
le climat, les catastrophes naturelles, lutter contre les maladies,
coloniser les océans, s’approprier l’énergie du soleil et
explorer l’espace en viendrait à bout. C’est lui qui souffla à
Konstantin sa devise : « la Terre est le berceau de
l’humanité, mais personne ne reste toute sa vie dans son
berceau ». Il avait dix-sept ans quand, profitant du temps
libre que lui laissait le petit emploi de commis de librairie déniché
par son mentor, il esquissa le plan de son premier vaisseau spatial.
Mais
Konstantin ne resta pas longtemps dans la capitale, car dès que son
père apprit que le peu d’argent qu’il lui allouait finissait en
acide sulfurique et en mercure, il l’enjoignit de faire servir le
peu qu’il avait appris à trouver un métier honnête : c’est
comme ça qu’il devint instituteur à Borovsk, se maria à la fille
d’un pasteur local à qui il ne ferait que sept enfants afin
qu’elle ne subisse pas le même sort que sa mère. Ses expériences
se heurtèrent à l’incompréhension générale, et il s’en
fallait de peu que les enfants qu’il enseignait lui jetassent des
pierres : l’hiver, on le voyait se promener sur le lac gelé
dans un fauteuil roulant propulsé par des voiles, l’été il
allumait des incendies dans les bois voisins pour remplir d’air
chaud des montgolfières qui lui échappaient et faisait pleuvoir des
cendres sur les fermes alentour, s’écrasant invariablement sur les
toits des artisans du bourg. Il dressait des plans de centrifugeuses,
de tunnels de soufflerie pour tester l’aérodynamisme de
l’aéroplane à aile unique qu’il avait conçu trente ans avant
les frères Wright, de dirigeables plus avancés que ceux de Zeppelin
vingt ans avant Zeppelin, mais qu’il ne construisit jamais, car les
commissions scientifiques sérieuses lui refusèrent toujours les
crédits nécessaires, tout en l’élisant à l’académie des
sciences pour le récompenser de ses articles visionnaires et le
décourager de tenter de publier les romans de science fiction qu’il
continuait à écrire en secret. Pour éviter qu’il mette ses
inventions en pratique on lui accorda enfin une promotion qui le
ramena à Kaluga, d’où il était parti trente ans plus tôt, pour
enseigner les mathématiques. Il s’installa dans le chalet qu’il
ne quitterait plus pendant les quarante années suivantes, qu’en
deux ou trois occasions plus ou moins heureuses, continuant à
affirmer qu’il n’existait pas de science sans projet
philosophique… et vice-versa, et à démontrer que le rêve était
le moteur de l’action.
Maroussia
Elle
arpente le quai de la gare de Leningrad, dans la même petite robe
noire qu’elle porte depuis ses 18 ans, chaussée de baskets
blanches qui ne la quitte ni l’hiver, ni l’été. Ceux qui la
connaissent ont tendance à s’éloigner au plus vite, ceux qui la
reconnaissent s’approchent au contraire pour lui arracher un mot
mystérieux qui prenne valeur de prophétie. Elle se jette sur Mitia,
essoufflée, l’air inquiet, et sans dire bonjour demande « où
allez-vous » .Il répond qu’il va à Moscou. Elle dit,
« parfait » qu’elle a un concert prévu là-bas, et
qu’elle ne peut absolument pas y aller, mais il acceptera peut-être
de le donner à sa place.
Mais
je ne suis plus pianiste Maria, ma main gauche est faible, on va me
huer, et puis je ne connais rien de votre programme. Elle déroule
très vite ce programme, mais ce n’est pas grave, il n’a qu’à
jouer ce qu’il veut, le tout c’est qu’elle ne peut pas y aller.
Non, il dit que c’est impossible, qu’elle arrête de le supplier,
que le train est déjà à quai, qu’il va le rater. Et quand il
démarre, il la voit remonter à contre-sens, à la recherche d’un
autre pianiste qui surgirait impromptu et pourrait la remplacer dans
cette tâche qu’elle ne peut accomplir.
3
août 49, à Elena Gnessin
Une
fois à Moscou je n’ai pu vous écrire tout de suite, puisque les
onze jours dont je disposais entre ma sortie de clinique mon retour
à Leningrad) et mon départ pour Sortavala, se sont passés au lit
dans l’impossibilité de rédiger aucune lettre. Ici, dès mon
arrivée je suis tombée sur toutes les bénédictions dont j’avais
été si longtemps privée ; le silence, les bois, les bords de
lacs, et –honte à moi- je ne me suis même pas aperçue que dix
jours de mes vacances s’étaient envolés sans que j’y prenne
garde !.. Je vous aime et vous respecte plus que vous
n’imaginez, telle la Cordelia de Shakespeare – je vous aime sans
en dire un mot.
Je
ne voudrais pas jeter sur ce message purement lyrique l’ombre
portée de considérations mercantiles, mais le sujet que je vais
aborder n’y ressemble que de loin. Permettez que je le dise en
aussi peu de mots que possible. Par le plus grand des hasards, je me
suis trouvée durant mon voyage vers Sortavala en présence de deux
compagnons inattendus, MM Meyerovitch et Lokschin, jeunes
compositeurs et théoriciens. J’avais eu vent de leur grand savoir
et l’excellence du duo qu’ils foraient m’avait été signalée
par d’importants musiciens –mais la découverte dépassa tout ce
qu’on pouvait en attendre. Comme il est difficile de parler de deux
personnes à la fois, je vous entretiendrai d’abord de Lokschin.
Sans le moindre doute cet homme a du génie. Dans quel domaine ?
Mais, tous ! à commencer par ses compositions, que je connais
peu, mais la main qui les guide trahit ce qu’elle sont : son
esprit –et j’ai rencontré cher Elena Fabianovna quelques uns des
plus brillants esprits de ce temps ; son intelligence, sa
modestie, son potentiel artistique.
Le
laisser passer, pour nous, pour votre Institut serait rater un
événement majeur sans même l’avoir vu venir ! Tout lui
vient naturellement dans le domaine de l’art, comme à une autre
échelle à une sorte de… Mozart. Tel est la clé de son influences
profonde, aussi puissante que mystérieuse ; j’imagine fort
bien l’idolâtrie qu’il suscitait chez ses étudiants –à la
recherche de plus de poésie, car on les a nourris de trop de prose…
Que peut-il enseigner ? Ce qu’on voudra ; théorie,
harmonie, instrumentation , composition, déchiffrage,
accompagnement. Il n’a que 29 ans, et se contenterait d’un
modeste poste d’assistant pour débuter. Rien ne l’en empêche
plus, son poste au Conservatoire ayant été supprimé par souci
d’économie…Quelques informations supplémentaires ; il a
obtenu son diplôme en 1944 dans la classe de Miaskovsky qui l’a
pris comme assistant : il est juif ; il est très
sérieusement malade (il ne vit qu’avec un tout petit morceau
d’estomac) mais son attitude vis-à-vis de sa maladie est
courageuse et volontaire, ce qui devrait suffire à attirer
l’attention sur lui… S’il n’y avait qu’un poste à
pourvoir, prenez Lokschin.
S’il
s’agissait du cours d’accompagnement, je lui céderais volontiers
la moitié du temps que j’y consacre, me concentrant sur la partie
vocale, mais il saura faire quoi qu’on lui demande.
16
avril 1949, à Mikhail Gnessin, Sortavala
Avant
mon départ, j’ai reçu un magnifique bouquet de fleurs de Galina
Maverykievna. Très touchée, je l’ai emporté avec moi, et à la
correspondance du train de Moscou pour Sortavala, j’ai effectué
une petit visite de cinq minutes à Lubov Vassielvna Shaporin.
C’était la fête d’anniversaire des dix ans de sa petite-fille,
Sonetchka : alors je lui ai donné le bouquet comme je n’avais
pas prévu cet anniversaire et que le temps manquait pour acheter un
cadeau. A la gare de Finlande, j’ai immédiatement reçu ma
récompense sous la forme d’un autre bouquet. Venaient d’arriver
une heure plus tôt de Moscou Lokschin et Meyerovitch, qui
m’accompagnèrent jusqu’à Sortavala. Bunin qui devait les
accueillir à l’occasion de son mariage leur avait fait faux bond
et j’ai récupéré le bouquet de la mariée.
C’est
de ces jeunes gens que je veux vous parler, et non des fleurs, cher
Mikhail Fabianovitch. J’ai déjà écrit à Elena Fabianovna,
quoique je regrette de ne pas être parvenue à rédiger la lettre
purement lyrique que je souhaitais lui adresser de la cliique, et à
Moscou non plus. Ce n’est que les deux derniers jours que je me
suis sentie mieux, et à Sortavala, j’étais en effet de nouveau en
forme, courant les cascades et les bois dans l’oubli de tout…
Bref,
les Intermezzi du voyage étaient de deux sortes, notre trio et la
maladie de Lokschin. Pour faire court l’érudition extraordinaire
de ces deux personnages, et la menace du naufrage dont les ailes
noires pourraient recouvrir un artiste qui n’a pas 29 ans révolus…
Pour
aller droit au but, nous devons les intégrer à l’Institut.
Parlons de Lokschin d’abord. Il possède sans nul doute un don qui
en fait un génie ; je n’ai encore qu’une vision très
partielle de ses compositions, mais le petit aperçu qu’il m’en a
donné était merveilleux, moderne et conçu sur grande échelle :
il est tellement à l’aise dans l’univers musical que je n’ai
jamais rien vu de tel. Peu importe l’époque ou le style, il joue
de mémoire symphonies, quauor, œuvres vocales, ce que vous lui
demandez. Il joue brillamment, avec immédiateté et commente de plus
la pièce, l’air de ne pas y toucher, accentuant toujours les
traits essentiels. (Il entend 13 sons différents dans un accord.)
Quelque chose dans sa sincérité passionnée m’a rappelé votre
propre caractère.
Un
supplément d’information : l’élève de Miskovsky –son
élève préféré- diplomé en 1943 (peut-être 44, je ne sais
plus), membre de l’Union des Compositeurs depuis 1941 ; juif,
a enseigné au Conservatoire de 1944 à 1948, renvoyé sans qu’on
l’en ait informé personnellement, il a échappé aux
particularités de l’année en cours –sous le pré »texte
de réduction d’effectif, mais cela n’est écrit nulle part ce
qui fait que personne ne s’en préoccupe ; Mravinsky a joué à
Novosibirsk une de ses compositions symphoniques avec grand succès.
Il peut enseigner la théorie et la composition dans n’importe
quelle section. Théorie, harmonie, instrumentation (sans doute ce
qui lui plairait le plus), déchiffrage, accompagnement… Faut-il
offrir aux étudiants, un brouet sans saveur ou leur donner l’eau
de la vie et du champagne ? ce n’est que trop clair…
Ajoutez
à cela un aspect plus personnel ; il vit sans estomac (les ¾
ont été excisés), il ne lui reste en quelque sorte que l’âme.
Il est de notre devoir de prendre en charge et de chérir de telles
personnes –alors que ses moyens d’existence ne reposent que sur
ce qu’iol peut « fourguer » à la radio de temps à
autre… c’est terrible… Vous pouvez en parler à Nicholas
Yakoblevitch si vous voulez… Que notre Institut absorbe les plus
brillants, exceptionnels, promesses pour l’avenir tandis que notre
si précieuse Elena Fabianovna le dirige encore en personne.
…
Voici
que la voiture va partir pour la ville… La pendule s’est arrêtée
hier et la nuit dernière il y a eu une coupure d’électricité, si
bien que nous faisons tout à tâtons. J’écris depuis six heures
du matin, et comme les trains ne circulent qu’un jour sur deux,
j’ai peur d’en rater un et dois donc mettre fin à cette missive.
Electricité
Dziga
Vertov Man with the Camera eye Avertissement ;
Ce
film est une expérience dans le domaine de la COMMUNICATION
CINEMATOGRAPHIQUE des éléments visibles, sans l’aide des
intertitres, Sans l’aide d’un scenario, sans l’aide du théâtre
(un film sans décors ni acteurs). Ce travail expérimental vise à
créer un langage cinématographique universel absolu basé sur la
totale séparation du langage du cinéma avec celui de la littérature
et du théâtre.
Au
départ il ne s’agit que de remplir un ancien théâtre vide, un
espace de projection, où l’on décrira les instruments qui ont
servi à sa production, des caméras fimées par d’autres caméras,
les gestes du projectionnistes et ceux du cameraman. Les même
rideaux de velours usé qui ferment l’espace de la scène, closent
les accès, ferment les portes de la vie, alors que la vie est ici,
dans l’illusion de son déroulement.
Quand
les rabats des sièges de bois s’abaissent, en même temps que les
rideaux s’ouvrent, la foule pénètre, coiffée uniformément de
casquettes et de képis. Les lumières du lustre trop ouvragé
s’éteignent, et un orchestre silencieux, forcément muet, entame
le prélude. Su un balancement de clarinette et basson, la flûte
entonne la gamme du quotidien ; il reste un violoncelle et une
trompette pour causer du passé. Du mélange cacophonique des lignes
qui dessinent le réseau des tramways et des bus au sortir du dépôt
de Bakhmetievsky, tandis que des cochers dorment sur leurs calèches,
les mendiants dans les parcs, les bustes des mannequins de coiffure
dans les vitrines des salons.
Le
violon douloureux dans la lumière d’été mal filtrée par les
persiennes, c’est la femme, au lever qui enfile ses bas.
Scherzo :
le fil se trame, les mécanismes se mettent lentement en route dans
les usines le long des tuyaux des cuves à pétrole, dans l’atelier
de couture, un bruit joyeux de basson cancanant et de pizzicati de
cordes irréguliers qui se fondent dans la masse.
Blues :
l’image arrêtée sur la table de montage.
Le
cortège funèbre, le registre du bureau des mariages, des divorces,
les douleurs d’un accouchement, les touristes endimanchés à la
réception de l’hôtel Métropole. En voiture ! en ambulance.
Au feu !
L’image
écrit aujourd’hui, fabrique hier.
J’interroge
la forêt et le bois ne dit rien ; Que voulez-vous savoir ?
La tablette de Oui-ja dit l’avenir est sombre, à toi de le
construire. Et sans doute, tu le regretteras.
Le
rideau mordoré du théâtre se lève et à mesure qu’il révèle
le décor de scène, l’Atlantide des mondes que nous avons
construits s’engloutit dans le cercueil douillet des passés
bâillonnés.
KCE…Et
puis, soudain peut-être le miracle se produit, les choses
s’articulent les unes aux autres, le montage surgit et tout est
comme si aucune autre voie n’était possible, et la chose en soir
arrive enfin à son état d’origine, par un coup de baguette
magique. L’existence, le présent éternel.
Le
partage des eaux. Les eaux ruisselantes de Rachmaninov, un seul
violon sur le frissonnement d’aube des possibles. Une trompette,
l’aurore qui survient, contrariée par le mécanisme des pompes et
des générateurs. La petite valse des ampoules dans l’usine, le
léger tournoiement de fée-clochette avant la soudure qui fond le
métal et le verre. Piccolo, boîte à musique, nuage de carbone et
d’espoir immatériel, sans poids, petite âme égarée sur le ruban
de latex de la chaîne rotative. La boue sur quoi tout cela s’est
construit, l’élévation du bâtiment sonore, les corps à genoux
dans la travée humide, le ciel qui par-dessus s’éclaire des flash
de l’orage ou des cités illuminées, le déchirement du temps que
pareille lumière suppose, des horizons bouchés aussitôt
qu’entrevus.
Les
chevaux, la cavalcade des héros sur la plaine aride, qui mène au
combat, à l’amère illusion des victoires. Au rythme élargi et
létal de l’extase. A la fin si abrupt que rien n’a survécu.
Et
nous avons poussé sur le fumier puant de la réalité.
J’écris
l’histoire je fabrique l’avenir
Le
taxi, loué pour la journée un prix astronomique, glisse le long du
parc du Village des Enfants ; derrière les grilles défoncées
où la rouille a mangé la dorure, un enchevêtrement de lianes
affaiblies par l’hiver trahissent encore la présence des maigres
feuillages des lopins potagers où Nicolas lui-même fit pousser des
patates et que les citadins se sont redistribuées clandestinement
pour rallonger la soupe : au loin la silhouette de pagode du
théâtre chinois, l’enfilement palladien du pont de marbre, et en
tournant la tête les fantômes des coupoles de la salle de concert
au centre de l’île, avec les vantaux défoncés de ses portes
d’orangerie, où ne résonnera jamais plus une note de sa musique.
Le
manuscrit encombre la banquette arrière, trop grand pour tenir dans
une poche ou une sacoche, trop de portées, raccordé à la va-vite
par des charnières de scotch toilé pour en tourner les pages comme
d’un livre, beaucoup moins chic que le costume d’homme d’affaire
qu’il a revêtu pour la photo, celui qu’il endosse chaque fois
qu’il faut retourner en ville, l’air d’un américain qui va
porter un paquet d’actions au coffre. Dans le rétroviseur avant il
contrôle la position d’une mèche rétive, bohème et romantique
qui se décolle de la masse noire gominée des cheveux plaqués en
arrière, masse machinalement une fois de plus l’arrête du nez
trop gros aux narines épatées qui trahit les traits lourds du
visage paysan. Les yeux brillent, pierres sombres sous les cils trop
fins qui illuminent les hautes pommettes d’un regard de biche,
déplacé, tour à tour volontaire et veule.
D’un
palais l’autre : l’entrée principale des studios se dresse
comme un promontoire à colonne couronnée d’un bousin de tôle qui
lui donne l’allure d’une station de métro. Traverser l’allée
des jardins de l’aquarium vers la rotonde de verre et d’acier du
bâtiment central où les dîneurs attablés de haute société
applaudirent autrefois l’avant-première de l’ouverture du casse
noisette, passer les hangars édifiés sur le terrain labouré où
s’élevait le château de glace, tambouriner du poing contre la
porte en fer qui ouvre sur le sous-sol et les locaux techniques, mais
personne ne vient ouvrir, elle cède sous la pression, longer les
couloirs mal éclairés vers les salles adjacentes d’où monte le
bruit de déménagement des bureaux sans cesse transportés.
Sur
l’estrade les ouvriers en bleu ont installé un demi-piano, un bout
de clavier qui fera office de décor, ils accrochent une toile brune
pour masquer l’enchevêtrement des fils électriques, ce genre de
tissu beige devant lesquels les photographes ambulants immortalisent
les vaches et les plus beaux specimen de bêtes de concours.
Sur
le côté les techniciens filment des plans d’une jeune femme sans
maquillage, robe d’été, blanche qui baille sur sa maigre
poitrine : elle sourit pour le bout d’essai, profil, face, le
visage sombre des filles du sud, les cheveux un peu brûlés par la
décoloration négligeamment jetés sur la droite en gerbe. Une rampe
de boutons électrique trône à sa gauche, ils font des plans
rapprochés des commutateurs qu’elle actionne lentement, plusieurs
fois de suite comme pour une démonstration publicitaire. Au moment
où s’allume le panneau rouge, moteur, elle le voit du coin de
l’œil, fait signe « coupez » au cameraman et indique à
celui qui tient un appareil plus léger, sans chambre, une petite
camera Pathé à trois objectifs interchangeables de continuer à
filmer le collègue qui feint d’effectuer ses réglages, se
précipite vers lui en trottinant comme une petite fille
enthousiaste. Il dit je ne t’avais pas reconnue, qu’il la prenait
pour une actrice : ça doit être la magie du cinéma… « C’est
juste l’affaire d’un plan, ça ne prendra pas plus de dix
minutes. Tu t’assoies, tu tournes les pages, tu lis ta partition
comme si tu entendais la musique venir du studio voisin. »
Elle,
la fille de Moscou, l’élève modèle qui est parvenue à intégrer
l’académie des lettres, malgré le nez camus, c’était la
secrétaire de Meyerhold tu temps où il la croisait dans les rues du
village, qui a refait depuis tous les films de l’occident pour les
audiences soviétiques, qui a coupé, charcuté, amélioré Mabuse,
Metropolis, et fait de Chaplin une star qui a été Carmen et la
rédactrice de la chute des Romanov, qui a écrit le scénario de La
Grève en arbitrant les débats entre Vertov et Eisenstein, leur
soufflant une partie de leurs arguments sur la pertinence
d’introduire de la fiction dans le cinéma-vérité.
Elle
desserre sa cravate, fait retomber d’un doigt la mèche rebelle sur
le front, claque des doigts pour signifier à l’opérateur qu’il
faut tourner, il n’y a pas de clap. « Regarde-moi ».
Désorienté par l’agitation, au loin dans le studio voisin un
ténor s’est mis à chanter un chant de marche, il lève vers elle
un œil inquiet et noir. « Fronce les sourcils, fais-moi le
regard de Beethoven ». Quand c’est fini, elle dit qu’il
faudra rajouter des bruits d’instruments qui s’accordent au
début, qu’il peut laisser le projet au bureau pour qu’on envoie
le tout chez le copiste, et que le violoncelle du début, c’ est
joli mais ça ne va pas, qu’il faut le remplacer par un theremine :
« c’est un documentaire sur l’électricité après tout ».
Ben oui, c’est comme elle veut, cette fois, elle ne se laissera pas
voler la place, c’est elle le patron.
Eisenstein
confronte plans et sons qui semblent se contredire dans le but de
dégager une nouvelle idée, qui puise sa force du conflit pour le
dépasser. Bien loin de la conception réaliste du cinéma, pour
Eisenstein, le son doit être utilisé en « contrepoint »
vis-à-vis d’un morceau de montage visuel, ce qui repose sur la
« non-coïncidence » du son et de l’image
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La
peur, l’angoisse des mondes inconnus, la course sous-terraine des
hordes silencieuses, dont les voix réunies crient l’espoir et la
faim, le sourire qui vient sur les corps qui pourrissent, où tout
devient égal sous la neige épandue ; cet autre froid plaintif
dans l’ombre nostalgique de l’attente infinie de lendemains
odieux. Mais il ne reste rien à bâtir, rien de mieux, que le poids
des passés qui fausse la balance.
Nous
étions là pourtant et nous ne sommes plus.
Les
rats gris aveuglés par le poids des travaux, les troupes affamés
que le sang neuf excite, la charge scintillante et le tranchant des
sabres, l’éclat taché de brun des matraques des rouges.
J’ai
fabriqué la nuit d’où j’écris sans limite, et ce ciel
d’ouragan murmurant ma colère, la puissance impromptue des regrets
qui me quittent, la fadeur des espoirs retournés à ma terre.
Je
ne suis pas Beethoven, je suis un artiste de la renaissance. Je
mélange sans fin les combinatoires. Je suis Bach égaré dans un
monde profane. Moi qui suis des millions dans l’univers hostile,
trompant la turpitude et le désir obscène J’invente le passé, je
produis l’avenir.
Et
voici que se lève une aube de caserne, avec la brume au loin du
fleuve qui pâlit.
La
mère morte alors qu’il a quinze ans, le père, arrêté six ans
plus tard sur dénonciations calomnieuse, mais alors il étudie la
musique, les mathématiques, l’architecture, il façonne dans sa
tête les villes à venir
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Ecrire
requiert de la force, le sentiment d’une absolue nécessité, la
conviction que l’illusion dans laquelle on se place est partagée
par ceux qui recevront les bribes de ce qui échappe à notre
silence, à la vacuité d’un signal sans récepteur, quand le poste
grésille entre deux fréquences dont il est impossible de percevoir
le contenu, l’existence seulement, mais pas la signification.
Que
reste-t-il à dire quand on chanté pour briser ses chaînes et que
l’on est chargé de nouvelles ?
La
création en soi est la résistance, la lutte contre le silence
imposé quand le monde se conforme à ce qui ne doit pas être
dit, que l’on chuchote derrière les douches ou dans le bruit de la
friture, pour ne pas être entendu du voisin, ou ne pas s’effrayer
soi-même de la forme qu’a pris sa pensée, de la réalité qu’elle
revêt enfin, dressée comme une barrière d’herbe dans le désert
gelé des vérités officielles. Tout ce qui procède de l’émotion,
même le son qui n’a pas de sens, tout est nuisible à l’ordre
planifié, nos murmures et nos plaintes sans mots réclament la fin
des tyrannies, celles du quotidien, du bien commun, de l’espoir
trompé d’un monde plus humain.
Le
doute, la douleur, mais la joie trop extrême sont également
néfastes, ils tachent de noir ou de couleur le gris des uniformes.
Qu’est-ce
qu’elle donne d’autre la vie, qu’un moment de terreur et
d’agonie ? que l’espace entrevu dans le fon d’un verre
d’alcool de grain ? Viens camarde, on va se descendre la
bouteille d’eau de Cologne… le génie reste intact, demeure au
fond de l’âme l’étincelle qui communique avec l’espace, avec
les espaces des astres immobiles, le clignotant des petites étoiles
dans le ciel irréel, intouchable, inexploré, ce ferment qui n’a
pas fini de fermenter comme la levure qui fait monter le pain et la
pâte à piroshki
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Le
soir il va négocier son talent à l’opéra, son piano accompagne
les petites ballerines, comme il double sous l’écran du cinéma
les images qui défilent des machines fumantes à l’assaut des
spectateurs hurlant : ce monde est habité par la répétition.
Le jour, il dessine des réseaux, des machines dans les bureaux de
recherche des chemins de fer, quand ses trajets se limitent à la
traversée des rues qui séparent la gare et le théâtre, le bruit
des rails répète aussi, comme l’histoire la même note obstinée
que ne contredit que le sifflets de vapeur actionnés telles des
cornes de brumes, la masse d’acier animée petit à petit par la
vitesse qui fonce aveuglément, le ventre plein des éclopés de
retour de la guerre civile, les mêmes locomotives chargées de douze
jeu de sirènes qui entonnent l’introduction de la symphonie au
matin du 7 novembre, restaurant le ferraillement des blindés et les
éclats des canons commandés par les feux d’artifice, ceux qui ont
pris la ville dans les rougeoiements d’incendie reflétées par les
eaux du Don tranquille.
Comme
tous les élèves du conservatoire, il a les consignes écrites des
vents de la fanfare, ceux qui savent souffler dans le premier cuivre
venu, ces choses étranges à six pavillons qui sonnent aussi
canardeux qu’un tuyau d’arrosage planté d’entonnoirs. Dans
l’autre poche il a aussi les consignes rédigées à l’intention
des ouvriers des chemins de fer, qui entonneront comme les foules
entassées sur les places, les notes de la Marseillaise pour faire
contrepoint à celles de l’Internationale jouée par l‘orgue à
roue des Machines à sifflets à vapeur. Et le résumé du
déroulement de la symphonie découpé dans le journal local depuis
trois jours afin que toute la ville joue comme un seul homme à
milliers de voix : pas de spectateurs, pas d’auditeurs, tous
les acteurs du présent, mimant la fin d’un monde et la surrection
du suivant, réintroduisant l’ordre dans le chaos qui mit fin au
silence de l’immobilité.
« Au
matin du 5ème
anniversaire, tous les navires du port fluvial, y compris les petits
barges et les barques se rassembleront près des docks de la gare à
7 heures précises. Tous les bateaux auront reçu les instructions
écrites d’un groupe de musicien. Le destroyer porteur de la
machine à sifflets vapeur sera ancré, entouré de ses conserves,
plus haut, en face de la tour.
A
9 heures toute la flotille sera en position. Toutes les machines
mobiles, les trains locaux, les vaisseaux de combat et les tracteurs
arriveront en même temps. Les ouvriers des chemins de fer, ceux des
usines de construction aéronautiques, les cadets des Régiments,
les étudiants du conservatoire, les musiciens professionnels et les
troupes des théâtres seront en place sur les docks depuis 8h30.
A
10 heures, les troupes, l’artillerie, mitraillettes et canons
mobiles ainsi que tout le reste des véhicules automobiles se
placeront en position selon les ordres reçus. Avions et hydravions
se tiendront prêts à décoller.
Pas
plus tard que 10h30 les hommes en charge de produire les signaux,
avec leur batteries de drapeaux bleu, blanc rouge, jaune et noirs
auront pris leurs positions aux terminaux régionaux et ferroviaires.
Le canon de midi a été décommandé.
L’équipe
pyrotechnique donnera le signal aux véhicules venant de la
périphérie d’avancer vers le centre-ville en prenant soin de
faire le moins de bruit possible.
Au
cinquième coup de canon, le premier et le second district
actionneront leurs alarmes ; au dixième les sirènes des
bureaux et des docks les rejoindront. Au 15ème
les avions décolleront et les cloches sonneront à toutes volées.
Au 18ème
les sirènes des squares et des machines à vapeur qui y auront été
positionnées, la première compagnie de l’Académie Militaire
quittera le parc pour rejoindre les docks en jouant la marche
Varashanka. Un dernier appel de sirène retentira au 21ème
coup de canon avant que tout retourne au silence.
Pause.
Le
triple appel des sirènes retentira accompagné d’un Hourra hurlé
par la foule sur les docks. Les machines à sifflet vapeur donneront
le signal du final en jouant l’Internationale (quatre fois). Au
milieu une fanfare fera entendre la Marseillaise soutenue par un
chœur de moteurs automobiles. La foule des places se mettra à
chanter à la seconde répétition. A la fin du 4ème
couplet les cadets et l’infanterie retourneront vers le parc ou la
foule les saluera d’un nouveau Hourra.
A
la fin un chœur festif et universel combiné avec toutes les
alarmes, sirènes, jouera durant trois minutes, accompagné par les
cloches.
Marche
cérémonielle, Artillerie, flotte, mitraillettes reçoivent leurs
signaux du chef d’orchestre installé au sommet de la tour. Le
drapeau rouge et blancs est utilisé pour les batteries, le bleu et
jaune commande les sirènes, le drapeau rouge quatre couleurs pour
l’artillerie, le drapeau rouge uni pour les interventions en solo
des bateaux, des trains, et du chœur d’automobiles. Au signal de
la batterie, l’Internationale est répétée deux fois pendant la
procession finale. Les engins devront continuer à tirer aussi
longtemps que sont maintenus les signaux.
Les
instructions ci-dessus sont impératives et leur exécution
irrévocable sous la responsabilité des autorités militaires et des
institutions scolaires associées. Tous les participants devront
avoir sur eux leurs propres consignes durant les célébrations.
L’organisateur
et chef d’orchestre de la « Symphonie des Sirènes est M.
Arseny Avraamov, commissaire pour les arts au sein du Commissariat
populaire à l’éducation (Narkompros).
La
symphonie des sirènes est un monumental ouvrage prolétarien pour la
création duquel ont été employé des sons provenant uniquement des
machines et des usines. Son exécution rappelle au peuple son
véritable rôle, le pouvoir de décider de sa propre histoire. « La
musique, parmi tous les arts est celui qui possède le plus grand
pouvoir d’organisation social. Le travail collectif, qu’il soit
militaire ou agricole ne peut se concevoir sans musique et sans
chants… Le système capitaliste donne naissance aux dérives
anarchistes. Sa peur de voir les travailleurs marcher, unis, empêche
la musique de se développer en liberté. » C’est pourquoi
Arseny Avramov a proposé au Commissaire Lunacharsky un projet de loi
visant à brûler tous les pianos qui sont le symbole du carcan
religieux et bourgeois du système tempéré sur lequel s’est bâtie
la musique occidentale, système qui mutile depuis Bach le sens
musical du peuple et des compositeurs, et leur remplacement par des
instruments destinés à produire des sons synthétiques seuls
capables de rendre compte de la texture complexe du son, tel que les
enregistrements en ont révélé le spectre.
Il
y a toujours un moment où il faut faire sa valise. Alors on ne la
défait plus, on la stocke toute faite sous son lit, avec juste le
nécessaire de survie pour l’arrestation imminente. On s’assoit
dessus sur le demi-palier de l’escalier en écoutant les rumeurs du
petit matin, le pas des miliciens, de la police secrète, le pilon du
mendiant unijambiste qui arpente le trottoir. Evidemment ça fait
encore plus drôle quand on a jamais quitté son royal faubourg de se
retrouver en exil à la campagne, sur une colline verdoyante d’où
se déploient des paysages de cartes postale, au milieu des fleurs
jaunes et des plans de tabac, avec en bas le bourdonnement lointain
des trains, ceux qui vous ont amené ici, ceux qui en emportent
d’autres vers des destinées moins enviables, alors que tout ce
qu’on vous demande, à vous, c’est de vous taire, de remettre ces
suites de mots sans suite dans la petite valise, comme celle oubliée
à Vienne où dorment pour plus tard le matériel d’orchestre des
partitions détruites de Mosolov.
Ailleurs ?
qu’est-ce que j’aurais fait de plus ailleurs ? j’aurais
tenté de dormir, torturé par l’impossibilité d’écrire alors
que la certitude est en moi de ma responsabilité de changer le monde
d’un trait de plume : je me serais retourné dans le même lit
sordide, dévoré par les punaises, j’aurais du sortir acheter du
concombre, un saucisson de Poltava, du pain noir, moulé, le moins
cher, celui que je préfère, et un demi-litre de vodka que je
couperai comme je mouille mon vin pour le faire durer.
« C’est
lorsqu’on m’eut enlevé plume et papier et qu’on m’eut
interdit de faire quoi que ce soit que j’ai été le plus heureux.
Je n’avais plus l’angoisse de faire quelque chose par
culpabilité, ma conscience était tranquille et j’étais heureux ;
C’était lorsque j’étais en prison. Mais si on me demandait si
je veux y retourner ou être dans une situation semblable à celle de
la prison, je dirais : non, JE NE LE VEUX PAS. (fin 1936 p690 )
Je
veux l’agitation des usines, les sifflets, les noms d’oiseau qui
saluent de crachats le génie de mes improvisations, les agitateurs
de la rationalité qui au lieu d’applaudir hurlent « va donc
à Koursk ! » qu’on exile ces parasites fainéants ces
rêveurs petit-bourgeois, ces inutiles, ces dangereux témoins de
l’absurdité. Ou bien je me dissoudrai en petites sphères, en
billes brillantes qui crèvent comme des bulles de savon.
« Dans
le wagon, à part moi il y avait deux personnes. L’un
vraisemblablement un ouvrier, était fatigué et dormait, ma
casquette enfoncée sur les yeux. L’autre, un gars encore jeune,
était habillé comme un gars de la campagne : chemise russe
rose sous le veston, houppe frisée dépassant de la casquette…
Sur
le quai deux miliciens emmènent un citoyen au poste. Il marche,
mains dans le dos, tête baissée.
Le
train s’ébranle…
Le
gandin en chemise rose me regarde d’un œil effronté. Je lui
tourne le dos et regarde par la fenêtre.
Des
empoignades terribles secouent mon ventre : alors je serre les
dents, crispe les poings et contracte les jambes.
Nous
passons Lanskaïa et Novaïa Diérièvna. Voici en un éclair le
faîte doré de la pagode bouddhique, voici la mer qui apparaît.
A
cet instant, oubliant tout alentour, je bondis, et cours à petit pas
vers les toilettes. Une vague folle fait osciller et tournillonner ma
conscience…
Le
train ralentit. Nous approchons de Lakhta. Je reste assis, redoutant
de bouger, de peur qu’à l’arrêt on ne me chasse des toilettes.
Le
train démarre et la jouissance me fait fermer les yeux…
Le
train s’arrête à nouveau. C’est Olguino. Ce qui veut dire :
encore ce supplice !..
Je
rassemble toutes mes forces et sors des toilettes en vacillant. Dans
le wagon plus personne… Soudain je m’arrête et regarde
stupidement devant moi. Là où j’avais laissé ma valise, il n’y
a plus rien… Bien sûr pendant que j’étais aux toilettes, on m’a
volé ma valise ! C’était prévisible ! » ( trad
Yvan Mignot La vieille p815 juin 1939)
______________________________
Les
hommes en noir ont prévenu le concierge de l’hôtel « inutile
qu’on en réfère à la direction ? ». Il se pourrait
qu’on entende du bruit dans les étages, tard dans la nuit. On ne
voudrait pas qu’un employé s’en inquiète. C’est juste un
petit jeu, une fête entre vieux amis. Dans la chaufferie pour ne pas
incommoder les clients étrangers de l’hôtel. D’ailleurs y
en-a-t-il des étrangers en ce moment, assez ciglés pour vouloir
fêter Noël dans un pays où il n’y a plus d’église ? Et
montrez-nous la liste qu’on prenne les précautions nécessaires
pour les envoyer passer la nuit ailleurs.
Les
hommes en noir, il les a bien vus attablés à la réception,
derrière des journaux transparents : ils les a vus aussi
clairement qu’il les devine dans les miroirs. Sauf que l’instant
d’après, ils sont encore là, jamais tout à fait les mêmes,
sanglés dans l’uniforme commun des fascistes et de la police
secrète. Un surtout, gueule de méditerranéen, noir de poil et de
cheveux aussi, comme l’amant de son enfance. Il sait qu’ils sont
là pour lui, qu’il faudra bien à un moment les inviter à boire
eux aussi.
Eux
ne refuseront pas comme cette femmelette de poète surréaliste. Ils
ne s’excuseront pas dans un sourire. Ils le soutiendront même
quand il ne marchera plus très droit pour prendre l’escalier qui
conduit au sous-sol.
On
va jouer aux cartes, un de ces jeux qu’il a appris chez les
occidentaux, un genre de poker menteur où chaque gage c’est un
grand coup de latte en travers de la gueule, idéal par grand froid
quand la bouteille est presque vide pour faire rougir le visage de
paysan que son séjour à la clinique psychiatrique a de nouveau
émacié.
L’avant-veille,
ils l’ont lâché faute de personnel, et il n’a rien eu de plus
pressé que de sauter dans le train. Là dans la ville des nuits
blanches on l’a suivi à la trace, à l’odeur. Pas même un tour
chez sa femme, l’ancienne, la comédienne aux beaux yeux…deux
fois bigame, le gars, pour voir les enfants. Préfère les voyous
accrochés à ses basques, les dandys loqueteux qu’il traîne de
bar en bar, qui se frottent quand le petit jour vient. Un va-nu-pied,
un bon à rien, un corrupteur de travailleurs en goguette qui
l’écoutent déclamer des vers sentimentaux ; « Octobre
tu m’as déçu ». C’est là que ça déraille : un
franc revers de main baguée dans la gueule. Tapis !
Quand
l’inspecteur arrive le corps pend au tuyau de la chaufferie, avec
en guise de corde une ceinture de prix, solide comme un crochet de
boucher. Une main levée pour s’agripper au zinc comme s’il avait
voulu au dernier moment éviter l’irréparable, comme si le jeu de
l’étrangleur avait mal tourné malgré lui. Comment est-il monté
là-haut, sans table, ni tabouret. Les veines de l’autre poignet,
le bras qui pend sont un peu tailladées, il a dû se rater une
première fois, ou il était trop ivre pour trancher dans le vif.
On
l’a remonté dans la chambre, déposé sur le lit, refermé la
chemise blanche et les boutons de la braguette : il faudra une
photo publiable pour le journal et les livres d’histoire.
L’homme
en noir est entré sans frapper : il est venu s’assurer des
termes du rapport. Où ça des coups ? il est tombé dans
l’escalier en rentrant du cabaret. On ne peut pas faire témoigner
les prostitués mâles qui l’on ramené ivre-mort : une telle
chose n’existe pas chez nous. A quoi bon ajouter une tâche de plus
sur sa mémoire ?
L’homme
en noir a cassé l’encrier vide, le petit pot en pâte de verre que
lui avait offert Isadora Duncan. Il a dit « Sale affaire, c’est
avec ça qu’il s’est ouvert les veines ». Il a regardé sa
montre. A l’heure qu’il est le dernier témoin a dû recevoir le
message qu’il laisse au monde, écrit avec son sang. Tout le monde
sait qu’il était coutumier du fait. Quand l’encre lui manquait,
il s’ouvrait les veines pour y tremper sa plume. Des notes comme
ça, il y en avait plein sa valise. Comment ça, il n’y a plus
rien ?
Il
sourit, allongé sous le cordon électrique qui se décolle du mur.
Il est redevenu beau, et propre surtout, pour l’éternité.