LES
NEUF VIES DE LEBRAC
récit
août 1987
Hégel fait quelque part cette
remarque que tous les
grands événements se
produisent pour ainsi dire deux fois :
il oublie d'ajouter, la
première sur le mode de la tragédie, la seconde sur celui de la
farce.
Attribué par Lebrac à Karl
Marx
- Joli temps pour se pendre.
-Voulez-vous du sucre dans
votre thé ?
Attribué par Lebrac à
Tchekhov
LEBRAC
ET LES FEES
La lumière, toute la nuit
restera éclairée à la fenêtre de sa chambre, comme lorsqu'elle le
laissait seul le soir. Pour qu'il pleure moins, qu'il garde
l'illusion d'une compagnie imaginaire derrière l’entrebâillement
jaune de la porte du cabinet de toilette, alors que cette aura
électrique devenait le signe évident de son absence.
La lampe sur le coin de
marbre noir de la cheminée représente une femme de bronze assise
tenant entre ses mains un globe lumineux. Elle a la beauté figée
des déesses olympiques des années trente jusque dans l'ombre au
profil net que l'ampoule dépolie, éblouissante, projette sur le mur
nu. Lebrac aujourd'hui ne parvient plus à s'endormir que dans
l'obscurité, porte close, attentif aux visiteurs fantomatiques qui
étaient les compagnons de jeu de son enfance, dont le retour
l'effraie. Mais il espère qu'E, F, ou G verra la lumière de la rue,
et, constatant qu'il ne dort pas, viendra sonner à sa porte. Le
premier ignore sa nouvelle adresse, le deuxième prétend ne l'avoir
jamais connue, le troisième l'a oubliée sans doute. Lebrac croit
pourtant à la puissance obscure et néfaste du hasard et de
l'imagination. En laissant la lampe allumée, en s'acharnant à le
vouloir de toutes ses forces, il sait qu'on viendra lui reprocher un
jour son silence obstiné. Même si, contre toute attente, il a
raison, le rythme de sa vie s'est inversé, et, comme pour dormir
enfin il ferme ses volets le jour, il y a fort à parier qu'il finira
par manquer le rendez-vous fatal. Qu'importe ! Sur le mur blanc
défilent les images modifiées de la mémoire et leur perfection
morte est si supérieure à la vie. Car Lebrac est peintre en
imagination, retouchant nuit après nuit les chefs-d’œuvre
inconnus de ses musées intérieurs. Pour lui seul, le conte de fées
continue.
Les fées s'étaient penchées
sur le berceau de Lebrac, trop longtemps sans doute pour qu'il n'en
conçût pas une méfiance certaine envers les cascades de boucles
blondes et les petits visages triangulaires de chatte qu'on les dames
dans les histoires avec lesquelles on effraie les enfants. On ne dit
pas la vérité sur les fées. On se rit de leur pouvoir. On les
croit douces et bonnes sur la foi de l'apparence, mais à quoi leur
servirait leur beauté si elles étaient les instruments du bien ?
Leurs dons paradoxaux cachent toujours quelque piège ironique. Les
sorcières, au contraire, qui sont des fées disgraciées par la
nature, essayent de réduire leurs débordements effrayants et de
nous protéger par le sommeil ou le silence des douleurs immédiates.
Or un soldat veillait près du berceau de Lebrac, celui qui, dans le
conte d'Andersen, bat le briquet pour appeler ses chiens et coupe la
tête aux sorcières qui viennent de l'enrichir. Il ne laissa donc
approcher que les fées dont il craignait la vengeance. La première
était petite et brune ; elle lui offrit la faculté d'apprendre
avec facilité, mais le dégoût de l'étude, afin qu'il fût bien
convaincu de la vanité de ce qu'on lui inculquait. Elle doutait
elle-même de son existence, et cet amas de chair bien matériel qui
gazouillait dans l'inconscience l'irritait un peu. La deuxième était
rousse et parlait fort ? Ses consœurs-fées la plaisantaient
bien souvent de son insouciance et de son peu d'intelligence, car
elle avait en horreur tous les travaux intellectuels. Elle gratifia
l'enfant des trésors complémentaires de la sensualité et de la
sensibilité. Gageons que l'efficacité de sa formule dépassa
quelque peu ses intentions, car nous verrons Lebrac se noyer souvent
dans le drame et la sensiblerie. La troisième était blonde, fort
jeune, un peu perverse et d'humeur versatile. Peut-être
chercha-t-elle sincèrement à améliorer l’œuvre de la nature ;
elle allongea le nez, les mains, étoffa les épaules ; elle
allait s'intéresser aux zones cachées du bambin et le rendre
vraiment conforme à son patronyme lorsqu'elle remarqua le soldat
endormi, ce qui la détourna de son ouvrage. Elle s'était bornée à
introduire quelques dissymétries piquantes dans ce corps rond qui
grandirait peu. Lebrac, s'il n'était pas beau, ne pourrait même pas
incriminer l'indifférence de la nature, tout juste sa distraction.
Il ne garderait pas le souvenir trouble des gémissements de la fée
qui s'était faite chair sur les bancs grinçants de la salle de
garde. Lebrac, en effet, outre qu'il avait été touché par les
fées, était né dans une caserne. Les fenêtres avaient des
barreaux en croix et ses soldats en plomb de vrais fusils. Devant ses
yeux d'enfant, les images de l'ordre défilent au pas cadencé.
Comme si les interventions
surnaturelles n'avaient pas suffi à son malheur, Lebrac fut affublé
du prénom du charpentier trompé, Joseph, qui introduisait dans son
destin des doutes inquiétants au sujet de la mystérieuse virginité
des femmes qui lui étaient promises. De sa prison, Lebrac ne pouvait
se forger d'ailleurs qu'une curieuse vision du monde. Dehors, sous le
soleil, mais toujours au-dedans des murs, il n'y avait que des hommes
sans visage dont les corps remplissaient le même uniforme. A
l'intérieur de l'intérieur, dans la chambre de Lebrac, au papier à
damier noir et blanc, les dames volubiles qui s'étaient penchées
sur son berceau continuaient à rire et à babiller. Leurs visages
avaient pris quelques rides. Deux d'entre elles avaient troqué leur
robe de bal pour jouer le rôle du gendarme, car le gendarme en chef
jouait la fille de l'air. Lebrac doutait parfois qu'il existât. Le
gendarme en chef n'était pas un homme, c'était un marbre :
lorsqu'il apparaissait, c'était pour se figer dans la pose du
général que rien ne peut surprendre, qui recueille avec
condescendance les témoignages d'admiration de la foule qu'il
méprise. Ses cheveux étaient du même argent que la barrette qui
décorait sa poitrine. Le gendarme en chef n'était pas un homme,
c'était une voix de basse qui grondait, qui ne savait que proférer
des menaces sur la foi de rapports erronés de ses indicateurs
domestiques. Le gendarme en chef n'habitait pas, il hantait l'étage
inférieur, celui que Lebrac ne traversait que sur la pointe des
pieds. Derrière la porte de chêne, cloutée de fer forgé, il avait
son bureau, un réduit obscur et froid ne contenant qu'une table
rustique et un vase brun que Lebrac s'effrayait de pouvoir casser.
Mais ce n'était que le fantôme de l'autre bureau, celui qui se
trouvait à l'extérieur de l'intérieur, dans un autre intérieur,
dans l'univers officiel et sanglant, au-dessus du musée, qui, comme
le reste, Lebrac compris, était l’œuvre du chef.
Dehors, entre les murs de la
caserne, se trouvait la mare merveilleuse où le prince rencontre
l'oiseau de feu. Au milieu d'un bosquet s'ouvrait le ventre maternel
d'une grotte en stuc où Jo, tuant les temps morts de l'enfance,
suscita mille prodiges. C'était la demeure de la dernière sorcière.
Elle faisait un peu peur, mais Lebrac s'était habitué à sa
laideur. En échange de son silence, elle faisait pour lui sortir de
son chaudron des compagnons de jeu dont Lebrac ne savait pas encore
qu'ils allaient se fondre dans son ombre. L'un d'eux était cruel et
fourbe, imaginait des supplices raffinés pour un deuxième, dont le
seul désir était de jouer la victime, et Lebrac, spectateur,
contemplait leurs agonies recommencées, sous les cris sur-aigus des
oiseaux de paradis du gendarme en chef. Les oiseaux aussi étaient en
cage. Leur enclos longeait le mur de pierres jaunes, plus bas à cet
endroit, pour mieux donner aux bestiaux vaniteux le regret de la
liberté dont on les privait. En contrebas, à vingt mètres du
chemin de terre quelques maisons avaient poussé dans les champs. On
les retrouvait en plus petit sur la maquette de la caserne. On aurait
pu les anéantir du plat de la main. La petite fille à la robe
rouge habitait derrière les baies vitrées de la plus proche. Les
mercredis après-midi, elle faisait semblant de venir cueillir des
fraises des bois au pied du mur. Lebrac l'attendait en culottes
courtes, se réchauffant les cuisses sur les pierres dorées du mur
qu'il n'osait pas franchir. Il fallait crier pour s'entendre à cause
des bruits de basse-cour. Mais les gestes leur suffisaient. Lebrac
défaisait sa ceinture, elle relevait sa jupe, et derrière eux, les
centaines d'yeux répandus sur le plumage des paons jugeaient avec
sévérité leur obscénité. Dans le cri des oiseaux, Lebrac
reconnaissait le prénom du gendarme. Les bêtes appelaient leur
maître ; il finit par venir. Les menaces dans sa voix étaient
devenues infiniment douces. Il condamna Jo à ne plus retourner à la
grotte. Lebrac obéit, il alla s'allonger dans le pré et regarder
désormais avec un intérêt plus vif les soldats en sueur à travers
les vitres du gymnase.
Lorsqu'il retourna à la
grotte, la sorcière était morte. Jo ne pleura pas, il laissa
seulement éclater sa colère et s'ouvrit les poings sur le rocher.
Il aurait voulu que surgisse du chaudron un nouveau personnage, un
frère qu'on n'avait pas eu le temps de lui faire, et que seules les
puissances occultes pouvaient créer plus âgé. Il sortit du bois et
monta sur le premier cerisier. Une mer affolée battait les flancs du
navire et il chercha où était la première île habitée. Quand il
descendit de l'arbre, il faisait nuit. Il traversa le champ de tir,
se confondant avec les silhouettes noires et numérotées, ramassant
les douilles et les balles cabossées pour en faire des trésors de
guerre.
Sur le pas de la porte, la
dame rousse l'attendait. Elle lui dit qu'il allait attraper la mort.
La chape de son amour pesait sur ses épaules si lourd qu'il se
laissa porter au lit dans la chambre de l'échiquier. Elle était
rassurante. Elle prétendait que la prison était à l'extérieur,
elle installait dans le monde de la caserne un univers où les
animaux parlaient, où le petit peuple de la nuit venait combler les
désirs des hommes. Mais dans la nuit éclairée, lorsqu'elle s'en
allait, Lebrac constatait que les lutins n'étaient pas venus. Dans
ses rêves, la sorcière lui soufflait que la liberté commençait
au-delà des grilles. Il n'était pas persuadé de la logique de ses
propos. Sur le chemin de l'école, il rencontrait les musiciens de
son orchestre et au rythme de son pas composait une nouvelle
symphonie matinale.
Dans la cour de l'école, une
palissade de bois séparait les garçons des filles. Du côté de
Lebrac, on ne jouait qu'à la guerre. Il s'asseyait dans un coin et
parlait avec Jo. L'autre Jo était timide, effacé, bon public, et
Lebrac se satisfaisait de ce reflet qui l'imitait en tout. Parfois,
il consentait à lui faire partager le secret de la demeure d'un
esprit inférieur, mais Lebrac se lassait de devoir inventer tous les
jeux. Le soir, ses camarades s'attardaient sur les escaliers du
couchant et partageaient leur goûter. Un jour, Lebrac s'attarda avec
eux pour commenter les événements capitaux qui se déroulaient dans
les nuages. Au moment où l'avion allait exploser en filaments de
coraux blancs, un visage déformé par la colère se pencha sur lui ;
Lebrac reconnut une des trois dames, elle était coiffée de serpents
qui crachaient des mots sans suite. Lebrac la suivit sans comprendre,
convaincu de sa faute ; la dame se mit à pleurer. Il la consola
et promit de ne plus se mêler au monde intermédiaire de la réalité
ordinaire. Car Lebrac était un gamin docile, bien élevé par
fatigue des criailleries, qui ne réclamait que la perpétuation
d'une existence insignifiante, comme toute vie si l'on y regarde d'un
peu loin. Il s'était accoutumé par intérêt, comme un animal
domestique, et exécutait ses tours avec application. Le hasard
l'avait égaré dans un monde clos où l'on s'était arrogé des
droits exorbitants sur lui. Seules la dissimulation et la ruse
pourraient lui fournir une vengeance à la hauteur de la déception
infligée. On avait patiemment construit sa vie avec l'aspiration à
la perfection ; Lebrac, à petit feu, avec la plus impitoyable
cruauté, allait s'acharner à la détruire. Est-ce le Père Noël
qui mourut cette année-là ? Que de fois pourtant il avait
manifesté sa présence, avec une écriture de femme, certes,
déposant ses messages sur les framboisiers en fleurs avec pour toute
adresse « aux bons soins du pigeon voyageur ». Mais on
avait rasé le jardin potager pour y construire de nouveaux
baraquements. Au milieu de la cour d'honneur, devant la haie de
tilleuls, trônait, forte de sa puissance sans partage, la statue du
Commandeur.
Lebrac chercha de nouvelles
portes vers l'extérieur. Il s'entraîna à faire le mur. Un
après-midi, il rejoignit Jo chez lui pour lui demander s'il avait
reçu le message télépathique qu'il s'efforçait de lui envoyer
depuis la veille. Jo avait l'air malade. Lebrac pour le distraire lui
raconta des histoires. La famille de Jo vivait dans un taudis, deux
alcôves sans fenêtre coiffées d'un toit concave. La mère assise
pleurait. Le soleil tapait fort, les enfants s'éloignèrent. Quand
ils revinrent les uniformes de la police avaient envahi le réduit.
Le soir-même, Lebrac fut convoqué dans le bureau du Commandeur. Il
pensa qu'on allait lui parler d'un 3 en rédaction jusqu'alors
soigneusement dissimulé. Le devoir s'appelait « Jo et Jo »,
et Lebrac, bien conscient de son génie, savait que cette note
cachait une sanction morale plus qu'elle ne traduisait une
appréciation littéraire. Le Commandeur le regarda droit dans les
yeux et lui dit qu'il ne verrait plus Jo, que sa sœur était morte,
que son père l'avait tuée en la frappant, que lui, Jo avait passé
l'après-midi devant leur maison après avoir fait le mur -c'est ce
qu'avaient rapporté les uniformes bleus. De nouveau la voix était
très douce, d'autant plus inquiétante. Lebrac se souvint alors du
pistolet et de la paire de menottes dans la table de nuit du
Commandeur et de la gifle qu'il avait reçu la seule fois où il
avait tenté de les passer aux poignets de Jo. Il déclara qu'il
n'avait tué personne et on le congédia. Dans le hall, à l'étage
inférieur, il s'arrêta devant la maquette. Là où se trouvait
autrefois la grotte, il crut voir un lac, puis il suivit dans le
couloir la piste tracée par les gouttes de sang. Elle menait à la
porte du musée. La clé pendait à la ceinture de la sentinelle qui
se détachait sur le fond brun-rouge. C'était l'ordonnance du
Commandeur. Jo dit : « Fais-moi entrer ! »
L'ordonnance répondit que c'était interdit. Alors Lebrac alla
s’asseoir au pied du mur en face et resta là jusqu'à la relève
de la garde. Du ventre du musée, il entendit monter une voix de
femme qui chantait une berceuse où il reconnut l'appel mystérieux
des médiateurs occultes.
Le lendemain, Lebrac apporta
du chocolat et le soldat consentit à sourire. Il parla de sa
solitude, de son respect pour le Commandeur, Mais Jo ne le crut pas.
La sentinelle ne se méfiait plus, elle posait son arme dans
l'encoignure de la porte, et Lebrac profitait de son pouvoir tout
neuf pour lui montrer les dernières prises de judo qu'il voyait
exécutées à travers les baies du gymnase. L'ordonnance le laissait
faire, protestant pour la forme. Soudain les pas de la dame brune
résonnèrent dans le couloir. Elle les sépara, et sur le carrelage
verni, tira Lebrac par la manche jusqu'à l'office. On désignait
ainsi la grande cuisine où régnait la dame brune. C'était, à
l'intérieur, l'ombre portée du Commandeur. Ses tempes commençaient
à blanchir, ses mollets étaient enflés comme sa taille et sa voix
de stentor suffisait à donner une idée de son pouvoir despotique.
Elle possédait un petit mari voûté et rougeaud, à l'accent slave,
qui venait frapper à la porte extérieure de la cuisine. Souvent il
montrait les cicatrices de ses blessures de guerre et les trous
laissés dans ses jambes par les balles, et elle lui donnait parfois
un verre de vin. Lebrac avait peur de lui, il savait qu'un enchanteur
se cachait dans ce gnome, comme Merlin pourrissant, asservi par le
sortilège qu'il avait inculqué à Viviane. Les rituels qu'observait
la dame brune montraient bien sa puissance. Elle ne répondait jamais
que sur le ton de la colère, s'ingéniait à faire trop cuire les
aliments, juste assez pour qu'ils perdent consistance et saveur, elle
organisait savamment la disparition des objets dont elle n'aimait pas
se servir, des jouets de Lebrac, qui réapparaissaient quelquefois au
milieu du couloir lorsque ses jérémiades avaient fait fléchir
l'arbitraire ; elle sacrifiait les poules, pour montrer à
l'enfant la chaîne des œufs de tailles différentes, verts encore
dans le ventre chaud. Les soirs de grande cérémonie, elle mettait
un tablier de dentelle, convoquait le Commandeur et la dame rousse et
quelques autres convives pour les seconds rôles. Par ses oins, le
Commandeur se métamorphosait en ambassadeur, causant avec brio dans
plusieurs langues à la fois, la dame rousse jouait avec discrétion
à l'épouse modèle, sa coiffure imitait un building new-yorkais,
et, brillant de tous les feux de ses bijoux, elle oubliait de monter
allumer la lumière. L'ordonnance servait à table, on se moquait de
sa maladresse ; à l'office, les deux dames plaisantaient sur
son compte et l'interrogeaient sur ses relations féminines. Elles
réprimaient un fou-rire, et Lebrac riait aussi, car la dame rousse
avait des émotions communicatives.
Un de ces soirs de cérémonie
où Lebrac geignait dans l'obscurité, l'ordonnance entra dans la
chambre bicolore, ralluma et commença un conte, celui où le soldat
rencontre le diable et échange son violon contre un livre magique.
Mais Lebrac ne s'intéressait pas au diable dans les histoires et
demanda à l'ordonnance de lui ouvrir la porte du musée. Ils
descendirent l'escalier en colimaçon ; à chaque marche
s'ouvraient des abîmes, les fossiles dans la pierre noire avaient
des phosphorescences inconnues. Ils traversèrent le parc ; les
carreaux blancs des couloirs du bâtiment reflétaient la clarté
lunaire. Le soldat détacha la clef de sa ceinture et la donna à Jo.
Lebrac poussa la porte du Musée des Horreurs de la Guerre. Dans
l'obscurité, il aperçut la photo de son fondateur, puis sur
l'étagère, un cerveau incomplet qui flottait dans le formol ;
à côté une main coupée, puis des armes, et le résultat de leurs
effets par l'image, la lèpre des brûlures, l'effervescence
purulente des explosifs, les photographies détaillées des étapes
d'une décollation. Alors Lebrac entendit à nouveau la voix qui
chantait une vieille complainte, accompagnée par un violon lointain.
Il se retourna, elle était noire, de vêtements et de peau, il
savait qu'il la connaissait depuis toujours C'était la quatrième
fée dans le recoin obscur de la salle de garde, celle qui n'avait
rien offert. Il voulut faire un pas vers elle, lui prendre le baiser
qu'elle n'avait pas donné. Mais soudain la salle s'éclaira et
Lebrac entendit des pas qui résonnaient dans le bureau du
Commandeur. Le plafond en tremblait. Il lâcha la clé. Lorsqu'il la
ramassa il y vit la tache de sang. Il se précipita à l'extérieur,
referma à double tour et courut vers le soldat qui faisait le guet.
« Il est là-haut. Tu ne l'as pas vu monter ? » Mais
les fenêtres étaient noires et la nuit vide autour, la tache sur la
clé avait disparu comme une ombre. Lebrac songea que le musée était
la demeure du double criminel du Commandeur, qu'il l'avait caché là
pour essayer de l'oublier, lui et la femme noire qui n'en finissait
pas de recommencer sa chanson. Curieusement, la statue du Commandeur
dans la cour d'honneur s'en ressentit et commença à s'effriter. Il
s'était poignardé lui-même, il prit un aspect plus humain et sa
réalité en fut quelque peu affectée. Cette nuit-là, quand Lebrac
s'endormit, il ne conversa pas avec les visiteurs habituels ;
dans le rêve, le damier noir et blanc s'était élargi aux
dimensions des carreaux de salle de bain et l'ordonnance, nu, jouait
du violon sous la douche.
Le lendemain, la dame rousse
tomba malade. On accusa d'abord Lebrac de lui avoir transmis la
grippe. Comme son état s'aggravait, on la transféra dans l'aile
inhabitée du bâtiment. Lebrac n'y avait que rarement pénétré.
Les pièces sombres et vides lui donnaient un haut-le-cœur. Dans une
armoire de la dernière chambre reposaient des ours éventrés et des
poupées décapitées. Un débarras, seule pièce claire, fermait de
l'intérieur. Parfois Lebrac y était venu s'y retrancher de tout
regard, s'enfermer dans le mutisme ou les voyages imaginaires avec
les livres interdits, à l'intérieur de l'intérieur. Là, dans
l'aile, on mettait la mère du Commandeur, de temps en temps. Elle
dormait l'après-midi, jouait aux cartes, se déplaçait à pas
lents. On coucha la dame rousse dans la chambre la plus proche. On
apporta des cuvettes, des appareils en ferraille jaune à voyants
lumineux, des serviettes par dizaines, des médecins. Elle criait
qu'elle allait mourir, pleurait, crachat, vomissait. Elle appelait
Jo ; la dame brune venait le rechercher pour qu'il ne la fatigue
pas. Elle appelait le Commandeur. Il arrivait qu'il vienne, ou bien
son double, ou quelqu'un qui lui ressemblait ; il se désespérait
en lisant son journal. Dans le fauteuil d'en face, dans l'ombre, la
dame noire souriait, et il faisait semblant de ne pas la voir. Il se
mettait en colère, trouvait des prétextes pour s'enfuir. Il donnait
des consignes contradictoires à la dame brune. Sans doute jugea-t-il
prudent de distraire Lebrac, et il décida qu'on lui apprendrait en
même temps l'anglais et la religion. Le dimanche, on envoya Lebrac à
l'église et au catéchisme, ce qui lui fournit une occasion
inespérée de franchir à nouveau les digues de la caserne.
Lebrac se jeta d'abord dans
la croyance à corps perdu. Il avait toujours conservé avec le
surnaturel des contacts privilégiés, et il était prêt à
accueillir de nouveau personnages de légende, pourvu qu'ils sachent
conserver leur mystère. Tant que les litanies furent belles et les
cérémonies incompréhensibles, Lebrac se laissa bercer par le
charme poétique. Puis on lui raconta l'histoire. Il demanda pourquoi
le Père avait laissé mourir le Fils puisque le Fils était le Père,
pourquoi l'on tutoyait la vierge alors qu'on vouvoyait Dieu, pourquoi
le Pape ne savait plus faire de miracles. Le curé, que ses
sempiternelles questions agaçaient, finit par abdiquer en avouant
qu'il l'ignorait. Cette année-là, Dieu le Père mourut. Mais
derrière l'église, Lebrac avait rencontré C.
C. faisait le pied de grue
sous l'averse et Jo offrit la moitié de son parapluie. Ils avaient
cours dans même salle de classe, mais C. faisait partie des grands,
il était vieux, douze ans au moins, et Lebrac n'avait jamais osé
lui parler, devinant que C. appartenait à un monde différent, celui
qui commençait au-delà de la porte de la caserne, et s'étendait
loin dans les collines. C. était le fils d'un maçon italien, il
était noir de poil, cheveux drus, grand, carré, sa voix était
profonde et chaude. Lebrac crut qu'il était venu le chercher puisque
la place était déserte. Il ne comprit pas le trouble que suscitait
en lui ce vide des lieux et le tissu collant de la chemise mouillée,
mais il devina que sa sorcière-gardienne lui envoyait d'outre-tombe
un exemplaire assez réussi du grand frère improbable que le
chaudron n'avait pas daigné délivrer. Comme il se baignait dans le
lac de ses pensées arriva la demoiselle blonde que C. n'avait cessé
d'attendre. Elle avait un petit visage triangulaire et de beaux yeux
violets. Lebrac, à qui l'on avait appris par les textes et les
récits de la vie quotidienne, les clichés de la logique amoureuse
pensa que la surprise dans ses yeux manifestait de l'intérêt et
décida aussitôt de tomber amoureux d'elle. Il se le déclara, se
crut, mais à regret les laissa seuls. Dès lors, il leur servit de
messager car la demoiselle blonde était enfermé par le roi son père
au milieu d'un jardin gardé par des dragons et Lebrac put consoler
C. de sa défaite galante. Entre temps la dame rousse était revenue
des Enfers. Depuis sa maladie, Lebrac tentait parfois d'aventurer son
vélo sur l'avenue.
Il n'y avait pas de
sentinelle à la porte arrière de la caserne qui donnait sur une
route bitumée bordée de bornes blanches. Au-delà du premier rideau
d'arbres, derrière le pylône électrique, une route de terre
montait à la maison du maçon. A gauche, au fond du premier vallon,
s'étalait le bidonville qui doublait le village, où les enfants
étaient réputés infréquentables. On ne le voyait plus de la
terrasse de la villa neuve. Les deux frères de C. jouaient sur les
balançoires du portique et Lebrac écoutait avec un bonheur confus
C. lui raconter la correction à coups de ceinture que son père lui
avait infligée la veille : il ne montra pas les marques. Lebrac
donna à C. les brouillons du problème du lendemain et se leva pour
partir. Le maçon montait déjà le chemin de terre ; son chien
tournoyait autour de lui. Lebrac remarqua immédiatement qu'il
portait une large ceinture à clous carrés. Le chien, au même
instant se précipita vers lui en grognant. Jo se mit à courir, le
chien le rattrapa au mollet et ses crocs s'enfoncèrent facilement.
Le monde vacilla devant les yeux de Lebrac, il eut un sourire extasié
et s'évanouit. Il se réveilla sous les instruments du médecin. Les
dames, persuadées que le chien avait la rage déclaraient qu'il
fallait l'abattre. Lebrac protesta que c'était sa faute ; sous
la morsure de l'alcool il songeait au sourire de C. Il boita quelques
jours, l'histoire fit le tour de l'école, puis les absences de C. se
firent plus fréquentes. Dans la pièce de fin d'année Lebrac
décrocha le rôle du jeune premier et la demoiselle aux yeux violets
lui donna la réplique. Le conte qu'ils représentèrent tenait de
Barbe-Bleue et de La Belle au Bois dormant. Jo ouvrit
le bal avec la jeune première, mais C., qui avait regardé de loin,
s'éclipsa avant le début de la fête. Le seul ersatz de valse qu'on
avait trouvé demandait à qui était le petit chien dans la vitrine.
Lebrac se lança sur les traces de C. dans la poussière de la route.
C'était l'été. Le chemin était bordé de mûriers alourdis par
leurs grappes noires. Les rayons du vélo sifflaient dans l'air plus
dense. Lebrac rejoignit C. dans la carrière abandonnée. Les
murailles et les blocs de pierres renvoyaient en l'amplifiant le
bruit de leur respiration. C. lui demanda si c'était bien la danse,
et la pièce. Lebrac ne comprit pas et répondit que oui. C. envoya
balader quelques pierres du bout du pied. Lebrac crut que c'était un
jeu et il les renvoya. Alors C. hurla « Va-t-en ou je te casse
la tête ! » et l'écho répéta après lui. Lebrac
restait les bras ballants, tout blanc. C. se précipita vers lui, le
poussa violemment hors du chemin et s'éloigna sur la route
poudreuse. Jo se releva, frotta ses genoux qui saignaient un peu. Il
remonta à vélo, sa blessure au mollet lui faisait mal.
C'était l'été. Le soleil
sur le sable blanc de la cour d'honneur était si violent qu'il
faisait mal aux dents. La véranda reposait sur des arceaux de roses
jaunes et blanches au cœur pulvérulent. Dans le bourdonnement des
guêpes, le Commandeur prenait l'apéritif, la dame rousse et une
dame inconnue aux cheveux courts et au grand nez prenaient le thé.
Lebrac frissonna au contact du métal froid de la chaise de fer. La
dame rousse dit à Lebrac avec un sérieux imperturbable : « Tu
n'embrasses pas ta sœur ? » Lebrac s'efforça de ne
laisser paraître aucune surprise devant l'ironie du sort et
s'exécuta avec méfiance. Comme il se laissait faire, la dame rousse
en profita pour prétendre dans la foulée qu'elle était la mère de
Jo. Lebrac coula un regard sur sa droite vers le Commandeur qui
piquait du nez sur son journal, puis sur sa gauche ; la dame
brune souriait benoîtement, les mains croisées sur son tablier
amidonné. Lebrac n'y croyait pas vraiment. Dans l'urgence il se
goinfra de petits fours. Puis avec son couteau, il coupa la tête à
une guêpe qui s'était posée sur sa tartine de confiture.
Le même soir, la dame rousse
monta lui parler dans sa chambre. Elle avoua à Lebrac que sa sœur
n'était pas sa fille, mais celle du Commandeur. Lebrac comprit qu'on
l'avait emprisonné dans une vaste conspiration, à l'intérieur de
l'intérieur du silence, qu'on lui mentait encore en faisant semblant
de rétablir la vérité. Elle ajouta que désormais elle ne
laisserait plus la lumière allumée dans la chambre, puis elle se
leva du bord du lit, traversa la pièce, les tomettes rouges du
couloir, et referma sur elle la porte de la chambre du père/
Lebrac se leva. Dans le
couloir la femme assise illuminait la nuit de son regard de bronze.
Cette nuit-là, la dame noire rendit l'âme. Lebrac rêva qu'il
dévalait avec C. les pentes des montagnes. Sur leur chemin, devant,
derrière, s'ouvraient des gouffres, leur course s'achevait en sauts
vertigineux. Lebrac entrait seul dans la chapelle tapissée de
centaines d'icônes rayonnantes. Lorsqu'il voulut en sortir, la porte
était devenue si étroite qu'il fallut se concentrer plusieurs
heures avant de rapetisser suffisamment. Quand il se retrouva enfin
dehors, la nuit était tombée, des bouquets de sapins avaient envahi
le paysage. Un petit vent glacé rendait la neige crissante. Le long
du couloir d'arrivée le ciel bleu profond était constellé de
hiéroglyphes reproduisant les poèmes de Toutankhamon. Quand il
ouvrit la porte de la chambre d'hôtel ; il vit la mère assise
sur les genoux du père, immobile, coulés tous deux dans le même
bronze.
Au matin, on entra dans la
chambre de Lebrac. Il pleuvait. On lui dit que maintenant il était
grand, qu'il allait partir pour la ville. Et les murs de la caserne
s'effondrèrent comme des pâtés de sable.
LEBRAC
A L'ECOLE BUISSONNIERE
Lorsque Lebrac eut dix ans,
il descendit de sa colline. On avait mis en scène des adieux
déchirants avec la maisonnée. Lebrac traversa le fleuve, puis la
forêt. Son hostilité se mit à grandir. Ce n'était pas la
direction. Ordinairement un tunnel menait à la ville. Elle le
rassura : ils allaient vers une autre ville, trois cents
kilomètres vers le nord. Il s'endormit. Lorsqu'il rouvrit les yeux,
il était au fond d'une vaste cheminée sur les parois de laquelle on
avait peint les fenêtres d'un immeuble. Les huit pièces de
l'appartement lui parurent d'une exiguïté ridicule, et le boyau en
pente qui menait à la cuisine d'une interminable longueur. On campa
là, dans la moitié gauche, où il n'y avait qu'une seule pièce, la
cuisine et les couloirs. De l'autre côté, le rez-de-chaussée de la
maison dans la caserne s'était transplanté sans changement majeur,
sinon la chambre adossée au cagibi qui figurait la salle de bains.
Lebrac demanda où était le parc. Elle répondit qu'il n'y en avait
pas mais qu'il pourrait aller jouer au jardin. Lebrac demanda où
était sa chambre ; alors, avec un sourire de prestidigitateur,
elle tira un cordon et un rideau de lattes de fer sépara l'est de
l'ouest de la pièce. Le petit carré était la chambre de Lebrac :
elle ferait de l'autre la lingerie, son atelier, sa bibliothèque.
Lebrac se laissa tomber sur le lit jaunasse et geignit : « mais
on voit à travers ». Elle arrangea le rideau, prétendit que
non, que de toute façon elle ne regarderait pas. Lebrac se lamenta
devant ce rétrécissement impromptu de l'intérieur. Sa propre
cellule avait éclaté, et l'amibe d'à côté déversait vers lui
ses pseudopodes. D'ailleurs dans un vase sur son armoire, elle avait
posé le bouquet de plumes de paon qui l'épieraient en son absence.
Lebrac devina que le nouvel intérieur serait encore plus inhabitable
que le précédent. Il eut tout de suite en horreur le papier vert à
lauriers de velours qui tapissait le bureau à l'autre extrémité de
l'appartement, et les glaces parallèles du salon désert qui
ouvraient pourtant sur un univers plus conforme à ses désirs. Elle
peignait, collait, clouait, sciait, débouchait, éclairait. Lebrac
comprit qu'il fallait profiter de sa distraction pour lui échapper.
Il sortit de la cheminée malséante, un livre magique à la main, et
traversa avec précaution la rue, large comme une nationale, puis la
place, aussi vaste que le village, et franchit les grilles du jardin.
A l'intérieur du jardin se
déploie un monde de comptine, des enfants en costume marin poussent
des bateaux au milieu des carpes, et des kiosques viennois servent
des glaces. Des ânes, tirant des voitures découvertes, sillonnent
le pays de cocagne. Ils s'arrêtent aux manèges, devant le cirque,
près du théâtre de marionnettes. Dans les décors de carton-pâte,
avec les personnages de bois, Lebrac jette un œil sur le nouveau
monde, la ruse, l'adultère, le ridicule du gendarme. Il ne comprend
pas l'agitation à l'extérieur. Vers six heures quand ferment les
baraques, et que les passants fuient en courant dans des directions
opposées, il goûte le calme retrouvé et profite de sa délivrance.
Tous les jours il retourne au théâtre d'enfants. Dans son sac il a
caché un magnétophone pour enregistrer la pièce. Il s'aperçoit
plus tard qu'il a effacé sur la cassette le seul souvenir vivant de
son enfance, la voix de C. dont il ne reste que deux mots distordus
et un rire grave. Son grimoire à la main, il attend sur un banc que
la chaleur tombe, le ciel s'irise d'un joli crépuscule. Lebrac
s'assied au bord du bassin et trempe son mouchoir dans l'eau sale, se
le passe sur le visage. Elle arrive au pas de course. Lebrac la
reconnaît, elle, la furie, sur l'escalier au soleil couchant. Elle
dit qu'il est fou, que l'eau est pleine de microbes, qu'il ne faut
pas traîner là tard. Lebrac demande pourquoi. Elle dit qu'il y a
des messieurs. Lebrac ne saisit pas, mais il se promet de creuser le
mystère.
En septembre, un homme
débarque avec les meubles. Il a une certaine ressemblance avec le
Commandeur, mais Lebrac n'est pas sûr que ce soit lui. D'abord, il
est plus vieux, il n'a pas d'uniforme, et puis Lebrac se souvient mal
du visage de cauchemar du Commandeur. Bien sûr il y a la voix, plus
attentive, plus hypocrite aussi. Il s'installe dans le bureau aux
lauriers. Le cadeau qu'il a apporté pour Lebrac est un lit ancien
tapissé lui aussi de lauriers, qui se disloquera régulièrement par
la suite. L'homme seul habitera les quatre pièces de droite et Lerac
devra aller chercher ailleurs un territoire qu'il puisse
s'approprier.
Jo cultivait la nostalgie de
la caserne maintenant qu'il était sûr de ne plus y retourner. Comme
il devenait mélancolique, on le mit à l'école. Lebrac débarqua en
culottes courtes et en blouse bleue dans la cour du collège, portant
un gros cartable plein de cahiers vierges, de stylos et de gommes.
Aussitôt un frémissement parcourut la foule, et des dizaines d'yeux
de paons écarquillés par le rire se fixèrent sur lui. Les groupes
s'esclaffaient devant sa tenue ; Lebrac souriait sans
comprendre. Les autres paraissaient se connaître, sifflotaient les
mêmes chansons de l'été ; leurs propos parurent bien futiles
à Lebrac qui commença d'emblée à les mépriser, certain qu'un
gouffre le séparait de cette foule de gamins remuants. On monta dans
les classes et Lebrac découvrit que le temps était découpé en
tranches, qu'on accréditait la croyance qu'on pouvait le
rentabiliser. Il décida en conséquence de se scinder en deux
personnages, l'un scolaire, l'autre domestique, afin de partager la
fatigue. En retranchant des heures scolaires les heures d'hôtel de
la nuit, Lebrac s'aperçut que certains après-midi laissaient la
place à la construction d'un troisième univers. Il prit un moment
pour se réunir, puis se mit en quatre. Le quatrième était plus
pâle que les autres. C'était le petit Jo de la campagne. Lebrac
ouvrit le réservoir de son taille-crayon et le petit génie entra
dans la bouteille. Il boucha les trous avec du scotch et eut droit à
une première remontrance du maître. Jo se retourna vers son voisin
et le désigna lâchement du regard. Sur le chemin du retour, il jeta
le taille-crayon dans la poubelle du marchand de fromages, aliment
dont la seule vue suscitait chez Lebrac des convulsions d'horreur.
L'ordinaire de l'hôtel
n'amusait pas Lebrac. Il y dormait, il y faisait ses devoirs, mais
toute sa vie s'était retirée dans le secret. Avant même d'avoir
quelque chose à y cacher, Lebrac avait fait dans sa chambre
l'inventaire des rares planques possibles et conçu le savant réseau
de clefs inter-dépendantes, comme celles du coffre-fort dans le
bureau de l'Empereur. Celui-ci pratiquait heureusement le travail
intellectuel avec une ascèse remarquable par le détachement qu'elle
impliquait de toutes les tâches matérielles, ainsi que par la
solitude enfumée qu'elle requerrait. Les cérémonies sacrificielles
occupaient la place des repas. Le Pacha écoutait silencieusement le
récit des journées de ses sujets. Puis, à cause du ton d'une
question, d'une faute de grammaire, d'une maladresse, le ressort de
sa colère foudroyante se débloquait. Lebrac finissait par
s'entraîner à n'avoir plus faim pour les repas du soir, ou bien il
choisissait de fournir le prétexte opportun afin que cela passe
avant le dessert. Le général partait régulièrement en mission,
mais au bout de quelques jours, au lieu de profiter de la liberté,
elle se mettait à pleurer, elle disait des bêtises, qu'elle allait
commencer à boire ou à fumer, qu'il ne voulait plus d'elle, et elle
le traitait de tous les noms. Lebrac ne voulait pas l'entendre et il
la laissait se lamenter dans sa chambre. Les cris redoublaient.
Lebrac se demanda avec curiosité si elle allait recommencer à
mourir.
Devant la platitude du monde
à l'intérieur de l'hôtel, Lebrac fit des efforts de sociabilité.
D'ailleurs rien ne l'effarouchait, il regardait à vol d'oiseau le
paysage se dérouler sous ses pas et tout était possible. Dans
l'espace du collège, Lebrac essayait de recoller des morceaux des
univers intermédiaires issus de son enfance. Devant ses auditeurs il
déroulait les contes de ses empires et états. Les paliers de
l'escalier central menaient aux contrées dans les nuages, sur la
planète ovale qu'éclairaient deux soleils. Il formait autour de lui
le cercle des conseillers et ministres qui n'avaient d'autre fonction
que figurer sa cour, mais se révoltaient vite contre son pouvoir
envahissant. Il concevait des parodies de religion, fabriquait avec
le feu, l'obscurité et la chimie des cérémonies d'initiations
étranges. Ses camarades se moquaient de lui, de sa taille, de sa
rondeur, l'appelaient Lebraquemard, et Jo pensait, si seulement, si
seulement… disaient qu’avec un nom pareil, il finirait dingue,
qu'il était déjà décalqué. Lebrac s'accrochait à sa folie comme
au dernier paravent qui pouvait occulter la réalité. Devant lui, il
ne voyait pas l'escalier, les soupiraux et les barres, mais la mer,
les barques et les maisons en carton du premier plan. Un semblant de
Jo n°2 s'était accroché à ses basques et ils construisaient des
romans de cape et d'épées compliqués d'interminables duels et de
fausses cascades. Lebrac essayait de greffer sur la trame quelques
scènes d'une cruauté bien crue où il fallait feindre la douleur et
la délectation, mais le n°2 était très mauvais à ce jeu et se
mit rapidement à apprendre les échecs, après quoi on ne l'arracha
plus à sa boite de plastique. Jo lui-même se laissait de ses
inventions surannées auxquelles il ne parvenait plus à croire. Il
dériva un moment vers la mythologie grecque mais il n'avait pas de
succès avec les nymphes et les sirènes ; on lui racontait
encore la même histoire, que Saturne dévorait ses enfants. Le
châtiment de Prométhée l'arrêta un instant à cause des images du
livre. Il songea qu'il remplissait le tonneau, roulait la pierre
vouée à la chute, et Lebrac s'attrista sur les vieux mythes, qui,
brique après brique, reconstruisaient un coin du mur de la prison.
Pourtant, comme le jour où il avait pénétré à l'intérieur de la
cabine du marionnettiste, il pressentait que le monde devait avoir un
envers, et qu'un personnage sautillant en lui demandait à émigrer
vers un nouveau système.
Le hasard lui vint en aide.
Un soir qu'il rentrait de chez un camarade par le train, intrigué
par le nombre des sentinelles devant la porte, plus que poussé par
l'envie, il entra dans les toilettes de la gare. En franchissant la
porte il eut la même hésitation qu'autrefois. A gauche, un sens
interdit en métal barrait l'accès au reposoir des dames. Tout de
suite l'odeur acre de l'urine chaude lui monta à la gorge. Les
carreaux jaunes et noirs suintaient dans des clapotis irréguliers et
une rangée d'hommes aux yeux mobiles attendaient patiemment le
déluge en s'agglutinant comme des mouches sur leurs urinoirs vides.
Lebrac devina tout de suite l'intérêt du jeu, et l'avantage que
pouvait lui offrir sa petite taille. Il se trouva gêné de ne plus
avoir envie de pisser. Un homme le suivait lorsqu'il sortit. Lebrac
le laissa passer devant et lui emboîta le pas. Un peu plus loin, il
y avait un square. C'était l'hiver, il faisait nuit. Ils enjambèrent
la grille basse. Dans le premier l'homme s'agenouilla et défit le
pantalon de Lebrac. Il paraissait extrêmement pressé et inquiet.
Lebrac se recula lorsqu'il voulut approcher sa bouche. Soudain
l'homme poussa un râle incongru, se cassa en deux, puis il s'enfuit
comme un voleur. Lebrac pissa longuement sur l'arbre et se rhabilla.
En levant la tête, il s'aperçut qu'une fenêtre était ouverte au
dernier étage de l'immeuble d'en face. Dans l'embrasure, trois
marins en uniforme se désignaient un point dans le lointain, car le
square longeait l'Arsenal. Jo haussa les épaules et sortit de la
pénombre. Il ne se retourna pas, mais il entendit distinctement des
éclats de rire qui lui firent presser le pas. Devant la porte de
l'hôtel, il s'efforça de mettre en sommeil le Jo nouveau qui venait
de naître et le rangea dans le tiroir secret du secrétaire,
toujours plus à l'intérieur de l'intérieur. Ce soir-là, il rêva
que C. était trapéziste dans un cirque. Il exécutait des sauts de
virtuose au-dessus de la tête de Lebrac et souriait de toutes ses
dents. Au réveil, Jo chercha vainement à reconstituer le visage de
C. qu'il avait vu si net dans le rêve et dut se rendre à l'évidence
qu'il en avait définitivement oublié les traits.
Il avait neigé pendant la
nuit. En remontant la rue du collège, il aperçut sur le trottoir
d'en face une tache bleue sur la chaussée blanche. Il s'approcha de
la vitrine du marchand de timbres. Le garçon dans l'ensemble de jean
était blond, un petit nez en trompette surgissait de ses taches de
rousseur et ses yeux avaient la même couleur délavée que sa veste.
Lebrac trouva qu'il émanait de sa silhouette épaisse et rablée un
sentiment de force et de sécurité ; dans l'insolence rêveuse
de la moue et le regard égaré, il reconnut les signes d'une
présence magique. Des boules de neige volaient, et Lebrac était
trop perdu dans la contemplation pour s'être mis à couvert. Quand
la première s'écrasa sur son ridicule bonnet rouge, il entendit un
rire gouailleur s'envoler des lèvres du garçon bleu. Il le regarda
à travers les cristaux qui fondaient. Son visage rougissait sous la
morsure de la neige. La grand-porte du collège s'ouvrit. L'image ne
quitta pas Lebrac de toute la journée. Le bâtiment deint
immédiatement l'aquarium où se promenait le poisson bleu. Lebrac
multiplia les postes d'observation, tout en prenant garde de ne pas
être vu. Il tenta de s'expliquer le sens mystérieux et caché de ce
qu'il appelait leur rencontre. Il lui parut inévitable de s'avouer
qu'il l'aimait, mais il ajouta… comme un frère et se prit à rêver
sur les complexités d'une généalogie délirante. Transi de peur
dans le délice de la transgression, il fouilla le sac du poisson
bleu, trouva son nom, son adresse. Plusieurs soirs il guetta sa
sortie et le suivit à distance dans la rue. Il trouva le numéro de
téléphone qui correspondait à l'adresse, mais personne ne
répondait jamais. Dans une salle de permanence, Lebrac réussit même
à entrer en contact avec une petite fille aussi brune que le garçon
bleu était blond, qui prétendait être sa cousine. Il jugea pendant
un temps prudent d'entretenir avec elle des rapports de séduction,
au cas où. Elle s'appelait Anissa et le prénom contenait des
maisons blanches, les bergers et le son des syrinx qui s'élevait si
bien lorsqu'il apparaissait, lumineux, joufflu et indifférent dans
le couloir sombre. Lebrac pensa à tout, sauf à essayer de lui
parler. Car l'idée-même du contact était exclue, à cause de la
substance spirituelle de l'ange bleu, dont le corps était
transparent sans doute. Quand une voix d'adolescent fit enfin
« allo » il raccrocha dans la panique. Jo ne s'étonna
pas lorsqu'il se dématérialisa comme il était apparu quelques
jours après et qu'Anissa lui annonça qu'il était retourné dans
son pays. Avec lui s'éteignait son dernier frère hypothétique. Da
disparition l'arrangea plutôt car l'image avait plus de corps que la
réalité et sa perfection n'était plus démenti par son incarnation
précaire. Plutôt qu'un retour vers une contrée matérielle, il
avait certainement été enlevé par un quadrige d'atlantes sur un
chariot formé de nuées ardentes.
Le jeudi à trois heures,
Lebrac changeait de peau et la bête sortait les griffes. Il faisait
la tournée des toilettes de la gare, des grands magasins, les
emmenait dans le parking sous le square, attentif aux rondes des
gardiens de jour et au souffle des chiens. Fussent-ils beaux, les
corps qui se roulaient dans la boue, qu'il humiliait dans le plaisir
et méprisait ensuite, ne pouvaient avoir quelque chose en commun
avec le garçon bleu, moins encore avec son image. Jo avait
l'impression de leur emprunter un peu de leur puissance, et comme à
table, il n'était jamais rassasié. Jo avait résolu une partie de
l'énigme. Deux à trois fois certains jours, ses pas le ramenaient
vers les terrasses du jardin qui n'avait cessé d'être le pays des
merveilles. Il suffisait de tendre la main. Lebrac visitait avec eux
des fragments de réalités insoupçonnées, des instantanés de vies
qui ne l'intéressaient pas, mais sa fascination grandissait
lorsqu'il mesurait l'infini variété de leurs différences. Le soir,
en salissant des mouchoirs qu'elle lavait, il se repassait le film de
leurs portraits. Une nuit où il était par extraordinaire seul à
l'hôtel, Lebrac décida de mettre un peu de piquant dans ses
aventure et d'ouvrir les portes par lesquelles communiquaient les
vies séparées. En se remémorant la position des objets, car le
général était capable de disposer un cheveu pour s'assurer que
rien n'avait été déplacé en son absence, il se saisit des clés
du coffre. Il exécuta la manœuvre sans faute et la serrure à
secret s'ouvrit. Sous des piles de papiers, le pistolet et les
menottes reposaient sur des livres liés par un ruban rose. Lorsqu'il
ouvrit le premier, Lebrac n'en crut pas ses yeux. La description
détaillée de l'acte sexuel le dégoûta, le vocabulaire le choqua
un peu. L'excitation trouble qui en résulta l'engagea à pousser
plus loin l'inconscience. Lebrac sortit et alla cueillir au jardin un
homme dont le pantalon vert faisait une bosse démesurée. Il le
coucha sur le lit empire et mit un concerto de Mozart. Il le dévora
avec une frénésie inhabituelle. Avant de s'en aller, le visiteur
s'essuya la main et la queue dans la serviette leur serviette. Quand
elle rentra elle lui reprocha d'avoir éclaboussé la salle de bains
et Jo tenta de dissimuler sa peur et son fou-rire.
Vers cette époque, elle
avait trouvé dans le dessin un moyen commode de protester contre
l'ordre de l'intérieur. Ses toiles représentaient des statues, des
vanités, et des corps trop nets dans la lumière électrique, des
femmes toujours. Certaines venaient poser l'après-midi, et l'on
priait Lebrac de se replier à la cuisine, preuve qu'on voyait bien
au travers du rideau de sa chambre si l'on voulait y voir. De l'autre
côté du rideau de fer, elle continuait imperturbablement à parler
toute seule, elle engueulait la robe qui ne voulait pas se piquer
droit, menaçait le réveil qui retardait, usait tantôt de la
douceur mielleuse et de l'imprécation pour faire revenir ses
lunettes ou ses clés, tandis que Lebrac avait trouvé un excellent
palliatif à son propre silence dans le défilement en boucle des
dix-neuf disques de la Tétralogie. La musique remplaçait
fort bien l'expression de ses émotions. Elle l'obligeait parfois
encore à écouter ses histoires, celle entre autre du jeune homme
qui accompagnait sa mère -une amie, mais elle n'en avait pas- chez
un grand tailleur, et après qu'elle avait payé, l'embrassait devant
la vendeuse en lui disant : « Merci chérie ». Cela
non plus Jo ne voulait pas l'entendre.
L'été elle allait se faire
bronzer sur la piscine de bois qui flottait en amont sur la rivière
et Lebrac l'accompagnait. Pendant qu'elle prenait le soleil, les
seins nus sur le pont supérieur, Jo découvrait un nouveau terrain
de chasse où il croisait parfois les habitués du jardin. Jo
s'exerçait alors avec une habileté de transformiste, à changer de
personnage à chaque apparition de la longue chevelure rousse.
Plusieurs fois il faillit se faire surprendre. Elle le croisa un jour
au sortir d'une cabine de douche et lui fit remarquer qu'il avait de
la morve sur le ventre. Lebrac s'étrangla, et, rouge jusqu'aux
cheveux, plongea dans le bassin pour se débarrasser de la tache de
sperme. Des dizaines de paires d'yeux s'étaient tournés vers elle.
Elle souriait. Quand il sortit de l'eau, Lebrac n'était plus tout à
fait le même. Il sentit ce que cette journée avait d'inéluctable.
En rentrant, il traversa le jardin et rencontra l'amour.
L'amour avait assez piètre
figure. Lebrac vit d'abord ses chaussures à bout rond et le lacet
défait, puis la cassure du pantalon trop long sur la cheville et le
tibia qui lui donnait un air de gosse mal habillé. De jolis yeux
verts du même ton que ceux de Lebrac pétillaient au-dessus de sa
moustache blonde. D. avait vingt-quatre ans. Lebrac en avouait dix de
moins. D. prit la main de Lebrac, cracha son chewing-gum et
l'embrassa. Lebrac trouva l'odeur de menthe désagréable et D. lui
dit qu'il embrassait bien. C'était son premier baiser. Jo expliqua
qu'il n'avait pas le temps, qu'il devait rentrer à l'hôtel. D. lui
donna rendez-vous après dîner. Sur le parking il lui désigna sa
voiture. D. avait une voiture de play-boy mais Lebrac n'en avait
jamais vue. Elle était rouge et Lebrac trouva logique que l'amour
ait une voiture rouge puisque la mort avait un autobus noir. Lebrac
dévora en quatrième vitesse. A l'heure dite il se dirigea vers le
parking. Il était en avance. Il avait emporté Le petit Chose de
Daudet, et, en lisant l'épisode de la blouse bleue, le même dans le
livre vieux d'un siècle, comprenait qu'elle lui avait volontairement
infligé ce ridicule. Il faisait chaud. Sur le calendrier Lebrac
avait lu que c'était le plus long jour de l'année. A neuf heures,
la rutilante carrosserie rouge, tous feux dehors, alors que le soleil
était encore radieux, atterrit dans un murmure, et Lebrac s'allongea
sur le tapis volant. D. demanda à Jo si il était amoureux de lui.
Jo ne savait pas. D. répondit qu'il était amoureux de tous les
garçons qu'il rencontrait et dressa la liste de ceux de
l'après-midi. Il raconta qu'il était prof de gym, loin dans
l'Ouest.
L'été il sévissait dans les colonies de vacances où il apprenait
aux jeunes gens à marcher droit selon ses propres méthodes. D.
conduisait d'une main, passait les vitesses avec la main gauche de
Jo, s'aventurait sur ses cuisses. Quand la voiture s'arrêta, le jour
commençait à peine à décroître. D. entraîna Lebrac dans le
chemin jonché de soutien-gorges, de kleenex et de petites culottes
qui longeait le champ de tir par la gauche et ils s'enfoncèrent dans
la forêt. D. s'allongea sur les cailloux et les épines de pin et Jo
sur lui. Fasciné par la taille de l'engin et le fonctionnement de la
machine, il s'en donna à corps-joie. Après l'amour D. trouva toutes
sortes de mots gentils et doux, dont des noms à elle, ma puce, mon
lapin, et Jo se laissa bercer dans ses bras. Au
retour, ils firent la course contre le crépuscule et Lebrac souhaita
que l'abîme s'ouvrît pour les engloutir avant qu'ils eussent
rejoint les lumières de la ville. D. se laissa encore arracher
quelques baisers et le rêve de Lebrac tourna le coin de la rue. Le
lendemain, il retrouva D. au jardin, qui prétendit ne pas avoir le
temps mais présenta un ami qui souhaitait faire sa connaissance.
Lebrac pensa que ce devait être un autre moyen de satisfaire D. et
emmena l'homme dans les sous-sols du parking. Il était moins âgé
que le général mais paraissait plus fatigué. Sa satisfaction fut
rapide et triste. Jo le chargea de remettre à D. son adresse. Et ce
fut tout.
Pendant
les mois qui suivirent, Lebrac déversa des kilomètres de musique
sur le piano et sur le papier. Ce furent des Variations sur
le Crépuscule, des Idylles
dans la forêt, des Voyages
sur le tapis rouge à
l'orientalisme désuet et naïf. Lebrac avait découpé en esprit une
image de D. qu'il ensemençait de sa musique, de ses lectures, des
coïncidences de la vie. Il lui écrivait, il s'écrivait des
réponses. Il lui semblait que les murs de l'hôtel allaient éclater
sous la pression du secret, car deux de ses existences s'étaient
fondues en une lorsqu'il était tombé amoureux de l'amour. Au
collège, il rapporta des bribes de l'histoire. Les autres disaient
qu'il débloquait et refusaient de le croire, mais derrière la
boulangerie à cinq heures, ils demandaient des détails et Lebrac
expliquait doctement en suçant des bonbons le mode d'emploi du
plaisir partagé. Il tenait même un cours à l'intention des
demoiselles depuis qu'il
avait une connaissance livresque du sujet. Pendant des semaines,
Lebrac fut d'une fidélité exemplaire à son idée fixe. Il se moqua
de la prudence, laissa traîner des photos découpées dans les
magazines et de fausses lettres que personne ne vit. Un soir du
quatrième mois, elle trouva une enveloppe ouverte sous la porte au
nom de Joseph et c'est elle qui la lui apporta. D. disait : « Je
suis au même endroit que la dernière fois. Amitiés. » Le
dernier mot commençait par un gros a pansu comme une minuscule
hypertrophiée. Jo regarda le calendrier. C'était la nuit des marées
d'équinoxe. Les trompettes et les tambours du Choral de
l'Amour parfait résonnèrent à
ses oreilles, et il se précipita vers la flaque rouge dans la nuit
huileuse du parking. Dans la voiture, Lebrac dit à D. qu'il l'avait
attendu avec patience, dans la certitude de son retour. D. se méfia
tout de suite et dit : « Mais moi, j'habite loin ».
Jo prit cela pour un aveu. Seule la distance rendait impossible le
partage quotidien des joies et des peines. Lebrac dit qu'il voulait
faire l'amour. D. l'embrassa. Il passait juste la nuit dans la ville.
Il était tard. Il devait
voir ses parents. Lebrac exigea une date. D. promit qu'ils se
verraient à son prochain voyage.
Six mois s'écoulèrent
durant lesquels Lebrac usa des torrents d'encre dans le vide. Il fut
moins fidèle mais tout aussi sentimental. De temps en temps il alla
voir le Bon Dieu et mit quelques cierges. Le Bon Dieu n'en avait
cure ; cependant, une matinée de mai, Lebrac croisa D. dans les
allées du jardin et D. ne put se dérober. Il demanda à Jo où il
voulait aller et Jo choisit la forêt. Les champs étaient fleuris,
les arbres balançaient leurs cimes alourdies dans un vent frais de
demi-saison. Ils s'égarèrent sur un chemin boueux qui surplombait
la rivière et menait à une bâtisse inachevée recouverte par les
hautes herbes et les joncs. Quand le pantalon de D. tomba sur ses
chevilles, Lebrac remarqua ses tibias arqués, la rondeur de ses
mollets et tomba à genoux sur la terre humide. Il demanda à D.
pourquoi il ne voulait pas le prendre. D. répondit qu'il n'y avait
qu'à demander. Un rectangle de lumière tombait du toit sur les
chaussures de Jo, éclairant les gravas et les tronçons de
poutrelles d'acier. Lebrac cria. Il saignait. Il murmura à D. qu'il
l'aimait.
Comme
D. n'avait pas relevé, il le lui répéta sur le chemin du retour.
D. se mit à rire : « C'est impossible, on n'aime pas les
garçons, mon p'tit gars ! On les baise. » Lebrac commença
à chialer. D. voulut être plus clair. Il mentit et raconta que
lui-même allait bientôt se marier, qu'il était amoureux d'une
demoiselle de l'Ouest.
Bien loin de l'arrêter, le mensonge enflamma Lebrac, qui pensa que
les choses s'éclairaient et sentit son amour grandir à proportion
des obstacles dont on essayait de l'entraver. Alors, en désespoir de
cause, D. ajouta que de toute façon il partait faire le prof de gym
au Canada. Sur le quai de la gare, en attendant le train qui devait
le ramener en ville, Lebrac supplia D. d'accepter en cadeau d'adieu
la montre qu'il portait. D. lui montra qu'il en avait déjà une.
Mais avant qu'il ait eu le temps de la lui rendre, Lebrac sauta dans
le train et lui cria : « Jette-là dans la rivière ».
Lebrac
entretint la flamme quelques mois supplémentaires. Il écrivit un
requiem, ce qui eut au moins la vertu de lui apprendre quelques mots
de latin, car il pressentait qu'il ne connaîtrait plus d'amour si
déchirant et si parfait. Chaque soir, pour s'éduquer l'esprit et
s'accoutumer au chaos, il écoutait avec un surcroît d'application
de la musique sérielle, pendant que de l'autre côté du rideau de
fer, imitant le violon du Concerto à la Mémoire d'un
Ange, elle
miaulait à qui mieux-mieux pour qu'il change enfin de disque.
L'été suivant, Lebrac reçut
une carte postale de Montréal « Salut du bout du monde.
Amitiés » avec le gros a familier qui en était la signature.
Lebrac rangea l'image de D. dans la galerie des portraits, mit un
crêpe au coin du tableau. Ce soir-là, il décida de se laisser
pousser la moustache.