LEBRAC
ET LE VICOMTE
Lebrac
avait changé d'école et le petit personnage de l'emploi du temps
scolaire s'était à son tour séparé de lui ; il se sentait
bien un peu affaibli par ces désépaississements progressifs, mais
la disparition de ses doubles ne laissait pas de l'arranger. Le petit
masque de collège avait abandonné dans son placard ses costumes de
scène, une grande cape noire, un déguisement de poisson bleu en
jean pâle ; Lebrac détestait les vêtements neufs, qui, comme
lui, étaient sans forme. Il ne pouvait habiter que des peaux usées
à la coupe ancienne, des habits à histoire, qui surtout ne le
représentent pas. Il n'était jamais vêtu que de blanc, de kaki, et
de noir, les couleurs du deuil. Car, plus que jamais Lebrac était
persuadé qu'il allait rapidement mourir. Il avait seize ans et
voyait dans le chiffre dix-sept l'arrêt fatal de la destinée. Il se
pensait atteint d'une maladie silencieuse qui arrachait de lui ses
neufs vies en même temps que ses doubles. Il regardait avec
satisfaction la pile de partitions dans
les tiroirs du secrétaire, mais évitait avec soin de se relire, car
il commençait à sentir qu'il n'était pas assez savant pour écrire
les symphonies qu'il continuait à entendre. Pourtant Lebrac était
toujours persuadé de son génie, car la voix de l'intérieur
continuait à lui parler, et ses manifestations, quoique moins
fréquentes, se faisaient plus impérieuses. Le temps des surnoms
était passé ; dans la cour du lycée, on écoutait Lebrac
façonner des paradoxes, on lui demandait conseil et il répondait
patiemment aux demoiselles, car les garçons étaient en minorité
dans cet ancien lycée de filles. L'espace s'était encore rétréci,
et la cour de l'établissement contenait à peine les cercles de
discoureurs qui allaient aux interclasses s'encrasser les poumons à
l'air libre. Sur le banc instable qui longeait le gymnase, Lebrac et
Marie-Jo se racontaient la vie en s'émerveillant des hasards
symboliques de leurs amours de tête. Ils chantaient des duos
d'opéra, Carmen
ou Véronique.
Ils partageaient les pommes, les cigarettes et la mélancolie. Marie
était la moitié survivante d'une paire morte. Elle était hantée
par l'idée qu'il lui fallait en une seule existence réunir
l'expérience de deux vies. Lebrac l'appelait Jo, elle était grande
et forte, ses longs cheveux blonds toujours nattés ou en chignon ne
se déployaient jamais sur ses épaules. Lebrac lui faisait lire les
textes de ses chansons. Elle posait sur lui ses yeux bleus délavés
et désignant la tache d'encre, disait « Tu as pleuré ? »
Lebrac répondait oui, alors qu'il avait renversé sa bière sur le
carnet à spirales. Il écrivait dans les cafés, leur refuge favori,
car
Marie-Jo était la fille de la cafetière d'un arrondissement voisin.
Pour fuir l'univers de l'hôtel, il prétendait qu'il ne pouvait plus
travailler chez lui, avait fini par s'en convaincre. Leurs histoires
reposaient sur les arcanes de la numérologie et l'étymologie des
noms de lieux. Marie racontait Philippe ; Jo parlait encore de
D. Les signes avaient pris le relais des événements absents de
leurs existences. Il fallait qu'un accident quelconque mît fin à
leur ennui. Marie, la première, désigna du doigt la tête du
Vicomte qui dépassait de la foule au centre de la cour. Ou bien
Lebrac s'arrange-t-il pour le lui désigner par la fixité de son
regard ? Il mentit en répondant qu'il le trouvait sans intérêt
alors que la splendeur du garçon l'avait foudroyé quelques jours
auparavant.
L'hiver,
Lebrac venait à pied. Il aimait traverser les rues dans la petite
nuit, ce moment où l'effervescence amorcée de la ville entre en
contradiction avec l'obscurité du ciel ; il fait froid, juste
un peu, des haleines lointaines fument entre les immeubles de verre.
La glace superficielle craque sous le pas dans le caniveau. Les
lumières tournoyantes de Noël dans les arbres aux fruits
électriques ont déjà pris le relais des réverbères car le monde
est habité par la certitude que le jour va se lever. Pour se
réchauffer les mains, Lebrac accrochait une pipe sous sa moustache.
Il était affublé d'une veste militaire trouvée dans une cantine du
général, trop grande, dont il avait arraché les galons. Pour
couper l'angle de la rue du lycée, il traversait le supermarché où
les vendeuses orange ensommeillées s'étiraient en jouant avec leur
caisse. Sur
le trottoir en face de la sortie, le Luxueux
Café faisait
une trouée de lumière dans la nuit déjà moins sombre. A travers
la vitrine, pendant toute une semaine, Lebrac avait pu épier chaque
matin le Vicomte devant son bol de chocolat fumant. Lebrac regardait
l'aquarium comme s'il s'était agi d'un gigantesque tableau mural. Le
peintre avait mis son sujet en valeur, face à la rue, sous les
lumières de la rampe des radiateurs à infra-rouges. Il était très
brun, une mèche tombait sur sa joue droite, au-dessus des traces de
rasage très marquées, hautes sur la peau très blanche. Un nez
droit et fin partageait ce visage carré en moitiés légèrement
asymétriques, l'une sauvage et violente, l'autre lointaine et
lunaire. La main, celle qui portait la tasse aux lèvres épaisses et
rouges, était encombrée dans son mouvement par une chevalière
armoriée. Le soin extrême apporté à la cigarette mal éteinte
dans le cendrier en verre bleu, l'imperméable vert trop bien plié
sur le dossier de la chaise à la gauche du personnage, tout dans
cette œuvre d'art concourrait à exciter l'admiration du passant.
Lebrac
continua de détailler son chef-d’œuvre hyperréaliste : du
col de la veste de tweed à l'imposante carrure s’échappaient les
flots satinés d'un foulard noué en lavallière. Sur ses genoux
croisés, il avait posé une paire de gants d'officiers. L'élégance
étudiée trahissait le souci de paraître, la volonté affirmée de
la représentation. Au moment où Lebrac se perdait dans ces
réflexions, il aperçut son visage dans in miroir de la devanture et
se mit à rougir. Au même instant deux yeux bleus se levèrent du
livre et pénétrèrent dans la poitrine de Jo comme deux éclats de
verre tranchant.
Derrière
le gymnase ouvrant sur la cour se trouvait une scène de théâtre.
Les deux Jo venaient y gueuler de poèmes d'Apollinaire et répétaient
pour le plaisir les alexandrins languissants des tragédies
classiques. Un jour, alors que les scènes les plus sombres
s'achevaient souvent en fou-rire, ils
répétèrent un des passages les plus insignifiants de Phèdre
où Hippolyte se déclare à Aricie. Sur les vers
Asservi
maintenant sous la commune loi,
Par quel trouble me
vois-je emporté loin de moi ?
Lebrac
ne se sentit plus couvert par le masque du protagoniste. Son feu
l'emporta, il mit dans le ton tout le désespoir de se découvrir
amoureux ? Le rouge lui monta aux joues devant la transparence
de l'aveu. Avant qu'il ait pu détacher la dernière cadence de la
tirade, Marie éclata de rire. Lebrac jeta le livre. Alors Jo se jeta
à sa tête, lui dit qu'il l'aimait, qu'il voulait coucher avec elle.
Sans surprise, elle répéta que la place était prise. Lebrac fit
remarquer qu'il ne voulait pas la place, il la voulait, elle, une
fois. Elle rétorqua que le monde n'était pas à ses ordres, qu'il
prenait ses désirs pour des réalités. Lebrac sortit. Au milieu de
la cour, le Vicomte s'entretenait avec le cercle de ses admirateurs.
Il les toisait tous d'une tête. Parmi les adolescents, la perfection
de son corps d'homme encore non abouti tenait à l'équilibre
précaire entre regrets et promesses. La
convergence des autres vers lui, qui dans l'innocence découvraient
la beauté du diable, fascinait Lebrac. Il décida d'assouvir sa
vengeance et se fit le serment qu'il posséderait le Vicomte.
Une
enquête en règle commença. Il était le seul garçon de sa classe
et il ne fut pas difficile de trouver son nom à rallonge, ni
l'emploi du temps qui permettait de le suivre à la trace. Entre les
sonneries, Lebrac faisait la course dans les étages pour se trouver
sur son chemin dans les endroits les plus saugrenus. Quand les
cercles des fumeurs de dix heures se formaient, Lebrac entraînait
peu à peu le sien vers E., et ils se trouvaient un instant dos à
dos à échanger subitement, chacun pour les siens, quelques
répliques brillantes. Lebrac n'avait pas cours le samedi matin mais
il revenait s'installer sur un mur, le dossier d'un banc, qui, dans
la cour moins pleine, le plaçait sous le feu souriant du regard du
Vicomte. Un de ces samedis ordinaires, un cercle s'était formé
autour de Lebrac. L'assistante américaine racontait que sa grande
réussite de l'année avait consisté à lire Les
Frères Karamazov
dans le texte, en russe. Lebrac écoutait d'une oreille et
dévisageait E. Tout à coup la foule s'ouvrit comme la mer rouge et
E. avança d'un pas rapide vers le banc de Lebrac. Il serrait sa pipe
entre ses dents avec une moue grimaçante qui lui donnait l'air
mauvais. Leurs
regards ne s'étaient pas quittés. Lebrac, convaincu que son trouble
se voyait, tremblait comme une feuille. Les voix autour de lui se
turent et E. demanda : « Tu aurais des allumettes ? »
On
pouvait difficilement faire moins original. Lebrac
sortit précipitamment de sa poche son paquet de clopes et le tendit
à E. qui répéta en souriant « Des allumettes, pour ma pipe ?
J'ai un briquet mais je me brûle les doigts. » Lebrac s'excusa
et dut fouiller
toutes ses poches avant de trouver la boîte, qu'il ouvrit à
l'envers. E. ramassa les allumettes, alluma sa pipe en jetant dans
l'auréole de la flamme un regard de star de cinéma, remercia, ses
doigts effleurèrent ceux de Lebrac en lui rendant l'objet. Il
s'éloigna. Jo était muet. La voix était bien celle du corps,
enfoncée dans l'abdomen, grave, portée par un souffle court, direct
comme si les mots échappaient par bouffées. Aucune
parole n'était sorti de la bouche de Jo à part une excuse
bafouillée. Il jura de ne plus se laisser surprendre. Il ne se força
pas à agir, désirant que l'autre se plaçât de prime abord dans la
posture du solliciteur, afin qu'il pût ensuite plus aisément s'en
laver les mains. Il eut raison s'en remettre au hasard.
Février
avait fait pour lui une journée radieuse. Lebrac était appuyé au
chambranle de la porte du gymnase. C'était le service de midi, la
cour vide était noyée de soleil. Sur l'escalier de la cantine, E.
et sa suite se pavanaient dans la lumière ? Il avait retiré sa
veste, ouvert le col et remonté les manches de sa chemise. Dans le
foyer, de l'autre côté de la scène de théâtre, un élève jouait
au violoncelle une gigue de Bach, et les arabesques de l'instrument
monodique conféraient à l'instant une plénitude singulière.
Lebrac se dit qu'il n'oublierait jamais le rectangle inondé de
lumière, la musique aussi charnelle que la voix, et la diagonale que
parcourut E. pour le rejoindre. E. demanda une cigarette pour sa
copine. Le paquet de Lebrac était vide. Il courut au premier tabac,
dit à la buraliste « Je voudrais des cigarettes » « De
quelle marque ? » s'enquit la dame. Il prit les Players
noires que fumait Marie et revint se mêler au groupe sur l'escalier.
La main d'E. Se tendit vers le paquet, et Lebrac s'aperçut qu'il ne
parvenait plus à détacher son regard de ses bras, des
masses qui remuaient sous la peau et du poil naissant qui les
recouvrait. E. tira sur la cigarette et la donna à Isabelle ?
Lebrac offrit le paquet à la ronde et Catherine répondit d'une voix
sèche qu'elle ne fumait pas. Heureusement E. était en verve ;
leur premier dialogue tourna autour des poisons, de leurs usages, de
leurs effets. Lebrac fut éloquent sur le curare et la strychnine,
car il avait quelques souvenirs du musée. Pendant que Lebrac
dissertait, il sentit le regard de Catherine le disséquer avec une
précision patiente. La coiffure de Catherine la rendait semblable à
une carte de pique, elle portait un imperméable anthracite et son
regard était bleu sombre et froid, retiré derrière des lunettes
qui lui mangeaient la moitié du visage. Cath, comme l'appelait E.
était agenouillée aux pieds du roi, ses yeux l'enveloppaient d'une
aura protectrice et maternelle. On sentait bien qu'elle s'était
enlaidie par un travail constant afin qu'aucun autre que E. ne pose
son regard sur elle ; résignée à ce qu'il ne le voie pas,
elle tentait de se rendre en tout indispensable. Elle faisait les
démarches à sa place, le soulageait du soucis des devoirs à
rendre. Elle s'était installée dans son ombre, d'où elle soufflait
la voix glacée de la conscience et de la raison. Catherine était
capable d'éloigner tout le monde par la pertinence de ses questions
à double fond. Sa clairvoyance et son instinct, son intelligence
redoutable, avaient
fait le vide autour d'elle et continuaient à balayer les parasites
éphémères susceptibles d'entraver ses projets immédiats. Aussi
Lebrac fut-il sûr dès les premières minutes qu'elle voyait clair
dans son jeu, comme il avait entrevu le sien. Dès que l'on accordait
quelque crédit à son pouvoir, tout n'existait plus que par sa
volonté : Catherine était la gardienne du temple ; le
cérémonial dépendait de son étiquette et de plans dont les buts
demeuraient impénétrables. C'est par calcul aussi qu'elle avait,
dans le cortège des prétendantes, introduit Isabelle qu'elle avait
jugée inoffensive avec le charme ambigu de ses cheveux courts et ses
manières brusques qui lui donnaient des poses de petit garçon. Il
faut croire qu'elle l'avait bien choisie, car E. était tombé
immédiatement amoureux d'elle. Il est vrai qu'Isabelle avait le même
culte de l'apparence sage, mais ses débardeurs de couturier
paraissaient étriqués, le luxe la maquillait de couleurs
outrancières. Pour elle, E. représentait l'accessoire ultime de la
panoplie. Il ne jurait pas avec les chaussures de marque. Elle
n'avait pas songé un instant à lui résister tant l'hommage convenu
du Vicomte
rehaussait son prestige. Cachée été comme hiver derrière une
paire de Ray-Ban, elle ne parlait que d'une voix toujours égale et
faible, d'où toute émotion était bannie, qui ne s'enflammait qu'à
l'idée de faire la fête dans une boîte à la mode, et n'émettait
jamais aucune opinion précise sur quoi que ce fût. E. passait un
bras autour de ses épaules et elle se reculait avant de s'y caler.
Catherine regardait la blessure de l'amour s'ouvrir en E., puisque
Isabelle ne pouvait lui donner ce qu'il en attendait, un semblant de
réciprocité. Ils l'avaient choisie conjointement pour cette
incompatibilité et Lebrac vit dans cette faille l'espace par lequel
se glisser. Il manquait dans l'assemblée des courtisans le confident
racinien, une Oenone, qui, par ses conseils avisés, précipite les
héros vers un destin aussi déchirant qu'inéluctable. Lorsque
Lebrac trouva de nouveau la force de le regarder, E. racontait que
pendant la prépa para,
il s'était endormi le bras replié sous son manteau militaire, et
que le matin au réveil il ne sentait plus le membre mort, blanc,
incolore.Il tendait le bras vers Jo pour lui montrer l'endroit exact
de la blessure imaginaire. Lebrac sentit qu'il bandait et qu'E. ne
parlait que pour lui. Un officier avait dit à E. qu'on avait amputé
un de ses camarades dans des circonstances analogues et
il avait senti la douleur progresser à coups de milliers d'aiguilles
à mesure que le sang remontait vers la main. Lebrac secoua les
fourmis qui le chatouillaient. Puis E. parla de sa famille, qui
remontait à Saint-Louis, évoqua les significations du nom, la
chasse au sanglier et la vie sous les drapeaux. L'épopée des contes
chevaleresques et le cliquetis des batailles résonnaient dans les
oreilles de Lebrac. Catherine ramena enfin la discussion à un sujet
de la vie courante, et devant Isabelle qui boudait, ils parlèrent
politique.
Le
lendemain, Lebrac entra dans la vitrine du Luxueux
Café et
s'assit à la table d'E. Ils discutèrent comme de vieux amis puis
échangèrent leurs adresses car les vacances de mi-semestre
approchaient. Lebrac sauta sur l'occasion et entreprit le jeu de la
séduction lointaine. Dans sa première lettre, il raconta à E. les
longues semaines durant lesquelles il n'avait pas osé l'aborder, le
trouvant dur et lointain. E. répondit à sa première missive qu'il
était certes dur mais aussi sentimental. Lebrac s'esclaffa et se dit
que la partie était bien engagée. Comment pouvait-il en être
autrement ? Dans les phrases qu'il écrivait, il renvoyait à E.
son image magnifiée. Il employait toutes les métaphores de l'amour,
évitait jusqu'au mot amitié. E. répondait toujours que sa présence
lointaine lui faisait chaud au cœur et parlait aussi d'amour dans
ses lettres sans oser nommer Isabelle. Lebrac découvrait avec un
égoïsme rayonnant qu'E. n'était pas heureux. E.
racontait ses sauts en parachute et combien de fois il avait souhaité
que sa toile se mette en torche ou ne s'ouvre pas. Lebrac souriait de
sa naïveté, et jouissait de la douleur délicieuse que promettait
une brutale disparition. Le jour il guettait du balcon la boîte aux
lettres, la nuit dans l'obscurité totale, il s'autorisait à
profaner E. et jouait en esprit avec son image. Il le déshabillait
avec méthode, le couchait sur son lit tout blanc et la tête de
Lebrac roulait entre ses cuisses épaisses. E. se laissait aimer
comme une courtisane en feignant de ne pas partager le plaisir.
Lorsque ses muscles se relâchaient enfin, Lebrac était envahi par
la honte, lui demandait pardon, et écrasait une cigarette sur sa
poitrine pour se punir. Mais aussitôt qu'il était endormi, E. était
dans le rêve et lui faisait l'amour. Dans le dos de Lebrac qui
tentait vainement de résister, il prenait cette fois sa revanche.
Jo reçut aussi une lettre de
Marie qui contenait un brin de bruyère. Il comprit l'allusion à ce
qui les avait réunis :
J'ai
cueilli ce brin de bruyère
L'automne est morte
souviens-t-en
Nous ne nous verrons
plus sur terre
Marie
écrivait qu'elle allait rejoindre sa jumelle disparue au cimetière
des enfants morts, que son histoire avec Philippe touchait à sa fin.
Lebrac pensa que les légendes avaient été les seuls piliers de
leur rencontre. Il
répondit que le souvenir de D. l'avait quitté, et que,
contrairement au conseil de Pyndare, il s'efforçait de labourer les
champs de l'impossible avant ceux de la réalité.
Pourtant, il constata au
retour que sa position s'était confortée. E. ne parlait plus de
politique ou du train du monde. Son langage n'était qu'émotions.
C'est lui pendant les interclasses qui montait les escaliers quatre à
quatre pour rejoindre Lebrac et reprendre la discussion interrompue
quelques heures plus tôt. Ils n'avaient pas cessé de s'écrire.
Tous les deux ou trois jours, dans la cour de récréation ils
s'échangeaient rapidement des enveloppes en amoureux, qu'ils
n'ouvraient pieusement que le soir. Dans le foyer, Lebrac lisait les
textes de ses nouvelles chansons, amputés des passages trop
directement allusifs. Isabelle trouvait ça vachement chouette et pas
banal. E. n'osait pas approuver, mais ses yeux brillaient, et Lebrac
ne savait pas toujours si c'était de colère ou de satisfaction. A
mesure que la distance entre eux s'amenuisait, le doute naissait chez
Lebrac de la possibilité de leur amour. L'histoire, pour être
belle, devait être productrice de souffrances, conforme au schéma
initial, vouée à plus ou moins brève échéance, à l'échec. Et
puis les heures de Lebrac étaient comptées.
Le
samedi matin E. se séparait de la bande. Isabelle n'apparaissait
pas. Il consacrait son heure libre à Lebrac. Dès qu'ils étaient
seuls, E.
devenait sombre, demandait pourquoi elle n'était pas là à ses
côtés, retournait contre lui les évidences de sa trahison. Un
matin Lebrac et E. croisèrent Catherine qui était en avance. Elle
demanda si elle pouvait les accompagner. E. regarda Jo en quête de
réponse et Catherine devint blanche de rage avant même qu'il ait
répondu non. Lebrac comprit que c'était la guerre, que, flairant le
danger, elle sortirait de son indifférence réservée. Ils se
réfugièrent dans la salle arrière, obscure et vide de l'Autre
Café et
commandèrent deux brunes. E. avoua qu'il avait passé la nuit avec
Isabelle. En fin de soirée, il l'avait convaincue de le suivre dans
un petit hôtel sur les quais. Dans la chambre, le silence était
devenu lourd entre eux. E. l'attribua à la fatigue. Ils se
couchèrent. Ils ne firent pas l'amour ; elle ne voulait pas, il
avait peur de la toucher, de la casser, de la salir. Toute la nuit il
avait veillé en observant son sommeil. Au matin, elle s'était
habillée sans un mot comme une petite fille sage et il n'avait pas
pu lui arracher autre chose qu'un froid baiser. Il savait qu'elle ne
l'aimait pas, qu'elle ne voulait pas de lui. « Pourquoi l'ai-je
choisie ? » demandait-il à Lebrac qui réprimait
l'explication qui lui brûlait les lèvres. Jamais il n'avait été
si malheureux. Si, pourtant, une douleur dans l'enfance, aussi vive ;
et il raconta la mort de son chien, la pauvre bête rongée par le
cancer, paralysée tronçon après tronçon jusqu'à ce qu'on la
conduise chez le vétérinaire. Le visage d'E. était transfiguré,
il revivait la scène, ne contrôlait plus l'émotion ni les mots qui
s'échappaient en cris : « Je le tenais dans mes bras
pendant qu'il lui faisait la piqûre, il me regardait avec confiance,
je l'ai senti se raidir et sa tête est retombée sur mon bras. Ses
yeux bleus ne s'étaient même pas fermés. » E. serrait la
main de Lebrac et se crispait sur elle. Deux grosses larmes coulaient
de ses yeux bleus qui avaient viré au gris. « J'étais
content, je savais qu'il ne souffrait plus, qu'il ne souffrirait plus
jamais, que je l'avais accompagné jusqu'au bout ». Lebrac
pleurait aussi maintenant des larmes de bonheur et répondait aux
pressions de la main sur la sienne.
La semaine suivante,
Catherine coinça Lebrac dans un couloir et lui déclara net devant
ses camarades : « Je sais ce que tu essayes de faire avec
E. Je ne te laisserai pas. Tu peux lui faire beaucoup de mal. »
Lebrac ne vit pas que ses rodomontades cachaient son impuissance, et
la peur qu'il parvienne à la pousser hors de la place. Lebrac voyait
dans les yeux de Catherine la réprobation et la honte, il s'essaya à
l'abnégation, se dit que seul le bonheur d'E. comptait, qu'elle
avait raison et qu'il allait lâcher prise. Il s'apitoya un peu sur
lui-même et commença à s'accoutumer aux douleurs de la séparation.
E.
ne l'entendit pas de cette oreille. Il avait besoin de Lebrac qui lui
tendait le miroir de sa souffrance : s'il se tournait vers les
autres il n'entendait que la voix de la logique et de la raison qui
ne pouvait rien pour lui qui aimait d'un amour fou. Un
après-midi, il supplia Lebrac d'aller trouver Isabelle qu'il venait
de laisser à une terrasse de café, et de s'entremettre afin de
sonder ses intentions. Lebrac accepta de patauger dans le marécage.
D'une fenêtre du premier étage, Catherine le regarda s'éloigner
avec un sourire ironique.
Isabelle dit à Lebrac
qu'elle l'attendait, ce qui leur évita les banalités embarrassées.
Lebrac déguisa moins ses questions ; à toutes elle répondit
par la négative. Elle était indifférente à la souffrance qu'on
lui disait qu'elle causait à E. Il n'avait qu'à la quitter et en
aimer une autre. D'ailleurs son père n'aimait pas beaucoup ce petit
jeune homme qui poussait sa fille à découcher, et les portes de
chez elles, depuis la fameuse nuit si chastes, étaient plus
difficiles à ouvrir. E. la fatiguait par son insistance, ne savait
pas la faire rire. Elle redressa la perle de son épingle à cravate
et ajouta que malgré tout elle ne le quitterait pas. Elle régla
aussi le cas de Lebrac en essayant de le convaincre qu'il verrait la
vie en rose s'il sortait plus en boîte, et pourquoi pas ce soir
d'ailleurs. Lebrac lui sourit et ne termina pas son café.
E.
l'attendait sous le porche du lycée. Le chagrin le défigurait comme
un portrait de Gréco, son regard était noir, ses lèvres
balbutiantes, il était décoiffé, son vieux velours râpé
paraissait le soutenir à peine, et la négligence affichée du
vêtement semblait
ajouter à son désarroi. Lebrac demanda s'il voulait entendre la
vérité et ne s'aperçut pas qu'il s'était piégé lui-même. E.
avait compris dans la question que tout était perdu mais Jo enfonça
le clou avec douceur et perfidie car la douleur d'E. Lui rendait le
sentiment d'exister. Il rapporta les paroles et commenta leur ton.
Petit à petit la respiration d'E. Se fit plus rapide et irrégulière.
Lebrac dans un souffle s'entendit conclure avec surprise : « Je
t'aime plus qu'elle ne t'aime » E. répondit « Je sais »
et Lebrac attendit la suite de sa phrase. Mais E. se leva et rentra
en cours. Jo, de son côté arriva en retard en philo. La grosse dame
qui faisait office de prof portait toujours une robe de grossesse
rose qui masquait son estomac. Elle ratait régulièrement la porte
les jours où elle avait abusé de la bière, et la classe se disait
alors qu'on allait enfin comprendre son cours. Elle avait distribué
une texte ronéotypé de Durkheim qui expliquait que les mots
revêtaient pour chacun des sens différents, en fonction de
l'expérience personnelle, des assonances qui les concurrençaient,
et que donc, si nous n'employions pas les mêmes mots, il était
inévitable que nous ne puissions nous entendre. Lebrac trouva l'idée
stupide, mais en dépit de sa réaction, elle s'inscrivit dans son
esprit jusqu'à
contaminer tout le système d'action qui fondait l'existence de Jo.
Il en déduisit dans l'immédiat qu'E. et lui avaient parlé un
langage différent qui condamnait leurs rapports à s'altérer à
chaque nouvelle parole. Le soir E. téléphona pour dire que c'était
mieux, qu'au fond il préférait savoir, mais Lebrac ne parvint pas à
déterminer à quoi il faisait réellement allusion. Le désespoir
d'E. L'affecta cependant.
On
entrait en période d'examens et E. ne venait plus au lycée. Les
coups de fil se faisaient plus rares. Il rattrapait avec Catherine le
temps perdu. Lebrac se retourna vers Marie et lui raconta la nouvelle
histoire. Marie la trouva aussi lamentable que la sienne et ils
firent de l'humour noir sur leurs croyances passées. Un soir qu'ils
devaient se retrouver à une audition des élèves du conservatoire,
Lebrac invita Isabelle à les rejoindre dans l'espoir qu'elle aurait
quelques nouvelles. Elle arriva en retard. Lebrac ne la retrouva qu'à
l'entracte, il était seul, Marie lui avait fait faux-bond. Ils
sortirent fumer une cigarette sur le trottoir. Isabelle ne savait
rien de neuf. E. était décidément très occupé. Elle demanda si
toute la musique classique ressemblait à ce qu'elle venait
d'entendre et Lebrac lui dit que la deuxième partie menaçait d'être
pire. Alors
une voiture s'arrêta sur le trottoir d'en face, il y eut des éclats
de voix derrière les vitres fumées ; Marie en descendit. Elle
fit un signe las à Lebrac, et s'accroupit près de la fenêtre du
conducteur ? La discussion se poursuivit quelques temps.
Philippe fit non de la tête à plusieurs reprises et démarra. Marie
demanda à Lebrac si l'on avait prévu la Marche
funèbre
de Chopin au programme et ils gagnèrent leurs places. Elle ne
résista pas aux deux premiers Regards
sur l'Enfant Jésus et
glissa à l'oreille de Lebrac qu'elle l'attendait au café. Isabelle,
que la musique de Messiaen avait cessé de faire après quarante-cinq
secondes fut trop heureuse de trouver un prétexte pour s'enfuir.
Lebrac, qui n'aimait aller au concert que seul, résista stoïquement
à la curiosité et à l'envie de dormir jusqu'aux dernières
mesures. Quand Lebrac les rejoignit, Marie sanglotait dans son demi
en racontant l'histoire de la petite fille morte qui la regardait de
l'autre côté du bac à sable. Isabelle, qui n'avait jamais prêté
l'oreille à E. la consolait avec patience et tendresse, disait que
la vie allait recommencer. Sa voix était douce et ses yeux
souriaient. Lebrac eut l'impression qu'il les voyait pour la première
fois. Il était presque une heure quand Marie se calma. Les garçons
empilaient les chaises sur les tables. Lebrac décida de rentrer à
pied. Elles hélèrent un taxi.
Le
lendemain, Marie avait le sourire mystérieux de leur première
rencontre. Elle confia à Lebrac qu'elle avait passé la nuit avec
Isabelle, et que, ma foi, c'était très agréable. Lebrac entendit
distinctement dans son dos le rire de la dame noire. Il se frappa la
poitrine et injuria le destin. Ainsi le sort l'avait doublé :
non seulement il avait perdu l'enjeu de son pari, mais il s'était
pris au collet. E. ne l'aimerait jamais. C'est pour ça qu'il l'avait
choisi. Lebrac relut les lettres, pleura, les déchira et réécouta
le Zarathoustra
de
Strauss qu'il aait offert à E. L'après-midi de l'autodafé, une
enveloppe bleue arriva, contenant une invitation à dîner.
Le
vendredi suivant, Lebrac arriva avec un disque sous le bras. Dans la
glace de l'escalier, il arrangea sa mèche et gratta un bouton. Il
sonna, le cœur chaviré. Il entrevit l'archange Gabriel et l'univers
pesa soudain un peu plus lourd sur ses épaules. Il était grand,
tout en muscles, très blond. Il dit : « Je suis Gabriel,
le frère d'E. ». Lebrac, subjugué par la beauté de
l'original eut le sentiment que son admiration esthétique pour E.
venait de prendre un coup dans l'aile. « C'est
toi qui écris de superbes lettres à mon frère ? » E.
faisait lire ses lettres d'amour à Gabriel ! Les pieds de
Lebrac s'enfoncèrent un peu plus dans les sables mouvants. Gabriel
l'entraîna dans sa chambre, il était avec un ami, aussi immense et
baraqué que lui : « Tu aimes le classique à ce qu'on m'a
dit ? Le Requiem de Mozart, ça va ? » Il y avait un
ange en bois doré sur la pochette ? Gabriel déployait une
affabilité, une chaleur tellement en contradiction avec sa beauté
que Lebrac crut être le jouet d'une illusion. Il demanda à voir la
chambre d'E. Elle était étroite, rangée et froide, le lit empire
tapissé de lauriers ne surprit
pas Lebrac. Gabriel arrêta la musique et se mit au piano. Lebrac
prit place à sa gauche sur le tabouret pour improviser à quatre
mains. Son compagnon était silencieux et se tenait en retrait.
Gabriel proposa un verre, ils passèrent dans la salle à manger
haute de plafond aux murs vert d'eau ; on y avait aménagé une
rotonde pour mettre en valeur la savonnerie représentant une jeune
fille sur une escarpolette. E. arriva enfin, suivi des invités.
Lebrac
constata avec soulagement que Catherine et Isabelle n'en faisaient
pas partie ? E. prit Lebrac à part dans sa chambre, lui montra
ses lettres rangées dans le tiroir du secrétaire. Il avait passé
l'après-midi avec Isabelle. En début de soirée elle avait exigé
qu'il l'emmène à une autre soirée à laquelle il n'était pas
invité. Il en était réduit à lui servir de couverture. Pendant le
dîner, le téléphone sonna ? C'était le père d'Isabelle qui
exigeait d'E. qu'il lui ramène immédiatement sa fille, sans quoi il
viendrait la chercher avec la police, la placerait dans un
pensionnat, la cloîtrerait dans un couvent. E. emprunta la moto d'un
convive et retourna d'où il venait. L'appétit de Lebrac était
tombé. Il attendait près du téléphone le moindre signe. Il
remarqua que la partition ouverte sur le piano s'intitulait Une
Larme. E ?
rappela ; Isabelle n'avait fait qu'une courte apparition à la
soirée, elle était repartie avec une amie. On n'en savait pas plus.
Lebrac affirma qu'il avait peut-être une idée de l'endroit où elle
se trouvait et appela Marie qui l'autorisa à communiquer son
adresse. Dans l'heure qui suivit, l'inquiétude de Jo redoubla.
Gabriel venait lui dire que ce n'était pas si grave, que tout allait
bien s'arranger et Lebrac se rattachait à la bouteille de gin comme
à la dernière bouée surnageant dans la tempête. Les
derniers invités, trouvant l'ambiance un rien glauque,
s'effilochèrent un à un. Enfin E. rentra ? Il avait les yeux
injectés de sang et Lebrac demanda s'il avait pleuré. « La
moto, le vent dans les yeux sur le périph... » E. s'effondra
sur un fauteuil Louis XV et demanda à Lebrac s'il savait depuis
longtemps. Jo lui raconta la soirée du concert. Aucune émotion
visible ne traversa E. Il se leva pour mettre le disque qu'avait
apporté Lebrac et se rassit sur le canapé blanc. Lebrac voulut
rapporter un plateau de verres sales à la cuisine : « Laisse,
notre frère… je veux dire Gabriel, rangera. E. avait rougi de son
lapsus mais Lebrac regardait Gabriel s'affairer dans l'embrasure de
la porte de la cuisine. « Viens t'asseoir près de moi ! »
Jo n'osa pas se glisser trop prêt. E. parla des heures de la petite
nuit et de l'aube, de l'ivresse nerveuse qu'il éprouvait sans avoir
bu. Lebrac était enfoncé jusqu'à la taille dans les sables
mouvants. Il chercha en vain une parole à laquelle se raccrocher. E.
alangui attendait le premier geste. Il restait un fond de gin dans la
bouteille. E. proposa de le boire à deux dans son verre. Il restait
une cigarette dans le paquet de Lebrac et ils la partagèrent en se
brûlant les lèvres au filtre chaud. Gabriel, les mains rougies par
l'eau de vaisselle, vint s'agenouiller sur la moquette et
demanda : »Vous faites quoi ? » E ? lui
dit d'aller se coucher et regarda Lebrac. Pendant dix minutes ils
supportèrent le silence, puis E. déclara : « Je
vais te raccompagner jusqu'à la place sur ma mob. Là-bas tu
trouveras un taxi. Ça vaut mieux, mes parents vont finir par
rentrer. » Lebrac se senti impuissant à modifier le cours des
événements et suivit sans mot dire. Il chercha son équilibre sur
le porte-bagage : « Tiens-toi bien, n'aies pas peur, passe
ton bras autour de ma taille. Lebrac mourait d'envie de le serrer
dans ses bras mais ses mains ne lui obéissaient plus et hésitaient
à se poser sur ses côtes. S'il le touchait, le monde allait
basculer, ils s'évanouiraient tous deux en poussière. La rue était
en montée. Lebrac glissait à chaque écart de la chiotte ? Il
tenta de se rétablir. « Déconne pas, on va tomber ! »
Dans l'instant Lebrac fantasma l'accident et ses mains se crispèrent
sur E. « Arrête, me chatouille pas, Jo ! » En
posant le pied par terre il poussa un soupir de soulagement :
« on y est arrivé tout de même ». C'était à voir E.
regarda Lebrac avec un regard de chien battu. Il dit qu'il ne savait
pas ce qu'il allait faire, ou si, partir à l'armée, oublier tout
ça. Et Lebrac était inclus dans cet oubli. L'ombre du visage se
pencha vers le sien et E. l'embrassa sur les deux joues ? Lebrac
suffoqué regarda la tache orange et grise s'éloigner dans la rue en
pente
Lebrac erra longtemps dans
les rues vides ? Il accusait le sort de sa maladresse et sentait
la douleur triomphante irradier chaque once de son corps. Les
mélodies sublimes des chansons à venir lui paraissaient avoir la
pureté du cristal. Pour elles, il avait renoncé à E. L'histoire se
répétait. Lebrac maudit son silence et ses épaules émergèrent
des sables. Ses pas le portèrent vers la rivière. L'aube se levait.
Du haut du pont Lebrac invoqua les puissances obscures qui habitaient
les profondeurs du fleuve. Tendant le poing vers l'eau, comme le nain
du Rhin, il abjura l'amour. Aucun trésor n'apparut au sein des
flots. Il n'y eut pas même un remous lorsque le petit double qui
avait aimé le Vicomte sauta le parapet du pont. Indifférent à sa
disparition, Lebrac regagna seul l'univers de l'hôtel.
LEBRAC VEILLEUR DE NUIT
La
lame de rasoir est mate et brillante. Elle était tombée
de l'armoire de toilette dans un bruit sec et métallique quand
Lebrac l'avait ouverte. A minuit il s'était réveillé d'un sommeil
de malade, pesant et sans rêve. Il croisa son regard multiplié par
le reflet des glaces parallèles sur les portes du meuble, et cette
multitude le renvoya à sa solitude. Une à une, les peaux de sa
jeunesse s'étaient défaites de lui, les doubles protecteurs
l'avaient quitté. Il
était devenu grand. Il se contentait désormais de changer de
visage, en espérant que ces nouveaux masques l'aideraient à changer
d'âme. Depuis trois mois maintenant une barbe en broussailles lui
mangeait le menton. Il
se sentait diaphane, translucide, et cherchait ce qui pouvait cacher
à d'autres cette inexistence. Depuis que Lebrac avait quitté le
monde de l'hôtel, l'espace s'était encore rétréci. La salle de
bain où se tenait Lebrac avait à peine la taille du placard éclairé
de la chambre à damier. A côté de son lit, qui, contre quelque mur
qu'il le plaquât, occupait toujours le milieu de la pièce, se
trouvait la seule fenêtre, et mansardée encore, qui donnait sur la
rue. Mais tout ce qu'on voyait de la croisée, c'était la sentinelle
en faction devant la porte de la caserne d'en face, car le sort
continuait à cultiver une certaine ironie à l'égard de Lebrac.
« C'est égal », disait Jo, car il ne regardait jamais
vers l'extérieur. Dehors, il jouait avec de moins en moins de
conviction le rôle du passant pressé. Il marchait vite, penché en
avant, le regard vide, sourd, muet. Pour un peu il aurait eu peur du
bruit de ses propres pas. Il s'était retranché à l'intérieur de
l'intérieur, mais jusqu'en lui-même, Lebrac ignorait quel chemin
prendre. Il ne sortait plus guère que pour se rendre au cours de
théâtre ; en désespoir de cause, Lebrac avait choisi de
devenir acteur. Choisi est inexact, cela s'était imposé sans que
Lebrac eût à émettre un avis ; se doutant qu'il n'arriverait
jamais à devenir quelqu'un, il s'était résigné à n'être que
personne. Comme la dernière dépouille qu'il possédait était vide,
Jo avait pensé que seule l'illusion d'être un autre, une infinité
d'autres, lui permettrait de continuer à vivre. Il se laissait
habiter par eux, sa
vie prenait substance dans leurs rêves. Il n'était aucun de ces
personnages, il les contenait tous, il n'était rien. Ce soir, il se
débarrassait du souverain tragique en taillant sa barbe vénérable.
Il tuait les années qu'avait duré son règne, abolissait le temps
donc le monde contenu entre les bornes de ses visages identiques.
Cette défroque-là ne lui servirait plus, car depuis quelques
semaines, Lebrac n'allait même plus aux cours. Il aimait la scène
et les textes qu'il apprenait, mais les autres élèves lui faisaient
peur. Quand ils riaient, Lebrac était rouge de confusion, quand ils
étaient émus, il voulait les consoler, dans les deux cas, il jouait
faux. Il expliquait que c'était l'autre qui cabotinait et oubliait
son texte, que lui n'y pouvait rien. Lebrac avait laissé quelques
relations de travail se nouer au cours, avec des femmes de
préférence, et à condition qu'elles habitassent loin. La nuit, il
entretenait avec elles de longues conversations téléphoniques
entrecoupées d'interminables silences ; ils se racontaient les
films, résumaient les livres qu'ils ne lisaient pas, d'après les
rapports erronés que d'autres leur en avaient faits. Ceux-là
étaient en général d'anciens compagnons de collège, ceux qui ne
s'étaient pas encore vexés que Jo ne les appelle plus. Parfois il
allait déjeuner avec eux dans un restaurant deux numéros plus loin
dont il était le seul client régulier et qui ferma lorsqu'il
l'abandonna. S'ils venaient, il les recevait sur le palier, le plus
fréquemment en robe de chambre afin qu'on ait l'impression de
déranger.
L'intérieur
de Lebrac n'était pas présentable. Les
rares meubles se touchaient les uns les autres. On pouvait jouer du
piano accroupi sur le lit, passer du lit à l'unique chaise, de là
ramper sur les valises jusqu'à la planche de bois qui servait de
table. Les valises contenaient - mal d'ailleurs – le linge sale de
Lebrac et les objets cassés, réveil, poste de radio, qu'il y
reléguait pour ne plus les voir. Entre les interstices de cet
assemblage s'élevaient des piles, des pyramides de livres et de
cassettes qui défiaient la pesanteur dans des accumulations
sculpturales hardies. Il n'y avait pas d'étagères car les murs
étaient entièrement tapissés de textes et d'images. Dans la moitié
supérieure, la plus éloignée du regard, se juxtaposaient des corps
et des portraits de garçons. Dans les vieux journaux qu'il
récupérait à gauche ou à droite, Lebrac prélevait les
entrefilets relatifs aux faits-divers et les compte-rendus des
séances des tribunaux qu'il épinglait au hasard. Quand il les avait
assez relus, il les collait dans un grand cahier noir avec un soin et
un ordre dont on n'aurait pas supposé capable l'habitant d'un pareil
chaos.
Il avait une prédilection marquée pour les monstres, chats
bicéphales, dalmatiens verts, enfants velus du Tibet, et pour les
crimes gratuits des fous et des maniaques sexuels. Lebrac
reconstruisait en imagination sur eux de sombres contes, où
l'innocence et l'acceptation résignée
de la victime fournissait le ressort du plaisir. Car depuis que
Lebrac avait renoncé aux illusions de l'amour, la violence seule lui
paraissait offrir un spasme susceptible de les remplacer. Une autre
chose pouvait encore pousser Lebrac à l'extérieur : le sexe.
Mais le franchissement des portes ne pouvait se départir d'un rituel
précis que Lebrac avait perfectionné avec méthode. Lorsqu'il
sentait l'ogre grandir en lui, il fermait les verrous et essayait de
résister à son approche. Pour fléchir son entêtement, l'ogre
apportait au chevet de son lit des bouteilles d'alcools blancs. La
première lampée lui arrachant la gorge déclenchait une toux
mécanique. Le verre sur la planche de bois n'était ensuite plus
jamais vide. Lebrac perdait le contrôle, mais l'ogre n'était pas
ivre, il s'était accoutumé au poison, il fallait user de mélanges.
Lebrac attendait le milieu de la nuit. Au stade de l'ivresse joyeuse,
affublé d'un jean sale et d'un cuir noir rapé, il passait les
portes de sa forteresse et faisait un sourire de loin au soldat
désœuvré.
A
l'extérieur, c'était bien la même ville, Mais Lebrac n'y voyait
plus les esplanades, les perspectives, les monuments. Il ne se
déplaçait qu'à pied dans un rayon limité, n'imaginait
la ville que sous l'aspect d'une pyramide éteinte dans la nuit. Dans
son sous-sol, des signaux ralentis parcouraient le système nerveux
des lignes téléphoniques, reliant de sa toile un peuple de fantômes
surveillés par la grosse araignée au ventre vert et bleu. Lebrac
faisait la tournée des cafés qui fermaient et sifflait dans chacun
un demi sur le zinc en traçant du bout du pied des ronds dans la
sciure. Il aimait la nuit, car elle était sans regard et sans voix.
Dans cet envers du monde, les seules balises restaient les fenêtres
des insomniaques et la certitude de leur existence au fil de cette
même nuit donnait à Lebrac le sentiment d'une intense communion
avec ces passagers du silence. Il les écoutait à l'intérieur de
lui, leurs voix, leurs coups, leurs chuchotements lui interdisaient
le sommeil. Leurs pleurs de rage et leurs plaintes lui parvenaient à
travers des distances infinies. Il évitait les vitrines éteintes
que la lumière des réverbères rendaient semblables à des miroirs.
Quoique titubant, son pas restait décidé. Dans les nuits de Lebrac,
le square avait remplacé les terrasses ensoleillées du jardin.
Le
square est derrière l'église. Sur la scène de la nuit se rejoue la
comédie de l'errance. Les personnages continueront à balancer leurs
pas de danseur jusqu'à l'aube dans le déambulatoire du théâtre.
Prisonniers de leur image, ils n'attendent qu'eux-mêmes. Leur
regard est coupant comme le fil de la lame. Au milieu de la promenade
il y a une tasse et l'attrait de la satisfaction immédiate et
sordide. Ils se choisissent par défaut, s'utilisent et se jettent.
Lebrac déchire régulièrement son pantalon en sautant les grilles
pour les attirer à l'intérieur du square.
Mais
Lebrac préférait l'hiver, la pluie et les jours de semaine, car les
passants frileux se décidaient plus vite. Cette nuit de février,
Lebrac, déjà passablement saoul s'était rasé la barbe et avait
rajeuni de cinq ans. Il avait suivi sous un porche une forme qu'il
entrevoyait dans le brouillard de l'ivresse et qui lui avait collé
une bouteille de poppers sous la narine. Au moment où il le sentit
se faufiler avec trop de conviction dans son dos, Lebrac se dégagea
d'un violent coup de coude et l'imperméable noir alla s'écraser la
tête sur les boîtes aux lettres en jurant. Une lumière s'alluma au
fond du couloir et Lebrac s'enfuit à moitié rhabillé dans la rue.
A cet instant précis, il aperçut la silhouette de F. au coin de la
promenade. Tout en resserrant sa ceinture, il traversa pour se
rapprocher, car il y voyait mal à travers les petites étoiles
blanches. Comme il était ivre, il marcha droit devant lui. F. était
adossé à la grille, il tenait un sac de sport entre ses bras
croisés, son blouson était fermé jusqu'au col et ses boucles
noires lui donnaient un air de caniche mouillé. Lebrac lui demanda
s'il voulait le suivre chez lui. F. dit que non, pas ce soir, ce qui
voulait dire jamais. Lebrac voulut savoir pourquoi. F. répondit
qu'il partait à l'armée le lendemain, et Jo décida aussitôt
de
ne plus lâcher prise. Qu'était-il
venu faire là si ce n'était pour égayer le dernier soir ? Jo
s'agrippa aux barreaux de part et d'autre de F. et appuya contre ses
lèvres un long baiser alcoolisé ? L'autre céda et se
détendit.
F.
ne manifesta pas de surprise particulière devant le campement et ne
renversa qu'une pile de livres. Il confia qu'il jouait aussi du
piano ; Lebrac s'en moquait, il mit un concerto de Mozart. Sous
la lampe de chevet, il trouva que F. avait une sale gueule, pas rasé,
les traits anguleux, le nez trop petit. Sur son front trop large,
entre les boucles apparaissaient les premières traces de calvitie.
Lebrac lui ôta sa marinière à rayures bleues et explora le ventre
plat où saillaient les abdominaux. Il fit un effort pour contenir
l'affolement qui commençait à le transporter et continua
religieusement la cérémonie du déshabillage en se roulant dans la
fourrure brune des jambes. F.
abandonné laissait faire. Ce n'était plus que l'instrument, la
caisse de résonance du désir de Jo, qui, au vu de ses convulsions,
le soupçonna un instant de simuler malgré le tour flatteur que
prenait la situation. Puisqu'il en voulait, Lebrac entreprit de lui
montrer qui était le maître avec la dose de brutalité et de
sauvagerie nécessaire. Il s'entendit déverser quelques phrases plus
ou moins ordurières alors qu'il ne parlait jamais pendant l'amour,
et F. versa quelques sanglots d'extase. Ils grillèrent une cigarette
dans la demi-obscurité chaude et musicale. Lebrac constata à
nouveau que le corps de F. ne lui plaisait pas, les épaules
étroites, les bras d'une maigreur ridicule, les doigts courts, les
hanches un peu larges. F. demanda de qui était la musique et Jo se
lança dans une dissertation sur le 27è concerto de Mozart. F. avoua
qu'il aimait la musique mais n'y connaissait pas grand-chose. Il
voulait rentrer dormir quelques heures chez lui avant de partir pour
la gare. Lebrac objecta que son sac était fait et ne chercha pas à
comprendre. Il revenait doucement à la conscience. Il donna son
adresse, fit promettre trois fois à F ? de lui envoyer la
sienne dès qu'il la connaîtrait et pensa dès qu'il eut passé la
porte qu'il ne le reverrait jamais. D'ailleurs l'éducation
esthétique de F. promettait de demander trop de temps pour qu'il
souhaite l'entreprendre. Le
lendemain, il retourna au square, en partie pour vérifier que F. n'y
était pas.
Lorsque
l'ivresse n'avait pas tué en Lebrac tout le courage, ses pas
l'emportaient hors des frontières du quartier, vers les bars du
centre ville. Le square ne représentait guère qu'une satisfaction
ordinaire, une jouissance sans suite, et non l'évanouissement
cosmique qu'il savait pouvoir atteindre par l'usage des artifices.
Les clients qu'il côtoyait avaient la trentaine, les cheveux courts,
portaient moustache, mais leurs visages étaient indifférents.
Lebrac ne venait que pour la salle obscure au sous-sol. Alors qu'il
ne supportait plus les cinémas ou les grands magasins, les lieux
publiques, il avait besoin de la chaleur et du mouvement de cette
foule, du sentiment physique d'appartenir à la communauté de ces
corps sans visage dans l'uniforme de jean et de cuir. Là, à
l'intérieur de l'intérieur, dans la nuit confinée et toujours
sans regard
résidait le vrai bonheur, dans l'odeur de leur sueur mêlée aux
relents d’ammoniaque, la moiteur de leur peau, plus que tout dans
leur nombre, ces dizaines de mains et de bouches qui
jouaient au jeu des aveugles dans la fosse aux serpents. Sa
respiration se réglait sur la leur, témoin et acteur, il balançait
de mains en mains comme la balle rebondit sur les bandes du billard.
En
fin de semaine, Lebrac reçut une enveloppe qui contenait l'adresse
de F. sans autre annotation sur une demi-feuille de papier bible. Il
se frotta les mains et comme il était lassé d'être seul et
inoccupé, il décida qu'il allait amener F. à sa botte par la
vieille technique épistolaire éprouvée avec E. Il ne se souvint
pas de la façon dont il s'était laissé prendre au piège et
écrivit une nouvelle version de la première lettre sentimentale.
Lebrac se forçait un peu, savait qu'il grossissait le trait, qu'il
ne croyait pas vraiment aux sous-entendus qu'il glissait entre les
lignes et qui étaient destinés à faire croire à F. qu'il voulait
autre chose de lui que le sexe. Car Lebrac, tout en écrivant, était
encore porté par la plénitude de cette nuit que rien n'avait laissé
prévoir. La première lettre de Jo s'achevait en question :
« Faut-il continuer ? » F. répondit que oui. Lebrac
était perdu ! Il continua. Pourtant sa déception ne fit que
croître aux premières réponses. Elles étaient plates, mal
écrites, vides, ne permettaient même pas de se représenter le
quotidien du soldat. Et surtout elles étaient absolument dénuées
de passion. Lebrac força la dose. Souvent il passait la nuit à
fignoler les deux pages à l'écriture serrée qui rendaient compte
de ses prétendus états d'âme. Bientôt, il fut forcé de constater
que la matière manquait, et secoua le manteau de sa paresse. Lebrac
vivait dans l'inactivité totale. Parfois il en avait honte. Il ne
pouvait plus avancer l'excuse du génie, car la voix intérieure
l'avait quitté, et il avait renoncé à écrire de la musique. En
entendre devenait douloureux, tant elle révélait qu'il en ignorait
les principes techniques de base. Quelques velléités de les
apprendre avaient bientôt succombé au poids du travail nécessaire
pour y parvenir. Jo retourna en cours et put bientôt citer Marivaux.
Il céda aux invitations des amis au bout du téléphone, fréquenta
les cinémas, les concerts. Les lettres devinrent alors un petit
journal critique des événements culturels de la ville. Lebrac
collectait dans les expositions les reproductions des tableaux et le
propos devenait encyclopédique. Entre les articles, il réclamait de
F. qu'il lui offre une nuit complète. Trois semaines plus tard, F.
frappa à la porte de Lebrac qui hésita un instant sur le seuil à
le reconnaître. A vrai dire, Jo avait oublié le visage de F. qu'il
n'avait jamais vu que dans la demi-obscurité. Le crane rasé
accentuait la dureté de ses traits et la largeur du front.
Heureusement les yeux verts gardaient la même intensité. F. avait
son sac de voyage et annonça qu'il restait pour la nuit. Lebrac joua
pour lui, accompagna F. qui avait apporté des partitions de variété.
Il criait plus qu'autre chose, ses aigus étaient faux, il ne savait
pas phraser. Lebrac, qui avait déjà mal à la tête, accepta encore
de l'entendre ânonner un morceau de concours. Comme il avait fait
des efforts pour affecter d'avoir une vie remplie, Lebrac avait aussi
introduit un peu d'ordre dans la chambre. Il avait retiré les
articles de journaux, empilé les valises sur les livres ;
replié la chaise, ce qui avait permis de dégager la cheminée et de
se frayer un passage entre le lit et le piano. Lebrac avait préparé
in extremis ce qu'il prenait pour un souper fin, disposé sur la
planche des couverts en argent, des assiettes de cuisine ébréchées
et des gobelets en carton. F. mangea du bout des lèvres et ne parût
pas goûter particulièrement la cuisine, ce qui, par tradition
familiale, équivalait pour Lebrac à un affront délibéré. Jo
chercha les musiques les plus tendres et alluma un feu. Allongés
dans l'aura rougeoyante, observant
les ombres qui dansaient sur le mur, ils leur prêtèrent leurs voix.
F. n'en revenait pas d'être là, Lebrac ne correspondait en rien aux
critères habituels de ce qu'il recherchait, des mecs grands,
baraqués, très bruns à la peau mate, avec qui tout se passait dans
la rue, dans une entrée d'immeuble, qu'il ne revoyait jamais. Lebrac
répondit que F. n'était pas du tout son genre non plus, mais qu'ils
devaient avoir des fantasmes en commun. Bref, ils étaient faits pour
s'entendre. Lebrac ne parla pas de la chaleur de la fosse commune
mais demanda à F. pourquoi il n'était pas venu en uniforme. F. fit
remarquer qu'il y en avait assez en face, et qu'il était hors de
question qu'il se promène en ville autrement qu'en civil. F.
continuait à parler avec un débit égal et rapide, retardant
infiniment le moment où Lebrac allait se saisir de lui. Il évoqua
confusément la famille, le père mort dont il n'avait aucun
souvenir, son enfance entre sa mère et sa grand-mère. Il sembla à
Jo qu'on lui racontait une histoire connue et un élan de tendresse
fraternelle lui traversa le cœur. Il s'allongea doucement sur F. et
entreprit de lui faire l'amour. Quand il releva la tête, inquiet de
son manque de réaction, F. avait sombré dans un profond sommeil.
Lebrac dormit mal. C'était la première fois qu'il partageait ses
draps avec quelqu'un. Il n'eut d'ailleurs pas l'impression de
partager grand-chose d'autre. Au matin il servit le thé, les
exercices sur le piano recommencèrent, puis F. s'habilla et Lebrac
fut presque soulagé quand il prit la porte.
Néanmoins,
le deuxième mois, il poursuivit son roman épistolaire avec plus de
régularité. Il écrivit trois, quatre fois par semaine. Il
éprouvait un bien être certain à s'adresser à une image de F.,
reconstruite, visage de trois-quart mangé par l'ombre, témoin
silencieux de son retour à la vie. Il guettait le courrier avec plus
d'impatience, soupçonnait le concierge de retenir les messages
personnels. Les
réponses étaient toujours si courtes, ne disaient que la lassitude
de l'inaction et les brimades de l'ordre militaire. F. parvenait tout
juste à l'amertume lorsqu'il croyait être drôle. Lebrac devinait
qu'il commençait à croire à ses mensonges, comme il les caressait
lui-même. Dans une exposition, il avait reconnu F. comme le modèle
du Torero
mort de
Manet. Il connaissait aussi la propension qu'il avait eu autrefois à
tomber amoureux comme on tombe malade. Mais il y avait si longtemps
que ça ne lui était pas arrivé qu'il avait oublié les calculs et
la ruse, les joies, les souffrances, que
la curiosité le poussa plus avant. Il avait pris l'habitude d'orner
chaque lettre d'un timbre différent,
parce
que F. lui avait raconté que ses camarades de chambrée se
disputaient les enveloppes. Lebrac s'imaginait l'impatience de chacun
à recevoir ses missives et la satisfaction que la troupe en
retirait. Il ne s'apercevait pas que le personnage d'amoureux qu'il
construisait au fil de ses lettres n'était plus en conformité avec
le Jo que F. avait entrevu le premier soir, ni que, sans les
connaître, il était devenu dans sa tête, l'amant de cœur, non
plus d'un individu, mais de tout le régiment. En essayant de se
l'attacher, Lebrac n'avait réussi qu'à faire miroiter les images de
sa propre dépendance. Dans l'absence d'événements précis, il
imitait le canevas des romans précédents. F. ne vint pas ce mois
là : il invoqua une consigne générale. La semaine suivante,
il envoya une nouvelle adresse. On l'avait rapproché et désormais
il viendrait presque tous les week-ends. Il arrivait dans
l'après-midi pour faire de la musique ; ils déchiffraient à
quatre mains. Le dimanche soir ses visites se prolongeaient parfois,
ils dînaient sur le pouce et restaient ensemble jusqu'à l'heure du
dernier train. F. lui racontait les passants qui tournoyaient le soir
autour de la gare dans sa ville de garnison et proposaient de ramener
les militaires. Lebrac, déjà jaloux des inconnus lui donnait de la
musique pour le voyage et l'argent du taxi. A chaque rencontre, F.
répétait combien il avait peur de ne pas être à la hauteur, ni
pour la musique, ni pour le dialogue, et
Lebrac commettait l'erreur de le rassurer. Comme ils se voyaient plus
souvent, les lettres se raréfièrent, et Lebrac décida qu'il était
temps de mettre la réalité en conformité avec le scénario du
film. Un soir il engagea F. à passer de nouveau la nuit. Dès qu'il
voulut amorcer la discussion, l'autre devint méfiant car il
commençait à connaître les détours rhétoriques de l'adversaire.
Dès lors qu'il avait programmé la nécessité de l'aveu, il lui
parut impossible de le formuler. F. vint à son aide et joua avec le
feu. Lebrac rassembla tout son talent d'acteur pour se convaincre et
dit à F. qu'il l'aimait. Ses yeux jetèrent un éclair souriant et
F. se roula avec coquetterie dans les couvertures en disant qu'il
savait, que les lettres de Jo le criaient entre toutes les lignes,
que c'était grâce à cette certitude qu'il avait traversé les
jours de la caserne quand il se sentait abandonné de tous. Mais F.,
prétextant la fatigue, se refusa cette nuit-là.
Lebrac
se remit au travail car la période des auditions commençait. On lui
proposa un engagement dans une troupe pour les trois mois d'été. Il
fallait partir sur le champ. Il accepta. Il écrivit une dernière
lettre, la fourra sans son sac de voyage, et oublia de la poster.
D'ailleurs, F. n'avait pas donné de nouvelles depuis quinze jours.
Comme il ne savait pas où il allait, Lebrac partit sans laisser
d'adresse. Le premier mois il respira et oublia dans le travail tous
les soucis de la ville. Il s'intégrait mal à la troupe, faisait du
mauvais esprit. Ils jouaient dans les arènes et les cirques. La
phobie de Lebrac vis-à-vis du public grandissait peu à peu. Les
hôtels dans les villes à casinos se ressemblaient tous et dans sa
chambre à un lit, Jo se mit à regretter les après-midi avec F.,
malgré son peu de caractère. Les défauts physiques qui lui avaient
déplus devenaient des détails attendrissants autour desquels il
reconstruisait en imagination le corps de F. Par un reste d'orgueil
ou convaincu déjà de l'inutilité de toute démarche, il n'écrivit
pas. Lebrac
n'aimait plus écrire, ça lui coûtait trop de peine et de temps. F.
devait avoir le même avis sur la question. Lorsqu'il rentra, Jo
constata qu'on n'avait déposé aucun message à son intention. Un
camarade lui proposa de rejoindre une troupe qui travaillait à
cent-cinquante kilomètres de la ville, dans les établissements
scolaires, et Lebrac céda en se disant que le public serait mois
exigeant et reconnaissant par avance de la distraction qu'on lui
apportait. De plus, il travaillerait essentiellement en matinée, et
pourrait, au rpis d'un circuit compliqué de taxis et de trains,
regagner le campement, qui, même vide et en ordre lui paraissait
essentiel à son repos. La réalité fut comme d'habitude un peu
différente de ce qu'il avait escompté. Tout ce qu'on exigeait de
lui, c'était qu'il fasse son métier, même mal. Les assemblées
devant lesquelles ils jouaient s'en moquaient et comprenaient à
peine les mots du texte. Il reçut bien quelques cartouches d'encre
et des bombes à eau mais jugea que cela aussi faisait partie du
métier. Un soir par semaine il participait à une vrai
représentation et débitait du Molière habillé en punk ou du
Beaumarchais en uniforme franquiste. Il se gelait dans les vestiaires
glacés des salles des fêtes, et l'hiver à venir promettait d'être
glacial.
Un
vendredi, F. débarqua à l'improviste. Après une étreinte
silencieuse et quelques larmes, il dit à Lebrac combien c'était bon
de le retrouver après cet été où il l'avait cru perdu. Il l'avait
voulu, mais n'avait pu s'empêcher de revenir ? Pourtant l'idée
d'aimer un garçon lui semblait absurde, dégradante, mais l'émotion
était là qu'il ne pouvait démentir. Lebrac
s’accrochait à ses mains, à ses épaules, à ses lèvres,
s'agenouillait entre ses ses jambes s'il s'asseyait, ne pouvait
s'empêcher de coller à son pas s'il allait chercher un verre d'eau
à la cuisine. Durant leur nouvelle première nuit, Lebrac abandonna
ses dernières réticences et pria F. de le pénétrer. F. fut
éblouissant de désir, de tendresse et d'ardeur, et Jo avant de
s'endormir lui déclara même qu'il le trouvait beau. F., toujours
militaire, était cette fois de retour en ville. Pendant la semaine
qui suivit, il vint dormir tous les soirs. Juste dormir, malgré
l'insistance de Lebrac qui essayait en vain de réveiller son désir.
F. laissait faire, les yeux clos, comme s'il ne voulait pas voir la
vérité en face. F. habitait en temps normal un appartement dans la
banlieue, derrière la Porte, qu'il sous-louait pendant le temps de
son service. Sans s'en rendre compte et parce que c'était pratique,
il prit de façon régulière ses quartiers chez Lebrac. Ses amis
téléphonaient, en général en son absence, croyaient à une
plaisanterie, car ils avaient la même voix. F. apporta une robe de
chambre, une paire de pantoufles, des livres et des disques, sa
trousse de toilette, répondant ainsi aux vœux de Lebrac qui
maintenant souhaitait par-dessus tout l'enfermer. Car
Lebrac n'imaginait toujours l'amour que comme une chose oppressante,
étouffante, qui ronge chaque minute, contre laquelle on lutte en
vain, qui ne s'alimente que de sa propre substance, et ne peut
survivre en sécurité que caché à l'intérieur de l'intérieur.
Lebrac
s'habituait à la présence de F. Le matin vers cinq heures il
sortait du lit, le laissait dormir et déposait un mot sur la table
de nuit pour dire de couper le chauffage, qu'il restait du café,
qu'il l'aimait. Il traversait le désert glacé de la ville dans la
petite nuit, déjeunait à la gare au milieu des ouvriers en
salopette et de la bleusaille en civil. Dans le train il se sentait
projeté en avant par une force qu'il ignorait posséder. Cent
cinquante kilomètres plus loin, il déblayait la neige devant la
cabine téléphonique d'une autre gare et réveillait F. avant
d'arpenter les planches du théâtre municipal en se faisant humilier
à jouer les barbons bastonnés. Le soir, il trouvait un mot en
réponse qui ne savait jamais que dire que c'était dur de se lever
dans la nuit froide pour regagner la caserne. Un soir, en bas de la
petite fiche jaune, F. avait enfin à son tour écrit « je
t'aime ». Lebrac l'appelait à l'infirmerie où il avait trouvé
un poste, demandait s'il venait. F. disait non. Deux heures après il
le rejoignait dans son lit. Dans
des extases désincarnées, ils écoutaient les adagios des
symphonies de Mahler, accompagnés des sifflements et des craquements
du bois dans l'âtre, emmitouflés dans la couette, repliés l'un sur
l'autre dans des positions incommodes. Lebrac entretenait la flamme,
lisait les poètes, reconnaissait dans le mythe du Banquet
de
Platon qu'il formait avec F. une de ces entités originelles séparées
mais vouées à la réunion dans l'amour. Dans son exaltation, il
faillit même recommencer à écrire de la musique. F. l'entraîna
dans une chorale de sa banlieue, Lebrac chanta, fut jaloux d'un peu
tous les ténors tour
à tour, à qui il faisait pourtant
répéter
leur partie car personne ne lisait
correctement la musique.
Un
dimanche, après avoir massacré quelques chœurs de Verdi avec
l'harmonie locale sous le kiosque des jardins de l'hospice, Lebrac
demanda à F. quel était le programme de la soirée. F. expliqua
qu'il sortait avec des amis. Lebrac lui fit remarquer qu'il lui avait
promis la soirée et F. entra dans une colère noire. Il reprocha à
Lebrac de vouloir le cloîtrer, le séparer des amis qu'il ne voulait
pas lui présenter. Jo le prit au mot et organisa un dîner mondain
où l'on s'ennuya dignement. Au premier geste de tendresse, F.
retirait sa main, éloignait sa chaise. Lui, qui, au téléphone se
vantait volontiers de son aventure, refusait d'en accréditer la
réalité. Au dîner succéda une discussion orageuse durant laquelle
tous deux firent assaut de mauvaise foi. Comme de juste, ils
parvinrent à la conclusion erronée que la présence des autres
gênait la pleine réalisation de leur amour et qu'ils ne se
verraient plus que seuls. Lebrac comprit que derrière une
capitulation trop facile, F. protégeait un territoire de sa vie
privée auquel il entendait ne pas lui donner accès. Comme il
sentait les efforts que faisait F. pour lui échapper, Lebrac profita
d'un moment de sérénité pour lui demander avec candeur de vivre
avec lui. F. avait le sourire de quelqu'un qu'on vient d'assommer à
coups de masse. Il répondit qu'il était flatté mais que c'était
impossible. Découvrir
qu'il aimait Lebrac avait été déjà si difficile, alors vivre avec
lui sous le regard de son frère, de sa mère, des voisins, non, il
ne pourrait jamais. Lebrac ne comprit pas l'objection mais se souvint
de D. L'embarras de F ? montrait qu'il n'était pas allé au
bout ; Lebrac le poussa à continuer. Avec beaucoup de temps
peut-être il pourrait se faire à l'idée, mais la situation ne
serait pas plus facile pour autant. Depuis trois ans il y avait une
femme dans la vie de F., il était accoutumé à sa présence, il ne
voulait pas la quitter, la faire souffrir. Lebrac aurait dû
immédiatement le jeter sur le paillasson avec ses pantoufles et sa
robe de chambre mais une grande lumière s'était soudain faite dans
son esprit. Cela n'expliquait pas seulement les retards et les
silences, mais la mystérieuse séduction que F. avait exercé sur
lui, l'impossibilité fondamentale pour laquelle il l'avait choisi.
Il attendait au surplus que F. annonçât son départ pour le Canada,
mais sons vis-à-vis se taisait, les yeux baissés comme un gamin en
faute. Lebrac lui réaffirma son amour. A l'instant où il avait
parlé d'Helle,
il avait su qu'il ne pourrait revenir en arrière, que F. lui était
destiné pour être sa croix et l'instrument de sa rédemption. Il
souffrait horriblement, jamais le contact des mains de F. n'avait
provoqué un plaisir si violent.
Lebrac
se replia sur sa douleur, ce petit animal chaud pelotonné contre son
ventre. Il
débrancha le téléphone. On finit par lui retirer le rôle
d'Arnolphe qu'il poussait au tragique, versant souvent des larmes aux
moments les plus drôles.
Plus que de la jalousie, Lebrac souffrait du manque. Plus il se
lamentait, plus F. se faisait absent. Il n'avait plus besoin de
mentir pour prétendre oublier leurs rendez-vous. Maintenant qu'il
partageait ouvertement sa vie sentimentale en deux, F. se plaignait
de n'avoir plus de temps pour lui-même ; il bâtissait des
raisonnement spécieux pour accumuler les reproches, et Lebrac
n'osait pas le contredire, puis revenait à la charge malgré lui,
provoquant la discussion que F. fuyait dans le sommeil pour ne pas
affronter ses lâchetés et ses revirements. Car pendant ces nuits de
février, c'était parfois F. lui-même qui ramenait les rêves sur
le tapis : il imaginait l'avenir, la maison dans la campagne, où
ils accueilleraient le fils de son frère, parce qu'il n'y aurait pas
de chambre d'enfant. Lebrac savait
qu'il chercherait à lui échapper définitivement dès qu'il aurait
quitté l'uniforme, ne pouvant plus, de l'autre côté, invoquer le
prétexte de gardes tardives pour le rejoindre. Il était déjà dans
l'effervescence des projets de bricolage et de nouvelle vie dans son
appartement qu'il
venait de retrouver.
Il était capable de faire encore toutes les promesses, mais Lebrac
savait que F., dès qu'il avait passé sa porte, changeait d'être,
devenait malléable et docile pour tout autre comme il l'était avec
lui. Dans un moment d'abandon euphorique, il lui arracha quatre jours
de vacances pour fêter sa libération.
Ils
arrivèrent sous la pluie dans un hôtel vide sur une petite plage de
sable gris. La chambre était humide et froide, et à la réception
F. avait exigé des lits jumeaux. Pendant
quatre jours la pluie ne cessa pas, et ils restèrent enfermés dans
une mélancolie rêveuse, chacun pour soi, presque sans se parler. F.
s'attardait le soir avec la patronne de l'hôtel qui lui racontait
une bonne partie de la nuit sa carrière fabuleuse de vedette
américaine au Capitole de Toulouse. Au bout de deux heures, Lebrac
descendait en robe de chambre et annonçait d'une voix tonitruante
dans le réfectoire vide qu'il allait se coucher. F. lui disait
bonsoir et priait la vieille dame de continuer. Lebrac s'asseyait, se
relevait, tapotait sur la table, puis remontait sans mot dire avec
des effets de manche. Quand F. le rejoignait, il lui reprochait avec
véhémence sa colère, son comportement de sale gosse. Lebrac
répondait qu'il en avait autant à son service, qu'il ferait mieux
de songer aux décisions à prendre. F. refusait que Jo le rejoigne
dans son lit -on allait les entendre- et ils grelottaient toute la
nuit séparément.
A
son retour, Lebrac recommença à boire. Il essaya de tromper F. mais
ni le corps ni le cœur n'y étaient. Lorsqu'ils se retrouvaient, Jo
essayait de le distraire, l'emmenait au théâtre, au concert. Le
soir de son anniversaire, il lui fit découvrir les ors rococos de
l'Opéra et l'entraîna de force dans un grand restaurant. F. s'était
habillé, de loin il était presque élégant. Tout ce luxe le
rendait brillant et Lebrac souriait en regardant sa joie. Après le
dîner, F. annonça froidement qu'il ne pouvait rester, que Helle
l'attendait. Lebrac protesta, rien n'y fit, il songea avec amertume
qu'il aurait au moins pu avoir la décence de lui mentir. Il
passa la nuit seul ; comme on sait la nuit porte conseil. La
plénitude radieuse de l'amour, le bonheur entrevus avaient cédé la
place à la ratiocination, à la méfiance, à la jalousie, bientôt
peut-être à la haine.
Le
lendemain, pour la première fois, Lebrac se rendit chez F. ;
l'appartement était sale et vieux, peu clair en dépit de plafonds
hauts. Le mobilier, une grande armoire à glace fleurie, des chaises
en cuir râpé avait un air de pauvreté décente. Rendu à son
cadre, F. paraissait plus petit. Lebrac se regarda agir car le
personnage qui jouait son rôle échappait à son contrôle. Malgré
lui il prononça des paroles d'apaisement et d'abnégation. Il
s'était résolu à rendre les choses plus simples et à apporter à
F. la rupture qu'il refusait de provoquer:son amour ne souffrait de
toute façon pas de partage. F. se rendit comme d'habitude à ses
raisons. Ils parvinrent à retenir leurs larmes mais pas la fougue
des baisers d'adieu. Dans l'émotion F. oublia de rendre les clés.
Lebrac
rentra chez lui la mort dans l'âme. C'était le plein milieu de
l'après-midi mais il se coucha. L'oreiller roulé en boule lui
renvoyait les battements, les contractions de son cœur. Il essaya de
séparer de lui l'autre qui souffrait, mais constata une fois encore
qu'il était irrémédiablement seul et qu'il avait perdu la formule
magique, ou bien que l'autre et lui partageaient indissociablement la
même âme. Deux heures plus tard, il se leva, ouvrit l'armoire de
toilette, s'assit sous la douche, tourna le bouton d'eau chaude qui
le glaça. Avec
le tranchant de la lame, il effleura les veines du poignet, le sang
perla, Lebrac eut peut et s'évanouit. Lorsqu'il revint à lui, la
petite entaille s'était refermée, la comédie était finie. La lame
était mate et brillante sur le fond émaillé. Puisque la mort ne
voulait pas encore de lui, Lebrac s'accorda un sursis, et comme le
funambule sur le fil du rasoir, il décida de devenir fou.
LEBRAC REVIENT SUR SES PAS
En dépit de ses efforts,
l'état de santé mental de Lebrac ne s'aggrava pas autant qu'il
l'avait espéré. A défaut de solutions définitives, il choisit
l'exil. Il signa le premier contrat qui lui passa entre les mains et
rejoignit pour un an une troupe du Nord. Il débarqua un beau soir,
ses deux valises à la main sur le quai d'une gare en rase campagne.
Il se demanda d'abord s'il ne s'était pas trompé d'arrêt, mais le
panneau décati portait bien le nom qu'on lui avait donné. Au loi,
sur la droite et sur la gauche, des beffrois faiblement éclairés
signalaient la présence des villages. Lebrac prit la route de
gauche, la pluie se transforma en neige et les gros pavés carrés
devinrent glissants. Dans l'éclairage incertain il distingua la
masse noire des bâtiments abandonnés des fonderies, et leurs
carcasses sinistres lui parurent de mauvais augure. Entre les toits
crénelés et les hautes cheminées il devina la devanture d'un
troquet. Il entra et secoua la neige de son manteau. Les regards
interrogateurs des visages hébétés au front bas s'étaient tournés
vers lui. Quand le patron parla enfin, Lebrac blanchit et s'aperçut
qu'il ne comprenait pas la langue. Il demanda un chocolat dans son
idiome personnel, un sourire parcourut l'assemblée, un café alors ?
et on posa devant lui un picon- bière. Il demanda où se trouvait la
ville, répéta la question. Dans un grognement nasal, un des joueurs
de billard lui désigna le chemin vers la droite d'où il était
venu. Lebrac retourna sur ses pas ; au bout d'un bon kilomètre
il trouva le premier hôtel. Il n'avait l'air qu'à moitié fermé.
Le réceptionniste était heureusement d'origine anglaise.
Quand Lebrac prit contact
avec les gens du théâtre, il découvrit qu'on voulait lui faire
jouer des textes en patois. Il refusa, on lui agita sous le nez le
chiffon de papier qu'il avait signé. Tant bien que mal, il se mit au
travail. On ne lui confia que quelques répliques éparses, car son
débit était trop lent et il comprenait mal les mots. De plus, il
n'était pas devenu meilleur acteur. Il habita un appartement, ou
plutôt des morceaux d'appartement séparés par le palier d'un
escalier commun dans une maison de guingois au bord de la nationale
dont les murs tremblaient comme du carton gaufré au passage des
camions. Dans la chambre froide, il couchait sur un lit de camp. Au
rez-de-chaussée il y avait une charcuterie et Lebrac fréquentait
cet unique magasin. Le reste du temps il s'allongeait sur le lit de
toile et s'abrutissait devant la télévision. Il restait éveillé
jusqu'à la fin des programmes. On e venait jamais chez lui, il
n'allait jamais chez les autres. Certaines semaines, il lui restait
entre deux trains, nuit comprise, vingt-quatre heure à passer chez
lui, en ville, dans l'appartement inhabité où il avait aimé F. La
plupart du temps, il fermait les volets, et, pour changer, écoutait
les radios locales. Le lendemain, après l'obligatoire dîner de
famille, il reprenait le train, retrouvait le lit à élastiques et
les reportages de chasse et pêche.
L'année suivante, Lebrac
renonça à l'exil et rentra dans ses meubles. Il renoua quelques
contacts avec la troupe qui présentait aux potaches les
chefs-d’œuvre de la littérature classique et vécut d'expédients.
Pendant quelques temps il se sentit à nouveau un étranger en ville,
puis il retrouva la nuit, l'ivresse, la promenade du square. En
dix-huit mois de solitude, il était parvenu à oublier F., ou plutôt
la souffrance, les souvenirs les plus désagréables lui semblaient
revêtus du charme que l'on prête au passé. Il était retourné
seul en hiver dans l'hôtel de si triste mémoire le long de la plage
grise ; il discutait la nuit avec la patronne qui se souvenait
de lui. Il commençait à se résoudre à ne plus vivre en ours, à
renouer les liens téléphoniques, à chercher, mais par quel moyen ?
un compagnon de voyage.
Une nuit de la deuxième
année, alors qu'il était au lit avec une angine, on sonna à la
porte.F. apparut avec un sourire bête et demanda d'un petite voix de
gamin s'il pouvait entrer. Il aurait dû refuser, mais il était
malade et se laissa couler dans les bras qui s'ouvraient à nouveau.
Longtemps ils se regardèrent, muets, en pleurant doucement. F.
demanda s'il avait réellement pu croire qu'il ne reviendrait pas. Jo
lui fit remarquer qu'il avait pris son temps. Toujours aussi adroit,
F. assura qu'il n'avait cessé de penser à lui, qu'il se trouvait là
par hasard, un peu parce qu'il pensait qu'il avait déménagé. Jo
répondit qu'il n'avait cessé de l'aimer, que tout était préférable
au vide qu'il avait traversé. La promesse de l'amour pouvait pousser
Lebrac à répéter n'importe quelle sottise. F. laissa entendre que
rien n'avait changé dans sa vie, Helle, petit à petit, s'éloignait
de lui. L'idée de vivre avec Lebrac continuait à faire chemin dans
son esprit, mais il faudrait encore du temps. Lebrac assura qu'il
avait tout son temps devant lui, que son impatience avait cédé
devant l'évidence de l'aveu. Dans l'instant, ils crurent tous deux
être sincères. Lebrac se rhabilla et suivit F. à travers la ville,
qui rejoignait deux copains en train d'emménager. Il n'était pas
loin de minuit. Ils portèrent quelques meubles, s'embrassèrent dans
l'ascenseur, se partagèrent une portion de frites dans le dernier
fast-food ouvert, et rentrèrent dormir chez F. La nuit de leurs
retrouvailles fut semblable à la première, et identique le
malentendu qui s'ensuivit. Au matin, on sonna, Lebrac alla ouvrir car
F. avait toujours des réveils difficiles. C'était Helle. Du roman
rose, on avait viré dans le vaudeville. F. fonça sur la cafetière
et demanda à Helle d'aller chercher les croissants pour le petit
déjeuner. Lebrac se dit que les choses prenaient au moins un tour
rigolo. F. le nez dans son bol, fut le seul à se taire.
Comme il travaillait de nuit,
le partage de son emploi du temps se révéla une opération
complexe. Toujours après minuit, Lebrac descendait l'avenue derrière
chez lui et se rendait chez F. Il apportait des fleurs, le petit
déjeuner, des livres : le matin, quand F. rentrait vers les
sept heures, il tombait comme une masse et Lebrac essayait de
l'accompagner dans un sommeil agité de cauchemars. Bientôt il vint
toutes les nuits. Au bout de quelques jours, l'impatience le gagna à
nouveau ; il répandait chez F. les traces de sa présence,
passait la nuit à lui écrire dans le dérèglement de la passion.
F. se réveillait de mauvaise humeur, lançait un sarcasme,
prétendait qu'on l'empêchait de dormir. Ils firent malgré tout des
projets inconsidérés de vacances. Lebrac prit les billets et loua
la chambre dans l'hôtel au bord de la plage grise. Sur la lancée il
prit aussi des billets de concert. Le soir du spectacle, F. arriva
pour dîner. Après avoir mangé de petit appétit, et tourné
longuement autour du pot, F. avoua que c'était avec Helle qu'il
avait prévu de passer la soirée. Lebrac remarqua que ce n'était
jamais que la deuxième fois qu'il faisait le coup, et F. prétendit
ne pas se souvenir. Le lendemain, il annonça à Lebrac qu'il était
malade. Lorsqu'ils se sentaient en danger, F. et Helle se
débrouillaient toujours d'une façon comme d'une autre pour se
refiler un rhume mal placé, un prétexte qui les enferme dans une
sécurité pour ainsi dire inviolable. Ils choisissaient alors le
traitement le plus long et et partageaient avec délices les mêmes
médicaments. Lebrac signala que ce coup-là n'était pas neuf non
plus, et il s'ensuivit un léger froid. Quand F. rappela, Lebrac
devina que quelque chose d'inavouable s'était passé en son absence.
Il insista jusqu'à ce que F. avoue que Helle s'était installée
dans son appartement. Au lieu de raccrocher, Lebrac lâcha quelques
insultes, car ses progrès étaient toujours aussi lents. Il lança
un ultimatum, donna à F. le temps qui les séparaient des vacances
pour redevenir maître chez lui. D'ici là ils ne se reverraient pas.
Il comprit trop tard que c'était exactement la réponse qu'attendait
F. En trois semaines, ils avaient parcouru en accéléré le cycle de
leur histoire pour en revenir au point initial et Lebrac avait
cheminé de l'amour forcé à la rancœur. Il avait seulement pris un
peu plus garde à ne pas se laisser dépasser par l'émotion. Comme
remède à sa dépendance, alors que pendant presque deux ans, il
était resté chaste, il s'était forcé depuis le retour de F. à le
tromper dès qu'il le laissait seul. Pour ce faire, il choisissait
des amants qui acceptassent volontairement de servir de victimes
expiatoires, jouait au bourreau, tirait de leur souffrance physique
un profond réconfort moral qui anesthésiait sa douleur. Lorsqu'il
sortait de chez eux, il se sentait un autre homme, plus fort, moins à
la merci des sentiments.
Dès qu'il eut raccroché,
Lebrac se sentit plus libre de la décision prise et se bourra la
gueule. Alors, par habitude sans doute, sans l'espoir vraiment d'y
rencontrer qui que ce soit, il dériva, divaguant, vers le square.
Au premier coup d’œil,
Lebrac fut frappé par la beauté du garçon brun au profil d'aigle
assis sur le dossier du dernier banc sous les marronniers de la
promenade. Il aurait voulu aller vers lui, dire un mot, mais il était
paralysé dans la position de l'observateur, incapable d'émettre un
son ou de faire un geste. Il suivit dans la rue sa démarche un peu
voûtée et désinvolte, car l'inconnu était à l'évidence beaucoup
trop grand pour lui. Quand il le rattrapa, quelques mots sortirent de
sa gorge et le garçon consentit à l'accompagner chez lui. Avant
même les premières questions, alors qu'il parlait de F. et de leur
histoire effilochée, Lebrac, frappé par la foudre, sut qu'il était
tombé amoureux de G. Il avait un joli sourire dans l'étreinte, la
chaleur de son plaisir était communicative. Lebrac joua
l'indifférence lorsqu'il le rappela trois jours plus tard pour
l'inviter à dîner chez des amis. G. se révéla sociable et
brillant. Il parlait de son travail, du monde des affaires ; la
vie qu'il racontait paraissait à Lebrac d'un exotisme féerique,
sans comparaison possible avec aucune de ses aventures antérieures.
Le besoin qu'il avait de G. résidait à l'évidence dans cette
essentielle dissemblance. Au cours de la deuxième nuit qu'ils
passèrent ensemble, ils demeurèrent éveillés cinq heures à
parler et ne s'endormirent qu'à l'aube. G. en plaisantait le
lendemain devant ses amis. Jusque dans le sommeil il prodiguait des
attentions touchantes, un regard, un geste qui s'alourdissait pour
signifier qu'il était toujours là. Leur accord se manifestait par
le hasard qui les poussait à s'appeler précisément dans les cinq
minutes quotidiennes où ils rentraient chez eux.
Dès que Lebrac commença à
l'attendre, le téléphone cessa de sonner. Un samedi soir, Lebrac
sentit fondre sur lui comme un aigle, le personnage d'amoureux transi
qu'il avait ligoté au fond de sa conscience. Ce double oublié
reprenait le dessus et le poussa à se précipiter chez G. à
l'improviste. Dès qu'il fut dans ses bras, qu'il respira son odeur,
le calme lui revint, mais il perdit la parole. Il fut incapable de
trouver un prétexte à sa visite, de proposer quoi que ce fût pour
la soirée. Ils errèrent en vain à la recherche d'un restaurant,
échouèrent devant un mauvais couscous, firent le constat de leur
silence mutuel. Lebrac résista stoïquement à l'envie de l'aveu.
Ses allusions voilées ne trompaient que lui-même. Lebrac, celui qui
n'était pas encore totalement aveuglé en lui, savait déjà que G.,
trop attaché à sa liberté, ne pourrait lui offrir ce qu'il en
attendait. Il persista à s'aventurer dans les abîmes familiers de
la frustration et du manque : ces poisons seraient toujours
aussi doux.
Jo commença à couvrir G.
des cadeaux les plus extravagants ; il en avait lui-même honte.
G. ne pouvait émettre un souhait en sa présence sans qu'il
s'efforçât de le satisfaire. Ainsi Lebrac prit plusieurs places
pour un concert de rock (qu'il détestait plus que tout) dans une
banlieue lointaine, parce que G. avait vaguement caressé l'idée d'y
assister avec des amis. Lorsque arriva le grand soir, Ho d'instinct
se douta qu'il courrait à l'échec. Ils marchèrent une bonne heure
avant d'atteindre les enceintes du parc où se déroulait
l'événement. Alors, juste pour le regard de Lebrac, comme
autrefois, le jour couchant déploya un coucher de soleil magique :
devant la boule orange sur le ciel bleu foncé, Lebrac sentit refluer
en lui le sentiment qu'il croyait avoir impitoyablement piétiné. Il
aurait voulu s'évanouir pour immortaliser la splendeur de l'instant,
se serrer contre lui et imaginer une dernière fois, pour de vrai,
que la mort allait venir. Puis la soirée ratée déroula son cours
inexorable. Dans la nuit trop fraîche, sous le regard ironique des
amis, Jo et G. se repassèrent un blouson de tissu trop léger.
L'ennui rendit Lebrac pensif, il resta en arrière malgré les
efforts de G. qui répondait tant bien que mal à ses appels. Le
poids de son malaise se répandit à l'extérieur de lui. Quand ils
retraversèrent la ville, Lebrac et G. n'échangèrent pas une
parole. Dans la dernière échoppe arabe qui fermait sur le
boulevard, G. acheta des pâtisseries au miel. Lebrac, pour dissiper
son angoisse, s'excusa de fautes qu'il n'avait pas commises. G.
l'interrompit dès qu'il eut sommeil.
Lebrac ne pouvait parler à
G. des musiques ou des lectures qui constituaient la trame de sa vie.
Il s'apercevait avec effroi qu'il n'avait rien à raconter, et cette
découverte rajoutait à son silence. D'autres soirs, quand Lebrac
avait pris le parti de s'en moquer, G. venait à son aide. Appuyé
contre ses jambes -son corps était si fin, si long, si brun- Lebrac
l'écoutait raconter ses courses à travers l'Europe. Jo disait qu'à
part pour les paysages et à la rigueur les musées, ça ne servait à
rien de voyager. Tout ce qu'on découvrait, on l'avait ici, à portée
de la main. Il suffisait de chercher un peu. Alors, tard dans la
nuit, ils écoutaient de vieux disques de pop qui les rapportaient au
temps du lycée, et ils échangeaient des souvenirs d'adolescence. Si
c'était un soir de semaine, Lebrac laissait G. qui travaillait, lui,
dormir seul. En rentrant il ne songeait pas à faire de détour par
le square.
Un dimanche matin, Lebrac
sauta sur le téléphone et réveilla F. Sans lui laisser le temps de
parler, il déclara qu'il croyait préférable qu'ils ne se voient
plus. Du tout. Jamais. F. répondit « Ah bon ? » et
réclama ses clefs. Lebrac les lui porta. Il eut un pincement de cœur
dans l'escalier en se disant qu'il le montait pour la dernière fois.
Ils échangèrent leurs trousseaux, se forcèrent à ne faire aucun
geste. Jo ne trouva rien de mieux que « Eh ben voilà ! »
F. répéta la brillante formule. C'était donc aussi simple de se
quitter pour toujours.
Deux jours plus tard, Jo
annonça à G. qu'il avait rompu avec F., qu'il ne partait plus en
vacances. Devant le froncement de sourcil suspicieux, il expliqua à
G. qu'il n'était pour rien dans sa décision. Le seul commentaire de
G. fut que c'était bête, comme ça, après quatre ans. Le lendemain
matin Lebrac avait déjà perdu le sentiment de légèreté que lui
avait conféré un instant la rupture. Il sombra de nouveau dans le
mutisme. Quelques jours plus tard, G. partit pour la Crête, qui
était comme pour Pâris, son pays d'élection. Lebrac se résigna à
son absence.
Allongé dans le silence de
la nuit, il entend leurs dialogues qui vont se perdre bientôt,
insignifiants parmi les autres voix.
- Çà vous ennuie que je vous
suive.
- Non. Pas vraiment.
- Tu ne fais rien ? Tu
m'accompagnes ?
- C'est loin ?
- Non. Comment tu t'appelles ?
- R.
- Tiens, voila mon adresse.
- Je peux laisser la
mienne ?.. En fait je m'appelle pas R. Mon nom, c'est G.
- G. ? C'est vraiment ton
prénom ?
- Oui. J'y peux rien. J'ai pas
fait exprès.
- Non ! Pas ça !
- Pourquoi ? Qu'est-ce
que ça peut te faire ?
- Les maladies.
- Et alors ? C'est moi
qui prend les risques ? Et avec toi je veux bien les prendre.
Après tout, si ça doit arriver, c'est déjà fait. C'est moi qui ai
avalé ton sang l'autre jour, alors tu vois. Et puis si ça m'arrive
avec toi, au moins je l'aurais voulu.
- T'es vraiment pas
ordinaire !
- Je vais rentrer dormir chez
moi.
- Ne dis pas ça, G. ; ça
me fait flipper.
- Je suis fatigué… et puis
pourquoi faut toujours expliquer ? Je voudrais que les choses
soient simples.
- Tu dors mal avec moi ?
- Oui.
- Moi aussi. Mais ça fait
deux jours que je ne pense qu'à ça.
- Voyons, deux jours, ça
fait… trente-six heures au plus. Et puis, il y a fort à parier
qu'il y aura d'autres fois où tu ne me verras pas bien plus
longtemps que ça. Alors, si je rentre, tu vas pas en dormir de la
nuit ? C'est ça ?
- Non, pas encore. Mais le
pire c'est que ça viendra.
- Qu'est-ce que tu veux à la
fin ?
- Tu veux la vérité ?
- Si possible.
- Je te die, je n'arrête pas
de penser à toi. Note bien, je ne suis pas en train de faire une
déclaration d'amour. Je me sens bien avec toi, je voudrais prendre
le plus de bon temps tant que c'est possible.
- Ah oui ? Prendre le
plus de temps possible ?
- Non, je veux dire que je
suis prêt à investir beaucoup dans cette relation.
- Moi, je ne sais pas si je
suis prêt à me laisser investir. Drôle de vocabulaire : on
investit dans quelqu'un ? C'est un signe des temps ! Je ne
veux pas vivre ça, dépendre du téléphone, analyser chaque mot. Je
voudrais dans ma vie que je puisse tourner à droite ou ç gauche et
que ce soit exactement pareil. Je ne sais pas si je me fais bien
comprendre ?
- T'es fou, je t'avais dit
d'apporter du pain si tu en voulais, pas tout le dîner, Jo.
- C'est des restes, c'est pas
grave.
- Oui, enveloppés dans des
papiers pas graissés/
- Faut pas m'en vouloir, je
suis comme ça. Quand j'aime les gens je ne sais pas venir les mains
vides. Çà ne t'oblige en rien. C'est mon plaisir.
- OK, tiens… ta montre, tu
l'as oubliée la dernière fois.
- Oui dès que je la quitte,
je l'oublie.
- Ah, elle se remonte au
mouvement du poignet. Si j'avais su je me serais branlé avec.
- Je tacherais de l'oublier
la prochaine fois… J'ai des places pour le concert auquel tu
voulais aller vendredi en quinze.
- Tu peux disposer de la
troisième si tu viens.
- Pour un amant ?
- Si tu veux. Si tu veux…
- Bon, là c'était peut-être
un peu provoquant.
- Je n'ai presque aucun
souvenir de mon enfance.
- Tu es fils unique, c'est ça.
- Oui, enfin, j'ai une sœur.
Une demi-sœur. Mais c'est tout. Quand j'étais petit j'ai regretté
de ne pas avoir un frère.
- Avec mon frère, on s'est
toujours bien entendus. Il habite à deux pas. Je crois que c'est mon
meilleur ami.
- C'est drôle, ça me
rappelle un rêve que j'ai fait l'autre nuit dans ton lit. Il y avait
une scène d'accouchement et on jetait quelque chose dans une
cuvette. Après j'étais grand, et je demandais à ma mère ce qu'on
avait fait de l'autre.
- J'ai peur de t'avoir
entraîné dans une galère avec ce concert. Je suis désolé.
J'imaginais que ce serait bien. Je me faisais une fête de tout ça.
- C'était une expérience.
J'éteins ?
- … Çà t'embête peut-être
que je sois rentré avec toi.
- Oh Jo ! On dort… On
dort…
- J'ai peur de ne pas apporter
ce qu'il faut, la discussion. Pour moi, le monde à l'extérieur
n'existe presque pas, l'actualité, les gens à peine. J'ai jamais
rien à raconter. Tout ce qui m'intéresse c'est ce qui se passe à
l'intérieur.
- Pour moi, c'est à peu près
tout le contraire.
- Alors, tu ne pars pas de
tout l'été ?
- Je ne sais pas, pour
l'instant je suis bien ici.
- Je vais passer dire au
revoir à mon frère avant de m'en aller.
- Écris, au moins pour
signaler la date de ton retour.
- Oui, je t'enverrais une
carte postale.
- Oui, c'est ça, une carte
postale.
Lorsqu'il estima que le
moment du retour de G. approchait, Lebrac, un peu trop tard sans
doute, alla s'asseoir plusieurs soirs de suite sous les marronniers
du square, agités par le vent du mois d'août. Il n'écrivit pas, ne
téléphona pas, attendant selon le vieux principe que l'autre vienne
lui-même se jeter dans ses filets, qu'il accepte de porter les
torts, comme Lebrac acceptait de porter le poids de l'échec. Dans le
ciel vide, il chercha encore l'étoile filante pour abolir le vœu
fait au fleuve. Juste un peu d'amour.
Toutes les nuits, sur le coin
de marbre de la cheminée, il allume la femme assise qui regarde vers
la fenêtre. E., F., ou G. passeront à un moment ou à un autre et
reconnaîtront l'appel de sa lumière. En le voulant très fort.
Peut-être.
Vers la fin du mois d'août,
le Commandeur téléphona pour signaler à Lebrac qu'une lettre était
arrivée pour lui à son ancienne adresse. Jo n'alla pas au plus
logique et son imagination replâtra la réalité. Qui se souvenait
encore de son précédent domicile ? E. récemment désengagé
du Moyen-Orient ou chef d'entreprise et père de famille, D. ruiné
au poker de retour de l'Ontario ou du Saskatchewan ? Lebrac se
dit qu'au moins le dîner dominical aurait un sel particulier. Mais
la lettre n'était rien d'autre qu'une convocation militaire. Il fit
son sac dans l'indifférence, il savait qu'il est inutile de résister
au destin. Avant de partir pour la gare, il trouva une carte postale
de G. qui annonçait qu'il partait travailler dans le Nord, à deux
cent kilomètres de la ville. Dans le train qui l'emportait vers le
Sud, Lebrac était confiant ; où qu'il aille, dans l'ombre d'un
couloir, derrière un fourré, dans le réfectoire vide des grandes
baraques, que sais-je ? H. l'attend, I. après lui, et même J.,
le mari de la dame en noir.
Lebrac retraversa la
montagne, et la forêt, et le fleuve. Au matin, au petit soleil de
six heures, les wagons vomirent leur marée humaine. Sous les
hurlements du cabot, il se serra parmi le bétail des appelés dans
le camion militaire, et, dans l'obscurité de la bâche, il ne
s'aperçut pas qu'il passait à nouveau les grilles de la caserne.
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