EXERCICE
DE SURVIE
(Robinot
et Bichette)
Quand
il rouvrit les yeux, un jour gris de plomb s'était levé, la tempête
faisait rage dehors, et le bus cahotait entre des tourbillons de
flocons, dans un paysage de coton et de sucre glace, triste comme une
vitrine de Noël. C'était la mi-février, et dans la région qu'il
avait quittée, les premiers mimosas venaient d'éclore.
Jusqu'à
l'épuisement total, il avait tenté de résister au sommeil. Dans
un effort de mémoire pénible, il parvint à remonter à la nuit
précédente : le dernier train, le seul qui permît d'arriver pour
l'heure de la convocation, les compartiments à demi-remplis de
garçons du même âge plongés dans l'obscurité et le mauvais
sommeil. Pour ne pas les déranger, pour ne pas les voir, il s'était
couché dans le couloir étroit sous les veilleuses pâles ; il avait
terminé les cent dernières pages d'un roman policier qu'il
craignait de ne plus avoir l'occasion de finir.
Vers
le milieu du voyage, deux sourds-muets lui avaient tapé sur l'épaule
pour qu'il offre des cigarettes. Le plus vieux, qui n'avait pas seize
ans, lui glissa dans la main un alphabet gestuel sur un bout de
carton rouge sale. Il remercia. Le son de sa propre voix dans le
silence le fit frissonner. Le muet tendit la main, et il lui fallut
quelques minutes avant de comprendre qu'on lui demandait de l'argent.
Il fit non de la tête et rendit le papier. Le train s'arrêta. Les
deux muets descendirent. Il avala un tranquillisant. La gueule cuite
et la gorge sèche, il shoota dans l'enveloppe roulée en boule de
son dernier paquet de cigarettes. Le train s'arrêta de nouveau. Il
n'y eut pas d'annonce : les derniers passagers, sac au dos,
descendirent en silence.
Devant
la gare il vit filer les taxis et s'engagea dans la voie la plus
large.
De
trois à quatre heures du matin, il marcha droit devant lui, en
visiteur. Vers trois heures quarante cinq, il pria un passant, le
seul qu'il ait croisé, de lui indiquer le centre-ville et la gare
routière. L'homme s'esquiva sans répondre. Robinot revint sur ses
pas. Dans la gare, il se coucha à l écart des dormeurs égarés
pour mettre de l'ordre dans ses affaires. Vers cinq heures et demies
sous l'averse de neige fondue, il changea, avec les autres, de salle
d'attente. Quelques uns des passagers de la nuit précédente étaient
installés dans le car lorsqu il y monta. Emporté dans le camion à
bestiaux il écarquillait les yeux pour repérer la route, obsédé
par la nécessité de reconnaître le terrain afin de préparer une
évasion future. Maïs les virages se succédaient, et il faisait si
chaud dans le car que ses paupières se fermèrent malgré tous ses
efforts.
Sous
la couverture de neige, il distinguait maintenant de loin en loin la
pente d'un toit, mais pas d'autre fumée que celle qui montait des
ruisseaux. L'angoisse d'avoir raté l'arrêt pendant son somme lui
noua le ventre. Il se retourna et constata que les autres étaient
toujours là ; il porta la main à l'estomac où il venait de sentir
un second coup de couteau.
Il
descendit le dernier du car et se tint à une distance respectable
dans la longue côte qui menait au poste de garde pour que les autres
évitent de lui parler. Il se fit la remarque, que, pour la dernière
fois, il marchait à son aise, qu'il faudrait bien ensuite aller au
pas. L'averse de neige lui fouettait le visage ; il se sentait
blanchir comme un vieillard, identique aux cinq silhouettes devant,
qui, luttant contre la rafale, s'étaient déjà hissés à mi-côte.
En
montrant de loin la convocation aux plantons du poste de garde, il
espérait encore qu'on lui dirait qu'il s'était trompé. Mais on ne
lui demanda rien, on ne le déposséda même pas de sa carte
d'identité. Quinze mètres plus haut, deux des nouveaux arrivants
s'étaient arrêtés pour l'attendre. Quand ils lui adressèrent la
parole, il regretta amèrement de ne pas avoir acheté l'alphabet
gestuel et de ne pouvoir le leur tendre comme une excuse valable à
son mutisme.
Quand
ils entrèrent dans le bâtiment de la compagnie, on parut surpris de
les voir arriver si tôt et un jeune homme à lunettes les relégua
dans la plus grande chambrée.
Robinot
s'assit et rangea une nouvelle fois ses affaires. Il avala un autre
comprimé. Il se rendormit. Deux heures plus tard, le gros de la
troupe déboulant dans les couloirs du bâtiment, le réveilla. Il se
reprocha le scrupule qui l'avait poussé à arriver à l'heure, et
vit dans son zèle involontaire un sombre présage. Une larme lui
coula en réalisant qu'il était là pour longtemps.
Vers
dix heures, l'occupant du lit voisin tenta de rompre la glace pendant
que Robinot se changeait, face au mur, dans l'illusion de se dérober
aux regards.
-
Dis-donc, t'as le bronzage pour cette époque de l'année ?
-
Je viens de Nice.
La
parole lui était revenue par mégarde dans un élan chaleureux, avec
ce maudit accent qui faisait toujours rire l'auditoire dans les
moments graves, et se méprendre les professeurs.
-
Ça a dû te faire drôle d'arriver sous la neige.
-
Oui, surtout que je suis horticulteur.
Et
par crainte de méprise, il précisa :
-
J'élève des fleurs... s'arrêta, rougit, absorbé par l'image de la
grande serre longeant la voie ferrée qu'il voyait s'inscrire sur le
mur avec la netteté d'une diapositive.
Bronzé,
sûr qu'il l'était, et de partout ; pas seulement le bronzage
du jardinier ; en pleine forme, rien à faire pour passer à travers
les mailles du filet : fort, musclé, hâlé, parfaitement sain de
corps...
-
Ga-arde à vous!
La
gravité de l'aboiement le déchira jusqu’aux tripes, puis la
sensation, plus bas, se répandit comme un acide dans les muscles de
ses cuisses. La brûlure le paralysa et il eut du mal à comprendre
que la sortie suivante s'adressait à lui :
-
Eh, là-bas, le fils-à-papa, c'est la lampe à bronzer qui t'as
rendu sourd ? Quand je dis Ga-arde à vous ! c'est comme ça !
Clac firent les paumes et les talons. L'orage passa :
-
Ceux qui ont sorti leur diplôme de P.M. peuvent se torcher avec,
parce que vous êtes tous dans la même merde, et tant qu'aux fils de
militaires, ils vont regretter leur papa et pleurer leur mère.
Le
grand vent de l'égalitarisme républicain commençait à souffler
au-dessus de leur tête. Au moment où Robinot se berçait de la
pensée rassurante que ce serait comme à l'école, la charge reprit
:
-
Et qu'est-ce qu'il a encore à sourire, cet imbécile ?
Il
n'entendit pas la suite. Même en s'efforçant de grimacer, il
n'arriverait à rien. Plus il était triste, plus le sourire maladif
s'insinuait sur sa face. Il essayait en vain de dissimuler sa peur
comme il avait appris à faire avec les dogues de garde : surtout ne
pas bouger, montrer qu'on est confiant... et le sourire étirait un
peu plus sa bouche dont les commissures remontaient vers les
oreilles.
-
Tu m'as compris ?
Robinot
murmura ''oui'' à tout hasard et balbutia ''mon lieutenant'' comme
on lui soufflait.
-
Tu seras responsable T.I.G. ce soir.
Un
murmure parcourut la chambrée. Le sous-lieutenant dressa la liste
des corvées ménagères regroupées sous le sigle.
Il
fit ranger ses gars en rangs par deux, et les emmena jusqu'à la
route. Il chantait. Dans la troupe en civil, que les autres
compagnies qui passaient en survêt se montraient du coude, trois des
nouvelles recrues aux cheveux déjà courts entraînaient ceux qui
résistaient encore, par fierté ou par maladresse.
-
Première leçon: pour traverser la route. Je dis ''traversez'' et
tout le monde répond ''prêt'' .
Rangés
en file indienne sur le talus, les hommes maugréèrent timidement et
sans aucun ensemble.
-
Plus fort. Encore. Répétez après moi: ''Tra-aversez''.
Les
soldats répétèrent ''Tra-aversez''. Robinot murmura '' moutons ''.
-
C'est pas ''traversez'' qu'il faut dire bande de nœuds, c'est
''prêt'', gloussa le lieutenant.
Cet
échantillon d'humour militaire n'ayant rencontré qu'un discret
succès d'estime, il ajouta:
-
Et quand je blague, on a intérêt à rire, parce que ça vous
arrivera pas souvent. Hein, Robinot ?
Robinot
pensa: ''je suis repéré'', et répondit avec son accent chantant :
-
Je n'avais pas compris la blague, mon lieutenant.
Des
rires fusèrent.
-
Ceux qui veulent se payer ma fiole, ils finissent comme ça !
Dans la direction du doigt pointé, il y avait, sur le terrain
voisin, quatre pauvres mecs torse nu qui faisaient des pompes dans la
neige, avec un autre gars sur le dos.
Robinot
baissa les yeux et vit que les rangers du lieutenant étaient tachées
d'argile rouge. Le reste de la troupe gueula ''prêt''. Ils
traversèrent.
Dans
la queue des soldats répandus comme une colonie de fourmis sur les
escaliers du réfectoire, Robinot et ses compagnons d'infortune se
sentaient en visite, observés, jaugés, plaisantés. Ils
resquillaient sur ordre du lieutenant qui gravissait les marches au
petit trot, histoire de ne pas perdre le rythme et de boucler le
repas dans le cadre des dix minutes réglementaires imparties à la
graille. Robinot s'assit à la seule table entièrement vide et
constata que le bétail se goinfrait avec appétit, et plutôt deux
fois qu'une, de tout ce qui passait à portée de gueule. Comme un
intrus au milieu d'une fête, il les regarda, médusé, étonné de
ne pas posséder l'idiome dans lequel les autres s'exprimaient la
bouche pleine. Une main lui tapa sur l'épaule, le banc fut secoué
par le poids d'un corps qui se posait à côté de lui.
-
Les plats vont pas s'amener tout seuls.
Robinot
tourna la tête et tomba sur la bande blanche de velcro accrochée au
pectoral gauche, où était écrit: Gabriel Bichot. Il remonta et le
regard du lieutenant le saisit, deux pupilles bleu foncé,
tranchantes comme la lame double du poignard de combat. Il se leva,
souriant toujours. Il ne toucha pas aux plats qu'il rapportait.
Pourtant, la fatigue, la faim, les médicaments lui avaient creusé
l'estomac au point qu'il lui semblait qu'il allait s'évanouir; il ne
fallait pas rater une occasion pareille.
-
Ici, avec les exercices qu'on va faire si tu manges pas, tu crèves.
Surpris
par cette marque de sollicitude, Robinot ne remarqua pas l'éclair de
joie animale qui avait traversé le regard sombre du lieutenant.
L'estomac chamboulé par l'acidité et le vide, il vit les murs
amorcer un mouvement tournant et s'accrocha d'une main à la table.
Dans son regard papillonnant, les silhouettes en uniforme se
fondaient en un défilé grimaçant et carnavalesque. A l'odeur
d'huile frelatée se mêlait un relent âcre de chambre close, de
salle de classe l'hiver, d'exsudation de fauves.
Devant
le réfectoire les autres finissaient leur clope. Bichot hurlait déjà
''qui vous a permis de fumer ?'' au moment où Robinot alluma la
sienne.
Ils
gagnèrent l'infirmerie au pas de course pour la visite
d'incorporation. Robinot fouilla nerveusement sa poche et avala les
fragments de comprimés qui s'étaient répandus au fond. Il cessa de
trembler :
-
Est-ce qu'on peut aller chercher son dossier médical ?
-
Pas la peine, s'il y a un problème important, tu signales. De toute
façon, il n'y a pas de problème puisque vous êtes tous engagés.
Robinot
le regarda sans comprendre. Comment s'était-il fait avoir ? Engagé
? Un test stupide, vieux de trois ans ! avait décidé qu'il était
plus malin que les autres, et on en avait déduit qu'il était
volontaire pour faire du rab, finir comme Bichot en petit chef, et se
venger sur de plus faibles de la discipline et des humiliations. Les
tremblements recommencèrent. Il reposa sa question. Le
sous-lieutenant l'envoya se faire tondre avec trois autres
contestataires.
Dans
le miroir du coiffeur, Robinot vit ses traits se découvrir comme un
fruit qu'on épluche. Durant les mois précédents il avait laissé
pousser les cheveux et la barbe qui avaient mangé son regard ; il
fut d'abord soulagé de se retrouver un visage dans la tête modèle
standard qui sortait des mains du coiffeur. Il songea tout de même
un peu à la toilette du guillotiné et l'idée le fit sourire :
-En
voila au moins un de satisfait, se méprit le coiffeur.
Un
appelé en blouse blanche lui gonfla un tensiomètre autour du bras,
nota sans sourciller 20/10 sur le dossier. Dans
une quinte de toux il s'effondra du vélo destiné à mesurer la
résistance à l'effort. La porte d'un placard à deux urinoirs se
referma sur lui. Un soldat lui tendit un vase avec un sourire de
sympathie outrancière. Robinot vit la brosse blonde s'incliner et
les yeux de l'homme tomber sur sa braguette ; il sentit le regard le
brûler au creux du dos lorsqu'il se retourna, ferma les yeux et
s'efforça de se concentrer pour pisser.
-
Ça ne vient pas ? souffla la voix dans son dos. plus rauque.
La
peur lui fit serrer les fesses. et Bichot, tel le sauveur, gueula du
couloir :
-
Alors ? c'est pour aujourd'hui ou pour demain ? Tu te
branles ou quoi ?
-
Tu reviendras plus tard, lui murmura le soldat blond comme une
promesse en essayant de débusquer son regard fuyant.
Robinot
sortit du placard rouge et suant. La présence du lieutenant dans le
couloir accrut son trouble. Malgré lui, une émotion visible
déformait son pantalon. De cela précisément il avait une peur
panique ; il se vit dans la cour de la petite école, jouant
avec les filles tandis que les caïds se faisaient la guerre à mains
nues ; puis le dortoir de l'internat où il n'était resté que
deux mois avant de fuguer ; puis sa confusion au milieu des
motards de la plage à l'heure des plaisanteries équivoques, quand
les hommes pour rire se proposent la botte, et, rassurés par la
grande fraternité machiste, comparent les pâmoisons de leurs
femmes. Le coup de pied au cul du lieutenant le ramena à la réalité.
Il
arriva en retard dans la salle de classe où les autres signaient
déjà les papiers par lesquels ils se remettaient totalement aux
mains des militaires, quoi qu'il advienne.
De
retour au dortoir, on leur apprit à faire les lits, puis à les
défaire. Tout le monde s'affaira ensuite sur son balai. Le
sous-lieutenant, monta sur un tabouret, examina en dernier lieu le
dessus des armoires qu'il trouva, comme il s'y attendait, poussiéreux
:
-
Eh bien, Robinot ! le travail a été mal fait ! En tant que
responsable tu vas nous recommencer tout ça pendant qu'on va dîner.
Tu n'as pas faim de toute façon.
-
Non, mon lieutenant.
-
Non quoi ?
-
Non, je n'ai pas faim, mon lieutenant.
Au
retour de la section, le voisin de lit lui glissa en douce quelques
morceaux de pain. Après la sortie des poubelles et avant
l'extinction des feux, Bichot leur fit le topo quant à la revue du
matin. L'attention de Robinot, engourdi par les substances chimiques,
était de plus en plus flottante.
-
... se présente. On donne le nombre d'hommes, le nombre des
présents. Le nombre des malades, à l'infirmerie ou à l’hôpital
; ça, il ne risque pas d'y en avoir beaucoup dans ma section. Le
nombre des décédés - par contre il peut toujours arriver des
accidents -.
Robinot
se risqua pour la première fois à soutenir le regard de l'officier.
Bichot était de petite taille, ce qui rendait plus apparente
l'épaisseur de son corps et la solidité de son ossature. Souffrant
comme les roquets de ne pas tenir assez de place, il avait besoin de
beaucoup crier pour imaginer se faire entendre et respecter. Par
compensation il s'était attaché à développer une musculature de
culturiste qui faisait paraître sa tête rasée plus petite. Il
était laid, mais sa laideur était peu commune, à mi-chemin entre
l'homme et la bête, remarquable comme les modèles
qu'affectionnaient les peintres de la renaissance pour représenter
le vice ; une gueule de boxeur aux traits secs, plus triangulaire que
carrée où les yeux enfoncés comme deux projectiles sous les
sourcils en brosse, luisaient, métalliques, animés d'une
indéfectible volonté de survivre, comme s'il se fût trouvé
constamment sous le feu de l'ennemi. Plus que l'accent ironique et le
sourire désinvolte, ce qui l'avait irrité, insulté même, en
Robinot, c'était cette concurrence, rivalité d'apparence inattendue
qu'il avait identifiée comme un défi à son autorité, un germe de
sédition qu'il fallait tuer dans l’œuf. Robinot avait un physique
exemplaire, il allait en faire un exemple.
Les
gars faisaient maintenant la queue en se tapant les côtes dans
l'illusion de se réchauffer, devant les deux cabines téléphoniques
à l'entrée des baraquements. Il eut à peine le temps de parler. Il
n'aurait rien trouvé à dire. Il écouta son père lui
raconter que les hibiscus sous
serre avaient
fleuri, le jaune qu'il soignait comme un enfant n'avait
pas moins de trente-cinq boutons. Il recommanda de continuer les
apports d'engrais
et déclara:
-
Tout va bien.
Il
le pensait. Il n'avait pas appris à penser autrement. Mais aussitôt
que fut coupée la communication, il se précipita aux toilettes,
torturé par le mal au ventre et en proie aux affres de l'abandon.
Il
rêva de femmes et de fleurs. Léger comme un astronaute en
apesanteur, il volait de rocher en rocher le long du cap. Dans chaque
grotte de chaque crique, au milieu des oursins, se présentait une
fille offerte. Chacune tenait une fleur d'hibiscus entre ses lèvres.
Elles saignaient parce qu'elles étaient vierges, et menaçaient de
se plaindre à leurs frères siciliens et leurs pères calabrais.
Dans la derniers séquence, le cercle de ses agresseurs aux manches
relevées, montrant le poing, se refermait sur lui et il basculait
dans le vide.
Il
se réveilla haletant, inquiet de ne pas reconnaître les murs de sa
chambre. Comme le concert des ronfleurs l'empêchait de se rendormir,
il rampa jusqu'à son pantalon, en extirpa les morceaux de pain sec
qu'il dévora rageusement. A partir de cette nuit-là il ne fit plus
de rêves car son cauchemar familier était devenu réalité.
Au
matin il fallut le secouer cinq minutes avant de le tirer de sa
léthargie.
-
Comment ? ils n'ont pas perçu les uniformes ! Et je vais les emmener
comme ça ! Et c'est moi qui vais me faire souffler dans les
bronches...
Bichot
passait sa colère matinale sur le sergent de jour. La plupart des
hommes avaient déjà mis le lit en batterie, le premier revenait des
douches. Robinot détourna les yeux de sa blancheur laiteuse et
indécente. La faim et l'angoisse lui donnaient mal à la tête comme
un lendemain d'ivresse. Il ne pouvait affronter ça, la vie en
commun, les plaisanteries des autres, leur familiarité, leurs
gestes, moins encore les regards dérobés, les bagarres, les coups
par en-dessous ; la pente douloureuse et sans fin où il
glissait malgré lui, le désir, le dégoût, son visage rasé de
Samson, son corps façonné en secret, livré à tous dans le
dénuement du Christ en croix, avec par-dessus l'étiquette Emmanuel
Robinot, roi des cons.
-
Va te mouiller les cheveux au moins, lui ordonna le voisin, sinon on
s'y recolle tous !
-
Ga-arde à vous !
Le
lieutenant fonça droit dans sa direction ; il n'osa pas continuer à
boutonner sa chemise.
-
Tu retardes tout le monde ! Dès que vous aurez quitté vos vêtements
civils, Je vous apprendrai à marcher droit, soldat Robinot. M'frez
vingt pompes, je surveillerai moi-même.
Robinot
ne chercha pas en quoi une peau de soldat lui donnait droit au
vouvoiement.
En sortant du bâtiment pour se rendre à la cour l'honneur, il
croisa une autre section qui revenait du combat de nuit. L'apparition
de ces golems
boueux aux
visages
tatoués
de traits noirs au bouchon le terrifia. Mais, immédiatement, il
sentit, pareil à
une vague chaude, un immense flux de pitié
et de miséricorde
descendre sur lui et il les plaignit du fond de son cœur,
car c'était au fond un brave garçon qui ne se rendait pas compte
qu'il s'apitoyait
sur lui-même.
Nu
jusqu'à la ceinture, en pantalon de treillis, il se laissa tomber
sur la pellicule de neige gelée et sa joue droite rougit sous la
brûlure. Plus loin sur la pente, il remarqua trois arbres endeuillés
à contre-jour, plantés comme des gibets au milieu du désert.
-
A plat ventre, en appui sur les bras ! corrigea le lieutenant en
lui caressant les abdominaux du bout de la ranger droite.
La
brûlure s'insinua dans son ventre, et, concentrant toute son
énergie, il effectua la punition sans autre commandement. En patois
militaire vingt signifie soixante, il l'ignorait. Le lieutenant le
laissa faire sans mot dire.
-Bon
pour l’échauffement. Allons !
Les
quatre-vingts kilos de Bichot goguenard tombèrent sur ses épaules,
ses jambes pendaient autour de son cou. Bichot compta. A partir de
cinq, aspirant l'air convulsivement comme un noyé, le soldat perçut
très nettement son odeur, le parfum aigre et pourtant capiteux qui
se dégage de la peau des rousses, en même temps qu'il sentait la
chaleur de son cavalier se répandre sur son dos. Malgré le froid,
Bichot était en sueur. Envahi par l'odeur, Robinot céda et
s'effondra.
-
Déjà fatigué soldat ? J'ai encore rien vu. Je veux t'entendre
compter cette fois. Et jambes écartées, sans truander.
Robinot
se voyait mal dans le rôle, mais comme dans un film américain, il
répondit mentalement '' yes, sir'' et gueula tout fort:
-
Un !
La
botte du lieutenant s'écrasa entre ses jambes et Robinot un peu plus
avant sous le choc.
-
Plus fort ! hurla Bichot.
Le
soldat n'eut pas un mouvement de révolte, il ne se retourna pas, ses
yeux s'embuèrent simplement sous le coup, et, se hissant sur ses
avant-bras, plus fort il cria :
-Deux !
Il
écouta le crissement des pas qui s'éloignaient sur la pellicule de
neige puis sur les graviers de l'allée. Ses bras tétanisés
tremblaient. La douleur cuisante remontait dans son dos et descendait
dans ses jambes, irradiant une chaleur douce comme un baume à mesure
qu'il prenait conscience de la réalité de son corps modifié par la
douleur, terriblement présent.
Durant
dix minutes il resta étendu dans la neige, incapable d'identifier
quel changement s'opérait en lui ni quel mécanisme jouait dans son
esprit. Il s'était arrêté à la sensation physique, aux lames de
plaisir qui refluaient maintenant de ses membres meurtris vers son
ventre. Il ne devina pas non plus qu'en abandonnant et en le laissant
filer à vau-l'eau il choisissait son destin avec plus de volonté
qu'il n'eût jamais voulu s'en reconnaître. Mais il se douta qu'il
lui fallait devenir irréprochable, afin que le châtiment demeure
comme cette première fois, privé de tout fondement, pure injustice.
Pendant
près de deux semaines,
il fut tranquille, Bichot se désintéressa
de lui.
Il sembla
à Robinot que la foudre du ciel s'était
éloignée. Il
en souffrit. Alors sa nature première le
reprit, il se bourra
de médicaments,
devint lent aux exercices et s'endormit au milieu des manœuvres.
Le
soir, La Science lui faisait la morale. Fils d'officier,
il était
rompu
aux subtilités de
l'art
militaire, aux
dessus de placard et aux corvées
de chiottes, pourvoyeur de cirage et de papier d'alu
pour faire briller les armes en cachette.
-
On est tous dans le même bateau. S'il y en a un qui craque, tout le
monde prendra pour lui. Moi, je suis là pour quelque chose, mec, et
je te laisserai pas me bousiller ma chance. Au besoin, on t'aidera à
porter le sac, mais sois bon camarade.
Robinot
aurait bien voulu expliquer qu'il était là par hasard. Une pudeur
le retenait. Il représenta seulement qu'il était prêt à payer
seul pour ses erreurs. Bichot l'envoya nettoyer les gogues avec une
serpillière usée et un pot de savon noir. Robinot s'en moquait:
fier de se rendre utile, il accomplissait la tâche avec entrain.
Cette soumission trop facile, cette application de soubrette
consciencieuse œuvrant dans la bonne humeur agaçait Bichot et le
poussa ce soir-là à concevoir une variante au scénario classique.
Sur
le coup de dix heures, il trouva l'inspiration et vint inspecter le
travail. Il avait l’œil allumé et la façon dont il s'appuyait
au chambranle de l'épaule gauche n'avait plus rien de martial.
-
Bien trimé, soldat ?
Le
ton affable, presque compatissant de la question intrigua Robinot qui
répondit de même :
-J'ai
fini, mon lieutenant.
Bichot
devint subitement écarlate, serra les mâchoires et bafouilla en
grinçant des dents :
-
Parce que tu trouves ça propre ?
Il
fit le tour de la pièce, laissant les marque de ses chaussures
boueuses sur le carrelage.
-
Et ça? éructa-t-il en montrant ses propres traces.
Le
soldat se remit à quatre pattes et les essuya patiemment, l'esprit
en éveil comme à l'abord d'une partie décisive aux cartes. Il leva
des yeux de chien battu sur le lieutenant que sa passivité exaspéra.
Posément, malgré un petit pas de côté pour assurer son équilibre,
Bichot ouvrit sa braguette et arrosa le sol en arc de cercle. Le
soldat ne bougea pas. Les éclaboussures du jet sur le carreau lui
atteignaient le visage en nuées de postillons et Robinot reconnut,
masquées par la bière chaude, ces effluves, comme de parfum tourné
qui étaient l'odeur du lieutenant. L'adversaire s'attendait au moins
à un semblant de sursaut d'orgueil, prêt à se rattacher au moindre
signe qui pût l'encourager à faire preuve d'un petit peu de respect
et à jouer l'indulgence. Mais son regard bleu tomba sur la
proéminence à l'entrejambe du survêtement du soldat. Robinot vit
l'effort désespéré que faisait le lieutenant pour se contenir,
mais ses bras parurent se contracter malgré lui, les poings se
serrèrent, de sa voix la plus basse il répéta ''tu me dégoûtes,
tu me dégoûtes'' et décocha un bon crochet du droit.
A
moitié inconscient sur le sol humide, Robinot
entendit les
derniers mots
du lieutenant se réputer en écho. Il resta allongé, cherchant le
ton exact de la déclaration, sentant son excitation grandir en
proportion inverse de son avilissement. Puis il nettoya une dernière
fois, se masturba sous la douche en pensant à ses anciennes petites
amies, et retourna se coucher en silence.
Sans
subodorer le déroulement exact des événements, le reste de la
troupe comprit rapidement qu'en cas de besoin Robinot serait un bouc
noir tout trouvé, en prévision de quoi on le traita avec sympathie.
Il recevait des photos de fleurs quand les autres montraient des
photos de femmes, mais on ne se moquait pas de lui. Il partageait
équitablement les colis qu'on lui adressait, persuadé de n'avoir
plus besoin de rien. Alors que sa réserve naturelle l'eût éloigné
de tous, son statut de victime le rendit populaire. Il parlait
toujours aussi peu mais on venait lui raconter des histoires.
Les
propositions d'aide et les témoignages d’amitié dépassèrent
même quelque peu ses espérances. Le soldat blond qui lui avait
tendu le bocal au centre médical le poursuivait au réfectoire et
Robinot était gêné de son insistance trop bienveillante:
-
Il parait que tu as des ennuis avec Bichot ?
-
Non, rien de sérieux, je vous assure.
-
Mais, tu sais, il faut le dire ?
-
Ici, il vaut toujours mieux fermer sa gueule, sans quoi ça va
recommencer.
L'interlocuteur,
surpris du ton décisif de la réponse, se lança dans des
considérations plus générales :
-
Il n'est pas méchant, Bichot; c'est peut-être ta tête qui ne lui
revient pas. Pour le faire chier les autres sous-bites l'appellent
Bichette. Tu sais, ils sont un peu aigris ceux qui restent ici après
leur baptême de promo, parce que les instructeurs se retapent tous
une deuxième fois le travail avec leurs bonhommes. Leurs potes se
sont tous tirés dans les meilleures places et font de la figuration
aux réceptions des colons. Alors on a les moins bons, ou les allumés
comme Bichot, qui sont recta service-service.
Le
soldat blond était bien renseigné. Bichot n'avait jamais eu la
réputation d'un salaud. Cassant, autoritaire, oui, mais bon soldat,
dévoué, bien noté par ses chefs, une existence sans bruit en
dehors de ses fonctions. Tout ce qu'on lui reprochait, c'était une
légère tendance à aimer trop la bière, car il était l'un des
piliers du troquet établi à la sortie du camp près de
l'infirmerie. Une ou deux fois, on l'avait ramené ivre après qu'il
ait, pour se battre, arraché un panneau de signalisation, mais les
supérieurs regardent avec indulgence ces écarts qu'ils jugent
formateurs et conformes au folklore. Du café, il se rendait parfois
à l'établissement voisin, ou deux vierges de quarante-cinq ans
faisaient commerce de leurs charmes, mais pas plus de deux fois par
mois comme il parait normal pour un jeune homme de vingt-cinq ans. On
ne lui connaissait pas d'autres relations féminines, pas d'autres
vices non plus.
-
Tu vois, j'en sais des choses. Je peux peut-être me débrouiller
pour t'arranger le coup, un boulot cool comme moi, une bonne petite
planque.
-
Comment ça ?
-
Eh bien, je connais des gens... Si tu voulais les rencontrer.
-
Non, non, je ne veux pas faire de vagues, je préfère que les choses
restent comme ça.
-
Alors, je peux rien faire pour toi ! C'est que tu dois aimer ça,
ma poule!
La
main du compagnon glissa en même temps sur sa cuisse. Robinot se
retira commue si ça l'avait brûlé. Il aurait voulu montrer qu'il
n'était pas ce genre-là, frapper pour en faire la preuve, mais il
n'avait pas appris, et il ne réussit qu'à renverser deux plateaux,
sur quoi Bichot excédé l'envoya pelleter la neige devant l'hôtel
des officiers.
Depuis
le soir où il avait un peu trop ostensiblement abusé de la boisson,
le lieutenant se tenait sur ses gardes. Il s'efforçait de ne
s'adresser à Robinot qu'en cas d'absolue nécessité, car personne
jusqu'alors n'avait réussi à le mettre à ce point hors de lui. Il
n'avait pourtant pas totalement relâché son emprise, et , bien que
surveillé par d'autres, Robinot continuait de loin en loin à subir
les mortifications qu'il implorait silencieusement. Chaque fois qu'il
repassait à petites foulées, les épaules cisaillées par les
quarante kilos de pierres contenus dans son paco, sous les fenêtres
des bureaux de la compagnie, il voyait l'ombre de Bichot,derrière
les vitres du premier étage, et il lui adressait son plus charmant
sourire.
Après
plusieurs mois de consigne - cinq fois qu'il était de la baise comme
on disait à la caserne - Robinot fut confronté à de nouvelles
angoisses devant l'incertitude où le plaçait la perspective d'une
permission. Arriver au camp lui avait paru un calvaire, en sortir lui
semblait désormais impossible. Car il se doutait que s'il partait,
même pour deux jours, il ne trouverait jamais le courage d'y
revenir; et cela était absolument inconcevable. Déserteur il serait
chassé du foyer par son père indigné, il n'aurait plus aucun
endroit au monde où se cacher des gendarmes qu'on lancerait à ses
trousses. Et puis, c'était si loin, chez lui, qu'il pouvait au mieux
espérer y passer huit heures d'affilée. Au vrai, il se sentait
étranger à sa vie d'autrefois, devenu adulte.
La
fuite était la seule issue raisonnable ; accumulant toutes les
mauvaises raisons, il résolut de rester, s'assit à une des tables
carrées de la chambrée vide et rédigea à l'intention des parents
qu'il avait abandonnés une lettre joviale sur les gaîtés de
l'escadron afin de les rassurer du mieux qu'il pouvait.
En
vase clos, les secrets les mieux tus finissent toujours par provoquer
quelques commentaires acerbes quand bien même les intéressés
restent muets comme des tombes. Le lieutenant Bichot avait une tête
de turc, ce n'était plus qu'un secret de polichinelle, mais personne
n'irait fouiller dans les affaires des autres, afin qu'on ne
s'intéresse pas de trop près aux siennes.
Le
comportement curieux de la victime et l'influence d'événements
extérieurs relança les ragots. Au mois d'août de cette année-là
- période à laquelle les chroniqueurs des journaux cherchent
désespérément le moindre fait divers à se mettre sous la plume -
l'arrestation d'un adjudant du Mâconnais éclaboussa le temps d'un
été l'image radieuse que la nation se fait de son armée : en
l'espace de cinq ans, sept appelés et quelques auto-stoppeurs
disparurent dans la forêt de Châlon, à l'intérieur d'un secteur
géographique que les échotiers ne se firent pas faute d'appeler le
triangle maudit. Au centre dudit triangle se trouvait un camp
militaire.
Un
beau matin , les gendarmes locaux, effectuant un contrôle de routine
s'intéressèrent à une camionnette garée dans le chemin creux. Ils
découvrirent l'adjudant à l'avant du véhicule, et à l'arrière un
auto-stoppeur hongrois ligoté par des sangles depuis une vingtaine
d'heures. Les déclarations de la victime et de l'agresseur
demeurèrent confuses, mais le prétendu bourreau avait eu
l'imprudence de filmer la séance de la nuit précédente, en vertu
de quoi il put être établi que le jeune homme attaché avait été
frappé et sexuellement abusé. Jusqu'à quel point était-il
consentant ? le débat fut rapidement abandonné. Les enquêteurs
réunirent une série de présomptions qui aboutirent à
l'inculpation du sous-officier. Il s'enferma dans le silence et nia
tout en bloc car on s'efforçait de le charger d'une douzaine de
meurtres. Manquaient les preuves matérielles pour requalifier les
charges en assassinat. Plus que la suite de coïncidences
troublantes, patiemment relevées par les gendarmes, la tête du
militaire lorsqu'elle fut livrée au public par les photographes de
la presse à scandale acheva de convaincre l'opinion de sa
culpabilité. Avec ses oreilles pointues et sa mâchoire carrée, le
monstre avait la gueule de l'emploi.
Lorsque
ses camarades rentrèrent le dernier lundi d'août avec des journaux,
Robinot montra pour l'actualité un intérêt qu'on ne lui avait pas
connu jusqu'alors. Il compara les versions des faits données par les
différents quotidiens. Bien que n'ayant aucun recul vis-à-vis de sa
propre situation, il ne put manquer d'apercevoir quelques
similitudes. Il s'arrêta surtout aux différences. Il s'apitoya sur
les portraits des victimes mortes dans l'horreur pour n'avoir pas
choisi de se laisser conquérir par la violence. Il entrevit surtout
ce que son destin avait d'incomplet et se demanda un instant par
l'intermédiaire de quel Judas il pourrait bien se vendre. Il découpa
les articles et les rangea soigneusement dans ses affaires. Au bout
d'une semaine il s'en débarrassa, les jugeant dangereux, non pas
seulement pour lui, au cas où un tiers viendrait à fouiller son
armoire. Il voulut les brûler dans l'enclos aux poubelles.
-
Un feu dans les poubelles en plein mois d'août, il complètement
dégenté ce con, hurla Bichot.
Et,
du bout des lèvres, il lui colla un motif. Du bout des lèvres! car
l'affaire de mœurs dont on parlait à mots couverts avait resserré
bien malgré lui les mailles du filet autour du lieutenant. Ses
camarades, sans oser jamais lui en donner la raison, ne cessaient de
le mettre en garde contre ses écarts d'humeur. La tension et la gêne
qui régnaient parmi les officiers lui suscitèrent rapidement des
ennemis. Un jour, le commandant, pensant qu'il valait mieux prévenir
une plainte qui eût été en ces circonstances du plus mauvais
effet, lui jeta même assez sèchement devant les cadres réunis au
bar du mess :
-
Ici, on n'aime pas les petits chefs, Bichot.
Le
lieutenant ne douta pas un instant que le coup vînt d'en-bas et que
Robinot se fût plaint. Il trouva même piquant qu'il l'ait fait pour
une punition parfaitement méritée.
La
même semaine la compagnie fit une sortie de nuit sur le terrain.
Bichot posta Robinot à l'écart. Vers le milieu de la nuit, Robinot
entendit craquer les branches. Il s'embusqua, mais il savait qui
venait. Il cria
-
Qui va là ?
-
C'est moi, petit con! En combat réel, t'es déjà mort!
Le
soldat fit taire l'émotion roulée en boule dans son estomac.
-
On va régler nos affairent maintenant.
-
Quelles affaires, mon lieutenant ?
-
Alors, il paraît qu'on dénonce les petits chefs, hein Robinot ?
-
Mais, mon lieutenant...
-
Ya plus de lieutenant, c'est moi, personnellement, qui vais te péter
la gueule.
Le
soldat ne demanda pas d'autre explication. Tout ce qu'il attendait
était au-delà des mots. Il murmura « je ne comprends pas »
et écarta les bras comme pour l'accolade. Bichot le poussait en
arrière de plus en plus fort. du plat de la main.
-
Hein ? tu vas arrêter de me chercher des poux dans la tête ? J'ai
eu que des emmerdements depuis que tu es là.
-
Moi aussi, laissa échapper Robinot dans un sourire.
Le
lieutenant l'empoigna par le treillis et le secoua comme un prunier :
-
Tu vas me dire ce que tu me veux ! Hein ? Tu vas me le dire,
salopard.
D'un coup de patte il l'envoya valser à terre, répétant les mêmes
questions en le rouant de coups de pieds. Robinot, replié en
position fœtale, se sentait au cœur du cyclone, dans l’œil du
typhon, au milieu du vide, rebondissant comme une balle de caoutchouc
sous le pied du footballeur.
-
Mais défends-toi, merde ! défends-toi au moins!
Et
le lieutenant, assis à califourchon sur l'homme à terre, tendait
vers lui sa gueule cassée. Robinot se déplia et dit dans un
souffle :
-
Tu peux frapper, tu me fais pas mal... Allez. vas-y. Frappe !
-
C'est ce que tu veux ? Alors je vais t'en donner ! Tiens !
La
violence des coups redoubla. Robinot laissa échapper les premiers
cris. Pourtant, il ne sentait plus la douleur, il était la douleur
toute entière, et c'est avec regret qu'il constata que l'orage
s'était arrêté si vite.
Après,
il distingua vaguement les deux soldats qui portaient le brancard.
-
Qu'est-ce qui s'est passé ?
Désignant
le chêne au-dessus de sa tête, Robinot répondit :
-
Je suis tombé du prunier.
On
le laissa moisir une petite heure au bureau des admissions. Sur le
mur du couloir, une mauvaise fresque représentait les sites
funéraires probables des héros Arthuriens dans la forêt de
Brocéliande. Le médecin essaya de l'aider :
-
Si vous êtes tombé d'un arbre, c'était un arbre à deux pattes ?
Devant
les dénégations obstinée du patient, il feignit de le croire et se
contenta de consigner les faits sans prendre de parti. Il proposa à
Robinot de le changer de compagnie. Il allégua qu'il ne s'était
jamais plaint et voulait retrouver ses camarades; d'ailleurs, par
chance, il ne s'était rien cassé en tombant. D'une voix mal assurée
il tenta de faire croire que, quitte à intégrer une autre
compagnie, il préférait qu'on le réforme.
-
Pour l'instant on va déjà vous donner congé dix jours.
-
Pour quoi faire ?
-
Vous avez bien une famille ?
-
Ils sont trop occupés pour prendre soin de moi.
-
Ce n'est pas sain de rester toujours ici.
Ils
mirent tous deux un point d'honneur à ne pas changer de position et
le médecin trancha : '' c'est un ordre !'' A tout hasard il
remit à Robinot un flacon d'anti-dépresseurs pour se couvrir en cas
de malheur.
L'obstination
de Robinot à se taire retourna contre lui une partie des adversaires
de Bichot. N’apparaissait-il pas clairement que cet agitateur
s'était, par vengeance, jeté de l'arbre, profitant de la rumeur
pour mettre dans l'embarras un supérieur détesté. Bichot retrouva
même aux yeux de certains de ses hommes un éphémère regain de
popularité.
Le
matin du deux septembre, le soldat Emmanuel Robinot se retrouva au
bas de la côte en civil, sa valise à la main, devant l'arrêt
d'autobus, de l'autre côté de la route. Il se demandait avec
angoisse où aller car il était certain qu'il ne retournerait plus
dans la maison de son père. Il marcha jusqu'aux trois premières
maisons du hameau. Il entra au café, commanda une bière et
demanda :
-
Vous avez des chambres, Patron ?
Pendant
dix jours, il ne bougea guère de la fenêtre qui donnait sur la rue,
d'où il put commodément surveiller les allées et venues du
lieutenant autour de ses vingt demis quotidiens, et sans que celui-ci
s'en aperçoive le moins du monde.
Le
huitième jour, Bichot ne vint pas.
Lorsqu'il
regagna son unité, Robinot apprit qu'on l'avait mis au vert à son
tour pour une quinzaine. L’inquiétude lui rongea les sangs, il
devint taciturne. Comme dans les semaines qui avaient procédé son
arrivée à la caserne, il voyait devant lui le temps élever un mur
brique à brique, un barrage infranchissable derrière lequel il n'y
avait pas d'avenir. Au mois de novembre l'effectif serait dispersé
vers d'autres régiments. Sa vie n'aurait plus aucun sens. Et s'il
parvenait à franchir ce mur, il s'en trouvait encore un autre, celui
de sa libération, derrière lequel s'étendait à l'infini un jardin
de fleurs fanées.
-
Ga-arde A vous !
A
la première apparition de Bichot dans la chambrée - et ses visites
surprises se firent par la suite plus rares - Robinot fut ému des
efforts du lieutenant pour l'ignorer. Il se plia aux nouvelles règles
du jeu dans les premiers temps, afin que l'attention des observateurs
se relâche. Quand la section travaillait en groupe, le lieutenant
s'arrangeait toujours pour laisser Robinot sous les ordres d'un
subalterne. Si ce n'était pas possible, il le mettait de garde au
bureau dès que la compagnie partait sur le terrain.
Au
bout d'un mois, le dépit rendit Robinot arrogant ; il se plaignit
d'être relégué dans les paperasseries et de ne plus pouvoir suivre
efficacement l'instruction. Quand il croisait Bichot, il le toisait
avec la suffisance du vainqueur. Le lieutenant bouillait mais il
était devenu méfiant. Il mesura combien il avait eu raison de
tenter de briser Robinot dès l'abord.
A
chaque tour de garde, le soldat lui laissait une trace de son
passage, dérangeait l'ordre d'un dossier, répandait artistiquement
du café sur la feuille de jour, oubliait de communiquer un message.
La haine de Bichot mûrissait dans l'ombre, mais il passait sa colère
sur d'autres. Il demeura stoïque jusqu'à la veille de la promotion.
Comme
aux préparatifs d'une fête, une atmosphère électrique régnait
dans les bâtiments de la compagnie. Bichot plaisantait, porté par
l'ambiance, car il savait qu'on jugerait son travail à la réussite
de la cérémonie. Au milieu de ses hommes, il jouait au metteur en
scène. Il s'attacha avec maniaquerie à vérifier les moindres
détails des tenues et l'astiquage des sabres. Il ordonna enfin un
dernier repassage, et, satisfait de son efficacité de meneur
d'hommes, nostalgique quoique soulagé à l'idée du travail qui
s'achevait, il se dirigea vers le café. D'excellente humeur, il joua
aux dés ; ses partenaires offrirent deux ou trois tournées.
Au
premier coup d’œil il constata que Robinot n'avait pas exécuté
l'ordre. Il s'en prit à quatre autres soldats en guise de
justification et ordonna de recommencer . En retournant au café il
sentit que sa bonne humeur était gâchée, il ronchonnait tout seul,
inquiet à l'idée du coup en traître que Robinot ne pouvait manquer
de lui préparer pour la parade, devant toute l'assemblée des
officiers supérieurs. La deuxième manche au yams fut plus arrosée
que la première.
Quand
il retourna s'assurer de la qualité du travail, le lieutenant Bichot
flottait dans une légère brume. Aussi son sang ne fit-il qu'un
tour lorsqu'il crut voir trois faux plis sur le pantalon repassé par
Robinot. La rage longtemps ravalée lui empourpra le visage et il
hurla qu'il recommencerait jusqu'au matin s'il fallait. Les autres
s'éclipsèrent discrètement.
-
Et si c'est pas impeccable, le trou, le tribunal militaire.
Le
soldat ne perdit pas son sang-froid et dit en souriant :
-
Je vais recommencer.
-
Et tu me rapporteras le travail et le fer dans mon bureau, vu ?
-
A vos ordres, mon lieutenant.
Dès,
qu'il fut sorti, Robinot s'assit à côté des couvertures en
batterie. Il pleura. Dans deux jours au plus on l'enverrait ailleurs.
Les soldats qui s'étaient prudemment mis à couvert le retrouvèrent
effondré et se trompèrent sur sa douleur. L'un d'eux, croyant lui
remonter le moral, proposa d'exécuter le travail à sa place.
Robinot le renvoya assez crûment à ses affaires et alla s'enfermer
dans la lingerie.
A
dix heures, Robinot frappa à la porte du bureau de Bichot.
Avant
même d'y pénétrer il comprit au ton de la voix, un peu trop aiguë,
qu'il était saoul. Il poussa la porte du pied, portant l'uniforme du
bras gauche et le fer de la main droite :
-
Enfin ! Alors tu te l'est coulée douce ces derniers temps, hein ?
fils de pute !
Robinot
posa le fer sur le bureau, et tendant le tissu du pantalon sous le
nez de Bichot, commenta avec l'accent du vendeur de foire :
-
Impeccable, mon lieutenant, voyez vous-même s'il est pas beau mon
pantalon.
-
Je te préviens, Robinot, si tu fais le mariole demain et que
t'essayes de m'en… de te payer mon portrait, tu le regretteras !
-
Demain je serai plus là.
-
Parce que tu crois que je ne connais personne ailleurs, espèce
d'enflure ? Où que tu ailles, je te promets quatre mois
d'enfer, et si ça suffit pas, compte sur moi, je te retrouverai.
-
Tu sens la bière.
-
Toi tu pourrais bientôt sentir le marron.
Robinot
eut un éblouissement et cru voir les yeux bleu marine du lieutenant
virer au noir. Les répliques précédentes avaient été échangées
sur le ton de la conversation mondaine, presque en confidence. Le
soldat songea qu'il y avait deux chambrées à l'étage et qu'il ne
fallait pas faire d’éclat. Bichot s'était levé, il titubait un
peu. Il contourna Robinot et lui bloqua subitement la nuque d'une clé
de bras. Le soldat sentit la pointe du poignard contre ses reins. Il
ne se débattit pas, s'inclina au contraire en arrière vers la lame
et le corps du lieutenant qui lâcha le poignard et resserra
l'étranglement.
-
Ce que tu voudrais Robinot, c'est que je te l'enfonce quelque part,
t'as pas cessé de courir après, mais là t'as plus à attendre
longtemps, c'est autre chose que je vais t'enfoncer dans les tripes.
La
voix du lieutenant s'était éteinte dans un chuchotement grave,
haletant. Il balança ses hanches contre le cul de Robinot et fit
basculer le soldat à terre.
-
Je m'en fous de tes menaces,Gabriel ! Avec tous les problèmes
que j'ai, je m'en branle !
Le
prénom fit monter d'un degré la transe de Bichot.
-
Allez, Gabriel, vas-y si t'es un homme. Frappe, tu me fais pas mal !
Bichot
entendit en écho dans sa tête douloureuse « Frappe, tu me
fais pas mal » et la réplique l'irrita davantage. Robinot
murmurait d'une voix de magnétiseur :
-
Vas-y, Gabriel, demain il sera trop tard.
Bichot
eut un bref éclair de lucidité. Il songea à le renvoyer mais
voulut l'effrayer encore un peu. Une excitation sourde et inconnue
montait à travers son ivresse. Sa haine et son dégoût pour Robinot
n'avaient jamais été plus forts. Il sentit qu'il ne trouverait pas
d'issue par lui-même et se laissa guider.
Robinot,
armé de son flegme ironique le conseilla doucement :
-
Je ne sais pas, au dernier moment, je vais peut-être tenter de
m'enfuir. Je ne crierai pas, le bâillon ce n'est pas la peine, mais
il faudrait peut-être m'attacher.
Bichot
pensa que c'était parfait, qu'il le laisserait passer comme ça la
nuit et la journée du lendemain. Il tira de son placard une bobine
de cordelette d'escalade et entreprit de lui lier les chevilles.
-
Voilà, serre, encore un tour. Les poignets maintenant.
Prenant
appui d'un genou sur son corps, Bichot exécuta la manœuvre en
professionnel. Le jeu lui paraissait drôle. Reliant les deux nœuds
par une troisième corde passée autour du cou, il plaça le soldat
dans la position d'immobilisation recommandée à la dernière page
du règlement d'entraînement physique militaire.
Robinot
écouta en silence la respiration devenue sifflante du lieutenant. Il
ferma les yeux pour essayer de détecter son odeur, et dès qu'il
l'inhala, il lui sembla voir derrière ses paupières closes une
lumière intense ; toute douleur s'effaça, il sourit. Le
lieutenant agenouillé devant lui le regardait avec curiosité.
Bichot rampa jusqu'à son visage et lui fit poser la joue droite sur
sa main gauche. Robinot ordonna d'une voix claire et calme :
-
Maintenant Gabriel!
Bichot
ramassa le poignard et rassemblant toutes ses forces il dessina
péniblement en travers de la gorge du soldat son éternel sourire.
Le sang de Robinot qui lui inondait les mains le tira de son état
comateux.
Bichot
céda à la panique et essaya maladroitement de nettoyer les traces
de son crime. Il ne sut que faire du corps qu'il hissa tout attaché
sur le lit de camp. Il réunit quelques affaires, ferma la porte à
clé, traversa le bâtiment silencieux et fila vers la forêt. Il put
sortir du camp sans être vu et eut la chance d'être pris en stop
sur la départementale. Il sauta dans le train de Paris, pensant
gagner la frontière allemande sans trop savoir pourquoi.
A
Paris il dut changer de gare et patienter jusqu'au petit matin. En
attendant la mise à quai du rapide de Strasbourg, il entra dans la
brasserie qui ouvrait en face de la gare de l'Est. Il regarda avec
défiance les premiers consommateurs car il se sentait comme une bête
traquée, embarqué déjà dans le fourgon de l'abattoir.
Là,
devant un demi sur le zinc, il entendit les informations de six
heures. Il apprit qu'on avait découvert le corps et qu'on le
désignait comme l'assassin. Le mot le révolta.
Il
but un dernier verre et gagna le commissariat le plus proche. Les
policiers recueillirent la déposition mais pensèrent qu'il mentait
quant aux circonstances exactes du crime. Ils furent les premiers
étonnés de constater que l'enquête corroborait ses dires. Aucune
trace de lutte ne fut constatée, et le médecin légiste affirma que
Robinot n'avait opposé aucune résistance lorsque Bichot lui avait
tranché la gorge. Quand on le somma de fournir un mobile à son
acte, au moins une amorce d'explication, Bichot nia violemment que
Robinot ait été son souffre-douleur. Ni les policiers ni les
magistrats n'en purent tirer autre chose que la déclaration,
suivante :
-
Dans ma tête, il y a eu un déclic. J'ai compris que je devais le
tuer. C'est lui qui m'avait donné l'ordre.
Un
moment d'égarement en somme. Au fond de sa cellule, Bichot n'a
toujours pas compris comment il avait pu en arriver là. Il lui reste
de nombreuses années pour trouver la solution de l'énigme. Mais il
est probable qu'il les utilisera à autre chose, car il sait qu'il
est né du bon côté, parmi les forts, et que, quoiqu'il advienne,
il survivra.
1989