jeudi 28 septembre 2017

Neuf vies - partie 2





LEBRAC ET LE VICOMTE

Lebrac avait changé d'école et le petit personnage de l'emploi du temps scolaire s'était à son tour séparé de lui ; il se sentait bien un peu affaibli par ces désépaississements progressifs, mais la disparition de ses doubles ne laissait pas de l'arranger. Le petit masque de collège avait abandonné dans son placard ses costumes de scène, une grande cape noire, un déguisement de poisson bleu en jean pâle ; Lebrac détestait les vêtements neufs, qui, comme lui, étaient sans forme. Il ne pouvait habiter que des peaux usées à la coupe ancienne, des habits à histoire, qui surtout ne le représentent pas. Il n'était jamais vêtu que de blanc, de kaki, et de noir, les couleurs du deuil. Car, plus que jamais Lebrac était persuadé qu'il allait rapidement mourir. Il avait seize ans et voyait dans le chiffre dix-sept l'arrêt fatal de la destinée. Il se pensait atteint d'une maladie silencieuse qui arrachait de lui ses neufs vies en même temps que ses doubles. Il regardait avec satisfaction la pile de partitions dans les tiroirs du secrétaire, mais évitait avec soin de se relire, car il commençait à sentir qu'il n'était pas assez savant pour écrire les symphonies qu'il continuait à entendre. Pourtant Lebrac était toujours persuadé de son génie, car la voix de l'intérieur continuait à lui parler, et ses manifestations, quoique moins fréquentes, se faisaient plus impérieuses. Le temps des surnoms était passé ; dans la cour du lycée, on écoutait Lebrac façonner des paradoxes, on lui demandait conseil et il répondait patiemment aux demoiselles, car les garçons étaient en minorité dans cet ancien lycée de filles. L'espace s'était encore rétréci, et la cour de l'établissement contenait à peine les cercles de discoureurs qui allaient aux interclasses s'encrasser les poumons à l'air libre. Sur le banc instable qui longeait le gymnase, Lebrac et Marie-Jo se racontaient la vie en s'émerveillant des hasards symboliques de leurs amours de tête. Ils chantaient des duos d'opéra, Carmen ou Véronique. Ils partageaient les pommes, les cigarettes et la mélancolie. Marie était la moitié survivante d'une paire morte. Elle était hantée par l'idée qu'il lui fallait en une seule existence réunir l'expérience de deux vies. Lebrac l'appelait Jo, elle était grande et forte, ses longs cheveux blonds toujours nattés ou en chignon ne se déployaient jamais sur ses épaules. Lebrac lui faisait lire les textes de ses chansons. Elle posait sur lui ses yeux bleus délavés et désignant la tache d'encre, disait « Tu as pleuré ? » Lebrac répondait oui, alors qu'il avait renversé sa bière sur le carnet à spirales. Il écrivait dans les cafés, leur refuge favori, car Marie-Jo était la fille de la cafetière d'un arrondissement voisin. Pour fuir l'univers de l'hôtel, il prétendait qu'il ne pouvait plus travailler chez lui, avait fini par s'en convaincre. Leurs histoires reposaient sur les arcanes de la numérologie et l'étymologie des noms de lieux. Marie racontait Philippe ; Jo parlait encore de D. Les signes avaient pris le relais des événements absents de leurs existences. Il fallait qu'un accident quelconque mît fin à leur ennui. Marie, la première, désigna du doigt la tête du Vicomte qui dépassait de la foule au centre de la cour. Ou bien Lebrac s'arrange-t-il pour le lui désigner par la fixité de son regard ? Il mentit en répondant qu'il le trouvait sans intérêt alors que la splendeur du garçon l'avait foudroyé quelques jours auparavant.
L'hiver, Lebrac venait à pied. Il aimait traverser les rues dans la petite nuit, ce moment où l'effervescence amorcée de la ville entre en contradiction avec l'obscurité du ciel ; il fait froid, juste un peu, des haleines lointaines fument entre les immeubles de verre. La glace superficielle craque sous le pas dans le caniveau. Les lumières tournoyantes de Noël dans les arbres aux fruits électriques ont déjà pris le relais des réverbères car le monde est habité par la certitude que le jour va se lever. Pour se réchauffer les mains, Lebrac accrochait une pipe sous sa moustache. Il était affublé d'une veste militaire trouvée dans une cantine du général, trop grande, dont il avait arraché les galons. Pour couper l'angle de la rue du lycée, il traversait le supermarché où les vendeuses orange ensommeillées s'étiraient en jouant avec leur caisse. Sur le trottoir en face de la sortie, le Luxueux Café faisait une trouée de lumière dans la nuit déjà moins sombre. A travers la vitrine, pendant toute une semaine, Lebrac avait pu épier chaque matin le Vicomte devant son bol de chocolat fumant. Lebrac regardait l'aquarium comme s'il s'était agi d'un gigantesque tableau mural. Le peintre avait mis son sujet en valeur, face à la rue, sous les lumières de la rampe des radiateurs à infra-rouges. Il était très brun, une mèche tombait sur sa joue droite, au-dessus des traces de rasage très marquées, hautes sur la peau très blanche. Un nez droit et fin partageait ce visage carré en moitiés légèrement asymétriques, l'une sauvage et violente, l'autre lointaine et lunaire. La main, celle qui portait la tasse aux lèvres épaisses et rouges, était encombrée dans son mouvement par une chevalière armoriée. Le soin extrême apporté à la cigarette mal éteinte dans le cendrier en verre bleu, l'imperméable vert trop bien plié sur le dossier de la chaise à la gauche du personnage, tout dans cette œuvre d'art concourrait à exciter l'admiration du passant. Lebrac continua de détailler son chef-d’œuvre hyperréaliste : du col de la veste de tweed à l'imposante carrure s’échappaient les flots satinés d'un foulard noué en lavallière. Sur ses genoux croisés, il avait posé une paire de gants d'officiers. L'élégance étudiée trahissait le souci de paraître, la volonté affirmée de la représentation. Au moment où Lebrac se perdait dans ces réflexions, il aperçut son visage dans in miroir de la devanture et se mit à rougir. Au même instant deux yeux bleus se levèrent du livre et pénétrèrent dans la poitrine de Jo comme deux éclats de verre tranchant.
Derrière le gymnase ouvrant sur la cour se trouvait une scène de théâtre. Les deux Jo venaient y gueuler de poèmes d'Apollinaire et répétaient pour le plaisir les alexandrins languissants des tragédies classiques. Un jour, alors que les scènes les plus sombres s'achevaient souvent en fou-rire, ils répétèrent un des passages les plus insignifiants de Phèdre où Hippolyte se déclare à Aricie. Sur les vers
Asservi maintenant sous la commune loi,
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?
Lebrac ne se sentit plus couvert par le masque du protagoniste. Son feu l'emporta, il mit dans le ton tout le désespoir de se découvrir amoureux ? Le rouge lui monta aux joues devant la transparence de l'aveu. Avant qu'il ait pu détacher la dernière cadence de la tirade, Marie éclata de rire. Lebrac jeta le livre. Alors Jo se jeta à sa tête, lui dit qu'il l'aimait, qu'il voulait coucher avec elle. Sans surprise, elle répéta que la place était prise. Lebrac fit remarquer qu'il ne voulait pas la place, il la voulait, elle, une fois. Elle rétorqua que le monde n'était pas à ses ordres, qu'il prenait ses désirs pour des réalités. Lebrac sortit. Au milieu de la cour, le Vicomte s'entretenait avec le cercle de ses admirateurs. Il les toisait tous d'une tête. Parmi les adolescents, la perfection de son corps d'homme encore non abouti tenait à l'équilibre précaire entre regrets et promesses. La convergence des autres vers lui, qui dans l'innocence découvraient la beauté du diable, fascinait Lebrac. Il décida d'assouvir sa vengeance et se fit le serment qu'il posséderait le Vicomte.
Une enquête en règle commença. Il était le seul garçon de sa classe et il ne fut pas difficile de trouver son nom à rallonge, ni l'emploi du temps qui permettait de le suivre à la trace. Entre les sonneries, Lebrac faisait la course dans les étages pour se trouver sur son chemin dans les endroits les plus saugrenus. Quand les cercles des fumeurs de dix heures se formaient, Lebrac entraînait peu à peu le sien vers E., et ils se trouvaient un instant dos à dos à échanger subitement, chacun pour les siens, quelques répliques brillantes. Lebrac n'avait pas cours le samedi matin mais il revenait s'installer sur un mur, le dossier d'un banc, qui, dans la cour moins pleine, le plaçait sous le feu souriant du regard du Vicomte. Un de ces samedis ordinaires, un cercle s'était formé autour de Lebrac. L'assistante américaine racontait que sa grande réussite de l'année avait consisté à lire Les Frères Karamazov dans le texte, en russe. Lebrac écoutait d'une oreille et dévisageait E. Tout à coup la foule s'ouvrit comme la mer rouge et E. avança d'un pas rapide vers le banc de Lebrac. Il serrait sa pipe entre ses dents avec une moue grimaçante qui lui donnait l'air mauvais. Leurs regards ne s'étaient pas quittés. Lebrac, convaincu que son trouble se voyait, tremblait comme une feuille. Les voix autour de lui se turent et E. demanda : « Tu aurais des allumettes ? » On pouvait difficilement faire moins original. Lebrac sortit précipitamment de sa poche son paquet de clopes et le tendit à E. qui répéta en souriant « Des allumettes, pour ma pipe ? J'ai un briquet mais je me brûle les doigts. » Lebrac s'excusa et dut fouiller toutes ses poches avant de trouver la boîte, qu'il ouvrit à l'envers. E. ramassa les allumettes, alluma sa pipe en jetant dans l'auréole de la flamme un regard de star de cinéma, remercia, ses doigts effleurèrent ceux de Lebrac en lui rendant l'objet. Il s'éloigna. Jo était muet. La voix était bien celle du corps, enfoncée dans l'abdomen, grave, portée par un souffle court, direct comme si les mots échappaient par bouffées. Aucune parole n'était sorti de la bouche de Jo à part une excuse bafouillée. Il jura de ne plus se laisser surprendre. Il ne se força pas à agir, désirant que l'autre se plaçât de prime abord dans la posture du solliciteur, afin qu'il pût ensuite plus aisément s'en laver les mains. Il eut raison s'en remettre au hasard.
Février avait fait pour lui une journée radieuse. Lebrac était appuyé au chambranle de la porte du gymnase. C'était le service de midi, la cour vide était noyée de soleil. Sur l'escalier de la cantine, E. et sa suite se pavanaient dans la lumière ? Il avait retiré sa veste, ouvert le col et remonté les manches de sa chemise. Dans le foyer, de l'autre côté de la scène de théâtre, un élève jouait au violoncelle une gigue de Bach, et les arabesques de l'instrument monodique conféraient à l'instant une plénitude singulière. Lebrac se dit qu'il n'oublierait jamais le rectangle inondé de lumière, la musique aussi charnelle que la voix, et la diagonale que parcourut E. pour le rejoindre. E. demanda une cigarette pour sa copine. Le paquet de Lebrac était vide. Il courut au premier tabac, dit à la buraliste « Je voudrais des cigarettes » « De quelle marque ? » s'enquit la dame. Il prit les Players noires que fumait Marie et revint se mêler au groupe sur l'escalier. La main d'E. Se tendit vers le paquet, et Lebrac s'aperçut qu'il ne parvenait plus à détacher son regard de ses bras, des masses qui remuaient sous la peau et du poil naissant qui les recouvrait. E. tira sur la cigarette et la donna à Isabelle ? Lebrac offrit le paquet à la ronde et Catherine répondit d'une voix sèche qu'elle ne fumait pas. Heureusement E. était en verve ; leur premier dialogue tourna autour des poisons, de leurs usages, de leurs effets. Lebrac fut éloquent sur le curare et la strychnine, car il avait quelques souvenirs du musée. Pendant que Lebrac dissertait, il sentit le regard de Catherine le disséquer avec une précision patiente. La coiffure de Catherine la rendait semblable à une carte de pique, elle portait un imperméable anthracite et son regard était bleu sombre et froid, retiré derrière des lunettes qui lui mangeaient la moitié du visage. Cath, comme l'appelait E. était agenouillée aux pieds du roi, ses yeux l'enveloppaient d'une aura protectrice et maternelle. On sentait bien qu'elle s'était enlaidie par un travail constant afin qu'aucun autre que E. ne pose son regard sur elle ; résignée à ce qu'il ne le voie pas, elle tentait de se rendre en tout indispensable. Elle faisait les démarches à sa place, le soulageait du soucis des devoirs à rendre. Elle s'était installée dans son ombre, d'où elle soufflait la voix glacée de la conscience et de la raison. Catherine était capable d'éloigner tout le monde par la pertinence de ses questions à double fond. Sa clairvoyance et son instinct, son intelligence redoutable, avaient fait le vide autour d'elle et continuaient à balayer les parasites éphémères susceptibles d'entraver ses projets immédiats. Aussi Lebrac fut-il sûr dès les premières minutes qu'elle voyait clair dans son jeu, comme il avait entrevu le sien. Dès que l'on accordait quelque crédit à son pouvoir, tout n'existait plus que par sa volonté : Catherine était la gardienne du temple ; le cérémonial dépendait de son étiquette et de plans dont les buts demeuraient impénétrables. C'est par calcul aussi qu'elle avait, dans le cortège des prétendantes, introduit Isabelle qu'elle avait jugée inoffensive avec le charme ambigu de ses cheveux courts et ses manières brusques qui lui donnaient des poses de petit garçon. Il faut croire qu'elle l'avait bien choisie, car E. était tombé immédiatement amoureux d'elle. Il est vrai qu'Isabelle avait le même culte de l'apparence sage, mais ses débardeurs de couturier paraissaient étriqués, le luxe la maquillait de couleurs outrancières. Pour elle, E. représentait l'accessoire ultime de la panoplie. Il ne jurait pas avec les chaussures de marque. Elle n'avait pas songé un instant à lui résister tant l'hommage convenu du Vicomte rehaussait son prestige. Cachée été comme hiver derrière une paire de Ray-Ban, elle ne parlait que d'une voix toujours égale et faible, d'où toute émotion était bannie, qui ne s'enflammait qu'à l'idée de faire la fête dans une boîte à la mode, et n'émettait jamais aucune opinion précise sur quoi que ce fût. E. passait un bras autour de ses épaules et elle se reculait avant de s'y caler. Catherine regardait la blessure de l'amour s'ouvrir en E., puisque Isabelle ne pouvait lui donner ce qu'il en attendait, un semblant de réciprocité. Ils l'avaient choisie conjointement pour cette incompatibilité et Lebrac vit dans cette faille l'espace par lequel se glisser. Il manquait dans l'assemblée des courtisans le confident racinien, une Oenone, qui, par ses conseils avisés, précipite les héros vers un destin aussi déchirant qu'inéluctable. Lorsque Lebrac trouva de nouveau la force de le regarder, E. racontait que pendant la prépa para, il s'était endormi le bras replié sous son manteau militaire, et que le matin au réveil il ne sentait plus le membre mort, blanc, incolore.Il tendait le bras vers Jo pour lui montrer l'endroit exact de la blessure imaginaire. Lebrac sentit qu'il bandait et qu'E. ne parlait que pour lui. Un officier avait dit à E. qu'on avait amputé un de ses camarades dans des circonstances analogues et il avait senti la douleur progresser à coups de milliers d'aiguilles à mesure que le sang remontait vers la main. Lebrac secoua les fourmis qui le chatouillaient. Puis E. parla de sa famille, qui remontait à Saint-Louis, évoqua les significations du nom, la chasse au sanglier et la vie sous les drapeaux. L'épopée des contes chevaleresques et le cliquetis des batailles résonnaient dans les oreilles de Lebrac. Catherine ramena enfin la discussion à un sujet de la vie courante, et devant Isabelle qui boudait, ils parlèrent politique.

Le lendemain, Lebrac entra dans la vitrine du Luxueux Café et s'assit à la table d'E. Ils discutèrent comme de vieux amis puis échangèrent leurs adresses car les vacances de mi-semestre approchaient. Lebrac sauta sur l'occasion et entreprit le jeu de la séduction lointaine. Dans sa première lettre, il raconta à E. les longues semaines durant lesquelles il n'avait pas osé l'aborder, le trouvant dur et lointain. E. répondit à sa première missive qu'il était certes dur mais aussi sentimental. Lebrac s'esclaffa et se dit que la partie était bien engagée. Comment pouvait-il en être autrement ? Dans les phrases qu'il écrivait, il renvoyait à E. son image magnifiée. Il employait toutes les métaphores de l'amour, évitait jusqu'au mot amitié. E. répondait toujours que sa présence lointaine lui faisait chaud au cœur et parlait aussi d'amour dans ses lettres sans oser nommer Isabelle. Lebrac découvrait avec un égoïsme rayonnant qu'E. n'était pas heureux. E. racontait ses sauts en parachute et combien de fois il avait souhaité que sa toile se mette en torche ou ne s'ouvre pas. Lebrac souriait de sa naïveté, et jouissait de la douleur délicieuse que promettait une brutale disparition. Le jour il guettait du balcon la boîte aux lettres, la nuit dans l'obscurité totale, il s'autorisait à profaner E. et jouait en esprit avec son image. Il le déshabillait avec méthode, le couchait sur son lit tout blanc et la tête de Lebrac roulait entre ses cuisses épaisses. E. se laissait aimer comme une courtisane en feignant de ne pas partager le plaisir. Lorsque ses muscles se relâchaient enfin, Lebrac était envahi par la honte, lui demandait pardon, et écrasait une cigarette sur sa poitrine pour se punir. Mais aussitôt qu'il était endormi, E. était dans le rêve et lui faisait l'amour. Dans le dos de Lebrac qui tentait vainement de résister, il prenait cette fois sa revanche.
Jo reçut aussi une lettre de Marie qui contenait un brin de bruyère. Il comprit l'allusion à ce qui les avait réunis :
J'ai cueilli ce brin de bruyère
L'automne est morte souviens-t-en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Marie écrivait qu'elle allait rejoindre sa jumelle disparue au cimetière des enfants morts, que son histoire avec Philippe touchait à sa fin. Lebrac pensa que les légendes avaient été les seuls piliers de leur rencontre. Il répondit que le souvenir de D. l'avait quitté, et que, contrairement au conseil de Pyndare, il s'efforçait de labourer les champs de l'impossible avant ceux de la réalité.
Pourtant, il constata au retour que sa position s'était confortée. E. ne parlait plus de politique ou du train du monde. Son langage n'était qu'émotions. C'est lui pendant les interclasses qui montait les escaliers quatre à quatre pour rejoindre Lebrac et reprendre la discussion interrompue quelques heures plus tôt. Ils n'avaient pas cessé de s'écrire. Tous les deux ou trois jours, dans la cour de récréation ils s'échangeaient rapidement des enveloppes en amoureux, qu'ils n'ouvraient pieusement que le soir. Dans le foyer, Lebrac lisait les textes de ses nouvelles chansons, amputés des passages trop directement allusifs. Isabelle trouvait ça vachement chouette et pas banal. E. n'osait pas approuver, mais ses yeux brillaient, et Lebrac ne savait pas toujours si c'était de colère ou de satisfaction. A mesure que la distance entre eux s'amenuisait, le doute naissait chez Lebrac de la possibilité de leur amour. L'histoire, pour être belle, devait être productrice de souffrances, conforme au schéma initial, vouée à plus ou moins brève échéance, à l'échec. Et puis les heures de Lebrac étaient comptées.
Le samedi matin E. se séparait de la bande. Isabelle n'apparaissait pas. Il consacrait son heure libre à Lebrac. Dès qu'ils étaient seuls, E. devenait sombre, demandait pourquoi elle n'était pas là à ses côtés, retournait contre lui les évidences de sa trahison. Un matin Lebrac et E. croisèrent Catherine qui était en avance. Elle demanda si elle pouvait les accompagner. E. regarda Jo en quête de réponse et Catherine devint blanche de rage avant même qu'il ait répondu non. Lebrac comprit que c'était la guerre, que, flairant le danger, elle sortirait de son indifférence réservée. Ils se réfugièrent dans la salle arrière, obscure et vide de l'Autre Café et commandèrent deux brunes. E. avoua qu'il avait passé la nuit avec Isabelle. En fin de soirée, il l'avait convaincue de le suivre dans un petit hôtel sur les quais. Dans la chambre, le silence était devenu lourd entre eux. E. l'attribua à la fatigue. Ils se couchèrent. Ils ne firent pas l'amour ; elle ne voulait pas, il avait peur de la toucher, de la casser, de la salir. Toute la nuit il avait veillé en observant son sommeil. Au matin, elle s'était habillée sans un mot comme une petite fille sage et il n'avait pas pu lui arracher autre chose qu'un froid baiser. Il savait qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle ne voulait pas de lui. « Pourquoi l'ai-je choisie ? » demandait-il à Lebrac qui réprimait l'explication qui lui brûlait les lèvres. Jamais il n'avait été si malheureux. Si, pourtant, une douleur dans l'enfance, aussi vive ; et il raconta la mort de son chien, la pauvre bête rongée par le cancer, paralysée tronçon après tronçon jusqu'à ce qu'on la conduise chez le vétérinaire. Le visage d'E. était transfiguré, il revivait la scène, ne contrôlait plus l'émotion ni les mots qui s'échappaient en cris : « Je le tenais dans mes bras pendant qu'il lui faisait la piqûre, il me regardait avec confiance, je l'ai senti se raidir et sa tête est retombée sur mon bras. Ses yeux bleus ne s'étaient même pas fermés. » E. serrait la main de Lebrac et se crispait sur elle. Deux grosses larmes coulaient de ses yeux bleus qui avaient viré au gris. « J'étais content, je savais qu'il ne souffrait plus, qu'il ne souffrirait plus jamais, que je l'avais accompagné jusqu'au bout ». Lebrac pleurait aussi maintenant des larmes de bonheur et répondait aux pressions de la main sur la sienne.
La semaine suivante, Catherine coinça Lebrac dans un couloir et lui déclara net devant ses camarades : « Je sais ce que tu essayes de faire avec E. Je ne te laisserai pas. Tu peux lui faire beaucoup de mal. » Lebrac ne vit pas que ses rodomontades cachaient son impuissance, et la peur qu'il parvienne à la pousser hors de la place. Lebrac voyait dans les yeux de Catherine la réprobation et la honte, il s'essaya à l'abnégation, se dit que seul le bonheur d'E. comptait, qu'elle avait raison et qu'il allait lâcher prise. Il s'apitoya un peu sur lui-même et commença à s'accoutumer aux douleurs de la séparation.
E. ne l'entendit pas de cette oreille. Il avait besoin de Lebrac qui lui tendait le miroir de sa souffrance : s'il se tournait vers les autres il n'entendait que la voix de la logique et de la raison qui ne pouvait rien pour lui qui aimait d'un amour fou. Un après-midi, il supplia Lebrac d'aller trouver Isabelle qu'il venait de laisser à une terrasse de café, et de s'entremettre afin de sonder ses intentions. Lebrac accepta de patauger dans le marécage. D'une fenêtre du premier étage, Catherine le regarda s'éloigner avec un sourire ironique.
Isabelle dit à Lebrac qu'elle l'attendait, ce qui leur évita les banalités embarrassées. Lebrac déguisa moins ses questions ; à toutes elle répondit par la négative. Elle était indifférente à la souffrance qu'on lui disait qu'elle causait à E. Il n'avait qu'à la quitter et en aimer une autre. D'ailleurs son père n'aimait pas beaucoup ce petit jeune homme qui poussait sa fille à découcher, et les portes de chez elles, depuis la fameuse nuit si chastes, étaient plus difficiles à ouvrir. E. la fatiguait par son insistance, ne savait pas la faire rire. Elle redressa la perle de son épingle à cravate et ajouta que malgré tout elle ne le quitterait pas. Elle régla aussi le cas de Lebrac en essayant de le convaincre qu'il verrait la vie en rose s'il sortait plus en boîte, et pourquoi pas ce soir d'ailleurs. Lebrac lui sourit et ne termina pas son café.
E. l'attendait sous le porche du lycée. Le chagrin le défigurait comme un portrait de Gréco, son regard était noir, ses lèvres balbutiantes, il était décoiffé, son vieux velours râpé paraissait le soutenir à peine, et la négligence affichée du vêtement semblait ajouter à son désarroi. Lebrac demanda s'il voulait entendre la vérité et ne s'aperçut pas qu'il s'était piégé lui-même. E. avait compris dans la question que tout était perdu mais Jo enfonça le clou avec douceur et perfidie car la douleur d'E. Lui rendait le sentiment d'exister. Il rapporta les paroles et commenta leur ton. Petit à petit la respiration d'E. Se fit plus rapide et irrégulière. Lebrac dans un souffle s'entendit conclure avec surprise : « Je t'aime plus qu'elle ne t'aime » E. répondit « Je sais » et Lebrac attendit la suite de sa phrase. Mais E. se leva et rentra en cours. Jo, de son côté arriva en retard en philo. La grosse dame qui faisait office de prof portait toujours une robe de grossesse rose qui masquait son estomac. Elle ratait régulièrement la porte les jours où elle avait abusé de la bière, et la classe se disait alors qu'on allait enfin comprendre son cours. Elle avait distribué une texte ronéotypé de Durkheim qui expliquait que les mots revêtaient pour chacun des sens différents, en fonction de l'expérience personnelle, des assonances qui les concurrençaient, et que donc, si nous n'employions pas les mêmes mots, il était inévitable que nous ne puissions nous entendre. Lebrac trouva l'idée stupide, mais en dépit de sa réaction, elle s'inscrivit dans son esprit jusqu'à contaminer tout le système d'action qui fondait l'existence de Jo. Il en déduisit dans l'immédiat qu'E. et lui avaient parlé un langage différent qui condamnait leurs rapports à s'altérer à chaque nouvelle parole. Le soir E. téléphona pour dire que c'était mieux, qu'au fond il préférait savoir, mais Lebrac ne parvint pas à déterminer à quoi il faisait réellement allusion. Le désespoir d'E. L'affecta cependant.

On entrait en période d'examens et E. ne venait plus au lycée. Les coups de fil se faisaient plus rares. Il rattrapait avec Catherine le temps perdu. Lebrac se retourna vers Marie et lui raconta la nouvelle histoire. Marie la trouva aussi lamentable que la sienne et ils firent de l'humour noir sur leurs croyances passées. Un soir qu'ils devaient se retrouver à une audition des élèves du conservatoire, Lebrac invita Isabelle à les rejoindre dans l'espoir qu'elle aurait quelques nouvelles. Elle arriva en retard. Lebrac ne la retrouva qu'à l'entracte, il était seul, Marie lui avait fait faux-bond. Ils sortirent fumer une cigarette sur le trottoir. Isabelle ne savait rien de neuf. E. était décidément très occupé. Elle demanda si toute la musique classique ressemblait à ce qu'elle venait d'entendre et Lebrac lui dit que la deuxième partie menaçait d'être pire. Alors une voiture s'arrêta sur le trottoir d'en face, il y eut des éclats de voix derrière les vitres fumées ; Marie en descendit. Elle fit un signe las à Lebrac, et s'accroupit près de la fenêtre du conducteur ? La discussion se poursuivit quelques temps. Philippe fit non de la tête à plusieurs reprises et démarra. Marie demanda à Lebrac si l'on avait prévu la Marche funèbre de Chopin au programme et ils gagnèrent leurs places. Elle ne résista pas aux deux premiers Regards sur l'Enfant Jésus et glissa à l'oreille de Lebrac qu'elle l'attendait au café. Isabelle, que la musique de Messiaen avait cessé de faire après quarante-cinq secondes fut trop heureuse de trouver un prétexte pour s'enfuir. Lebrac, qui n'aimait aller au concert que seul, résista stoïquement à la curiosité et à l'envie de dormir jusqu'aux dernières mesures. Quand Lebrac les rejoignit, Marie sanglotait dans son demi en racontant l'histoire de la petite fille morte qui la regardait de l'autre côté du bac à sable. Isabelle, qui n'avait jamais prêté l'oreille à E. la consolait avec patience et tendresse, disait que la vie allait recommencer. Sa voix était douce et ses yeux souriaient. Lebrac eut l'impression qu'il les voyait pour la première fois. Il était presque une heure quand Marie se calma. Les garçons empilaient les chaises sur les tables. Lebrac décida de rentrer à pied. Elles hélèrent un taxi.
Le lendemain, Marie avait le sourire mystérieux de leur première rencontre. Elle confia à Lebrac qu'elle avait passé la nuit avec Isabelle, et que, ma foi, c'était très agréable. Lebrac entendit distinctement dans son dos le rire de la dame noire. Il se frappa la poitrine et injuria le destin. Ainsi le sort l'avait doublé : non seulement il avait perdu l'enjeu de son pari, mais il s'était pris au collet. E. ne l'aimerait jamais. C'est pour ça qu'il l'avait choisi. Lebrac relut les lettres, pleura, les déchira et réécouta le Zarathoustra de Strauss qu'il aait offert à E. L'après-midi de l'autodafé, une enveloppe bleue arriva, contenant une invitation à dîner.

Le vendredi suivant, Lebrac arriva avec un disque sous le bras. Dans la glace de l'escalier, il arrangea sa mèche et gratta un bouton. Il sonna, le cœur chaviré. Il entrevit l'archange Gabriel et l'univers pesa soudain un peu plus lourd sur ses épaules. Il était grand, tout en muscles, très blond. Il dit : « Je suis Gabriel, le frère d'E. ». Lebrac, subjugué par la beauté de l'original eut le sentiment que son admiration esthétique pour E. venait de prendre un coup dans l'aile. « C'est toi qui écris de superbes lettres à mon frère ? » E. faisait lire ses lettres d'amour à Gabriel ! Les pieds de Lebrac s'enfoncèrent un peu plus dans les sables mouvants. Gabriel l'entraîna dans sa chambre, il était avec un ami, aussi immense et baraqué que lui : « Tu aimes le classique à ce qu'on m'a dit ? Le Requiem de Mozart, ça va ? » Il y avait un ange en bois doré sur la pochette ? Gabriel déployait une affabilité, une chaleur tellement en contradiction avec sa beauté que Lebrac crut être le jouet d'une illusion. Il demanda à voir la chambre d'E. Elle était étroite, rangée et froide, le lit empire tapissé de lauriers ne surprit pas Lebrac. Gabriel arrêta la musique et se mit au piano. Lebrac prit place à sa gauche sur le tabouret pour improviser à quatre mains. Son compagnon était silencieux et se tenait en retrait. Gabriel proposa un verre, ils passèrent dans la salle à manger haute de plafond aux murs vert d'eau ; on y avait aménagé une rotonde pour mettre en valeur la savonnerie représentant une jeune fille sur une escarpolette. E. arriva enfin, suivi des invités. Lebrac constata avec soulagement que Catherine et Isabelle n'en faisaient pas partie ? E. prit Lebrac à part dans sa chambre, lui montra ses lettres rangées dans le tiroir du secrétaire. Il avait passé l'après-midi avec Isabelle. En début de soirée elle avait exigé qu'il l'emmène à une autre soirée à laquelle il n'était pas invité. Il en était réduit à lui servir de couverture. Pendant le dîner, le téléphone sonna ? C'était le père d'Isabelle qui exigeait d'E. qu'il lui ramène immédiatement sa fille, sans quoi il viendrait la chercher avec la police, la placerait dans un pensionnat, la cloîtrerait dans un couvent. E. emprunta la moto d'un convive et retourna d'où il venait. L'appétit de Lebrac était tombé. Il attendait près du téléphone le moindre signe. Il remarqua que la partition ouverte sur le piano s'intitulait Une Larme. E ? rappela ; Isabelle n'avait fait qu'une courte apparition à la soirée, elle était repartie avec une amie. On n'en savait pas plus. Lebrac affirma qu'il avait peut-être une idée de l'endroit où elle se trouvait et appela Marie qui l'autorisa à communiquer son adresse. Dans l'heure qui suivit, l'inquiétude de Jo redoubla. Gabriel venait lui dire que ce n'était pas si grave, que tout allait bien s'arranger et Lebrac se rattachait à la bouteille de gin comme à la dernière bouée surnageant dans la tempête. Les derniers invités, trouvant l'ambiance un rien glauque, s'effilochèrent un à un. Enfin E. rentra ? Il avait les yeux injectés de sang et Lebrac demanda s'il avait pleuré. « La moto, le vent dans les yeux sur le périph... » E. s'effondra sur un fauteuil Louis XV et demanda à Lebrac s'il savait depuis longtemps. Jo lui raconta la soirée du concert. Aucune émotion visible ne traversa E. Il se leva pour mettre le disque qu'avait apporté Lebrac et se rassit sur le canapé blanc. Lebrac voulut rapporter un plateau de verres sales à la cuisine : « Laisse, notre frère… je veux dire Gabriel, rangera. E. avait rougi de son lapsus mais Lebrac regardait Gabriel s'affairer dans l'embrasure de la porte de la cuisine. « Viens t'asseoir près de moi ! » Jo n'osa pas se glisser trop prêt. E. parla des heures de la petite nuit et de l'aube, de l'ivresse nerveuse qu'il éprouvait sans avoir bu. Lebrac était enfoncé jusqu'à la taille dans les sables mouvants. Il chercha en vain une parole à laquelle se raccrocher. E. alangui attendait le premier geste. Il restait un fond de gin dans la bouteille. E. proposa de le boire à deux dans son verre. Il restait une cigarette dans le paquet de Lebrac et ils la partagèrent en se brûlant les lèvres au filtre chaud. Gabriel, les mains rougies par l'eau de vaisselle, vint s'agenouiller sur la moquette et demanda : »Vous faites quoi ? » E ? lui dit d'aller se coucher et regarda Lebrac. Pendant dix minutes ils supportèrent le silence, puis E. déclara : « Je vais te raccompagner jusqu'à la place sur ma mob. Là-bas tu trouveras un taxi. Ça vaut mieux, mes parents vont finir par rentrer. » Lebrac se senti impuissant à modifier le cours des événements et suivit sans mot dire. Il chercha son équilibre sur le porte-bagage : « Tiens-toi bien, n'aies pas peur, passe ton bras autour de ma taille. Lebrac mourait d'envie de le serrer dans ses bras mais ses mains ne lui obéissaient plus et hésitaient à se poser sur ses côtes. S'il le touchait, le monde allait basculer, ils s'évanouiraient tous deux en poussière. La rue était en montée. Lebrac glissait à chaque écart de la chiotte ? Il tenta de se rétablir. « Déconne pas, on va tomber ! » Dans l'instant Lebrac fantasma l'accident et ses mains se crispèrent sur E. « Arrête, me chatouille pas, Jo ! » En posant le pied par terre il poussa un soupir de soulagement : « on y est arrivé tout de même ». C'était à voir E. regarda Lebrac avec un regard de chien battu. Il dit qu'il ne savait pas ce qu'il allait faire, ou si, partir à l'armée, oublier tout ça. Et Lebrac était inclus dans cet oubli. L'ombre du visage se pencha vers le sien et E. l'embrassa sur les deux joues ? Lebrac suffoqué regarda la tache orange et grise s'éloigner dans la rue en pente

Lebrac erra longtemps dans les rues vides ? Il accusait le sort de sa maladresse et sentait la douleur triomphante irradier chaque once de son corps. Les mélodies sublimes des chansons à venir lui paraissaient avoir la pureté du cristal. Pour elles, il avait renoncé à E. L'histoire se répétait. Lebrac maudit son silence et ses épaules émergèrent des sables. Ses pas le portèrent vers la rivière. L'aube se levait. Du haut du pont Lebrac invoqua les puissances obscures qui habitaient les profondeurs du fleuve. Tendant le poing vers l'eau, comme le nain du Rhin, il abjura l'amour. Aucun trésor n'apparut au sein des flots. Il n'y eut pas même un remous lorsque le petit double qui avait aimé le Vicomte sauta le parapet du pont. Indifférent à sa disparition, Lebrac regagna seul l'univers de l'hôtel.



















































LEBRAC VEILLEUR DE NUIT


La lame de rasoir est mate et brillante. Elle était tombée de l'armoire de toilette dans un bruit sec et métallique quand Lebrac l'avait ouverte. A minuit il s'était réveillé d'un sommeil de malade, pesant et sans rêve. Il croisa son regard multiplié par le reflet des glaces parallèles sur les portes du meuble, et cette multitude le renvoya à sa solitude. Une à une, les peaux de sa jeunesse s'étaient défaites de lui, les doubles protecteurs l'avaient quitté. Il était devenu grand. Il se contentait désormais de changer de visage, en espérant que ces nouveaux masques l'aideraient à changer d'âme. Depuis trois mois maintenant une barbe en broussailles lui mangeait le menton. Il se sentait diaphane, translucide, et cherchait ce qui pouvait cacher à d'autres cette inexistence. Depuis que Lebrac avait quitté le monde de l'hôtel, l'espace s'était encore rétréci. La salle de bain où se tenait Lebrac avait à peine la taille du placard éclairé de la chambre à damier. A côté de son lit, qui, contre quelque mur qu'il le plaquât, occupait toujours le milieu de la pièce, se trouvait la seule fenêtre, et mansardée encore, qui donnait sur la rue. Mais tout ce qu'on voyait de la croisée, c'était la sentinelle en faction devant la porte de la caserne d'en face, car le sort continuait à cultiver une certaine ironie à l'égard de Lebrac. « C'est égal », disait Jo, car il ne regardait jamais vers l'extérieur. Dehors, il jouait avec de moins en moins de conviction le rôle du passant pressé. Il marchait vite, penché en avant, le regard vide, sourd, muet. Pour un peu il aurait eu peur du bruit de ses propres pas. Il s'était retranché à l'intérieur de l'intérieur, mais jusqu'en lui-même, Lebrac ignorait quel chemin prendre. Il ne sortait plus guère que pour se rendre au cours de théâtre ; en désespoir de cause, Lebrac avait choisi de devenir acteur. Choisi est inexact, cela s'était imposé sans que Lebrac eût à émettre un avis ; se doutant qu'il n'arriverait jamais à devenir quelqu'un, il s'était résigné à n'être que personne. Comme la dernière dépouille qu'il possédait était vide, Jo avait pensé que seule l'illusion d'être un autre, une infinité d'autres, lui permettrait de continuer à vivre. Il se laissait habiter par eux, sa vie prenait substance dans leurs rêves. Il n'était aucun de ces personnages, il les contenait tous, il n'était rien. Ce soir, il se débarrassait du souverain tragique en taillant sa barbe vénérable. Il tuait les années qu'avait duré son règne, abolissait le temps donc le monde contenu entre les bornes de ses visages identiques. Cette défroque-là ne lui servirait plus, car depuis quelques semaines, Lebrac n'allait même plus aux cours. Il aimait la scène et les textes qu'il apprenait, mais les autres élèves lui faisaient peur. Quand ils riaient, Lebrac était rouge de confusion, quand ils étaient émus, il voulait les consoler, dans les deux cas, il jouait faux. Il expliquait que c'était l'autre qui cabotinait et oubliait son texte, que lui n'y pouvait rien. Lebrac avait laissé quelques relations de travail se nouer au cours, avec des femmes de préférence, et à condition qu'elles habitassent loin. La nuit, il entretenait avec elles de longues conversations téléphoniques entrecoupées d'interminables silences ; ils se racontaient les films, résumaient les livres qu'ils ne lisaient pas, d'après les rapports erronés que d'autres leur en avaient faits. Ceux-là étaient en général d'anciens compagnons de collège, ceux qui ne s'étaient pas encore vexés que Jo ne les appelle plus. Parfois il allait déjeuner avec eux dans un restaurant deux numéros plus loin dont il était le seul client régulier et qui ferma lorsqu'il l'abandonna. S'ils venaient, il les recevait sur le palier, le plus fréquemment en robe de chambre afin qu'on ait l'impression de déranger.
L'intérieur de Lebrac n'était pas présentable. Les rares meubles se touchaient les uns les autres. On pouvait jouer du piano accroupi sur le lit, passer du lit à l'unique chaise, de là ramper sur les valises jusqu'à la planche de bois qui servait de table. Les valises contenaient - mal d'ailleurs – le linge sale de Lebrac et les objets cassés, réveil, poste de radio, qu'il y reléguait pour ne plus les voir. Entre les interstices de cet assemblage s'élevaient des piles, des pyramides de livres et de cassettes qui défiaient la pesanteur dans des accumulations sculpturales hardies. Il n'y avait pas d'étagères car les murs étaient entièrement tapissés de textes et d'images. Dans la moitié supérieure, la plus éloignée du regard, se juxtaposaient des corps et des portraits de garçons. Dans les vieux journaux qu'il récupérait à gauche ou à droite, Lebrac prélevait les entrefilets relatifs aux faits-divers et les compte-rendus des séances des tribunaux qu'il épinglait au hasard. Quand il les avait assez relus, il les collait dans un grand cahier noir avec un soin et un ordre dont on n'aurait pas supposé capable l'habitant d'un pareil chaos. Il avait une prédilection marquée pour les monstres, chats bicéphales, dalmatiens verts, enfants velus du Tibet, et pour les crimes gratuits des fous et des maniaques sexuels. Lebrac reconstruisait en imagination sur eux de sombres contes, où l'innocence et l'acceptation résignée de la victime fournissait le ressort du plaisir. Car depuis que Lebrac avait renoncé aux illusions de l'amour, la violence seule lui paraissait offrir un spasme susceptible de les remplacer. Une autre chose pouvait encore pousser Lebrac à l'extérieur : le sexe. Mais le franchissement des portes ne pouvait se départir d'un rituel précis que Lebrac avait perfectionné avec méthode. Lorsqu'il sentait l'ogre grandir en lui, il fermait les verrous et essayait de résister à son approche. Pour fléchir son entêtement, l'ogre apportait au chevet de son lit des bouteilles d'alcools blancs. La première lampée lui arrachant la gorge déclenchait une toux mécanique. Le verre sur la planche de bois n'était ensuite plus jamais vide. Lebrac perdait le contrôle, mais l'ogre n'était pas ivre, il s'était accoutumé au poison, il fallait user de mélanges. Lebrac attendait le milieu de la nuit. Au stade de l'ivresse joyeuse, affublé d'un jean sale et d'un cuir noir rapé, il passait les portes de sa forteresse et faisait un sourire de loin au soldat désœuvré.
A l'extérieur, c'était bien la même ville, Mais Lebrac n'y voyait plus les esplanades, les perspectives, les monuments. Il ne se déplaçait qu'à pied dans un rayon limité, n'imaginait la ville que sous l'aspect d'une pyramide éteinte dans la nuit. Dans son sous-sol, des signaux ralentis parcouraient le système nerveux des lignes téléphoniques, reliant de sa toile un peuple de fantômes surveillés par la grosse araignée au ventre vert et bleu. Lebrac faisait la tournée des cafés qui fermaient et sifflait dans chacun un demi sur le zinc en traçant du bout du pied des ronds dans la sciure. Il aimait la nuit, car elle était sans regard et sans voix. Dans cet envers du monde, les seules balises restaient les fenêtres des insomniaques et la certitude de leur existence au fil de cette même nuit donnait à Lebrac le sentiment d'une intense communion avec ces passagers du silence. Il les écoutait à l'intérieur de lui, leurs voix, leurs coups, leurs chuchotements lui interdisaient le sommeil. Leurs pleurs de rage et leurs plaintes lui parvenaient à travers des distances infinies. Il évitait les vitrines éteintes que la lumière des réverbères rendaient semblables à des miroirs. Quoique titubant, son pas restait décidé. Dans les nuits de Lebrac, le square avait remplacé les terrasses ensoleillées du jardin.
Le square est derrière l'église. Sur la scène de la nuit se rejoue la comédie de l'errance. Les personnages continueront à balancer leurs pas de danseur jusqu'à l'aube dans le déambulatoire du théâtre. Prisonniers de leur image, ils n'attendent qu'eux-mêmes. Leur regard est coupant comme le fil de la lame. Au milieu de la promenade il y a une tasse et l'attrait de la satisfaction immédiate et sordide. Ils se choisissent par défaut, s'utilisent et se jettent. Lebrac déchire régulièrement son pantalon en sautant les grilles pour les attirer à l'intérieur du square.

Mais Lebrac préférait l'hiver, la pluie et les jours de semaine, car les passants frileux se décidaient plus vite. Cette nuit de février, Lebrac, déjà passablement saoul s'était rasé la barbe et avait rajeuni de cinq ans. Il avait suivi sous un porche une forme qu'il entrevoyait dans le brouillard de l'ivresse et qui lui avait collé une bouteille de poppers sous la narine. Au moment où il le sentit se faufiler avec trop de conviction dans son dos, Lebrac se dégagea d'un violent coup de coude et l'imperméable noir alla s'écraser la tête sur les boîtes aux lettres en jurant. Une lumière s'alluma au fond du couloir et Lebrac s'enfuit à moitié rhabillé dans la rue. A cet instant précis, il aperçut la silhouette de F. au coin de la promenade. Tout en resserrant sa ceinture, il traversa pour se rapprocher, car il y voyait mal à travers les petites étoiles blanches. Comme il était ivre, il marcha droit devant lui. F. était adossé à la grille, il tenait un sac de sport entre ses bras croisés, son blouson était fermé jusqu'au col et ses boucles noires lui donnaient un air de caniche mouillé. Lebrac lui demanda s'il voulait le suivre chez lui. F. dit que non, pas ce soir, ce qui voulait dire jamais. Lebrac voulut savoir pourquoi. F. répondit qu'il partait à l'armée le lendemain, et Jo décida aussitôt de ne plus lâcher prise. Qu'était-il venu faire là si ce n'était pour égayer le dernier soir ? Jo s'agrippa aux barreaux de part et d'autre de F. et appuya contre ses lèvres un long baiser alcoolisé ? L'autre céda et se détendit.
F. ne manifesta pas de surprise particulière devant le campement et ne renversa qu'une pile de livres. Il confia qu'il jouait aussi du piano ; Lebrac s'en moquait, il mit un concerto de Mozart. Sous la lampe de chevet, il trouva que F. avait une sale gueule, pas rasé, les traits anguleux, le nez trop petit. Sur son front trop large, entre les boucles apparaissaient les premières traces de calvitie. Lebrac lui ôta sa marinière à rayures bleues et explora le ventre plat où saillaient les abdominaux. Il fit un effort pour contenir l'affolement qui commençait à le transporter et continua religieusement la cérémonie du déshabillage en se roulant dans la fourrure brune des jambes. F. abandonné laissait faire. Ce n'était plus que l'instrument, la caisse de résonance du désir de Jo, qui, au vu de ses convulsions, le soupçonna un instant de simuler malgré le tour flatteur que prenait la situation. Puisqu'il en voulait, Lebrac entreprit de lui montrer qui était le maître avec la dose de brutalité et de sauvagerie nécessaire. Il s'entendit déverser quelques phrases plus ou moins ordurières alors qu'il ne parlait jamais pendant l'amour, et F. versa quelques sanglots d'extase. Ils grillèrent une cigarette dans la demi-obscurité chaude et musicale. Lebrac constata à nouveau que le corps de F. ne lui plaisait pas, les épaules étroites, les bras d'une maigreur ridicule, les doigts courts, les hanches un peu larges. F. demanda de qui était la musique et Jo se lança dans une dissertation sur le 27è concerto de Mozart. F. avoua qu'il aimait la musique mais n'y connaissait pas grand-chose. Il voulait rentrer dormir quelques heures chez lui avant de partir pour la gare. Lebrac objecta que son sac était fait et ne chercha pas à comprendre. Il revenait doucement à la conscience. Il donna son adresse, fit promettre trois fois à F ? de lui envoyer la sienne dès qu'il la connaîtrait et pensa dès qu'il eut passé la porte qu'il ne le reverrait jamais. D'ailleurs l'éducation esthétique de F. promettait de demander trop de temps pour qu'il souhaite l'entreprendre. Le lendemain, il retourna au square, en partie pour vérifier que F. n'y était pas.
Lorsque l'ivresse n'avait pas tué en Lebrac tout le courage, ses pas l'emportaient hors des frontières du quartier, vers les bars du centre ville. Le square ne représentait guère qu'une satisfaction ordinaire, une jouissance sans suite, et non l'évanouissement cosmique qu'il savait pouvoir atteindre par l'usage des artifices. Les clients qu'il côtoyait avaient la trentaine, les cheveux courts, portaient moustache, mais leurs visages étaient indifférents. Lebrac ne venait que pour la salle obscure au sous-sol. Alors qu'il ne supportait plus les cinémas ou les grands magasins, les lieux publiques, il avait besoin de la chaleur et du mouvement de cette foule, du sentiment physique d'appartenir à la communauté de ces corps sans visage dans l'uniforme de jean et de cuir. Là, à l'intérieur de l'intérieur, dans la nuit confinée et toujours sans regard résidait le vrai bonheur, dans l'odeur de leur sueur mêlée aux relents d’ammoniaque, la moiteur de leur peau, plus que tout dans leur nombre, ces dizaines de mains et de bouches qui jouaient au jeu des aveugles dans la fosse aux serpents. Sa respiration se réglait sur la leur, témoin et acteur, il balançait de mains en mains comme la balle rebondit sur les bandes du billard.

En fin de semaine, Lebrac reçut une enveloppe qui contenait l'adresse de F. sans autre annotation sur une demi-feuille de papier bible. Il se frotta les mains et comme il était lassé d'être seul et inoccupé, il décida qu'il allait amener F. à sa botte par la vieille technique épistolaire éprouvée avec E. Il ne se souvint pas de la façon dont il s'était laissé prendre au piège et écrivit une nouvelle version de la première lettre sentimentale. Lebrac se forçait un peu, savait qu'il grossissait le trait, qu'il ne croyait pas vraiment aux sous-entendus qu'il glissait entre les lignes et qui étaient destinés à faire croire à F. qu'il voulait autre chose de lui que le sexe. Car Lebrac, tout en écrivant, était encore porté par la plénitude de cette nuit que rien n'avait laissé prévoir. La première lettre de Jo s'achevait en question : « Faut-il continuer ? » F. répondit que oui. Lebrac était perdu ! Il continua. Pourtant sa déception ne fit que croître aux premières réponses. Elles étaient plates, mal écrites, vides, ne permettaient même pas de se représenter le quotidien du soldat. Et surtout elles étaient absolument dénuées de passion. Lebrac força la dose. Souvent il passait la nuit à fignoler les deux pages à l'écriture serrée qui rendaient compte de ses prétendus états d'âme. Bientôt, il fut forcé de constater que la matière manquait, et secoua le manteau de sa paresse. Lebrac vivait dans l'inactivité totale. Parfois il en avait honte. Il ne pouvait plus avancer l'excuse du génie, car la voix intérieure l'avait quitté, et il avait renoncé à écrire de la musique. En entendre devenait douloureux, tant elle révélait qu'il en ignorait les principes techniques de base. Quelques velléités de les apprendre avaient bientôt succombé au poids du travail nécessaire pour y parvenir. Jo retourna en cours et put bientôt citer Marivaux. Il céda aux invitations des amis au bout du téléphone, fréquenta les cinémas, les concerts. Les lettres devinrent alors un petit journal critique des événements culturels de la ville. Lebrac collectait dans les expositions les reproductions des tableaux et le propos devenait encyclopédique. Entre les articles, il réclamait de F. qu'il lui offre une nuit complète. Trois semaines plus tard, F. frappa à la porte de Lebrac qui hésita un instant sur le seuil à le reconnaître. A vrai dire, Jo avait oublié le visage de F. qu'il n'avait jamais vu que dans la demi-obscurité. Le crane rasé accentuait la dureté de ses traits et la largeur du front. Heureusement les yeux verts gardaient la même intensité. F. avait son sac de voyage et annonça qu'il restait pour la nuit. Lebrac joua pour lui, accompagna F. qui avait apporté des partitions de variété. Il criait plus qu'autre chose, ses aigus étaient faux, il ne savait pas phraser. Lebrac, qui avait déjà mal à la tête, accepta encore de l'entendre ânonner un morceau de concours. Comme il avait fait des efforts pour affecter d'avoir une vie remplie, Lebrac avait aussi introduit un peu d'ordre dans la chambre. Il avait retiré les articles de journaux, empilé les valises sur les livres ; replié la chaise, ce qui avait permis de dégager la cheminée et de se frayer un passage entre le lit et le piano. Lebrac avait préparé in extremis ce qu'il prenait pour un souper fin, disposé sur la planche des couverts en argent, des assiettes de cuisine ébréchées et des gobelets en carton. F. mangea du bout des lèvres et ne parût pas goûter particulièrement la cuisine, ce qui, par tradition familiale, équivalait pour Lebrac à un affront délibéré. Jo chercha les musiques les plus tendres et alluma un feu. Allongés dans l'aura rougeoyante, observant les ombres qui dansaient sur le mur, ils leur prêtèrent leurs voix. F. n'en revenait pas d'être là, Lebrac ne correspondait en rien aux critères habituels de ce qu'il recherchait, des mecs grands, baraqués, très bruns à la peau mate, avec qui tout se passait dans la rue, dans une entrée d'immeuble, qu'il ne revoyait jamais. Lebrac répondit que F. n'était pas du tout son genre non plus, mais qu'ils devaient avoir des fantasmes en commun. Bref, ils étaient faits pour s'entendre. Lebrac ne parla pas de la chaleur de la fosse commune mais demanda à F. pourquoi il n'était pas venu en uniforme. F. fit remarquer qu'il y en avait assez en face, et qu'il était hors de question qu'il se promène en ville autrement qu'en civil. F. continuait à parler avec un débit égal et rapide, retardant infiniment le moment où Lebrac allait se saisir de lui. Il évoqua confusément la famille, le père mort dont il n'avait aucun souvenir, son enfance entre sa mère et sa grand-mère. Il sembla à Jo qu'on lui racontait une histoire connue et un élan de tendresse fraternelle lui traversa le cœur. Il s'allongea doucement sur F. et entreprit de lui faire l'amour. Quand il releva la tête, inquiet de son manque de réaction, F. avait sombré dans un profond sommeil. Lebrac dormit mal. C'était la première fois qu'il partageait ses draps avec quelqu'un. Il n'eut d'ailleurs pas l'impression de partager grand-chose d'autre. Au matin il servit le thé, les exercices sur le piano recommencèrent, puis F. s'habilla et Lebrac fut presque soulagé quand il prit la porte.
Néanmoins, le deuxième mois, il poursuivit son roman épistolaire avec plus de régularité. Il écrivit trois, quatre fois par semaine. Il éprouvait un bien être certain à s'adresser à une image de F., reconstruite, visage de trois-quart mangé par l'ombre, témoin silencieux de son retour à la vie. Il guettait le courrier avec plus d'impatience, soupçonnait le concierge de retenir les messages personnels. Les réponses étaient toujours si courtes, ne disaient que la lassitude de l'inaction et les brimades de l'ordre militaire. F. parvenait tout juste à l'amertume lorsqu'il croyait être drôle. Lebrac devinait qu'il commençait à croire à ses mensonges, comme il les caressait lui-même. Dans une exposition, il avait reconnu F. comme le modèle du Torero mort de Manet. Il connaissait aussi la propension qu'il avait eu autrefois à tomber amoureux comme on tombe malade. Mais il y avait si longtemps que ça ne lui était pas arrivé qu'il avait oublié les calculs et la ruse, les joies, les souffrances, que la curiosité le poussa plus avant. Il avait pris l'habitude d'orner chaque lettre d'un timbre différent, parce que F. lui avait raconté que ses camarades de chambrée se disputaient les enveloppes. Lebrac s'imaginait l'impatience de chacun à recevoir ses missives et la satisfaction que la troupe en retirait. Il ne s'apercevait pas que le personnage d'amoureux qu'il construisait au fil de ses lettres n'était plus en conformité avec le Jo que F. avait entrevu le premier soir, ni que, sans les connaître, il était devenu dans sa tête, l'amant de cœur, non plus d'un individu, mais de tout le régiment. En essayant de se l'attacher, Lebrac n'avait réussi qu'à faire miroiter les images de sa propre dépendance. Dans l'absence d'événements précis, il imitait le canevas des romans précédents. F. ne vint pas ce mois là : il invoqua une consigne générale. La semaine suivante, il envoya une nouvelle adresse. On l'avait rapproché et désormais il viendrait presque tous les week-ends. Il arrivait dans l'après-midi pour faire de la musique ; ils déchiffraient à quatre mains. Le dimanche soir ses visites se prolongeaient parfois, ils dînaient sur le pouce et restaient ensemble jusqu'à l'heure du dernier train. F. lui racontait les passants qui tournoyaient le soir autour de la gare dans sa ville de garnison et proposaient de ramener les militaires. Lebrac, déjà jaloux des inconnus lui donnait de la musique pour le voyage et l'argent du taxi. A chaque rencontre, F. répétait combien il avait peur de ne pas être à la hauteur, ni pour la musique, ni pour le dialogue, et Lebrac commettait l'erreur de le rassurer. Comme ils se voyaient plus souvent, les lettres se raréfièrent, et Lebrac décida qu'il était temps de mettre la réalité en conformité avec le scénario du film. Un soir il engagea F. à passer de nouveau la nuit. Dès qu'il voulut amorcer la discussion, l'autre devint méfiant car il commençait à connaître les détours rhétoriques de l'adversaire. Dès lors qu'il avait programmé la nécessité de l'aveu, il lui parut impossible de le formuler. F. vint à son aide et joua avec le feu. Lebrac rassembla tout son talent d'acteur pour se convaincre et dit à F. qu'il l'aimait. Ses yeux jetèrent un éclair souriant et F. se roula avec coquetterie dans les couvertures en disant qu'il savait, que les lettres de Jo le criaient entre toutes les lignes, que c'était grâce à cette certitude qu'il avait traversé les jours de la caserne quand il se sentait abandonné de tous. Mais F., prétextant la fatigue, se refusa cette nuit-là.

Lebrac se remit au travail car la période des auditions commençait. On lui proposa un engagement dans une troupe pour les trois mois d'été. Il fallait partir sur le champ. Il accepta. Il écrivit une dernière lettre, la fourra sans son sac de voyage, et oublia de la poster. D'ailleurs, F. n'avait pas donné de nouvelles depuis quinze jours. Comme il ne savait pas où il allait, Lebrac partit sans laisser d'adresse. Le premier mois il respira et oublia dans le travail tous les soucis de la ville. Il s'intégrait mal à la troupe, faisait du mauvais esprit. Ils jouaient dans les arènes et les cirques. La phobie de Lebrac vis-à-vis du public grandissait peu à peu. Les hôtels dans les villes à casinos se ressemblaient tous et dans sa chambre à un lit, Jo se mit à regretter les après-midi avec F., malgré son peu de caractère. Les défauts physiques qui lui avaient déplus devenaient des détails attendrissants autour desquels il reconstruisait en imagination le corps de F. Par un reste d'orgueil ou convaincu déjà de l'inutilité de toute démarche, il n'écrivit pas. Lebrac n'aimait plus écrire, ça lui coûtait trop de peine et de temps. F. devait avoir le même avis sur la question. Lorsqu'il rentra, Jo constata qu'on n'avait déposé aucun message à son intention. Un camarade lui proposa de rejoindre une troupe qui travaillait à cent-cinquante kilomètres de la ville, dans les établissements scolaires, et Lebrac céda en se disant que le public serait mois exigeant et reconnaissant par avance de la distraction qu'on lui apportait. De plus, il travaillerait essentiellement en matinée, et pourrait, au rpis d'un circuit compliqué de taxis et de trains, regagner le campement, qui, même vide et en ordre lui paraissait essentiel à son repos. La réalité fut comme d'habitude un peu différente de ce qu'il avait escompté. Tout ce qu'on exigeait de lui, c'était qu'il fasse son métier, même mal. Les assemblées devant lesquelles ils jouaient s'en moquaient et comprenaient à peine les mots du texte. Il reçut bien quelques cartouches d'encre et des bombes à eau mais jugea que cela aussi faisait partie du métier. Un soir par semaine il participait à une vrai représentation et débitait du Molière habillé en punk ou du Beaumarchais en uniforme franquiste. Il se gelait dans les vestiaires glacés des salles des fêtes, et l'hiver à venir promettait d'être glacial.

Un vendredi, F. débarqua à l'improviste. Après une étreinte silencieuse et quelques larmes, il dit à Lebrac combien c'était bon de le retrouver après cet été où il l'avait cru perdu. Il l'avait voulu, mais n'avait pu s'empêcher de revenir ? Pourtant l'idée d'aimer un garçon lui semblait absurde, dégradante, mais l'émotion était là qu'il ne pouvait démentir. Lebrac s’accrochait à ses mains, à ses épaules, à ses lèvres, s'agenouillait entre ses ses jambes s'il s'asseyait, ne pouvait s'empêcher de coller à son pas s'il allait chercher un verre d'eau à la cuisine. Durant leur nouvelle première nuit, Lebrac abandonna ses dernières réticences et pria F. de le pénétrer. F. fut éblouissant de désir, de tendresse et d'ardeur, et Jo avant de s'endormir lui déclara même qu'il le trouvait beau. F., toujours militaire, était cette fois de retour en ville. Pendant la semaine qui suivit, il vint dormir tous les soirs. Juste dormir, malgré l'insistance de Lebrac qui essayait en vain de réveiller son désir. F. laissait faire, les yeux clos, comme s'il ne voulait pas voir la vérité en face. F. habitait en temps normal un appartement dans la banlieue, derrière la Porte, qu'il sous-louait pendant le temps de son service. Sans s'en rendre compte et parce que c'était pratique, il prit de façon régulière ses quartiers chez Lebrac. Ses amis téléphonaient, en général en son absence, croyaient à une plaisanterie, car ils avaient la même voix. F. apporta une robe de chambre, une paire de pantoufles, des livres et des disques, sa trousse de toilette, répondant ainsi aux vœux de Lebrac qui maintenant souhaitait par-dessus tout l'enfermer. Car Lebrac n'imaginait toujours l'amour que comme une chose oppressante, étouffante, qui ronge chaque minute, contre laquelle on lutte en vain, qui ne s'alimente que de sa propre substance, et ne peut survivre en sécurité que caché à l'intérieur de l'intérieur.
Lebrac s'habituait à la présence de F. Le matin vers cinq heures il sortait du lit, le laissait dormir et déposait un mot sur la table de nuit pour dire de couper le chauffage, qu'il restait du café, qu'il l'aimait. Il traversait le désert glacé de la ville dans la petite nuit, déjeunait à la gare au milieu des ouvriers en salopette et de la bleusaille en civil. Dans le train il se sentait projeté en avant par une force qu'il ignorait posséder. Cent cinquante kilomètres plus loin, il déblayait la neige devant la cabine téléphonique d'une autre gare et réveillait F. avant d'arpenter les planches du théâtre municipal en se faisant humilier à jouer les barbons bastonnés. Le soir, il trouvait un mot en réponse qui ne savait jamais que dire que c'était dur de se lever dans la nuit froide pour regagner la caserne. Un soir, en bas de la petite fiche jaune, F. avait enfin à son tour écrit « je t'aime ». Lebrac l'appelait à l'infirmerie où il avait trouvé un poste, demandait s'il venait. F. disait non. Deux heures après il le rejoignait dans son lit. Dans des extases désincarnées, ils écoutaient les adagios des symphonies de Mahler, accompagnés des sifflements et des craquements du bois dans l'âtre, emmitouflés dans la couette, repliés l'un sur l'autre dans des positions incommodes. Lebrac entretenait la flamme, lisait les poètes, reconnaissait dans le mythe du Banquet de Platon qu'il formait avec F. une de ces entités originelles séparées mais vouées à la réunion dans l'amour. Dans son exaltation, il faillit même recommencer à écrire de la musique. F. l'entraîna dans une chorale de sa banlieue, Lebrac chanta, fut jaloux d'un peu tous les ténors tour à tour, à qui il faisait pourtant répéter leur partie car personne ne lisait correctement la musique.
Un dimanche, après avoir massacré quelques chœurs de Verdi avec l'harmonie locale sous le kiosque des jardins de l'hospice, Lebrac demanda à F. quel était le programme de la soirée. F. expliqua qu'il sortait avec des amis. Lebrac lui fit remarquer qu'il lui avait promis la soirée et F. entra dans une colère noire. Il reprocha à Lebrac de vouloir le cloîtrer, le séparer des amis qu'il ne voulait pas lui présenter. Jo le prit au mot et organisa un dîner mondain où l'on s'ennuya dignement. Au premier geste de tendresse, F. retirait sa main, éloignait sa chaise. Lui, qui, au téléphone se vantait volontiers de son aventure, refusait d'en accréditer la réalité. Au dîner succéda une discussion orageuse durant laquelle tous deux firent assaut de mauvaise foi. Comme de juste, ils parvinrent à la conclusion erronée que la présence des autres gênait la pleine réalisation de leur amour et qu'ils ne se verraient plus que seuls. Lebrac comprit que derrière une capitulation trop facile, F. protégeait un territoire de sa vie privée auquel il entendait ne pas lui donner accès. Comme il sentait les efforts que faisait F. pour lui échapper, Lebrac profita d'un moment de sérénité pour lui demander avec candeur de vivre avec lui. F. avait le sourire de quelqu'un qu'on vient d'assommer à coups de masse. Il répondit qu'il était flatté mais que c'était impossible. Découvrir qu'il aimait Lebrac avait été déjà si difficile, alors vivre avec lui sous le regard de son frère, de sa mère, des voisins, non, il ne pourrait jamais. Lebrac ne comprit pas l'objection mais se souvint de D. L'embarras de F ? montrait qu'il n'était pas allé au bout ; Lebrac le poussa à continuer. Avec beaucoup de temps peut-être il pourrait se faire à l'idée, mais la situation ne serait pas plus facile pour autant. Depuis trois ans il y avait une femme dans la vie de F., il était accoutumé à sa présence, il ne voulait pas la quitter, la faire souffrir. Lebrac aurait dû immédiatement le jeter sur le paillasson avec ses pantoufles et sa robe de chambre mais une grande lumière s'était soudain faite dans son esprit. Cela n'expliquait pas seulement les retards et les silences, mais la mystérieuse séduction que F. avait exercé sur lui, l'impossibilité fondamentale pour laquelle il l'avait choisi. Il attendait au surplus que F. annonçât son départ pour le Canada, mais sons vis-à-vis se taisait, les yeux baissés comme un gamin en faute. Lebrac lui réaffirma son amour. A l'instant où il avait parlé d'Helle, il avait su qu'il ne pourrait revenir en arrière, que F. lui était destiné pour être sa croix et l'instrument de sa rédemption. Il souffrait horriblement, jamais le contact des mains de F. n'avait provoqué un plaisir si violent.
Lebrac se replia sur sa douleur, ce petit animal chaud pelotonné contre son ventre. Il débrancha le téléphone. On finit par lui retirer le rôle d'Arnolphe qu'il poussait au tragique, versant souvent des larmes aux moments les plus drôles. Plus que de la jalousie, Lebrac souffrait du manque. Plus il se lamentait, plus F. se faisait absent. Il n'avait plus besoin de mentir pour prétendre oublier leurs rendez-vous. Maintenant qu'il partageait ouvertement sa vie sentimentale en deux, F. se plaignait de n'avoir plus de temps pour lui-même ; il bâtissait des raisonnement spécieux pour accumuler les reproches, et Lebrac n'osait pas le contredire, puis revenait à la charge malgré lui, provoquant la discussion que F. fuyait dans le sommeil pour ne pas affronter ses lâchetés et ses revirements. Car pendant ces nuits de février, c'était parfois F. lui-même qui ramenait les rêves sur le tapis : il imaginait l'avenir, la maison dans la campagne, où ils accueilleraient le fils de son frère, parce qu'il n'y aurait pas de chambre d'enfant. Lebrac savait qu'il chercherait à lui échapper définitivement dès qu'il aurait quitté l'uniforme, ne pouvant plus, de l'autre côté, invoquer le prétexte de gardes tardives pour le rejoindre. Il était déjà dans l'effervescence des projets de bricolage et de nouvelle vie dans son appartement qu'il venait de retrouver. Il était capable de faire encore toutes les promesses, mais Lebrac savait que F., dès qu'il avait passé sa porte, changeait d'être, devenait malléable et docile pour tout autre comme il l'était avec lui. Dans un moment d'abandon euphorique, il lui arracha quatre jours de vacances pour fêter sa libération.
Ils arrivèrent sous la pluie dans un hôtel vide sur une petite plage de sable gris. La chambre était humide et froide, et à la réception F. avait exigé des lits jumeaux. Pendant quatre jours la pluie ne cessa pas, et ils restèrent enfermés dans une mélancolie rêveuse, chacun pour soi, presque sans se parler. F. s'attardait le soir avec la patronne de l'hôtel qui lui racontait une bonne partie de la nuit sa carrière fabuleuse de vedette américaine au Capitole de Toulouse. Au bout de deux heures, Lebrac descendait en robe de chambre et annonçait d'une voix tonitruante dans le réfectoire vide qu'il allait se coucher. F. lui disait bonsoir et priait la vieille dame de continuer. Lebrac s'asseyait, se relevait, tapotait sur la table, puis remontait sans mot dire avec des effets de manche. Quand F. le rejoignait, il lui reprochait avec véhémence sa colère, son comportement de sale gosse. Lebrac répondait qu'il en avait autant à son service, qu'il ferait mieux de songer aux décisions à prendre. F. refusait que Jo le rejoigne dans son lit -on allait les entendre- et ils grelottaient toute la nuit séparément.
A son retour, Lebrac recommença à boire. Il essaya de tromper F. mais ni le corps ni le cœur n'y étaient. Lorsqu'ils se retrouvaient, Jo essayait de le distraire, l'emmenait au théâtre, au concert. Le soir de son anniversaire, il lui fit découvrir les ors rococos de l'Opéra et l'entraîna de force dans un grand restaurant. F. s'était habillé, de loin il était presque élégant. Tout ce luxe le rendait brillant et Lebrac souriait en regardant sa joie. Après le dîner, F. annonça froidement qu'il ne pouvait rester, que Helle l'attendait. Lebrac protesta, rien n'y fit, il songea avec amertume qu'il aurait au moins pu avoir la décence de lui mentir. Il passa la nuit seul ; comme on sait la nuit porte conseil. La plénitude radieuse de l'amour, le bonheur entrevus avaient cédé la place à la ratiocination, à la méfiance, à la jalousie, bientôt peut-être à la haine.
Le lendemain, pour la première fois, Lebrac se rendit chez F. ; l'appartement était sale et vieux, peu clair en dépit de plafonds hauts. Le mobilier, une grande armoire à glace fleurie, des chaises en cuir râpé avait un air de pauvreté décente. Rendu à son cadre, F. paraissait plus petit. Lebrac se regarda agir car le personnage qui jouait son rôle échappait à son contrôle. Malgré lui il prononça des paroles d'apaisement et d'abnégation. Il s'était résolu à rendre les choses plus simples et à apporter à F. la rupture qu'il refusait de provoquer:son amour ne souffrait de toute façon pas de partage. F. se rendit comme d'habitude à ses raisons. Ils parvinrent à retenir leurs larmes mais pas la fougue des baisers d'adieu. Dans l'émotion F. oublia de rendre les clés.
Lebrac rentra chez lui la mort dans l'âme. C'était le plein milieu de l'après-midi mais il se coucha. L'oreiller roulé en boule lui renvoyait les battements, les contractions de son cœur. Il essaya de séparer de lui l'autre qui souffrait, mais constata une fois encore qu'il était irrémédiablement seul et qu'il avait perdu la formule magique, ou bien que l'autre et lui partageaient indissociablement la même âme. Deux heures plus tard, il se leva, ouvrit l'armoire de toilette, s'assit sous la douche, tourna le bouton d'eau chaude qui le glaça. Avec le tranchant de la lame, il effleura les veines du poignet, le sang perla, Lebrac eut peut et s'évanouit. Lorsqu'il revint à lui, la petite entaille s'était refermée, la comédie était finie. La lame était mate et brillante sur le fond émaillé. Puisque la mort ne voulait pas encore de lui, Lebrac s'accorda un sursis, et comme le funambule sur le fil du rasoir, il décida de devenir fou.











































LEBRAC REVIENT SUR SES PAS

En dépit de ses efforts, l'état de santé mental de Lebrac ne s'aggrava pas autant qu'il l'avait espéré. A défaut de solutions définitives, il choisit l'exil. Il signa le premier contrat qui lui passa entre les mains et rejoignit pour un an une troupe du Nord. Il débarqua un beau soir, ses deux valises à la main sur le quai d'une gare en rase campagne. Il se demanda d'abord s'il ne s'était pas trompé d'arrêt, mais le panneau décati portait bien le nom qu'on lui avait donné. Au loi, sur la droite et sur la gauche, des beffrois faiblement éclairés signalaient la présence des villages. Lebrac prit la route de gauche, la pluie se transforma en neige et les gros pavés carrés devinrent glissants. Dans l'éclairage incertain il distingua la masse noire des bâtiments abandonnés des fonderies, et leurs carcasses sinistres lui parurent de mauvais augure. Entre les toits crénelés et les hautes cheminées il devina la devanture d'un troquet. Il entra et secoua la neige de son manteau. Les regards interrogateurs des visages hébétés au front bas s'étaient tournés vers lui. Quand le patron parla enfin, Lebrac blanchit et s'aperçut qu'il ne comprenait pas la langue. Il demanda un chocolat dans son idiome personnel, un sourire parcourut l'assemblée, un café alors ? et on posa devant lui un picon- bière. Il demanda où se trouvait la ville, répéta la question. Dans un grognement nasal, un des joueurs de billard lui désigna le chemin vers la droite d'où il était venu. Lebrac retourna sur ses pas ; au bout d'un bon kilomètre il trouva le premier hôtel. Il n'avait l'air qu'à moitié fermé. Le réceptionniste était heureusement d'origine anglaise.
Quand Lebrac prit contact avec les gens du théâtre, il découvrit qu'on voulait lui faire jouer des textes en patois. Il refusa, on lui agita sous le nez le chiffon de papier qu'il avait signé. Tant bien que mal, il se mit au travail. On ne lui confia que quelques répliques éparses, car son débit était trop lent et il comprenait mal les mots. De plus, il n'était pas devenu meilleur acteur. Il habita un appartement, ou plutôt des morceaux d'appartement séparés par le palier d'un escalier commun dans une maison de guingois au bord de la nationale dont les murs tremblaient comme du carton gaufré au passage des camions. Dans la chambre froide, il couchait sur un lit de camp. Au rez-de-chaussée il y avait une charcuterie et Lebrac fréquentait cet unique magasin. Le reste du temps il s'allongeait sur le lit de toile et s'abrutissait devant la télévision. Il restait éveillé jusqu'à la fin des programmes. On e venait jamais chez lui, il n'allait jamais chez les autres. Certaines semaines, il lui restait entre deux trains, nuit comprise, vingt-quatre heure à passer chez lui, en ville, dans l'appartement inhabité où il avait aimé F. La plupart du temps, il fermait les volets, et, pour changer, écoutait les radios locales. Le lendemain, après l'obligatoire dîner de famille, il reprenait le train, retrouvait le lit à élastiques et les reportages de chasse et pêche.
L'année suivante, Lebrac renonça à l'exil et rentra dans ses meubles. Il renoua quelques contacts avec la troupe qui présentait aux potaches les chefs-d’œuvre de la littérature classique et vécut d'expédients. Pendant quelques temps il se sentit à nouveau un étranger en ville, puis il retrouva la nuit, l'ivresse, la promenade du square. En dix-huit mois de solitude, il était parvenu à oublier F., ou plutôt la souffrance, les souvenirs les plus désagréables lui semblaient revêtus du charme que l'on prête au passé. Il était retourné seul en hiver dans l'hôtel de si triste mémoire le long de la plage grise ; il discutait la nuit avec la patronne qui se souvenait de lui. Il commençait à se résoudre à ne plus vivre en ours, à renouer les liens téléphoniques, à chercher, mais par quel moyen ? un compagnon de voyage.

Une nuit de la deuxième année, alors qu'il était au lit avec une angine, on sonna à la porte.F. apparut avec un sourire bête et demanda d'un petite voix de gamin s'il pouvait entrer. Il aurait dû refuser, mais il était malade et se laissa couler dans les bras qui s'ouvraient à nouveau. Longtemps ils se regardèrent, muets, en pleurant doucement. F. demanda s'il avait réellement pu croire qu'il ne reviendrait pas. Jo lui fit remarquer qu'il avait pris son temps. Toujours aussi adroit, F. assura qu'il n'avait cessé de penser à lui, qu'il se trouvait là par hasard, un peu parce qu'il pensait qu'il avait déménagé. Jo répondit qu'il n'avait cessé de l'aimer, que tout était préférable au vide qu'il avait traversé. La promesse de l'amour pouvait pousser Lebrac à répéter n'importe quelle sottise. F. laissa entendre que rien n'avait changé dans sa vie, Helle, petit à petit, s'éloignait de lui. L'idée de vivre avec Lebrac continuait à faire chemin dans son esprit, mais il faudrait encore du temps. Lebrac assura qu'il avait tout son temps devant lui, que son impatience avait cédé devant l'évidence de l'aveu. Dans l'instant, ils crurent tous deux être sincères. Lebrac se rhabilla et suivit F. à travers la ville, qui rejoignait deux copains en train d'emménager. Il n'était pas loin de minuit. Ils portèrent quelques meubles, s'embrassèrent dans l'ascenseur, se partagèrent une portion de frites dans le dernier fast-food ouvert, et rentrèrent dormir chez F. La nuit de leurs retrouvailles fut semblable à la première, et identique le malentendu qui s'ensuivit. Au matin, on sonna, Lebrac alla ouvrir car F. avait toujours des réveils difficiles. C'était Helle. Du roman rose, on avait viré dans le vaudeville. F. fonça sur la cafetière et demanda à Helle d'aller chercher les croissants pour le petit déjeuner. Lebrac se dit que les choses prenaient au moins un tour rigolo. F. le nez dans son bol, fut le seul à se taire.
Comme il travaillait de nuit, le partage de son emploi du temps se révéla une opération complexe. Toujours après minuit, Lebrac descendait l'avenue derrière chez lui et se rendait chez F. Il apportait des fleurs, le petit déjeuner, des livres : le matin, quand F. rentrait vers les sept heures, il tombait comme une masse et Lebrac essayait de l'accompagner dans un sommeil agité de cauchemars. Bientôt il vint toutes les nuits. Au bout de quelques jours, l'impatience le gagna à nouveau ; il répandait chez F. les traces de sa présence, passait la nuit à lui écrire dans le dérèglement de la passion. F. se réveillait de mauvaise humeur, lançait un sarcasme, prétendait qu'on l'empêchait de dormir. Ils firent malgré tout des projets inconsidérés de vacances. Lebrac prit les billets et loua la chambre dans l'hôtel au bord de la plage grise. Sur la lancée il prit aussi des billets de concert. Le soir du spectacle, F. arriva pour dîner. Après avoir mangé de petit appétit, et tourné longuement autour du pot, F. avoua que c'était avec Helle qu'il avait prévu de passer la soirée. Lebrac remarqua que ce n'était jamais que la deuxième fois qu'il faisait le coup, et F. prétendit ne pas se souvenir. Le lendemain, il annonça à Lebrac qu'il était malade. Lorsqu'ils se sentaient en danger, F. et Helle se débrouillaient toujours d'une façon comme d'une autre pour se refiler un rhume mal placé, un prétexte qui les enferme dans une sécurité pour ainsi dire inviolable. Ils choisissaient alors le traitement le plus long et et partageaient avec délices les mêmes médicaments. Lebrac signala que ce coup-là n'était pas neuf non plus, et il s'ensuivit un léger froid. Quand F. rappela, Lebrac devina que quelque chose d'inavouable s'était passé en son absence. Il insista jusqu'à ce que F. avoue que Helle s'était installée dans son appartement. Au lieu de raccrocher, Lebrac lâcha quelques insultes, car ses progrès étaient toujours aussi lents. Il lança un ultimatum, donna à F. le temps qui les séparaient des vacances pour redevenir maître chez lui. D'ici là ils ne se reverraient pas. Il comprit trop tard que c'était exactement la réponse qu'attendait F. En trois semaines, ils avaient parcouru en accéléré le cycle de leur histoire pour en revenir au point initial et Lebrac avait cheminé de l'amour forcé à la rancœur. Il avait seulement pris un peu plus garde à ne pas se laisser dépasser par l'émotion. Comme remède à sa dépendance, alors que pendant presque deux ans, il était resté chaste, il s'était forcé depuis le retour de F. à le tromper dès qu'il le laissait seul. Pour ce faire, il choisissait des amants qui acceptassent volontairement de servir de victimes expiatoires, jouait au bourreau, tirait de leur souffrance physique un profond réconfort moral qui anesthésiait sa douleur. Lorsqu'il sortait de chez eux, il se sentait un autre homme, plus fort, moins à la merci des sentiments.
Dès qu'il eut raccroché, Lebrac se sentit plus libre de la décision prise et se bourra la gueule. Alors, par habitude sans doute, sans l'espoir vraiment d'y rencontrer qui que ce soit, il dériva, divaguant, vers le square.
Au premier coup d’œil, Lebrac fut frappé par la beauté du garçon brun au profil d'aigle assis sur le dossier du dernier banc sous les marronniers de la promenade. Il aurait voulu aller vers lui, dire un mot, mais il était paralysé dans la position de l'observateur, incapable d'émettre un son ou de faire un geste. Il suivit dans la rue sa démarche un peu voûtée et désinvolte, car l'inconnu était à l'évidence beaucoup trop grand pour lui. Quand il le rattrapa, quelques mots sortirent de sa gorge et le garçon consentit à l'accompagner chez lui. Avant même les premières questions, alors qu'il parlait de F. et de leur histoire effilochée, Lebrac, frappé par la foudre, sut qu'il était tombé amoureux de G. Il avait un joli sourire dans l'étreinte, la chaleur de son plaisir était communicative. Lebrac joua l'indifférence lorsqu'il le rappela trois jours plus tard pour l'inviter à dîner chez des amis. G. se révéla sociable et brillant. Il parlait de son travail, du monde des affaires ; la vie qu'il racontait paraissait à Lebrac d'un exotisme féerique, sans comparaison possible avec aucune de ses aventures antérieures. Le besoin qu'il avait de G. résidait à l'évidence dans cette essentielle dissemblance. Au cours de la deuxième nuit qu'ils passèrent ensemble, ils demeurèrent éveillés cinq heures à parler et ne s'endormirent qu'à l'aube. G. en plaisantait le lendemain devant ses amis. Jusque dans le sommeil il prodiguait des attentions touchantes, un regard, un geste qui s'alourdissait pour signifier qu'il était toujours là. Leur accord se manifestait par le hasard qui les poussait à s'appeler précisément dans les cinq minutes quotidiennes où ils rentraient chez eux.
Dès que Lebrac commença à l'attendre, le téléphone cessa de sonner. Un samedi soir, Lebrac sentit fondre sur lui comme un aigle, le personnage d'amoureux transi qu'il avait ligoté au fond de sa conscience. Ce double oublié reprenait le dessus et le poussa à se précipiter chez G. à l'improviste. Dès qu'il fut dans ses bras, qu'il respira son odeur, le calme lui revint, mais il perdit la parole. Il fut incapable de trouver un prétexte à sa visite, de proposer quoi que ce fût pour la soirée. Ils errèrent en vain à la recherche d'un restaurant, échouèrent devant un mauvais couscous, firent le constat de leur silence mutuel. Lebrac résista stoïquement à l'envie de l'aveu. Ses allusions voilées ne trompaient que lui-même. Lebrac, celui qui n'était pas encore totalement aveuglé en lui, savait déjà que G., trop attaché à sa liberté, ne pourrait lui offrir ce qu'il en attendait. Il persista à s'aventurer dans les abîmes familiers de la frustration et du manque : ces poisons seraient toujours aussi doux.
Jo commença à couvrir G. des cadeaux les plus extravagants ; il en avait lui-même honte. G. ne pouvait émettre un souhait en sa présence sans qu'il s'efforçât de le satisfaire. Ainsi Lebrac prit plusieurs places pour un concert de rock (qu'il détestait plus que tout) dans une banlieue lointaine, parce que G. avait vaguement caressé l'idée d'y assister avec des amis. Lorsque arriva le grand soir, Ho d'instinct se douta qu'il courrait à l'échec. Ils marchèrent une bonne heure avant d'atteindre les enceintes du parc où se déroulait l'événement. Alors, juste pour le regard de Lebrac, comme autrefois, le jour couchant déploya un coucher de soleil magique : devant la boule orange sur le ciel bleu foncé, Lebrac sentit refluer en lui le sentiment qu'il croyait avoir impitoyablement piétiné. Il aurait voulu s'évanouir pour immortaliser la splendeur de l'instant, se serrer contre lui et imaginer une dernière fois, pour de vrai, que la mort allait venir. Puis la soirée ratée déroula son cours inexorable. Dans la nuit trop fraîche, sous le regard ironique des amis, Jo et G. se repassèrent un blouson de tissu trop léger. L'ennui rendit Lebrac pensif, il resta en arrière malgré les efforts de G. qui répondait tant bien que mal à ses appels. Le poids de son malaise se répandit à l'extérieur de lui. Quand ils retraversèrent la ville, Lebrac et G. n'échangèrent pas une parole. Dans la dernière échoppe arabe qui fermait sur le boulevard, G. acheta des pâtisseries au miel. Lebrac, pour dissiper son angoisse, s'excusa de fautes qu'il n'avait pas commises. G. l'interrompit dès qu'il eut sommeil.

Lebrac ne pouvait parler à G. des musiques ou des lectures qui constituaient la trame de sa vie. Il s'apercevait avec effroi qu'il n'avait rien à raconter, et cette découverte rajoutait à son silence. D'autres soirs, quand Lebrac avait pris le parti de s'en moquer, G. venait à son aide. Appuyé contre ses jambes -son corps était si fin, si long, si brun- Lebrac l'écoutait raconter ses courses à travers l'Europe. Jo disait qu'à part pour les paysages et à la rigueur les musées, ça ne servait à rien de voyager. Tout ce qu'on découvrait, on l'avait ici, à portée de la main. Il suffisait de chercher un peu. Alors, tard dans la nuit, ils écoutaient de vieux disques de pop qui les rapportaient au temps du lycée, et ils échangeaient des souvenirs d'adolescence. Si c'était un soir de semaine, Lebrac laissait G. qui travaillait, lui, dormir seul. En rentrant il ne songeait pas à faire de détour par le square.

Un dimanche matin, Lebrac sauta sur le téléphone et réveilla F. Sans lui laisser le temps de parler, il déclara qu'il croyait préférable qu'ils ne se voient plus. Du tout. Jamais. F. répondit « Ah bon ? » et réclama ses clefs. Lebrac les lui porta. Il eut un pincement de cœur dans l'escalier en se disant qu'il le montait pour la dernière fois. Ils échangèrent leurs trousseaux, se forcèrent à ne faire aucun geste. Jo ne trouva rien de mieux que « Eh ben voilà ! » F. répéta la brillante formule. C'était donc aussi simple de se quitter pour toujours.
Deux jours plus tard, Jo annonça à G. qu'il avait rompu avec F., qu'il ne partait plus en vacances. Devant le froncement de sourcil suspicieux, il expliqua à G. qu'il n'était pour rien dans sa décision. Le seul commentaire de G. fut que c'était bête, comme ça, après quatre ans. Le lendemain matin Lebrac avait déjà perdu le sentiment de légèreté que lui avait conféré un instant la rupture. Il sombra de nouveau dans le mutisme. Quelques jours plus tard, G. partit pour la Crête, qui était comme pour Pâris, son pays d'élection. Lebrac se résigna à son absence.
Allongé dans le silence de la nuit, il entend leurs dialogues qui vont se perdre bientôt, insignifiants parmi les autres voix.

- Çà vous ennuie que je vous suive.
- Non. Pas vraiment.
- Tu ne fais rien ? Tu m'accompagnes ?
- C'est loin ?
- Non. Comment tu t'appelles ?
- R.

- Tiens, voila mon adresse.
- Je peux laisser la mienne ?.. En fait je m'appelle pas R. Mon nom, c'est G.
- G. ? C'est vraiment ton prénom ?
- Oui. J'y peux rien. J'ai pas fait exprès.

- Non ! Pas ça !
- Pourquoi ? Qu'est-ce que ça peut te faire ?
- Les maladies.
- Et alors ? C'est moi qui prend les risques ? Et avec toi je veux bien les prendre. Après tout, si ça doit arriver, c'est déjà fait. C'est moi qui ai avalé ton sang l'autre jour, alors tu vois. Et puis si ça m'arrive avec toi, au moins je l'aurais voulu.
- T'es vraiment pas ordinaire !

- Je vais rentrer dormir chez moi.
- Ne dis pas ça, G. ; ça me fait flipper.
- Je suis fatigué… et puis pourquoi faut toujours expliquer ? Je voudrais que les choses soient simples.
- Tu dors mal avec moi ?
- Oui.
- Moi aussi. Mais ça fait deux jours que je ne pense qu'à ça.
- Voyons, deux jours, ça fait… trente-six heures au plus. Et puis, il y a fort à parier qu'il y aura d'autres fois où tu ne me verras pas bien plus longtemps que ça. Alors, si je rentre, tu vas pas en dormir de la nuit ? C'est ça ?
- Non, pas encore. Mais le pire c'est que ça viendra.
- Qu'est-ce que tu veux à la fin ?
- Tu veux la vérité ?
- Si possible.
- Je te die, je n'arrête pas de penser à toi. Note bien, je ne suis pas en train de faire une déclaration d'amour. Je me sens bien avec toi, je voudrais prendre le plus de bon temps tant que c'est possible.
- Ah oui ? Prendre le plus de temps possible ?
- Non, je veux dire que je suis prêt à investir beaucoup dans cette relation.
- Moi, je ne sais pas si je suis prêt à me laisser investir. Drôle de vocabulaire : on investit dans quelqu'un ? C'est un signe des temps ! Je ne veux pas vivre ça, dépendre du téléphone, analyser chaque mot. Je voudrais dans ma vie que je puisse tourner à droite ou ç gauche et que ce soit exactement pareil. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

- T'es fou, je t'avais dit d'apporter du pain si tu en voulais, pas tout le dîner, Jo.
- C'est des restes, c'est pas grave.
- Oui, enveloppés dans des papiers pas graissés/
- Faut pas m'en vouloir, je suis comme ça. Quand j'aime les gens je ne sais pas venir les mains vides. Çà ne t'oblige en rien. C'est mon plaisir.
- OK, tiens… ta montre, tu l'as oubliée la dernière fois.
- Oui dès que je la quitte, je l'oublie.
- Ah, elle se remonte au mouvement du poignet. Si j'avais su je me serais branlé avec.
- Je tacherais de l'oublier la prochaine fois… J'ai des places pour le concert auquel tu voulais aller vendredi en quinze.
- Tu peux disposer de la troisième si tu viens.
- Pour un amant ?
- Si tu veux. Si tu veux…
- Bon, là c'était peut-être un peu provoquant.

- Je n'ai presque aucun souvenir de mon enfance.
- Tu es fils unique, c'est ça.
- Oui, enfin, j'ai une sœur. Une demi-sœur. Mais c'est tout. Quand j'étais petit j'ai regretté de ne pas avoir un frère.
- Avec mon frère, on s'est toujours bien entendus. Il habite à deux pas. Je crois que c'est mon meilleur ami.
- C'est drôle, ça me rappelle un rêve que j'ai fait l'autre nuit dans ton lit. Il y avait une scène d'accouchement et on jetait quelque chose dans une cuvette. Après j'étais grand, et je demandais à ma mère ce qu'on avait fait de l'autre.

- J'ai peur de t'avoir entraîné dans une galère avec ce concert. Je suis désolé. J'imaginais que ce serait bien. Je me faisais une fête de tout ça.
- C'était une expérience. J'éteins ?
- … Çà t'embête peut-être que je sois rentré avec toi.
- Oh Jo ! On dort… On dort…

- J'ai peur de ne pas apporter ce qu'il faut, la discussion. Pour moi, le monde à l'extérieur n'existe presque pas, l'actualité, les gens à peine. J'ai jamais rien à raconter. Tout ce qui m'intéresse c'est ce qui se passe à l'intérieur.
- Pour moi, c'est à peu près tout le contraire.

- Alors, tu ne pars pas de tout l'été ?
- Je ne sais pas, pour l'instant je suis bien ici.
- Je vais passer dire au revoir à mon frère avant de m'en aller.
- Écris, au moins pour signaler la date de ton retour.
- Oui, je t'enverrais une carte postale.
- Oui, c'est ça, une carte postale.

Lorsqu'il estima que le moment du retour de G. approchait, Lebrac, un peu trop tard sans doute, alla s'asseoir plusieurs soirs de suite sous les marronniers du square, agités par le vent du mois d'août. Il n'écrivit pas, ne téléphona pas, attendant selon le vieux principe que l'autre vienne lui-même se jeter dans ses filets, qu'il accepte de porter les torts, comme Lebrac acceptait de porter le poids de l'échec. Dans le ciel vide, il chercha encore l'étoile filante pour abolir le vœu fait au fleuve. Juste un peu d'amour.
Toutes les nuits, sur le coin de marbre de la cheminée, il allume la femme assise qui regarde vers la fenêtre. E., F., ou G. passeront à un moment ou à un autre et reconnaîtront l'appel de sa lumière. En le voulant très fort. Peut-être.

Vers la fin du mois d'août, le Commandeur téléphona pour signaler à Lebrac qu'une lettre était arrivée pour lui à son ancienne adresse. Jo n'alla pas au plus logique et son imagination replâtra la réalité. Qui se souvenait encore de son précédent domicile ? E. récemment désengagé du Moyen-Orient ou chef d'entreprise et père de famille, D. ruiné au poker de retour de l'Ontario ou du Saskatchewan ? Lebrac se dit qu'au moins le dîner dominical aurait un sel particulier. Mais la lettre n'était rien d'autre qu'une convocation militaire. Il fit son sac dans l'indifférence, il savait qu'il est inutile de résister au destin. Avant de partir pour la gare, il trouva une carte postale de G. qui annonçait qu'il partait travailler dans le Nord, à deux cent kilomètres de la ville. Dans le train qui l'emportait vers le Sud, Lebrac était confiant ; où qu'il aille, dans l'ombre d'un couloir, derrière un fourré, dans le réfectoire vide des grandes baraques, que sais-je ? H. l'attend, I. après lui, et même J., le mari de la dame en noir.

Lebrac retraversa la montagne, et la forêt, et le fleuve. Au matin, au petit soleil de six heures, les wagons vomirent leur marée humaine. Sous les hurlements du cabot, il se serra parmi le bétail des appelés dans le camion militaire, et, dans l'obscurité de la bâche, il ne s'aperçut pas qu'il passait à nouveau les grilles de la caserne.





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