LA
BRASSE COULÉE
récit
1990
De
nouveau l'aéroport de Nice. avec ses bacs de fleurs dans le hall de
débarquement, débordants de pétunias, de cyclamen, de ces plantes
tigrées dont j'ai oublié le nom, qui ressemblent à un abcès
purulent en passe d'être crevé. Et les plates-bandes de palmiers
nains qui signifient qu'on est au sud. Ici, il n'y a que des vieux en
conserve et des plantes forcées, si colorées qu'on les croit en
plastique.
Sous
la banderole de bienvenue, personne ne m'attend. Ma grand- mère est
malade. Je ne viens plus ici que pour la maladie et la mort, ce que
les autres appellent des vacances.
Le
minibus rouge et Jaune longe la promenade des anglais. Première
vision des touristes en short, des surfeurs bronzés: un semblant de
Californie. Je descends à l'arrêt de Villefranche, mon sac de
voyage à la main. Reste la côte à grimper. Au bout, les
bougainvillées en fleurs qui tapissent le mur d'enceinte de la villa
blanche où je suis né. Il y a vingt ans que je viens tous les étés
sous prétexte de chercher la chaleur. Je n'ai presque pas d'amis, à
moins de retrouver les parisiens qui descendent à la même époque.
Ma
grand-mère n'en veut de ne pas l'avoir prévenue de mon arrivée;
elle n'a pas pu faire le ménage, changer les draps de mon lit. Elle
me supplie d'abandonner ma chambre dans les combles parce qu'il y
fait trop chaud et que je vais tomber malade. Je la trouve vieillie,
fatiguée, ridée.
La
première nuit j'écoute sa respiration sifflante. Ses ronflements me
rassurent parce que j'ai peur qu'elle meure.
Une
fois déjà, un matin de Pâques, le jour de mon arrivée, j'ai
trouvé mon grand-père au lit avec une grippe. Je l'ai embrassé, je
suis descendu au salon ouvrir le piano à queue, et le temps de jouer
les premières mesures d'un prélude de Bach, je l'ai retrouvé
agonisant, incapable de prononcer le moindre mot, paralysé. Le
docteur est venu en urgence. Il a appelé le SAMU. Les infirmiers ont
découpé aux ciseaux ses sous-vêtements pour lut faire l'électro-
cardiogramme. Ils l'ont assis sur une chaise pour le descendre
jusqu'à l'ambulance. Dans leur tenue orange ils ressemblaient aux
anges de la mort. Lui était encore assez conscient pour s'accrocher
de toutes ses forces restantes à la rampe de d'escalier recouverte
de velours rouge. Il ne voulait pas partir. Autrefois i1 avait été
chirurgien. Il savait qu'il ne reviendrait pas. J'ai attendu ma
grand-mère sur les marches froides de d'escalier de marbre blanc.
Pendant quatre jours nous sommes allés le voir à l’hôpital. Il
répondait aux pressions de nos mains. On lui avait planté un bout
de plastique dans la gorge pour lui permettre de respirer. Le
cinquième jour nous ne sommes pas allés à l’hôpital. C'est ce
jour-là qu'il est mort. Mes parents sont repartis immédiatement
après la crémation. Tout le monde avait apporté une rose qu'on a
jetée dans la boite en sapin qui contenait son corps.
L'été,
je ne descends jamais à la plage, il y a trop de gens, de familles,
de chiens. Je n'ai pas le permis de conduire, Je me déplace avec les
autocars et les trains. Avant, j'avais une mobylette d'occasion,
toute déglinguée, mais on me l'a volée un jour que j'étais sur la
plage de nudistes de Cap d'air. Les gendarmes ont bien rigolé quand
j'ai fait la déclaration: « Ah ! T'étais sur la plage
des culs nus » m'a dit le chef avec un éclair dans le regard.
J'ai menti, j'avais honte. La déclaration n'est jamais arrivée à
l'assurance. Je n'ai pas voulu qu'on n'en rachète une autre.
Depuis
que Je n'ai plus de mob, je viens moins souvent. A la maison, je
m'enferme dans mon grenier, je sue toute la journée dans la chaleur,
je me branle en sniffant du poppers sur les photos de sport que je
découpe dans Nice-Matin. Ma
grand-mère est abonnée et me garde les vieux Journaux.
Quand
Je m'ennuie Je m'occupe du Jardin. Je connais chaque arbuste, c'est
moi qui ai planté toutes les fleurs.
Comme
c'est le début des vacances scolaires. Claude a appelé.
C'est
le seul ami que j'aie sur la côte. Je ne sais pas trop quel âge il
a. Je crois qu'il a passé la quarantaine. Je n’insiste pas pour en
savoir plus. Chaque fois que Je vais chez lui un passeport différent
traîne sur la table, autrichien, anglais, allemand, américain. Je
l'ai rencontré il y a sept ans dans les jardins du port de Beaulieu,
avant que le conseil municipal ne les transforme en golf miniature.
Ce soir-là, on s'était parlé en anglais. A l'époque Il était
marié à une cantatrice irlandaise. L'espace d'un été j'ai
peut-être été amoureux de lui. Une dizaine de fois nous avons fait
d'amour. Depuis, ses attitudes efféminées me fatiguent, comme son
crane dégarni et sa moustache qui grisonne. Nous n'avons plus envie
l'un de l'autre. Lorsque j'ai le courage de marcher jusqu'à chez
lui, deux kilomètres sur la nationale, nous jouons à la scopa avec
des cartes espagnoles, nous buvons du whisky et du gin en écoutant
Haendel ou Rossini, musiques dont j'ai également horreur.
Ce
matin j'ai pris les jumelles pour observer le bateau dans la baie, un
porte-avions américain. Au téléphone Claude a dit:
-
Il y aura des fruits de mer ce soir.
Les
fruits de mer, ce sont les marins; parfois Claude va les chercher
jusqu'à Cannes. Alors nous partageons le fruit de ses rencontres
puisque nous n'avons plus aucun d'autre plaisir à ensemble.
J'ai
mis mes patogas noires, des chaussettes de tennis, un short moulant
ridicule en satinette rouge où on lit Beaulieu-sur-mer
à gauche de ma bite, une chemise hawaïenne qui ferait honte à un
touriste américain. Avant de prendre la route j'ai retrouvé dans
mon tiroir fermé à clef la boulette de tosh que j'avais planquée à
la fin des vacances présidentes et j'ai fumé un gros joint.
Quand
Claude ouvre la porte je m'attend toujours à
le trouver enroulé
dans un peignoir de bain, prêt à 1'action.
Pantalon pied-de-poule
et pull de pure laine vierge, Il donne plutôt dans le genre
gentleman-farmer. Il a encore perdu des cheveux. Sa calvitie et ses
yeux
bleus un peu louches lui font un air de moine lubrique. Il à
m'embrasse.
Dans le salon, sur la bergère Louis XVI où
personne
n'a l à le droit de s'asseoir, surtout moi (« Tu
vas la faire craquer »),
trône le gibier du jour, un Jeff bien en chair à moustache blonde
qui a troqué uniforme contre un vetours
à côtes qui lui comprime le paquet haut sur la cuisse.
Claude
sert trois verres d'un mauvais whisky qu'il a s'habitude de
transvaser dans des carafes de faux cristal pour qu'on ne voie pas la
marque. Comme on ne s'est pas vus depuis longtemps, il me fait
admirer son dernier jouet, la platine laser, et commence la
démonstration à l'aide d'airs de Haendel où les falsetti
rivalisent de vocalises et de roulades. Jeff se marre et les imite à
petits cris en faisant le geste des ciseaux en l'air. Claude répond
parfois d'une phrase en anglais avec un air entendu et un froncement
de sourcils.
On
abandonne Purcell pour la salle à manger où le tapis de feutrine
verte recouvre la table ronde. Pas de dîner ce soir, on est venu
pour autre chose. Claude sort les cartes. Les vannes volent ba s:
celui qui perd se fait enculer, et nous regardons tous deux le marin
avec ironie puisque nous sommes incapables, Claude comme moi, d'en
arriver là. Tout le monde trouve que la partie traîne en longueur,
malgré les efforts de Jeff qui fait tout son possible pour perdre
rapidement.
Quatre
whisky plus loin, Claude propose de visiter la chambre qui est à
l'étage. Dans l'escalier pendent de petits sous-verre, photos
dédicacées d'artistes lyriques, coupures de journaux, vrais et faux
ex. Sur chacun Claude a une histoire. Il dit: « ma femme »,
le marin lève un sourcil soupçonneux. « Un danseur de l'opèra
de Nice, un pois-chiche dans la tête, mais des mollets de
taureau !.. »
Jeff
déboutonne sa chemise à carreaux texane devant les volets fermés
par lesquels filtre la lumière de la rue qui le couvre de zébrures.
Il s'arrête pour regarder sur la table de nuit la collection de
zippos où sont gravés les noms des différents bateaux qui ont fait
escale ces dernières années en méditerranée. Il dit:
-
Moi aussi j'ai un cadeau pour toi.
Il
enlève son fut. Dessous il porte un gros slip bandalaise, en coton
blanc, avec la poche pour pisser.
-
Les sous-vêtements de la Navy, normalement on s'en sert comme
chiffon à poussière. Je savais que ça te ferait plaisir !
Claude
range la précieux trésor et me pousse dans la salle de bain ;
mesure obligatoire, on ne baise pas si on ne s'est pas lavé avant.
Quand
je reviens le marin est déjà renversé sur le lit, le corps maigre
et velu de Claude s'est abattu sur lui et bouge en cadence avec la
radio qui égrène du Gershwin ; ça sent déjà la sueur et le
soupers.
Jeff
n'est pas un canon, il est trop gras, trop blanc, sans poils, à part
la touffe rousse qui cache un sexe encore mou. Je le suce et sa queue
en trompette durcit entre mes lèvres. Je fais des efforts pour me
convaincre: « cest ton fantasme, ça y est, t'en en train
d'en sucer un, de marin américain ». J'ai beau me le répéter,
je bande mou.
Maintenant
Je suis allonge sur le lit, et Jeff, tête-bêche, est à quatre
pattes au-dessus de moi. Claude, l'entrejambe au-dessus de ma tête,
s'enfile un préservatif vert. Sa trique est monstrueuse, c'est
l'incroyable Hulk jusque dans la couleur. Le marin ne bronche pas
lorsqu'il s'introduit en lui d'une seule poussée lente et régulière.
Il écarte simplement ma bouche de sa queue. Je reste là, coincé
sous eux, les yeux à hauteur du spectacle, le gros cul blanc du
marin s'ouvre et se referme sous les coups de boutoir.
Je
continue à prendre du poppers. Parce que Je suis très raide sans
doute, j'ai l'impression que la cavalcade dure des heures. Avant que
Claude jouisse, je sens trois gouttes chaudes qui s'écrasent sur mon
ventre. C'est fini, je ne baiserai pas le marin. C'est normal,
priorité à l'hôte.
-
Jeff va rester dormir, dit Claude qui me signifie par là mon congé.
Il
m''offre quelques cassettes, des lieder de Schubert qu'il n'écoute
jamais, un vieux Village People sur lequel je réenregistrerai
du classique.
Dans
la cour de la villa, au milieu de l'herbe brûlée, il y a un althea
mal taillé qui n'a pas fleuri.
Je
n'ai pas joui. J'irai bien faire un tour dans les jardins du casino,
mais la tête me tourne. Chez moi ma grand- mère dort seule et je
culpabilise en imaginant qu'elle pourrait passer
.
Je
fais du stop le long de la nationale, le short remonté le plus haut
possible pour dégager mes cuisses, chaussettes blanches rabattues
sur mes patos. La route est déserte, les rares voitures qui passent
filent sans s'arrêter. Sur la chaussée en face un mec en cyclo
dévale la pente en pétaradant à toute berzingue. Cinq secondes
plus tard il fait demi-tour et s'arrête à ma hauteur.
-
Tu vas loin? Il est boutonneux, la peau trouée par endroits, les
cheveux longs. Son jean s'effiloche et ses mains sont sales.
-
Non, pas loin, et puis on tiendra jamais sur ta chiotte.
-
Elle monte à 80, je l'ai trafiquée. On peut toujours essayer.
Je
m'assois sur le porte-bagages, je passe les mains fermement autour de
ses côtes, il est maigre, dix-huit ans au plus. Sa pétrolette
tousse nais ne démarre pas malgré tous ses efforts pour pédaler
droit. On va se casser la gueule, j'accroche mes mains à ses
hanches. Deuxième, troisième essai. rien. Sa bonne volonté devient
plus fatigante que sympathique.
-
Fait rien. C'était gentil d'essayer. Je suis plus très loin... Tu
veux de la bière, J'en ai une dans mon sac à dos?
On
s’assoit sur le muret qui délimite l'accotement et on se repasse
la bouteille pour prendre chacun une gorgée. Il boit comme un gamin
en serrant le goulot entier dans la bouche. Rien à se dire.
-
Tu fumes?
-
Ouais, des brunes, c'est moins cher.
-
C'est tout?
Il
jette un coup d’œil incrédule quand je sors le papier à rouler.
Je
fais un petit joint. Il fait chaud pour une nuit de Juillet. Le point
rouge qui brille dans la nuit nous envoie valdinguer dans les
étoiles. Sa brêle qui n'a plus de béquilles est couchée à nos
pieds comme un chien paisible ?
-
Qu'est-ce que tu fais ici ?
-
Vacances...
Ça
le laisse sans voix. A quoi bon lui expliquer que dans la vie je ne
fais rien, que je me traîne?
-
Moi je
prépare
un C .A.P. de mécanicien,
je deale
un peu aussi...
-
J'ai pas envie que tu me racontes ta vie.
Silence.
On tire chacun son tour une dernière tiffe en avalant beaucoup
d'air. Les pierres du mur me grattent les cuisses.
-
Tu sais pas on on peut trouver des filles par ici?
-
Payantes ?
-
Eh ? tas vu ma gueule? J'ai la tête à raquer ?
-
Des filles, non. Des couples si tu veux, en bas, au bout de la plage.
N'a
pas d'air intéressé.
-
Faut que je pisse ma bière...
Il
s'est retourné vers moi de trois quart en se déboutonnant.
Avec
une flexion des genoux, il ramène à l'air une longue bite molle.
Il
éclabousse le mur et quelques gouttes en ricochet s'écrasent sur
mes mollets. Je trique, le bout de ma queue a trouvé le chemin dans
la jambe gauche de non short et pointe la tête. Il la regarde d'un
air bête, à pas savoir s'il va rester ou s'il ne vaudrait pas mieux
me péter la gueule tout de suite.
-
Toi, t'en cool. Il était bon ton shit, la bière aussi.
Il
tend vers mol sa bite qui commence à raidir. Je le branle, l'air un
peu dégoûté, histoire qu'il pense que je n'aime pas ça mais que
je lui rends service. Il s'agenouille dans la terre humide, là où
il vient de pisser et ses mains fouillent dans mon short étroit.
Je
me sens plus léger pour remonter la côte qui mène à la villa.
Je
m'arrête un moment dans le jardin pour regarder les fleurs qui ne
s'ouvrent que la nuit .
La
clef tourne difficilement dans la serrure ou bien c'est ma tête qui
tourne encore . Je m'agrippe à la rampe pour monter au premier ,
j'entrouvre la porte de la chambre de ma grand-mère qui dort , un
bras ballant , son chat roulé en boule sur le ventre . C'est bien,
je peux monter me coucher sans crainte . L'escalier de bois du
deuxième craque à chaque pas. En me retournant j'aperçois une
bande de lumière sous la porte qui prouve qu' elle s'est réveillée
, qu'elle a regard »l l'heure à laquelle je rentrais , qu'elle
s'est dit qu'elle aussi maintenant pouvait dormir en paix.
Je
me lave la queue au lavabo de la salle d'eau. Dans le miroir je
regarde ma gueule bouffie par l'alcool, mes yeux rouges et cernés
éclatés par la drogue. Je me sens soudain très malheureux , sûr
que je ne romprai jamais la solitude qui me pèse .
La
nuit, sous les combles, on ne peut pas coucher autrement qu'à poil :
même les draps sont de trop dans la chaleur moite . Je me réveille
toutes les heures , mais dès que Je ferme les yeux le rêve amorcé
se poursuit comme si on avait relâché la touche pose d'un
magnétoscope .
Je
cherche derrière les livres de ma bibliothèque la bouteille de gin
italien que j' ai cachée et qui sent le parfum bon marché plus que
1'alcool de grain. J' en avale une rasade , Je sniffe un coup de
poppers et je prie Dieu de me laisser dormir sans rêve.
La
dernière chose que j'entends à la radio qui marchera en sourdine
toute la nuit, c'est Prince, Sign of the Time .
Cette
nuit c'est mon anniversaire : demain matin je me réveillerai avec
vingt-cinq ans et l'impression de glisser un peu plus sur la pente
fatale.
Je
n'ai
pas entendu la sonnerie
du téléphone,seulement
la grosse clarine de vache qui sert à m'appeler
d'un
étage
ai 1'autre
et
la voix sonore
de
ma grand-mère qui crie : ' « Frédéric,
téléphone pour
toi !»
On
trouve difficilement
sur la côte une ville plus laide que Cannes. Derrière la façade
blanche des grands hôtels, un enchevêtrement
de rues étroites
et sombres où
toutes les devantures de magasins sentent le piège à touristes, des
blocs de béton
vite élevés entre deux baraques
qui penchent, le tout cerné
par la vole rapide. Il suffit de voir la gare, un tunnel ajouré
en forme de bunker post-nucléaire, on a visité
la ville. Eric
m'attend sur le parking dans la voiture d'Orrna.
Chaque
fois j'imagine qu'il aura encore sa tête du collège et he suis
surpris de le retrouver grand, pas beaucoup plus que mol en taille,
les traits coupés, carrés, sec de corps comme en parole.
Au-dessus
des portes de la voiture, un break bleu qui tremble à partir de 60,
Orna a apposé diverses sentences en hébreu. Eric m'explique que
c'est la voiture quileur sert à transporter les vêtements sur les
marchés. Quatre mois qu'il fait ça, lever à cinq heures, bagarre
pour l'emplacement entre clandestins; ils vendent des lots de
chaussettes et de T-shirt défectueux.
Il
y a deux mois ils ont loué un bungalow sur l'arrière de Golfe-Juan.
La maison du propriétaire, un maçon italien, est juste en face
séparée par un chemin de graviers. De l'autre côté, un cube de
béton identique, aux cloisons minces, abrite d'autres locataires non
déclarés.
Dans
la cuisine-séjour, Orna est en train de tailler une robe sur le
mannequin. Je trouve son accueil un peu froid. Le fond de la pièce
est encombré; de cartons recouverts d'une toile cirée à fleurs.
Au-dessus trainent une chaîne stéréo, des livres de compte, des
boites de bière et de coca vidzs.
Orna
prend la voiture et file vers le centre-ville:
-
C'est rien; elle crise parce que je travaille pas assez et que je
rapporte pas d'argent. Les proprios sont ravis, ils croient qu'on est
un couple marié. Ils nous appellent Monsieur Eric et mademoiselle
Orna.
On
transporte la table sur la dalle de béton devant la porte et on
Installe des caisses de bois pour servir de sièges. Le soleil tape.
On partage les derniers comprimés de Xanax qui traînent dans mes
poches pour accompagner le assis. Le berger allemand des proprios
vient secouer ses puces autour du barbecue. Eric le chasse d'un coup
de pied discret.
Une
4L blanche, avec le nom de Baldi, plombier, écrit sur le côté,
passe le portail. Deux ouvriers en sortent
-
Un des fils des patrons. Il ne me parle jamais. Ressemble pas aux
autres. Encore une histoire louche ! Le frère conduit une
alfa-roméo et tient un garage. Chemise ouverte sur toison épaisse à
chaîne d'or-à haine d'or il se pavane avec une blonde fade qui ne
doit pas l'aimer pour ses beaux yeux.
De
la maison principale s'élèvent des cris toutes les cinq minutes et
des bordées de jurons. C'est le repas familial du samedi.
Dans
la pleine chaleur nous nous dirigeons à pied - Orna n'est pas
revenue - vers la plage, deux kilomètres en longeant la voie ferrée.
Eric raconte qu'il attend l'automne pour remonter à Paris! qu'il n'a
encore rien dit à Orna, qu'il voudrait apprendre le japonais et
partir pour Tokyo.Moi je ne sais jamais très bien quelles nouvelles
donner. Pour l'instant je suis en vacances, bientôt en congé
maladie. A vingt ans je voulais travailler, j'ai passé le concours
qui m'a bombardé prof. Depuis je vais voir deux fois par 'semaine un
psychiatre, j''en change tous les six mois, je me suis rendu compte
que mon enfance n’avait pas été aussi heureuse et insignifiante
qu'on voulait me faire croire. Quand Je m'ennuie j'écris de la
musique, je dessine, je ne sais pas très bien ce que Je fais le
moins mal. Un morceau m'occupe subitement l'esprit quinze jours
pleins ; après, pendant trots mots, plus rien, je lis,j'écoute la
radio, Je m'endors devant la télé. Ma vie est comme un interminable
feuilleton brésilien sans la moindre intrigue. Un temps, l'ai cru
que le bonheur était la, sur la côte. à me niquer la peau au
soleil, sous les palmiers. Maintenant ça me parait aussi idiot qu'un
catalogue de voyages organisés; je préférerais rester entre mes
quatre murs, et que personne ne me dérange sous proteste qu'il y a
une fête ou qu'il manque un cinquième au tarot.
On
passe sous la voie ferrée par un haut tunnel glissant. En contrebas
s'écoule un filet d'eau malodorant. Près des plages de nudistes on
ne sait Jamais très bien si ça tient de l'égout, du torrent de
montagne, ou des deux.
De
l'autre côté sur le sable rare et les rochers aigus, c'est
Paris-plage, les mêmes tronches que sur les pelouses des jardins
publics et les quais, les mêmes Ray-ban ridicules, sauf qu'ils sont
tous à poil.
Je
pose ma serviette à côté des moins moches qui regardent
immédiatement ailleurs, vers Eric par exemple qui ne retire son
maillot que pour se baigner.
La
plage. c'est une activité en sol. Je ne comprends pas les gens qui
emportent des livres. Quand on en a assez de mater, on reste étendu
jusqu'à ce que la chaleur vous fasse bander.
-
C'est là-haut que ça drague: mets ton short, on va voir.
Sur
le large talus le long du chemin de fer s'élèvent deux bunkers de
béton
pourvus d'un sous-sol. Eric me fait remarquer les crochets scellés
dans le plafond, on lit les graffitis, pas tous obscènes. Un
moustachu dans l'ombre se caresse entrejambe au moment
où
on passe. Devant les bunkers des dizaines de meus arrêtés
dans des poses
de statues font semblant d'observer
l'horizon.
La plupart prennent l'air
méprisant
de ceux qui n'y touchent pas. Une bonne moitié
porte alliance, genre père de famille en goguette, car le chemin ne
se voit
pas d'en bas, de la plage où sont restées
les femmes et les mômes.
Je les laisse s'exciter
à suivre Eric
entre les rochers, Je traverse pour aller ne perdre dans les hauts
bambous qui
masquent les dunes. On devine les corps étendus
sur la plage au travers des feuilles. Je m'installe
dans la clairière, le short sur les chevilles. Ceux qui tournent
regardent sans s'arrêter. Le premier qui vient a du poil blanc, un
solide corps de travailleur. Le deuxième porte un short en jean
déchiré,
il
est plus jeune; je n'aime
pas ses lunettes noires ni ses cheveux gominés
mais
il
suce. Le cercle se resserre autour de moi, je
tire de ma poche le
flacon
de poppers.
Ma vue se brouille: quand j'ouvre
les yeux,
un seul corps à
cinq
têtes, à vingt mains, tourne autour de moi,
les tiges des bambous plient, ondulent commune des serpents. Un
instant je
sens que j'existe,
que je
suis plus réel que le monde tout autour. La bouteille
passe de main en main, l'atmosphère
devient chaude, éruptive. Entre deux cillements Il me semble
apercevoir au loin la silhouette d'Eric.
Mes genoux cèdent, je tombe. J'ai joui
; encore une journée
de gagnée !
A
moitié
raide, courir à l'eau, se nettoyer la queue sous le regard déjà
plus allumé des
moins moches.
Eric
demande où j'étais. J'explique.
-
Je pourrai jamais, comme ça, en plein jour !
-
On reviendra cette nuit.
-
Ce qui m'est arrivé de mieux ces derniers temps, c'est un mec qui
m'a emmené dans la grande villa là -haut sur la colline. Tu vois ?
Je
vois pas, le décors, je n'en tape.
-
Il m'a mis tout de suite une cagoule sur la tête, et à partir de
là, l'extase !
Les
images se pressent dans ma tête.Je voudrais qu'il en dise plus mais
nos confidences sont toujours avortées.
Sur
le chemin du retour on achète des bières en boite. Devant le
bungalow, Orna nous attend avec de grands paquets.
-
J'ai acheté un salon de jardin en kit au supermarché. Ce sera sympa
devant la maison.
Eric
me lance un regard idiot; amorce de fou-rire.
Penchés
sur les tubes de plastique, on monte la balancelle.
-
Elle se plaint de pas avoir de thunes et elle ramène que des trucs
inutiles. Pour le temps qu'on va rester là ! Madame Baldi,
suivie du chien, passe arroser ses fleurs:
-
C'est bien joli ce que vous avez acheté là, .mademoiselle Orna !
Elle
pense sans doute que pour des gens qui ont du mal à payer le loyer,
on ne s'embête pas. Et justement, Orna souligne que le jardin est
arrosé avec l'eau qu'on lui facture. Madame Baldi devient rouge et
la traite de menteuse. Eric, visage flegmatique, ton indiffèrent,
soutient qu'Orna a raison. La discussion s'envenime. Le père Baldi
vient à la rescousse. Pendant qu'on monte la table, Orna continue
avec lui l'engueulade financière. Ils se montrent des papiers, se
menacent mutuellement d'Interventions policières. Madame Baldi, en
pleurs, regagne sa cuisine car Il est temps de préparer la soupe. Le
chien, assis sur le gravier, se gratte jusqu'au sang. Le mari finit
par reconnaître que peut-être il a tort, qu'on lui doit moins
d'argent que prévu. Eric et mol entamons la deuxième bouteille de
rosée.
Orna
ne boira pas de vin et ne mangera pas de viande ce soir. Son mec lui
a rappela cet après-midi que c'était fête religieuse. La nuit
tombe.
Un
de nos passe-temps favoris sur la côte avec Eric, c'est de chercher
du shit, non pas que ce soit très agréable mats on se sent mieux à
deux pour ce genre de courses flippantes.
A
Cannes, les dealers se regroupent dans le square, entre l'embarcadère
des îles et le commissariat. Sous le kiosque à musique, quelques
punks couverts de tatouages bleus font semblant de se battre. Je lis
dans les yeux d'Eric sa fascination pour le blond dont les bras
disparaissent sous les dessins marine, comme s'il portait des manches
de dentelle grossière.
-
J'aime pas quand c'est en couleur: le mieux c'est le tatouage
artisanal au gros bleu fait avec trois épingles.
''Psitt,
psitt'' fait le maigriot chevelu à notre passage. Il nous met sous
le nez une pochette d'herbe qui ne sent rien.
-
On va la goûter plus loin sur le parking.
Déjà,
c'est suspect. D'habitude ils ne proposent pas la dégustation. De
l'étage supérieur du parking, on a la vue sur un bout de mer entre
deux pignons d'immeubles crades. Je tire sur le pétard comme sur un
ballon d'oxygène. Ça n'a pas trop le goût de l'herbe, ça fait
tousser.
-
T'es raide ?
-
Non, Je crois pas.
-
C'est de la cigarette Louis Legras que t'essaye de nous refiler, ça
se vend en pharmacie.
-
Tant pis pour vous. tout à l'heure quand vous serez décidés, y en
aura plus.
Pas
convainquant le mec, les yeux élargis par la coke.
J'attends
dans un café pendant qu'Eric retourne à la pêche. Un pékin rentre
et s'appuie sur le comptoir à ma droite. Il a la gueule complètement
défoncée. un coquard qui lui mange la moitié de la joue gauche,
des croûtes galeuses dans le cou, une main jaunie par la teinture
d'iode sous les pansements. J'ai beau ne pas lut répondre, il me
cause quand même, il veut absolument me payer un verre, Il sent
d'alcool. Quand le patron demande « Vous le connaissez ? »
Je me barre.
De
loin, entre les arbres, Eric fait signe. On sait le dealer à travers
les rues à touristes, entre les vendeurs d'eau de lavande, de
glaces, et de soldes dégriffés dans les couleurs fluo de l'année
dernière. Il fait le gentil. Eric, pas farouche, lui cause comme
s'il le connaissait depuis toujours. Dans la venelle parallèle à la
voie rapide s'ouvre un chantier Résidence Les Palmiers,
appartements de luxe du studio au 4
pièces. Entre les piliers de béton du parking, on
avance dans les gravas: un drôle de silence après la bousculade
entre les estivants de retour de la plage.
-
Alors, t'en veux combien?
-
Tu montres ce que c'est avant!
Mouvement
tournant du dealer.
-
Et toi, montre ton fric !
Une
ombre surgit d'un piller, un bras bleu s'enroule autour de la gorge
d'Eric tandis que le premier essaye de me coincer avec une clef de
bras. J'ai jamais su me battre : ce que je crains depuis toujours est
en train d'arriver. Seconde d'indécision, mon coude s'enfonce dans
le ventre de l'agresseur, réflexe. La clef ne tenait pas. je suis
dégagé, Eric glisse contre le corps de l'autre. Course, souffle
coupé. Je m'arrête, me retourne. Bric gueule « Viens ! ».
Les mecs, plantés sur place nous traitent de pédés, trop raides
sans doute pour nous courser.
-
J'ai d'abord cru qu'ils voulaient baiser.
-
On trouvera rien ce soir.
On
reprend notre souffle, à l'aise dans la voiture d'Orna. Un flic se
penche à la fenêtre:
-
Vous n'avez pas le droit de stationner 1à.
Au
bout de la rue passe la silhouette flottante du type qui nous a traînés dans le chantier.
Les
flics ont débarqué en ville. Ils cherchent la mime chose que nous.
Il doit y avoir un gros arrivage de prévu. On contourne le square
une dernière fois en voiture. Les bancs sont vides.
-
C'est la voiture du mec d'Orna, dit Eric en me désignant une
Mercédes qui s'arrête à notre hauteur.
Au
volant, un play-boy sentier, le cou chargé d'or.
-
Hazel a vingt grammes de coke ? Vous en voulez ? demande
Orna.
-
Non, on file à Nice.Gaffe aux keufs partout !
J'ajoute
ai la cantonade:
-
C'est pas interdit la coke les jours de fête religieuses ?
Même
décors, en plus grand ; dans la partie du parc Albert Ier qui donne
sur la place Masséna, la mairie a fait poser une grosse virgule de
tôle en guise d’œuvre d'art. Les allies qui la longent sont
couvertes de rosiers en fleurs pleurant sur les arcades. Leur cœur
poudreux répand des paillettes d'or sur les cheveux des rouleurs de
joints réunis en cercle sur l'herbe toujours verte.
De
jour, ici, c'est la foire aux vieux, une vitrine d'expo pour
gérontophiles. Autrefois autour de la fontaine aux trois grâces,
c'était plutôt le marché aux mecs. Mais comme d'habitude les bleus
du commissariat en face ont fait la chasse aux pédés.
''Dope'!
chuchote le dealer. Suffit de se promener d'air de rien et d'avoir la
tête à ça. Tout seul, pour moi ça ne marche jamais, je suis
obligé de courir aux renseignements, les mecs me prennent pour un
flic en civil et m'envoient chier.
-
Vous me suivez à trente mètres. J'ai pas ça sur mol. Je vais rue
de France dans un rade. Tu me files les thunes discret quand j'entre.
Après Je te serre la nain pour te filer la boulette. Et ciao!
J'interroge
Eric du coin de l’œil. Il reste de marbre. On suit la bonne occase
dans la rue piétonne. Je file cent balles sans confiance. Eric,
toujours peu encourageant murmure:
-
Deux chances sur trois qu'on le revoie jamais!
Mais
le mec revient, me serre la pince et dépose une minuscule barrette
que Je regarde à peine. Je tremble de tous mes membres.
On
presse le pas.
-
Je crois qu'on nous suit, remarque Eric à peu près aussi flippé
que moi.
Je
me retourne: dix mètres derrière deux gars à la mine pas
rassurante règlent leur pas sur le nôtre. Deux mètres devant,
trois flics. Je fais semblant de m'intéresser aux jambes des filles
pour éviter de soutenir leur regard quand on les croise. On coupe à
droite dans la rue déserte, au pas de course. Démarrage.
L'odeur
de caramel et de chocolat brûlé envahit la voiture et ma poitrine.
Des petites bulles de chaleur éclatent dans mon cerveau.
C'est
vraiment
l'été. J'ai roulé le joint
dans l'obscurité
pour ne pas attirer
le regard des passants. J'ai dû m'y
reprendre à deux fois à cause du passage de la camionnette des
bourres. Ils ont filé
sans
s'arrêter, nous ont pris pour des amoureux en mal de chambre
l'hôtel. Des morceaux de tosh incandescents tombent et trouent ma
chemise. Eric demande si c'est bon.
-
Je sais pas encore, ça monte...
-
Faut pas rester Ici, dit Eric en me prenant le point. Où on va ?
Bordel!
pas la peine de me poser la question. J'ai pas la réponse. Je dis
qu'on est bien là.
-
On va pas rester comme deux cons garés dans cette ruelle déserte.
On va se faire goaler si Ils repassent.
Je
m'en fous, c'est une torture de se creuser la tête ? Ni envie
de draguer, ni de dormir, juste me laisser trimballer toute la nuit,
bercé par les cahot de la route, sans parler puisque je ne sais plus
quoi dire ?
-
On monte sur la moyenne corniche on va regarder le paysage au-dessus
du Cap Ferrat.
-
Passionnant ! ironise Eric en tournant tout de même la clé de
contact.
A
mesure que la route monte, on s'envole. Les phares des voitures qui
viennent en face papillonnent comme de grosses lucioles. Ils foncent
sur nous comme des projectiles lancés à une vitesse folle, et le
compteur ne marque pourtant que quarante
kilomètres/heure.
Des bolides venus par l'arrière nous happent avec l'air qu'ils
déplacent en dépassant.
Sur
l'aire de dégagement prévue pour admirer le panorama avant le
premier tunnel Eric gare la voiture. Le mur de pierres s'interrompt,
remplacé par des barrières ajourées. Tout est noir, la mer comme
le ciel n'existent plus, une seule feuille vierge de papier carbone;
jetées dessus les paillettes dorées des étoiles, les lumières de
Beaulieu et du Cap. Dans l'air rapide et chaud se fondent des fils de
musique et ces tresses invisibles de nylon agitent la carcasse de
lumière comme une marionnette de carnaval chinois. Le phare, le
sonnet de la tête, brillent de feux tournants, diamants du troisième
œil. A gauche la presqu'île Saint-Hospice, la gueule de la bête,
ce dragon qui commence à se mouvoir sur le papier noir dans des
ondulations d'hippocampe, d'avant en arrière comme nous nous
balançons.
-
Tu vois remuer le monstre, il vient sur nous avec ses yeux de braise.
-
Oui, et je suis cloué au sol, je ne peux plus bouger.
-
Toutes ces lumières qui sortent de mes yeux !
Le
temps aboli â l'intérieur de moi. Elle, qui m'attend, si près, à
peine deux kilomètres d'ici, qui va choisir ce moment pour mourir,
parce que Je ne suis pas là.
-
Il faut que je rentre. Tu veux coucher â la maison ?
-
Non, Je vais retourner à Cannes. C'est jour de marché demain.
-
Tu es trop raide!
-
Je vais traîner dans les jardins jusqu'à ce que je redevienne
clair. Il faut en profiter.
On
se partage ce qui reste de la barrette. Manège, de virage en virage,
la voiture comme par magie me ramène devant la villa blanche. Derrière les persiennes j'aperçois de la lumière. J'embrasse Eric
sur la joue. On se verra. demain peut-être. Non, Je n'ai rien à
faire.
Ma
grand-mère s'est endormie les lunettes sur le nez. De la main gauche
elle tient encore le journal d'il y a deux jours. Le chat ouvre un
œil et dresse l'oreille quand J’éteins la lampe de chevet.
Il
fait une chaleur moite dans ma chambre. Je titube. Je repunaise sur
la porte la vieille affiche de James Bond que ma grand-mère avait
retirée pour repeindre. Dessus, un canot à réaction , des cartes
de tarot, un sorcier vaudou. Le titre: Vivre et laisser
mourir.
J'ai
fait mienne la devise inverse. La radio diffuse
l'Apprenti-sorcier, musique de dessin animé. Assis
sur le radiateur à gaz, je crache la fumée de mon joint par le
vasistas pour éviter que l'odeur se répande. Sans même fermer les
yeux les images reviennent ; la chaleur sur ma peau, l'odeur de
la sueur des autres. Mes mains descendent vers mon sexe , je revois
le cul laiteux de Jeff défoncé par Claude , je sens sur ma queue
les hoquets du marin quand il s'étrangle sous la poussée trop
forte. Je jouis dans les draps bleus .
Je
suis seul à veiller dans la nuit silencieuse. C'est bien moi qui
suis mort, le monde autour, ce cauchemar réaliste, ne s'est effacé
qu'un instant dans le sommeil.
Tant
de soleil pour un rêveil si glauque ! La radio est restée allumée
toute la nuit. Au petit matin les nouvelles du premier bulletin
d'information se mélangent à mes rêves. Les soldats tirent sur des
enfants affamés et le cadavre d'Eric barre la rue où s s'avancent
les chars. Le jeune homme de l'autre nuit est un dangereux terroriste
en fuite ; il me confie un portefeuille rempli de fausses factures et
le téléphone sonne à n'en plus finir . Il est neuf heures . La
voisine appelle ma grand-mère . Elles se racontent le feuilleton
télévisé de la veille et leurs démêlés avec leur jardinier
respectif .
Non,
Eric au bout du fil qui ne peut pas venir me chercher : Orna a plié
la voiture sur le marché vers les six heures du mat . Rien de grave,
le fils Baldi s'occupe de l'aile froissée. Demain peut-être? O .K.
demain non plus je ne fais rien.
L'hibiscus
orange a cinq fleurs aujourd'hui. Je suis content.
La
nuit tombe sur la route de Beaulieu. Mon walkman me hurle dans les
oreilles un vieux tube disco: la nana parle de son mec qui est sur
Mars et lui gueule qu'elle l'adore en se roulant dans la boue. Ça
rythme la marche. Je me retourne, la baie est illuminée; le quai
Courbet aux maisons ocre, orange, terre de Sienne, la pâtisserie
rose et blanche de la façade de l'église, tout ça n'existe que
dans ma tête. Qu'est-ce que je fous là sur la grand-route à me
geler les cuisses ?
Il
n'y a pas de sonnette à la porte arrière de la villa que Claude
partage avec ses parents. Faut siffler dans la rue, un truc de mec
que j'ai jamais bien su faire. Dans le grand immeuble d'en face
quelqu'un écoute une valse de Chopin.
Claude
a déniché un nouvel opéra de Haendel où meuglent des castrats
accompagnés de cordes en boyau de chat. Le whisky est en carafe et
les cartes sorties.
De
d'alcool, un nouveau conte à dormir debout entre les gravures
anglaises du salon aux chaises raides.
-
Une merveille, je te dis! J'avais deux cochonneries d'ampoules à
changer et le lustre à faire fixer.
-
Quel âge?
-
Je sais pas, trente-cinq, des poils partout sous la salopette, et à
voir comme ça balançait sous son fut quand il est grimpé sur
l'escabeau, il ne portait rien en-dessous.
-
Comment tu t'y es pris?
-
Moi ? j'ai rien fait. C'est toujours les autres qui se donnent du
mal pour moi. Il m'a lancé comme ça: « je reviendrai bien
visiter l'installation ce soir ». J'ai répondu y'a pas de mal
à se faire du bien...
-
Et il est revenu ?
-
Et comment, et il en voulait le salaud avec ses airs de gros macho.
Je lui en ai mis plein le cul ? A la fin je fatiguais, alors j'y
suis allé avec les manches d'outils.
-
Pourquoi ? T'avais sorti les tournevis ?
-
C'était resté dehors depuis l'après-midi.
Je
souris. je demande des détails, Je sais que c'est des bobards et
pourtant je sens que ça bouge dans mon pantalon. Claude, s'il
fallait le croire, se serait tapé tous les ouvriers de Nice. Dès
qu'on débarque chez lui, c'est pour se faire baiser.
Le
haute-contre vocalise à tout-va. Claude répète la plaisanterie
habituelle:
-
T'imaginer si tous les sphincters s'ouvraient comme ça !
Je
gagne la partie, il fait la gueule, me traite de mauvais joueur parce
que j'ai esquissé un sourire.
-
Tu me le présenteras l'électricien ?
-
Non, celui-là. pour l'instant, je me le garde.
-
J'y crois pas à ton histoire.
-
Tu veux des preuves ?
Claude
Jette sur le tapis vert une série de polaroids où on voit un cul
poilu déformé par des des bougies et divers instruments ménagers.
Cannes.
Le
fils Baldi, le garagiste à chaîne dorée vient de rapporter la
voiture d'Orna occupée à faire le compte des boîtes de bière et
de Pepsi qu'elle a achetées au supermarché pour les revendre le
soir-même dans la pinède de Juan on se donne un concert.
-
C'est une occasion de se faire du bénef facile.
-
T'es fêlée ma pauvre fille! jette Eric d'un ton sec. Il y aura des
flics partout, on rentrera même pas dans le parc.
-
Si tu veux rien faire, j'irai toute seule.
-
Et Fred? on va pas le traîner dans cette galère.
-
Oh moi...
-
Ta gueule !me souffle Eric en a-parte.
Le
berger allemand vient se frotter à nos jambes. Il a un gros tique
planté sur l'oreille droite.
Çà
crie aussi dans la maison principale, tellement fort qu'on entend
jusqu'ici voler les injures: « Tire-toi, galope, va sucer ! »
-
C'est comme ça qu'ils causent à leur mère?
-
C'est tous les jours qu'ils gueulent comme ça, et quand elle en
peut plus, elle vient pleurer dans nos jupes.
On
prend le Ricard sur la nouvelle table en plastique. La mère Baldi
arrive en essuyant ses larmes, serrée dans un carré de tissu bon
marché qu'elle prend pour une robe.
-
Je fais tout ici, et on me traite pire qu'une servante.
-
Allez, faut pas vous en faire.. On vous sert un Ricard ?
-
Non, Jamais d'alcool, c'est pour les hommes.
-
Le chien a des tiques, vous avez vu?
-
Des quoi ? Ah, la bête blanche, là, sur l'oreille. Attendez,
on va arranger ça!
Elle
se saisit de la bouteille de Paic citron sur le lavabo, fonce sur
le
chien qui essaye d’esquiver
la queue basse, les oreilles rabattues. Le voilà sous le jet:
shampooing au produit vaisselle. Fous-rires. Ça
n'en finit plus de mousser, la bête n'est plus qu'une boule blanche
sous le tuyau d'arrosage,
et madame
Baldi,animée
probablement
par l'esprit de vengeance, s'acharne
à tirer sur l'oreille
qui saigne abondamment. Le berger allemand s'ébroue
sur l'allée
de graviers, pleurant, reniflant, moussant, éternuant
en crises allergiques. Un instant on croit qu'il va vomir.
-
Çà va lui passer, dit Madame Baldi qui se rend compte qu'elle a
fait une connerie. Suffit de le rincer encore un peu.
Des
flots de mousse s'écoulent des poils collés. Eric s'attaque à la
tique avec la flamme de son briquet, le parasite grille se décroche,
le chien, comme un gros rat pelé, gémit et file ventre à terre se
cacher derrière le poulailler.
C'est
pareil cour nous, le monde c'est l’oreille du chien et nous les
parasites qui nous y accrochons pour en sucer le sang avant d’être
grillés.
On
a conduit Orna et ses boites de bière dans la pinède de Juan.
Passablement éméchés, on a cherché en vain un dealer dans tout
Cannes. Quand on est revenu la chercher, elle était assise sur ses
cartons de Coca, avec en prime un P.V. et le flic qui la sommait de
dégager avant qu'il ne l'embarque.
C'est
elle qui a pris le volant. Comme le coffre était encombré de
marchandises, Eric a dû s'asseoir sur mes genoux. Il se tenait droit
comme un petit garçon et J'ai passé le bras autour de ses épaules
pour jouer. Chaque secousse le projetait contre moi et ça avait
d'air d'amuser tout le monde.
Orna
nous a ramenés à la maison et on s'est tapé les bières invendues.
Quelques litres plus tard, le mec d'Orna est venu la chercher. On
s'est fait une ligne chacun sur la table de jardin. L'envie n'est
venue tout de suite d'aller visiter les lieux de drague du coin. On
s'est arrêtés en chemin en face du tunnel de la plage. Il y faisait
noir et humide. On n'entendait que les suintements et le bris des
rouleaux. On a marché le long de la voie ferrée, visité les
bunkers, rien, pas âme qui vive.
Personne
non plus le long de la Croisette. Trois heures du matin, tout le
monde c'était cassé. Alors on a commencé à délirer sur les
fleurs des parterres.
-
Si on remplissait le carré de jardin derrière le bungalow ?
-
Maintenant qu'il y a la balancelle et le salon en plastique, ça
s'impose !
J'ai
arraché deux lantanas jaunes pendant qu'Eric piquait les pétunias.
Un peu plus loin on a trouvé des sauges, des rouges et des bleues.
On a emmagasiné tout ça dans le coffre de la voiture et on s'est
dépêchés de rentrer.
La
terre était dure et collante, pleine de glaise. On a eu du mal à la
retourner. On a tout planté en vrac, donné un coup de tuyau
d'arrosage. En contemplant notre œuvre avec le sentiment apaisant du
devoir accompli, on a eu faim. On a ressorti le barbecue et la
bouteille de gin. La nuit était douce. On était bien. On a tiré le
gros poste de radio sur la dalle de béton et Eric a mis la cassette
dépressive de Japan. Presque le bonheur !
Le
chien, réveillé par l'odeur des merguez est venu aboyer près de la
table. On l'a chassé à coup de pierres.
Eric
avait installé dans la chambre un petit clavier électrique, son
piano du pauvre. Après dîner, chacun a joué de mémoire des bribes
de préludes de Bacs, de La Tempête de Beethoven. Je me
souvenais des premiers accords du Stabat Mater de Vivaldi qu'Eric a
entonné en fausset. La fenêtre était ouverte; ça a réveillé les
poules.
Avant
de se coucher on a regardé une dernière fois nos plantations:
-
Dommage que ça soit pas des pieds d'herbe !
-
Çà se trouve pas encore dans les jardins publiques.
Depuis
quinze ans qu'on se connaît, c'est la première fois qu'on partage
le même lit. Dans le clair-obscur des cinq heures du matin, je
regarde Eric se dévêtir devant la fenêtre. Le corps est parfait,
on y voit le dessin de chaque muscle; sa maigreur m'impressionne. Il
s'est rasé le pubis et on croirait un corps d'enfant poussé trop
vite.
Épuisés
par l'alcool, on s'est endormi sagement chacun de son côté. Vers
midi quelqu'un nous réveille en toquant au carreau. A travers les
brumes du rêve, j'entends la voix de madame Baldi qui se plaint du
bruit qu'on a fait cette nuit. Les locataires de l'autre bungalow ont
menacé de s'en aller et Eric n'avait encore versé le loyer du mois.
Le ton se radoucit.
-
Vous avez vu les belles fleurs qu'on a plantées ?, demande négligemment Eric sur un ton ironique.
-
Comme vous jouez du piano, ajoute madame Baldi pas rancunière et
qui se tape des fleurs, j'ai retrouvé ça pour vous dans de vieilles
affaires.
Par
l’entrebâillement de la fenêtre elle tend un vieux cahier de
partitions, des chansons à succès d'un maestro italien des années
cinquante. Après le café on déchiffre la première. On braille en
chœur en rigolant O dolce Italia et le père
Baldi, planté dans l'allée, applaudit chaudement en connaisseur.
Le
café ne nous a pas réveillés. Le soleil tape dur, le cadavre du
litre de pastis traîne à nos pieds. Il y a des moments comme ça,
parfaitement vides, ou aucun de nous ne sait décider quoi que ce
soit. Immanquablement l'un de nous finira par dire:
-
Qu'est-ce qu'on fait?
Et
subitement un sentiment de malaise inextricable nous envahira puisque
personne n'en n'a la moindre idée, qu'au vrai il n'y a rien à
faire, que perdre son temps de la façon la moins rasoire possible.
Orna n'est toujours pas rentrée.
En
mal l'invention, on s'en va à pied vers les plages de Juan. Sur le
chemin je fais semblant, pour échapper au mutisme, de m'intéresser
à la devanture des galeries à croûtes et des vendeurs
d'antiquailleries.
Vers
dix-huit heures, quand on repasse le portail, la maison est en
effervescence. Orna vient d'arriver, la poussière vole encore autour
des pneus de sa voiture. Le père Baldi la prend à témoin:
-
Et où elle va aller cette folles Elle n'a jamais pris le train.
S'est jamais déplacée autrement qu'à pied pour faire le marché !
-
Si on la retrouve cette salope elle aura droit à la volée du
siècle.
C'est
évidemment de la mère que l'on parle. Orna nous explique à voix
basse qu'elle a laissé une lettre où elle disait qu'elle était
trop malheureuse et qu'elle s'en allait à Paris.
-
Et elle n'a même pas pris son sac-à-main.
L'autre
fils le plombier, celui qui aime sa mère, a fait toutes les gares du
coin sans succès, le premier train pour Paris est à vingt-et-une
heures ce soir.
-
Ne vous en faites pas, elle va sûrement revenir, souffle Orna sur le
ton de la consolation.
Mais
sur le visage du père Baldi on lit plutôt la colère que le
chagrin. Le chien, planté comme en arrêt. aboie en direction du
ciel.
-
Ta gueule, le clebs! hurle Baldi.
-
On a fouillé toute la maison, le jardin. Elle n'a pas d'amies chez
qui aller, elle ne connaît que nous.
-
Et qui va m'occuper de la maison si elle ne revient pas ?
Le
chien continue à engueuler le ciel. Je lève les yeux pour tenter de
deviner ce qui l'excite à ce point. Là-haut, sur la ligne
faîtière du toit de la maison principale, Madame Baldi est assise
dans ses habits du dimanche. Elle sait que je l'ai vue. Elle fait de
grands gestes dans ma direction pour me supplier de me taire. Je
chuchote à Eric:
-
Laisse-les chercher, elle est sur le toit.
Repli
stratégique vers le bungalow. Du vasistas de la cuisine je la montre
à Eric qui essaye de garder son sérieux.
A
la nuit tombée, Eric me raccompagne à la gare de Golfe-luan. Madame
Baldi a glissé le long de la pente du toit jusqu'à la gouttière où
elle s'est endormie. Les autres, en bas, ont arrêté de la chercher.
La copine du garagiste est venue en dépannage pour préparer la
bouffe. Le calme est retombé sur la maison.
-
Je crois que je vais rentrer à Paris. Ici il n'y a rien à faire.
Là-bas non plus, mais j'y suis chez moi. Et puis tous les parisiens
débarquent. C'était vraiment pas le moment de descendre
.
Ma
grand-mère a préparé un souper de fête. Nous buvons le champagne.
Une fête triste de la séparation.
Eric
appelle le lendemain. Il s'est engueulé avec Orna, il voudrait
rentrer avec moi. Je lui propose de venir passer à Villefranche les
deux jours qui précèdent mon départ. Mais il tient à s'en aller
le soir-même. Je ne peux pas! on donne Les Pêcheurs de Perles
à l'opéra de Nice, et j'ai promis à Claude.
La
petite salle à italienne n'est qu'à demi remplie. La basse chante
faux, les chœurs sont faiblards, l'orchestre indigent et Barbara
Hendricks sur son rocher de carton-pâte me rappelle madame Baldi sur
son toit levant les bras au ciel.
Dans
le déambulatoire à l'entracte, je croise des dizaines de visages
connus qui m'ignorent; ils sont en habit de soirée ; les ai
presque tous vus traîner sur les plages de nudistes du Cap.
En
sortant de l'opéra nous faisons la fournie des sex-shops groupés
autour de la gare de Nice. Claude s'enferme dans une cabine avec le
premier moche qu'il trouve. Au sous-sol un jeune américain blond me
rejoint dans la mienne profitant de la porte mal fermée. Il est
chargé d'un gros sac à dos, il parait très excité et dès que je
referme la main sur sa queue, il jouit.
Le
lendemain, je me suis levé aux aurores, fébrile, dans
l'anticipation du départ. Avec mon short et mes patos j'ai pris le
car jusqu'à la sortie d'Eze pour rendre une visite d'adieu à la
plage de drague où j'aimais aller quand j'étais plus petit. On y
arrive en traversant le tunnel du chemin de fer ou en descendant à
pic sur le rocher. Autrefois le domaine qui s'étageait en terrasses
au-dessus du tunnel était abandonné. Les mecs avaient commencé à
trouer les clôtures grillagées qui délimitaient le chemin reliant
la plage textile aux criques des nudistes. Les allées du jardin
devenu sauvage offraient toutes sortes de recoins où baiser au
soleil l'après-midi durant. L'année dernière la maison a été
rachetée, les proprios ont refait les clôtures et gagné quelques mètres de terrain sur le chemin devenu passant. Je me suis tellement
amusé ici que ça me rend triste de revenir dans ce lieu massacré,
rendu propre. Il n'y a que le matin très tôt qu'on puisse encore
trouver l'aventure et consommer sur place. En contrebas du chemin,
fermant une petite grotte au bord de l'eau se trouve un rocher plat
où se cacher des gêneurs. Les mecs connaissent le plan et
descendent au premier signe acquiescement.
Au
bout d'une demi-heure je repère une forme en T-shirt rouge divagant
vers la plage. Il parait très pressé. Cinq minutes plus tard il est
à mes côtés. Il a un accent du sud à couper au couteau, la peau
tannée des pêcheurs, le visage entaillé de rides sèches; il porte
une alliance à la main gauche. Il a le corps musclé et sec des mecs
qui travaillent en plein air. Il montre une érection fabuleuse,
refuse le poppers, demande que je l'encule. Dès que j'ai fini Il se
rhabille et disparaît car il s'est arrêta là en vitesse avant
d'aller travailler. Les premiers vacanciers chargés de matelas
pneumatiques apparaissent au moment où je vois la tache rouge de son
T-shirt se hisser sur la route.
Dernière
ballade dans cette petite ville où J'ai l'impression d'avoir perdu
mon enfance parce que les vacances étaient toujours les mêmes. Sur
le stade l'équipe de foot locale s'entraîne. Je m'assois un moment
sur les gradins de pierre avec les supporters.
Au
bout de l'allée qui longe le terrain de sport se trouvent des
toilettes où j'ai rencontré le premier mec de ma vie. J'avais onze
ans: il était roux, il sentait fort, il était couvert de poils
orange et d'une multitude de taches de rousseur malgré ses trente-
cinq ans bien sonnés. Il m'a emmené dans les fossés de la
citadelle, il s'est branlé devant moi en m'interdisant de le
toucher. Quand je l'ai vu éjaculer j'ai pensé que c'était dû à
une maladie quelconque, que c'était du pus qui sortait d'un abcès.
J'avais beau essayera ça ne faisait pas la même chose chez moi. Je
me souviens vers cette époque d'avoir écrit dans un carnet secret
que je voulais en voir d'autres pour comparer; que quand j'en aurais
vu assez pour satisfaire ma curiosité, je m'arrêterais. Je ne me
suis toujours pas
arrêté.
Les hommes c'est le tonneau des Danaïdes, une bouteille sans fond,
le manque physique qui ne sera comblé que par la dose de dope
suivante.
Le
soir j'avais tout de même le cœur serré sur le quai de la gare de
Beaulieu. Dans le Train Bleu la couchette que j'avais louée était
déjà occupée. Trois Maliens qui avaient passé la frontière
italienne en fraude squattaient le compartiment. Un seul parlait
anglais. Je n'arrivais pas à leur expliquer que le contrôleur les
ferait dégager de toute façon s'ils n'avaient pas d'argent. On a
fermé le verrou.
Je
me suis bourré de tranquillisants, et j'ai dormi.
Dans
la salle l'attente de l'analyste, les revues sont plutôt du genre
artistique, monographies de Miro et de Picasso, ça fait plus chic.
Elles restent toujours dans le même ordre, preuve que personne ne
les feuillette. Une femme échevelée en jupe à fleurs entre l'air
hagard. Elle tombe, se roule à terre, hurle, pleure. Le psychiatre,
alerté par les cris, surgit tel un diable de sa boîte, la relève
avec des précautions de dompteur de fauves et l'enferme dans les
toilettes. Cinq minutes aptes, alors que les vagissements de
l’internée se sont calmés, j'entends des cris à travers la
cloison trop mince du cabinet.
-
Espèce de salaud, vous vous prenez pour mon père ?
C'est
sans doute ça le transfert... Sa voix à lui, mesurée et zézayante.
reste inaudible. Il raccompagne la cliente à la porte, lui tape sur
l'épaule, dit:
-
Au revoir ma petite!
Je
décide que je ne remettrai plus les pieds ici après cette dernière
séance, que je ne supporterai plus les manipulations de ce fou
sadique. C'est peut-être ça aussi le transfert réussi!
Je
jette ma veste en boule sur son tapis râpé. Je lui raconte
l'histoire du pseudo-militaire ramassé aux Tuileries. Il avait des
souvenirs libanais qui puaient à cent mètres l'hameçon à pédé ;
des marins dessinés sur son sweat, un crâne pointu d'idiot sous sa
brosse blonde, mais c'était moi l’imbécile ! Dans le métro il
parlait de ce pote à qui il tapait sur la tronche parce que l'autre
était amoureux de lui et lui filait du fric. J'avais pas compris
l'allusion. Bovin, corps blanc, petite bite, il ne voulait rien faire
d'autre que la branlette. En guise de caresses, il essayait de me
casser les reins en me serrant jusqu'à l'étouffement. Au moment de
partir, il était devenu menaçant, avait réclamé du fric.
-
Je lui ai donna le billet de deux cents francs que j'avais sur moi.
Il a consenti à partir. J'avais honte.
-
Honte de quoi ?
-
D'avoir payé pour ça, de ma lâcheté et de l'argent.
Silence.
-
A quelle heure voulez-vous venir la semaine prochaine ?
-
Je ne viendrai pas. Je reviendrai quand j'irai plus mai.
Je
me lève, dépose dans sa main les trois billets de cent francs.
Il
me me raccompagne pas. Je claque sa porte avec la sensation d'une
liberté retrouvée, mon retour à l'aliénation volontaire.
Dehors
sur la place de la République les manèges tournent à vide. Je
remonte la rue Saint-Martin vers le cinéma porno gay. Je course dans
la salle et les chiottes un couple d'américains en short, à grosses
cuisses et grosse moustache. A genoux dans l’obscurité je
m'accroche à leurs mollets. Ils me repoussent. Je me branle tout
seul contre le mur du fond.
Eric
a emménagé avec son cousin tout au bout de l'avenue de la
République. un appartement au dixième étage dont la terrasse donne
sur le Père-Lachaise. Nous ne nous sommes pas vus depuis quatre
mois. Entre temps je me suis pris pour un peintre. J'aquarellais sur
mon pliant dans les rues de Montmartre. Je vendais péniblement
quelques mauvais dessins aux touristes sur le marché aux puces de
Vanves. Pour étoffer les fins de mois et liquider mes frustrations,
j'ai écrit des lettres de cul pour les messageries roses. Le reste
du temps j'ai vécu sur le fric de la Sécu avec mes congés-maladie.
Eric
et Patrick,
son cousin, font des affaires immobilières. Ils jouent les
intermédiaires pas déclarés
dans des transactions un peu louches. Ils sont couverts de dettes.
Appartement, les factures, les comptes en banque, tout est au nom
d'Eric pour que les activités
du cousin ne soient pas repérées
par le fisc.
Une
amie de Patrick est invitée. Quand je suis arrivé elle était en
pleine crise, au bord des larmes, parce qu'il n'y avait plus de
Perrier pour couper le whisky. Dans la cuisine, pendant que je lave
les frites, Eric me raconte qu'elle est psychothérapeute. Je
n'aurais pas envie de me faire soigner par elle : je n'ai pas envie
de me faire soigner du tout. Elle passe ses journées à boire, elle
a de moins en moins de patients, elle est plus ou moins amoureuse de
Patrick qui lui préfère les lycéens et les culturistes.
Il
fait encore doux et l'on dîne sur la terrasse entre les derniers
pois de senteur mauves et roses. La cloche de l'église d'à côté a
un son d’angélus de campagne et l'on voit tout Paris illuminé de
la tour Eiffel à la tour Montparnasse. Eric propose de monter sur le
toit pour admirer la vue: mais j'ai déjà trop bu pour jouer les
acrobates.
Pendant
qu'Annette, la psy. et Patrick se remémorent pour la cinquième fois
le film qu'ils sont allas voir dans l'après-midi, Eric me fait les
honneurs du jardin, un agglomérat de bacs moussus contenant des
pousses de chênes, de marronniers, de sapins, de lilas et de vignes
récoltés dans les forêts et les jardins de banlieue. Deux mois
plus tôt, pour accentuer l'impression de nature, il a introduit dans
le paysage un bel escargot rayé jaune et noir. Depuis sa progéniture
prolifère. On en trouve de toutes tailles sur les tiges où
demeurent quelques fleurs épargnées par l'hiver. Toutes les
semaines il est obligé d'en transporter un sac qu'il abandonne au
cimetière.
Vautrés
sur la table basse du salon nous roulons des joints. Les avocatiers
anarchiques et stériles projettent des ombres de serpents sur les
lattes de bois jaune du mur du fond. Le digestif est sucré et
écœurant. On ressasse de vieilles histoires, on évoque le collège,
les amitiés gâchées. Je demande de nouveaux détails sur le séjour
d'Eric aux États-Unis, trois ans plus tôt.
Sous
prétexte d'études, Eric était parti rejoindre Gary qui dirigeait
l'École de musique de St-paul, Minessota. Le même Gary s'était
adjoint Patrick quelques années plus tôt. Ce devait être un homme
doué d'une inébranlable patience. Je me souviens quand ils ont
débarqué à Villefranche l'été de leur voyage en France. Je les
attendais sur le balcon de la villa, imaginais un stéréotype de
californien dans la force de l'âge et Gary était un vieux bonhomme
asthmatique aux cheveux noirs et gras. Eric s’engueule tout le
temps avec lui. On le semait dans les rochers de Saint-Trop, on se
faisait offrir des repas sur le port à des prix extravagants.
-
Un soir de noël à saint-père en revenant de boîte, j'ai eu un
accident avec sa voiture sur l'autoroute
vers quatre heures du matin. Il devait y avoir vingt centimètres de
neige fraîche. Les flics voulaient me coincer, j'étais
complètement
ivre. Il a fallu qu'il vienne me chercher à bicyclette!
J'étais
dans le Nord à l'époque. J'avais une classe de troisième,
j'apprenais
la grammaire. J'avais loué le seul appart
disponible du bled,
deux pièces séparées
par un palier. La plus grande donnait sur la nationale, les murs
tremblaient quand passaient les camions. Je couchais dans l'autre,
une vraie glacière, tout habillé,
en pull et survêtement. Je dormais sur un lit de camping pliant. Les
élastiques
usés craquaient régulièrement. Une nuit sur deux je
me retrouvais le cul par terre. J'essayais
consciencieusement de faire le prof. Les collègues me prenaient
plutôt pour un voyageur de commerce et me demandaient
de rapporter les derniers bouquins et disques sortis à Paris où
j'avais trente-six heures de week-end sommeil compris. La semaine je
ne sortais de mon trou que pour faire les courses. Le lendemain les
élèves
me racontaient
mon menu de la veille. Tous les commerçants me parlaient des notes
de leurs mômes.
J'avais
fini par me mourir uniquement grâce à la charcuterie d'en bas où
les patrons n'avaient pas d'enfant.
Je grossissais, j'enflais,
je voulais étouffer, me suicider par la graisse. De temps à autre
je recevais une lettre d’Amérique,
une cassette du récital d'adieu
de Léontyne
Price à L'Ordway Theatre de St-Paul,
mon meilleur souvenir de cette année-là. Çà
me faisait drôle de répondre
de ce trou perdu où
il neigeait aussi à un ami perdu dans les déserts
gelés de la banlieue de Minneapolis.
En
arrivant aux États-Unis, Eric venait de décrocher de la dope.
Il
avait à peine posé le pied à Kennedy Airport qu'il s’était
retrouvé à l'hôpital. Il voyait double et il était affecté d'une
infection urinaire à laquelle les médecins ne comprenaient rien.
Pendant un mois il avait fait les musées avec une poche en plastique
accrochée à la queue pour éviter les dégâts . Une fois guéri et
pourvu de lunettes, il avait embrayé sur le gin. De son séjour
là-bas il avait rapporté des vues de gratte-ciel miroitants,
quelques photos de mecs, le concierge de l'immeuble à poil, un
trompettiste de jazz, un cuisinier vietnamien, deux mélodies de
faire, quelques airs italiens annotés par le prof de chant qui avait
été aussi son amant, le premier mouvement de La Tempête,
par bribes, qu'il répétait de mémoire en se trompant toujours au
même endroit.
En
arrivant dans le Nord, je voulais mourir, comme d'habitude. J'en
avais rapporté l'incapacité de remettre les pieds avant longtemps
dans un établissement scolaire, trois plantes vertes anémiques et
les maquettes en carton des châteaux de la Loire que je découpais
devant la télé quand l'ennui devenait trop pesant. J'avais rendu à
ma mère le Butagaz et le lit de camp. Depuis le psychiatre n'avait
un peu brouillé avec ma famille.
Vers
minuit quand nous en avons assez de fumer et de boire, Eric pose sur
la platine une cantate de Bach ou un B52's qu'on
écoute en silence. Petit à petit la torpeur me gagne, un
irréparable ennui.
Bientôt
je somnole dans le taxi qui me ramène à la maison. Il a oubli&
de mettre son compteur en route...
Pendant
deux semaines en novembre, Claude me fait suer au téléphone pour
m'arracher la promesse de le recevoir lorsqu'il montera à Paris. Je
n'aime pas accueillir les gens chez moi, à la rigueur ceux qui ne
portent pas à conséquence, avec qui l'on joue aux cartes et qui
s'en vont la partie finie. Je voudrais comme Satie ne recevoir qu'au
café ou sur le palier. J'ai beau user de tous les arguments, que
c'est petit, même le lit, qu'il fait froid, que je ne peux supporter
la compagnie plus de vingt-quatre heures d'affilée, Claude s'amuse à
déjouer mes refus:
-
Tu ne me verras qu'entre deux portes, je sortirai. Tu sais, il y a
tellement à voir à Paris.
Mot
de provincial. Il promet pour m’appâter de me faire rencontrer le
dernier pompier de la capitale dont il a garda l'adresse . Je le
soupçonne de ne monter que pour cela tant il entretient de mystère
quant aux motifs de son voyage. De guerre lasse je cède .
Lorsque
il débarque en réalité , il n'a plus aucune intention de loger
chez moi . Se drapant de nouveaux mystères, il laisse entendre qu'il
est reçu par des amis influents dans les cercles du pouvoir. J'ai
acheté pour hors-d’œuvre un homard congelé que il a fallu
éplucher au marteau. Comme il était trop petit pour deux je le lui
ai laissé ingurgiter tout seul, d'autant plus que ces bestioles ne
m'inspirent pas vraiment. '
Claude
m'a apporté un cadeau, l'agenda des Galeries Lafayette ! Il me
refile toujours ce que il trouve trop ringard pour lui . Il lorgne
avec concupiscence sur l'agenda à tranche dorée de l'Assemblée
Nationale que je tiens de mon père . Comme je n'ai jamais appris à
me servir d'un emploi du temps , Je le lui offre volontiers .
Le
lendemain matin nous nous retrouvons devant le cinéma qui fait face
à Beaubourg où l'on donne La Loi du Désir
d'Almodovar. Claude a déliré toute la soirée précédente à
l'idée de revoir la première scène où Antonio Banderas se branle
dans les toilettes en murmurant « folla me ». Nous
déjeunons, fort mal, dans un restaurant japonais. Claude demande
s'il me verra sur la côte à Noël. Rien n'est moins sûr.
Il
fait très froid dehors et nous nous séparons rapidement. Je le
regarde s'éloigner dans son manteau de tweed, avec l'écharpe de
cachemire, blanche, qui flotte derrière lui.
Grâce
au film moment de de Stephen Frears, je découvre les pièces de Joe
Orton: moment de bonheur.
J'écris
une sonate. Ce n'est pas bon, je connais la musique de façon
approximative. Je t'envoie aux éditeurs de musique. Ceux de Paris,
de Londres, de Berlin répondent poliment qu'ils manquent de place
dans leur programme de publication. New-York ne répond pas.
Ma
grand-mère m'appelle plus souvent pour réclamer ma présence lors
des fêtes. Parfois, je dis oui. Le lendemain je trouve de nouvelles
raisons de me décommander. Chaque jour je fais mon sac et je le
défais.
Je
découvre par hasard les deux romans de Jean de Tinan chez un
soldeur : moment de ravissement.
Fin
décembre, il me vient une envie absurde de foule, de cohue, de
bousculade, de visages d'enfants en pleurs qui trépignent devant les
circuits et les jeux électroniques. Je m'agglutine avec les mômes
devant les vitrines animées des grands magasins. Les parents lassés
de les tenir en laisse, effrayés par avance de les perdre, leur
broient la main en débitant des propos sages sur la difficulté des
temps et le prix des jouets. La queue pour les escalators commence
sur le trottoir. Une armée de vigiles à talkies-walkies canalisent
la foule. La voix de l'hôtesse qui multiplie les annonces
promotionnelles se perd dans les piaillements du public. On n'avance
plus que poussa par la marée qui se déplace d'un rayon à l'autre,
vers le vaisseau spatial Légoland aux poupées qui changent de sexe.
Au
bout de l'usage se trouvent les toilettes des hommes. Je me demande
si ça se bouscule autant là-dedans et si le magasin a veillé à y
détacher de la surveillance.
Quand
j'avais treize ans, je passais des heures dans ces chiottes du
deuxième étage. J'étais trop petit sans doute pour que les
vendeuses disposées devant les portes battantes qui y donnent accès,
s'inquiètent de mon manège. Je me suis tout juste fait engueuler
deux fois par des pères de famille estomaqués de mon audace. Je me
souviens de l 'exhibitionniste qui venait le jeudi et s'enfuyait
dès que je faisais mine de tendre la main vers lui, du boutonneux de
dix- sept ans qui proposait qu'on aille chez lui - ses parents
travaillaient - que je n'ai jamais consenti à suivre parce que je le
trouvais trop jeune, qu'il avait des lunettes et la queue recourbée
comme un crochet de boucherie.
Très
vite j'étouffe à force de jouer des coudes pour me frayer un chemin
jusqu'aux tables de démonstration. Le bruit des trains, des robots,
des carabines à air comprimé, la chaleur et la presse deviennent
innombrables. Je suis grisé et glacé par cette excitation de
grand-messe. Une femme s'évanouit dans mes bras. J'achète un petit
chat blanc en peluche qui tiendra compagnie sur les rayons de la
bibliothèque au chat noir qu'on n'avait offert pour mes sept ans
parce que c'était moins remuant qu'un vrai qui risquait de pisser
partout et de s'attaquer aux fauteuils en cuir capitonné du bureau
de papa.
Quand
l'invitation de mes parents se fait plus précise pour le soir du
réveillon, je saute dans le train de nuit pour le sud. Il est bondé.
J'ai trouvé par miracle une place assise. Un morceau de ferraille
bat une bonne partie de la nuit contre le plancher de notre wagon et
personne ne peut dormir. Pas question de sortir fumer une cigarette
dans le couloir surpeuplé, un homme est allongé à nos pieds au
milieu du compartiment.
Ma
grand-mère m'attend sur le quai de la gare de Beaulieu, dans une
vieille jupe bleue qu'elle appelle son plissé soleil. Elle porte un
long collier de perles qu'elle a noué comme une vulgaire ficelle.
Elle se fait draguer par le chef de gare.
Les
saxifrages aux feuilles de choux qui bordent les massifs du jardin
poussent leurs premières hampes roses. Les fuchsias mal taillés
jettent haut leurs clochettes desséchées. Ces anémones blanc sale
qu'on appelle roses de Noël ne fleuriront qu'en Janvier.
Il
fait doux à l’extérieur mais la maison est glaciale. On se couvre
de pulls, de gilets, de grosses chaussettes de laine. Parmi les
cadeaux qui encombrent ma valise, je sais que le plus apprécié sera
la souris en peluche destitue au chat.
Le
soir du réveillon, nous attendons vingt-et-une heures pour nous
attabler. Je trouve dans mon assiette un chèque de mille francs.
L'année dernière ma mère était là et avait glissé son propre
chèque.
Je
j'avais regardé avec méfiance, déclarant que je n'avais rien fait
pour mériter ça. ce qui revenait à demander « que signifie
cette façon de m'acheter? Combien de dîners obligés devrai-je
subir en compensation ? »
C'est
la merveilleuse nuit de Noël. Vers vingt-trois heures les cloches de
l'égrise s'en sont donné à cœur-joie. O Sainte nuit
seriné par France-Musique se confond avec le bourdonnement
nasillard de la radio de ma grand-mère dont je perçois les
ronflements.
Eclaté
par un gros pétard, j'ai sorti le coffre de Légo et je construis
une immense maison chinoise. Quand j'éteins pour juger de l'effet,
l'aura magique des briques lumineuses et le point rouge du joint dans
le cendrier illuminent seuls l'obscurité. Je dors dans les deux
heures qui précèdent le lever du jour.
Emmitouflé
jusqu'au col dans mon vieux blouson de cuir , je descends sur la
plage vide de Cap d'Ail. Trouver un mec le 25 décembre, c'est ma
façon de fêter la naissance du Christ. Quand c'était petit je
partais en chasse juste après l'ouverture des cadeaux. J'arpentais
les Tuileries désertées et je tombais dans les filets du premier
mec à grosse braguette. Il m'emmenait dans de lointaines banlieues
où avait persisté la neige qui ne tenait plus à Paris même sur
les pelouses des jardins. On vidait la bouteille de champagne qu'il
n'avait pas fini la veille. C'était lui mon Père Noël et je
claquais sa porte après l'avoir enculé comme on se venge.
Mais
ce jour-là le Christ c'est un gamin de dix-huit ans déguisé en
cycliste. Le cuissard noir trop grand serre à peine ses cuisses
maigres. Il dit qu'il repart le lendemain pour l'armée, à Berlin.
Il dit non quand je m'agenouille. Je le branle longtemps. Il pisse
contre le rocher et s'en va sans avoir joui.
Je
rejoins ma grand-mère et sa riche voisine belge qui nous a invités
au Grand Hôtel du Cap. Le maître d'hôtel m'examine avec défiance,
le chien idiot de la belge manque de me sauter à la gorge. Je n'ai
droit qu'à une demi-bouteille de vin. La vieille dame voûtée a mis
une robe très décolletée dans le dos qui laisse admirer ses
verrues en pois-chiche. Elle radote les mêmes histoires, dit que je
devrais me raser la barbe, veut savoir le nom de ma petite amie, se
goinfre de pâtisseries jusqu'au malaise. Un sursaut l'agite au
milieu d'une phrase, elle porte la main à son ulcère et n'a que le
temps d'attraper sa serviette damassée pour y vomir copieusement. Ma
grand-mère affligée la conduit aux toilettes. Resté seul à table,
Je contemple le ballet des serveurs sur fond de verdure, dans
l'auréole de soleil froid qui filtre par les baies vitrées. Il me
semble que l'un d'eux regarde souvent vers moi. Le cabot frétille et
aboie pour appeler sa maîtresse perdue. Dans la voiture, au retour.
personne ne parle.
Le
lendemain soir je retrouve Claude dans un resto du port de Beaulieu.
En dévorant sa douzaine d’huîtres il me parle de Sutherland et de
Zyllis-Gara. La dame de la table d'à côté tend l'oreille et Claude
force la voix pour qu'elle l'entente. Il glisse un mot sur sa femme
qui doit chanter Gilda au Met. La dame d'à côté ne tient plus et
entre dans la conversation. Elle aussi est cantatrice, polonaise de
surcroît. Après dîner elle nous entraîne jusqu'à son bateau pour
boire le champagne. Elle entonne a cappella d'air de
Manon
de Puccini. Je lui fredonne une mélodie que j'ai écrite sur un
texte leste de Rimbaud. Avec un intérêt joué dans l'ivresse, elle
donne son adresse afin que je lui envoie la partition. Je raccompagne
Claude; nous faisons un détour par les jardins qui longent la plage
devant le Majestic. Claude veut rester attendre la conquête. Nous
nous quittons sous les palmes en plastique des phœnix alignés sur
la promenade comme des ananas géants.
Les
pilotes sont en gréve à l'aéroport de Nice. Une moitié des
passagers, dont je suis, a pu embarquer à bord d'un avion Jordanien
affrété par la compagnie française. Le personnel nous souhaite la
bienvenue en arabe et en anglais. Les stewards font la prière dans
la travée centrale avant le décollage. Par réflexe quelques
voyageurs se signent. L'appareil fait un bruit de casserole et il n'y
a rien à boire.
Au
petit matin, le premier de l'an, Eric et moi avons quitté la fête
avant les embrassades, en piquant une bouteille de gin. Je ne sais
même plus comment j'avais atterri là. Je me souviens à peine de la
gueule de quelques branchés, crane rasé, collant noir, des chiottes
tapissés de photos de mecs en double page de Playgirl,
de la video de fist, de la salle de bains où un dealer trace des
rails de coke sur le rebord du bidet, où je retrouve Eric qui me
demande d'aller chercher du citron à la cuisine pour préparer son
shoot d'héro, de l'aiguille qui s'enfonce dans les veines saillantes
de son bras trop maigre garrotté d'un foulard, de la sensation de
nausée qui m'oblige à détourner les yeux.
On
traverse Paris à pied. Aucun taxi libre. Il fait froid. Les
passagers des voitures arrêtées aux feux rouges baissent leur vitre
pour souhaiter bonne année en klaxonnant à tout va. On leur répond
par des insultes.
Du
bas de l'immeuble, on aperçoit de la lumière sur la terrasse du
dixième. Transis, Patrick et Annette tapent le carton au milieu des
bouteilles vides:
-
Vous voulez jouer au poker ? demande Patrick comme un service.
-
Vous n'avez rien trouvé de mieux à faire un soir de
Saint-sylvestre? De toute façon je déteste le poker, c'est hors de
question.
Eric
me tire doucement par la manche dans le salon.
-
Pourquoi joue-l-il avec elle s'il se fait tellement chier?
-
C'est la folie chez elle en ce moment le poker. C'est comme ça
chaque fois qu'elle vient. Si on ne joue pas elle fait la gueule et
part fâchée. Pourtant elle perd tout le temps. Elle nous doit déjà
presque une brique à Patrick et à moi.
-
Vous jouez des haricots ?
-
Non, pas du tout, chaque fois qu'elle vient elle nous rembourse par
deux cents balles, ça paye le dîner. Et puis en attendant elle m'a
laissé son piano en dépôt. Viens voir!
Dans
les chambres occupées par Eric depuis quinze ans, j'ai toujours vu
des présentoirs de cartes postales reproduisant des toiles
surréalistes et des statuettes religieuses, le vieux phonographe à
pavillon noir, des masques en bande plâtrée, des appareils photos
cassés bradés aux puces, les débris des œuvres en cours,
actuellement des téléphones. Le premier de la série est enfermé
dans une cage de grillage vert où s'accrochent de petits anges en
bois doré, le deuxième a le cadran sur le ventre d'un culturiste en
plâtre, le troisième, couronné de roses en plastique et de
pampilles de cristal
n'avance
pas.
Dans
la pile de partitions, entre Lully et Haydn, je retrouve le cahier de
chansons de cet été, je m'assieds au piano, et nous braillons en
chœur Dolce Italia jusqu'à ce que les coups sous le
plancher se fassent insistants.
Tout
s'est tu dans l'appartement illuminé. Eric met le disque des
Leçons
de Ténèbres de Couperin. Une bouteille de whisky
et un litre de Perrier vide traînent sur la terrasse, renversés
dans les cartes que le vent éparpille.
-
Ils ont dû s'engueuler et partir boire ailleurs, commente Eric en
ouvrant la bouteille de gin.
Le
mélange d'alcools me retourne estomac, le son du clavecin devient
insupportable, une crise chaude succède aux frissons du shit, il me
semble que le fauteuil trop profond m'aspire par le fondement. Je me
lève. J'ouvre la porte-fenêtre de la terrasse, l'air glacé fait du
bien. Avec les jumelles de théâtre en écaille, j'observe les
dernières fenêtres éclairées : un sapin qui clignote, le reflet
bleu d'une télé. Je sens le souffle d'Eric dans mon cou :
-
Là-bas sur la gauche, il y a un exhib qui se branle tous les soirs à
la fenêtre.
Le
bâtiment qu'il désigne est plongé dans l'obscurité. Je pose les
jumelles. Il vide son verre.
-
Il y a quelque chose de nouveau que je ne j'ai pas montré...
Sans
surprise je le vois défaire la ceinture de son pantalon. Il est nu
en-dessous. à partir de la racine du sexe, un large tatouage bleu
sombre s'étale en larges volutes sur le pubis rasé.
-
Par qui tu l'as fait faire?
-
Je l'ai fait moi-même avec de l'encre et des épingles.
-
Il faut que je vois ça de plus près!
Je
m'accroupis près de la balustrade. Je retrace du doigt le dessin sur
sa peau. Je joue de la pointe de l'index avec sa queue qui se tend.
Son visage ne traduit ni surprise ni désir, il s'appuie un peu plus
au balcon et laisse ma bouche s'accrocher à son sexe. Il me caresse
doucement les cheveux de la main gauche. Je me débarrasse de mes
vêtements. Nous sommes nus tous les deux, il fait sans doute moins
de zéro; nous ne sentons pas le froid, tout Paris est à nos pieds
et nous regarde.
Il
me prend par la main et me conduit vers la chambre. Le couloir est en
pente, les murs penchent, le boum-boum dans ma tête me fatigue.
Nous
nous roulons dans le désordre du lit qui se défait, et je sombre
dans le sommeil pendant qu'il me suce.
Quand
l'envie de pisser me réveille, le froid soleil de l'année nouvelle
jette dans la chambre une lumière crue. Une main anonyme a rassemblé
nos vêtements sur un fauteuil du salon. Annette fait le café dans
la cuisine. Elle jette un Neil sur ma queue. Machinalement je me
cache, la sensation de mon ridicule me cloue sur place. Je rapporte
deux bols de café dans la chambre remplie des relents de poppers et
de gin.
Il
me vient tardivement une gêne curieuse de me trouver nu dans le lit
d'Eric; je remets mon caleçon.
-
Pas trop la gueule de bois?
-
Non, mais toi tu es tombé comme une masse.
-
Oui, je m'excuse !
-
Oh, ce que j'en dis... moi, je trouve ça plutôt rigolo.
-
C'est la deuxième fois qu'on dort ensemble: c'était pas vraiment
pareil que l'autre.
-
Je t'avais trouvé bizarrement sage à Cannes cette nuit-là.
-
C'est un peu inattendu après toutes ces années!
-
C'était bien hier soir.
Je
dis oui, le reste se bloque dans ma gorge; je découvre avec
effarement que je n'ai rien à ajouter à cette appréciation.
J'ai
décidé de retravailler à la rentrée de janvier parce que je ne
touche plus qu'un quart de mon salaire. Les premiers jours je
débranche le téléphone afin que l'administration ne puisse
m'atteindre que par télégramme : un jour de gagné est un jour de
gagné. L'idée m'agace qu'Eric puisse tenter de d'appeler et je
passe des heures à interroger stupidement du regard le combiné
silencieux sans parvenir à me décider à rétablir la ligne. Le
quatrième jour. le télégramme de menace arrive; on m'a trouvé un
remplacement dans une banlieue pourrie d'Orléans. Pour arriver à
huit heures au boulot, Je me lève entre quatre heures et quatre
heures trente. Je prends le premier métro à cinq heures quarante.
Il est rempli de travailleurs immigrés, en majorité des noirs qui
somnolent. Les seuls blancs portent des vestes de facteur ou des
mallettes de prof. Six heures cinq, le train gare d'Austerlitz, sept
heures quinze le bus à la gare routière, vingt minutes de trajet
dans l'atmosphère surchauffée qui rendort. Au dehors des étendues
de neige sale et encore vingt minutes de marche le long de la route
verglacée.
Les
collègues me rassurent d'emblée ; autrefois des balles de
6,65 pulvérisaient fréquemment les vitres de la salle des profs,
mais cette agitation malsaine n'est qu'un mauvais souvenir. C'est
devenu un collège comme les autres, juste quelques filles
séquestrées dans les toilettes et des apprentis qui arpentent les
couloirs armés de barres de fer. On m'a confié la classe des
débiles légers. Il faut leur parler de face car certains sont
sourds, d'autres quasi- aveugles prennent des notes en braille, la
plupart ne peuvent se déplacer sans béquilles. Les élèves dits
normaux se foutent de leur gueule et de la mienne.
Le
soir, épuisé, je ne vois pas le trajet, je dors. J'arrive à Paris
grogui, comme je embarquerai sur une autre planète. Je suis chez moi
pour le début du film; ensuite il me reste quatre à six heures de
sommeil avant le prochain train. Je ne vois pas le jour, je me
déplace dans la nuit polaire des grandes banlieues.
Après
une semaine de ce régime, les yeux cernés, jambes flageolantes,
prêt à succomber à la première angine, je suis sauvé par la gréve de la S.N.C.F. Le matin, un seul train fait le trajet. On ne
sait jamais très bien à quelle heure il part. La gare est déserte.
Même au buffet on ne se bouscule plus pour attraper au vol un
gobelet de lavasse. Les garçons causent avec le client. Le gros
binoclard qui pose L'Express devant moi répond à une
plaisanterie de son pote en me fixant, droit dans les yeux d’emblée
:
-
N'ont qu'à baiser des chèvres si y veulent pas attraper le sida !
Parfois
le train finit par partir. On se gèle dans les compartiments sans
chauffage. Un kilomètre après la gare on s'arrête au milieu des
voies. Les petits cadres impatients font les cent pas dans le
couloir. Les cheminots ont allumé des feux dans la neige pour
accompagner le lever du jour. Lentement ils finissant par dégager
les rails des barrages qu'ils ont construits. Quarante minutes plus
tard la machine s’ébranle à nouveau. En une semaine ; j'en
suis déjà au huitième volume de la Comédie Humaine.
Vers midi moins le quart le convoi atteint Les Aubrais, a peine une
gare, quatre quais perdus au large des voies de triage d'où
s'élèvent les fumées d'autres feux dans un ciel plombé que
n'agite plus la bise. C'est mercredi, dans un quart l'heure mon
emploi du temps se termine. Je téléphone au collège que je ne
serai jamais là à l'heure. Un train parti d'Irun la veille entre au
même moment en gare et me ramène à Paris.
Chaque
soir je suis rivé aux informations télévisées la grève est
reconduite. le conflit s'éternise. Je ne vais plus à la gare, je
rebranche le téléphone.
J'erre
à travers l'appartement. Dans mes deux pièces, même en tournant en
rond, on ne va jamais très loin. Je reconnais cette désagréable
agitation, le vide au ventre, l'impatience qui me revient dès que je
me crois engagé dans un épisode sentimental.
Affection.
irritation, vaste gâchis d'une vieille amitié.
Je
me réveille à l'aube : neuf heures. Il reste un ridicule petit
gramme de shit dans l'encrier. Je le fume avec le café. Je ne suis
pas raide. Jachère une bouteille de gin et de l'Oxydrine pour laver
la cuisine de fond en comble. Je passe la journée en. caleçon, les
bras dans la graisse accumulée depuis sept ans derrière la
cuisinière, sur les murs, au plafond, les mains rongées par la
lessive corrosive. le dos brisé par l'exploration des placards; mais
apaisé, corps las, esprit tranquille.
Nous
sommes dans l'un des vastes restaurants chinois de Belleville. Il est
tard dans l'après-midi mais le service est continu. Nous nous sommes
réveillés la tête lourde. La veille nous étions cinq à table,
Annette, Patrice, Eric et Arlette qu'ils hébergent le temps qu'elle
retrouve un appartement. Elle a débarqué avec quelques meubles
encombrants dont une hideuse commode en bois de rose, réplique de
style vaguement Louis XVI et une immense cage contenant un perroquet.
Arlette aussi est couverte de dettes. Elle continue malgré tout à
tirer des chèques sans provision sur diverses banques.
Elle
est brouillée avec ses enfants qui vivent en province. Elle échange
d'interminables lettres avec un prisonnier de Fresnes à qui elle
redoute d'envoyer sa photo. Toute la soirée Annette a discuta avec
le perroquet en bêtifiant. Nous l'avons imitée pour masquer notre
fou-rire; elle n'a pas eu d'air de se rendre compte qu'on se foutait
de sa gueule. Au hors-d’œuvre elle avait déjà sombré dans le
whisky.
Personne
ne peut plus feindre d'ignorer que j'ai passé la nuit avec Eric car
nous nous sommes retirés tôt, au début de la partie de poker. Nous
avons feuilleté un livre de photos contenant des portraits de
personnages au crâne rasé, curieusement androgynes, qui semblent
provenir d'un monde à peine humain. Eric a sorti de ses tiroirs des
pinces à batterie. Il me les a posées sur les seins pour que je
goûte la morsure des mâchoires de crocodile. Il raconte les avoir
longuement testées en les reliant à un fil électrique.
passé
la nuit
-
Les seins c'est supportable. Là où la décharge fait le plus mal
c'est dans les rouilles.
Je
les enlève, je bande, nous faisons vaguement d'amour.
Au
restaurant, je parle à Eric de ma collection de photos de cul, d'une
expo de tatouages où l'on voyait des mecs percés, anneaux aux seins
et Prince Albert. J'ai rapporté d'Amsterdam une revue où s'étalent
en gros plan des queues chargées de ce type de bijoux douloureux. J'
aperçois une lueur d'intérêt dans les yeux d'Eric :
-
Moi aussi j'ai longtemps gardé des photos de sexes transpercés par
des aiguilles, cloués sur des planchettes de liège. Quand J'ai
déménagé de Chartres, je les ai perdues. Je me demanderai toujours
si ma mère n'est pas tombée dessus. Elle a dû les jeter…
Ce
n'est pas la douleur qui me fascine mais la perte de l’intégrité
corporelle pour des raisons plus ou moins esthétiques, la beauté
rehaussai par la désagrégation physique.
Je
parle de cette autre revue hollandaise de fist-fucking, des bras aux
poils collés par la crème qui s'enfoncent poing fermé jusqu'au
coude dans des culs épates, déchirés, où l'anus n'est plus qu'un
gros bourrelet rose béant, l'inverse du geste de l'obstétricien qui
suggère un accouchement par le cul. qui me reporte à cet instant
entre tous haï, la naissance.
-
J'avais rencontré un chauffeur de taxi qui habitait à cent mètres
de chez toi, rue du Repos. Ses fenêtres donnaient sur le
Père-Lachaise. Il était moche, gros, presque chauve mais c'est son
cul qui m'intéressait. Sans qu'il prenne de poppers ni de drogues on
pouvait y enfoncer les deux mains jusqu'au poignet ou se branler à
l'intérieur de lui. Il avait un gode noir monstrueux, plus gros
qu'un cul de magnum de champagne sur lequel il s'asseyait sans la
moindre difficulté. Défilait chez lui un vrai petit harem de
lycéens en mal d'expérience qu'il ouvrait les uns après les autres
en les mettant en concurrence...
En
racontant les images défilent devant mes yeux, la braguette de mon
jean se tend. Eric qui s'en aperçoit passe la main sous la table,
vérifie et se moque de moi. Une chanson de Prince que Je ne connais
pas passe en sourdine à la radio.
-
Tiens, ça doit être un extrait du prochain album.
-
Pas du tout, répond Eric, c'est l'avant-dernier. On parie?
-
O.K. On parie quoi ?
-
Celui qui gagne encule l'autre.
Le
chinois d'à côté jette un regard surpris tandis que le sang me
monte aux oreilles. Eric rit :
-
Je trouve ça plutôt mignon de rougir encore de ce genre de choses.
Je
n'arrive pas à lui avouer que je ne peux pas me faire prendre, que
la douleur me semble par avance intolérable parce que je n'en ai pas
le désir et que je ne suis pas amoureux.
Les
vacances de février touchent à leur fin. La panique me gagne. Les
trains circulent à nouveau. Après deux jours d'angoisse où je suis
resté couché volets fermés, je sais que je ne pourrais plus faire
les trajets quotidiens. L'aventure avec Eric me sert de prétexte à
me convaincre d'aller mendier un arrêt chez le médecin.
Le
cabinet de Françoise, mon médecin est au rez-de-chaussée, en face
de la loge du concierge. La salle d'attente donne sur la rue Lhomond
par une sorte de vitrine en verre dépoli. A l'intérieur tout est
blanc, sauf le rideau qui représente des oiseaux chinois s'envolant
vers la lune. Deux éventails ouverts au milieu des plantes vertes
qui agonisent constituent la seule décoration. La table basse en
rotin est couverte de revues espagnoles, de Holà à Mundo
Obrero. Au dos de l'une d'elles j'ai trouvé un poème de Lorca
que je m'efforce d'apprendre par cœur pour tromper l'attente.
Apprendre
l'Espagnol, c'était l'idée tordue de cet hiver, dans l'illusion que
j'irai bientôt à Barcelone. Mais je sais que je ne partirai nulle
part; je n'aime pas les voyages. Il me suffit de connaître Gaudi par
les livres l'art et le Barrio Chino par le Guide
du Routard. J'avais pourtant pris le billet de train et des
travellers en pesetas. Je n'ai jamais pu décider de la date du
départ. Alors j'ai changé les travellers et revendu le billet. J'ai
perdu cinq cents francs pour voyager dans ma tête.
Françoise
demande si je continue mon analyse. Je lut avoue que J'ai rompu une
fois de plus. Elle fait semblant de se mettre en colère:
-
C'est ça que tu veux ? prendre des médicaments
toute ta vie? Tu ne grandiras
jamais ?
Tu
ne te
prendras Jamais en charge!
Grandir,
je ne veux pas. Guérir?
Je ne suis pas malade, on ne guérit pas de soi-même.
En
sortant du cabinet j'ai un arrêt de travail et un régime en prime.
J'ai beaucoup grossi ces derniers temps. Pour ravaler mes
contrariétés je tentais le suicide par ingestion de graisses, de
sucre et d'alcool. J'espérais confusément mourir d’étouffement.
C'est
jour de marcha rue Mouffetard. Dans la perpendiculaire se trouvent un
magasin de pâtes fraîches et un boulanger dont Je raffole. Le
régime commencera demain. Ou un autre jour. Je n'ai personne à qui
plaire.
Le
soulagement que me procure l'oisiveté est de courte durée.
Je
ne m'intéresse à rien. Un vertige me maintient couché. Je fume
pétard sur pétard, la nuit surtout. Allongé devant la Cinq,
mi-conscient, mi-somnolent, je regarde défiler en boucle les vieux
téléfilms policiers des années soixante.
Je
reçois une lettre de Claude qui se plaint de ne pas avoir de
nouvelles. Il étudie la proposition d'une firme américaine qui lui
permettrait de retourner aux U.S.A. Dans ce qu'il écrit une phrase
me frappe : « J'en ai marre de végéter à
l’européenne ». Mon inertie méditative m'empêche de lui
répondre. De toute façon il va quitter la France. Je ne le verrai
plus.
Eric
est venu dîner pour échapper à Patrick et Arlette qu'il ne
supporte plus.
-
Patrick me pousse dans tes bras. Il dit que nous devrions habiter
ensemble.
-
Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Ça ne tiendrait pas
quinze jours.
-
Je ne crois pas non plus. Fucus n'aimons pas les mêmes choses.
-
C'est la jalousie qui le fait parler.
-
Je crois qu'il aimerait vivre seul. Moi pas.
-
Patrick a toujours cru, comme Gary, que c'est moi qui te
dévergondais: alors que c'est exactement le contraire. Tu es mon
mauvais génie.
Eric
rigole.
-
Tu te souviens du jour, au collège, où tu m'as balancé un cartable
sur la tête du troisième étage?
-
Oui, c'était pas moi qui avais eu l'idée, mats je visais bien. T'es
tombé raide, on a cru qu'on t'avait tué.
-
Pendant deux semaines j'ai eu mal au crâne, et des éblouissements
continus. Je devais aimer ça dont, cette espèce de raideur
permanente.
-
Tu te souviens de Berthier, le prof l'histoire ?
-
J'ai toujours eu horreur de l'histoire.
-
Après chaque contrôle, il disait: « Frédéric, il nage la
brasse coulée. Il ne s'enfoncera jamais vraiment. Au dernier moment
il émerge. il sort la tête de l'eau pour respirer, puis il
replonge. Il n'y a pas à s'en faire pour lui, il ne se noiera jamais
pour de bon. »
Nous
sommes nus sur le lit. Entre nous pas de désir, deux gamins qui
s'amusent à se jeter des oreillers à la tête.
-
Je vais te montrer autre chose. Tu as une épingle ? Entre deux
doigts il se pince la peau au-dessus des côtes et appuie de l'index
sur la tête de l'épingle. La pointe pénètre sous la peau et en
ressort un centimètre plus loin comme une marque de couturière sur
un costume bâti pour l'essayage.
-
Çà
ne fait pas mal: tu vas voir!
Il
talonne, cherche sur mon ventre l'emplacement où
la peau est assez mince, dit ''voilà'' d'un ton enjoué
et enfonce l'épingle
avec une précision de fakir. Je m'étonne
de ne sentir presque rien, moins qu'une
piqûre
d'insectes. Çà
ne saigne même pas. Je regarde avec amusement cette drôle de
décoration.
-
Je me souviens d'un mec que j'avais trouvé au sauna. Il se balançait
dans le sling accroché au plafond de la cabine en sirotant un
whisky. Il était complètement beurré et se laissait toucher par
tout le monde. Il portait une épingle à nourrice planage en travers
du téton droit et il poussait des rugissements de douleur et de
satisfaction dès qu'on posait le doigt dessus.
-
Oui, c'est plus douloureux à cet endroit. L'alcool, ça aide, ça
anesthésie. Vaut mieux pas avoir trop fumé pour ce genre de truc.
Il
prend l'épingle que j'ai déposée sur la table de nuit, se
chatouille le sein pour le faire bander, le pince fort entre ses
doigts et l'introduit l'usinage avec une légère grimace.
Le
lendemain il fait beau, nous jouons les touristes dans Paris.
Nous
visitons le musée d'Orsay, nous sourions devant les étranges poses
pseudo-grecques de Nijinsky filmé dans L'Après-Midi d'un Faune.
Nous faisons la course dans l'escalier interminable de la Tour
Eiffel. Hors d'haleine nous nous penchons au bord de la rambarde. Il
fait froid. nous nous séparons sur le parvis du Trocadero.
Je
téléphone plus souvent, je deviens insistant, gênant peut-être.
Patrick se fait un plaisir de me signaler qu'Eric n'est pas rentré,
qu'il a filé la veille chez un mec contacté par minitel. Je prends
pour de la jalousie l'agacement que l'éprouve, cette blessure
d'orgueil de me découvrir si peu important dans la vie d'Eric. Je
fais des efforts pour me convaincre que je suis tout de même un peu
amoureux, en vain. Mes mains divaguent sur le piano, je note les
premières mesures d'une chanson dont le refrain dit 'Il
n'y a vraiment rien à faire.
Je
la lui chante lorsqu'il me rend visite. Il dit ressentir pour la
première fois de l'émotion à l’écoute d'une de mes chansons,
demande qui est censé parler dans ce texte qu'il pourrait aussi bien
avoir écrit, repère:
-
Oui, c'est exactement ça, il n'y a vraiment rien à faire…
-
…
-
Je croyais que ça nous rapprocherait de coucher ensemble, que je
pourrais enfin raconter à quelqu'un ce que je vis et dont j'ai honte
devant les autres. Je m'en fous que ça te fasse bander. Ce que Je
voulais c'était avant tout en parler. Je n'aime pas le sexe, et ce
que je fais avec les autres, de parfaits inconnus, je ne peux pas le
partager avec toi.
-
Je sais, il vaut mieux qu'on arrête de se voir quelques temps.
Pourtant
nous nous retrouvons au lit à mimer une dernière fois les gestes de
d'amour.
Le
matin, au réveil, je sens qu'Eric bande contre mon dos. Je me frotte
à lui sans le regarder. Couché sur le ventre je le laisse s'introduire en moi. Il me chevauche quelques instants. Je geins :
-
Tu me fais mal.
Il
se retire, s'étire, baille :
-
Si je te fais mal, c'est pas la peine…
Fin
avril, les narcisses et les tulipes jaillissent de terre. Tout un
banc de giroflées sauvages est apparu fond du jardin.
Ma
grand-mère fait une phlébite et doit rester couchée, ce qui est
pour elle la pire des punitions.
Le
jour de mon arrivée - comme habitude je n'avais pas prévenu - elle
attendait avec impatience le passage du pharmacien qui avait accepté
de lui porter ses médicaments à domicile. J'avais à peine posé
mon sac qu'il sonnait au portail. Je l'avais toujours trouvé pas
net, le pharmacien, un grand brun sec avec une voix de basse, mais
j'avais renoncé à creuser le problème. Et voilà que je le tenais
là sous la main, et qu'il me roulait des yeux de braise comme s'il
n'avait jamais rien vu de plus désirable que moi. Depuis des mois
j'étais resté chaste, et là promesse d'un gibier facile (après
tout c'était la faute au hasard) m'excitait singulièrement. Je
n'allais pas le laisser repartir comme ça, je me suis lancé dans
une visite en règle de la maison. Comme il aimait la peinture, je
lui ai montra les tableaux de ma mère. Il a dit:
-
C'est bien de coutoyer les artistes. Moi aussi à ma manière je suis
artiste à mes heures.
-
Dans quelle branche? t
-
Le spectacle.
Là,
un silence, puis:
-
Je fais des spectacles de travestis.
J'ai
essayé de l'imaginer avec une perruque blonde et un fourreau noir à
la Rita Hayworth. Avec ses ombres de barbe dure et son gros nez à
bout rond, le fou-rire était garanti. Une fois la confidence
crachée, il est devenu tout de suite très entreprenant. Sa main se
baladait dans mon dos comme aimantée par mon cul. J'aurais dû tout
de suite le foutre à la porte mais j'étais en manque et je l'ai
invité à rester dîner. A table il continuait à me dévorer des
yeux en me faisant du pied. Ma grand-mère ne pouvait pas ne pas le
remarquer, d'autant plus que je devenais écarlate à la première
phrase à double sens. Pas froid aux yeux, le mec ! il voulait déjà
coucher là, dans ma chambre de gosse, où je n'avais jamais ramené
personne. Comme je refusais, il m'a proposé de sortir. Pour ma
première soirée avec ma grand-mère malade, je l'ai laissée toute
seule. Elle feignait d'être ravie que je me sois fait un ami et
m'encourageait à l'accompagner. J'avais honte, mais il fallait que
je me le fasse ; ça devenait un besoin urgent et même le ridicule
ne pouvait plus n'en empêcher.
Dès
qu'on s'est retrouvés assis dans sa guimbarde il m'a roulé une
pelle. La commère d'à côté promenait son chien au même moment ;
c'en était fini de ma réputation de petit garçon modèle.
Dans
le parking de son immeuble sur les hauts de Cimiez il m'a demandé à
l'oreille si je me faisais prendre. Je suis resté le plus évasif
possible. Il répétait tout le temps:
-
Ce que j'ai envie de t'enculer !
Il
me collait dans l'ascenseur ? Quand on est arrivé chez lui ;
il y avait un mec en T-shirt marin devant la télé. Ils ont commence
à s'engueuler. Son mec, Mario, avait l'accent de Toulon et les bras
couverts de tatouages. Il lui a dit :
-
Ça fait rien, vous avez qu'à baiser là, je regarderai pas.
Le
studio était minuscule avec un lit en mezzanine. J'ai tout de suite
senti que la soirée tournait à la galère. J'ai refusé. On a
repris la voiture.
-
Mais je te dis que c'est pas mon mec, insistait le pharmacien. C'est
un copain que je dépanne parce qu'il sort de prison.
On
s'est arrêtés le long de la corniche dans un coin sombre. Je
n'était pas très chaud, des voitures passaient sans cesse, leurs
phares balayaient son visage. La litanie a recommence:
-
Dommage qu'on soit pas dans un lit, J'aurais tellement voulu te
baiser!
Il
a ouvert sa braguette et m'a collé sous le nez une queue énorme, un
gourdin monstrueux. J'ai béni la prudence qui m'avait retenu de lui
promettre quoi que ce soit et je l'ai sucé en bavant et en
m'étranglant parce que j'avais du mal à le tenir tout entier entre
mes lèvres. Il se poussait comme une brute dans le fond de na gorge
pendant que je me branlais avec résignation. Tout à coup, sans
crier gare, il a ouvert les vannes et le goût âcre du sperme m'a
envahi la bouche. Je me suis retiré précipitamment, j'ai craché
par terre son foutre sur le tapis de sol en lui disant sèchement
qu'il aurait pu prévenir. Il a répondu :
-
T' inquiète pas, j'ai pas le sida.
Avant
de me ramener il a voulu me payer un verre et j'ai accepté en me
disant qu'il valait mieux rentrer bourré de cette façon-là que de
l'autre. Il m'a emmena dans une sorte de piano-bar hétéro où
braillait une chanteuse décatie. Entre chaque gorgée de son
cocktail il voulait m'embrasser au grand amusement des couples qui
nous faisaient face. Il me susurrait des conneries à l'oreille,
qu'il m'aurait bien emmené dans les chiottes pour que je lui taille
une autre pipe. Je n'avais pas joui, mais tout ça me dégoûtait de
plus en plus. Je lui ai dit que je rentrais. Il a voulu repasser chez
lui au cas où Mario aurait déguerpi entre temps. En chemin on a
fait un détour par les abords du square d'Alsace-Lorraine où ça
drague de nuit. Mario, qui, de dépit, c'était rabattu sur une
éventuelle rencontre dans les parages, s'est jeté sur la voiture.
L'autre a continué à d'agresser :
-
Alors, t'en venu faire une passe ? Tu lui a pris combien?
Je
savais plus où me foutre. Mario est finalement monté dans la
voiture pour qu'il le ramène et l'engueulade a continué entre les
propositions de baise à trois. Le toulonnais maugréait sur la
banquette arrière qu'il était juste bon à se faite enculer et
qu'on le jetait après. J'avais plus envie de rien, sauf de rentrer,
de dormir, d'oublier tout ça.
Le
lendemain, il a fallu que je retourne à la pharmacie chercher le
complément des médicaments. Ça a été une épreuve ; devant les
laborantins, il m'appelait « mon chéri », demandait
quand on se revoyait. J'ai dit « jamais ! » et je me
suis cassé.
Quand
ma grand-mère me demande de ses nouvelles, j'élude la question. Je
crois qu'elle a compris et elle n'en parle plus.
Tous
les deux jours, je vais faire les courses avec le car à Beaulieu,
muni de mon grand sac de voyage. Les volets de l'appartement de Claude
restent obstinément fermés. Je ne pourrai même pas lui raconter la
soirée d'horreur avec le pharmacien.
Depuis
peu j'ai décidé de nouveau que la peinture était ma seule
vocation. Je descends dans la ville avec mon pliant de pêcheur.
Parfois un touriste m'achète un dessin à peine achevé. Je continue
à vivre des indemnités de l'Etat. Françoise reconduit mon arrêt
tous les mois, menace de ne plus le faire si je ne reprends pas
contact avec le psy. J'ai promis d'y retourner à mon retour à
Paris.
Eric
m'appelle à Villefranche pour me signaler qu'il est à Cannes chez
Orna. Je suis content de l'entendre. L'embarras que nous éprouvions
quelques mois plutôt s'est dissipé. Eric a cherché du travail pour
quitter l'appartement de son cousin. La nuit, pour huit mille francs
par mois, il écoutait la radio des pompiers et transmettait les
messages aux différentes unités. Pour s'occuper dans les blancs il
a enfin entrepris l'étude du japonais. Après trois semaines de
maladie il a obtenu de se faire licencier. Quelqu'un renvoie pour lui
les cartes de pointage à I'A.N. P. E.
Avec
l'argent du chômage il a décidé de d'offrir une virée sur la
côte; il ne compte pas être convoqué avant plusieurs semaines. De
temps à autre il accompagne Orna sur les marchés où elle tente
toujours de fourguer ses lots de chaussettes défectueuses. Ce
jour-là, très tôt, ils ont acheta au M.I.N. de Nice des cartons de
muguet. Eric est allé en vendre sur le port de Cannes. Il y a des
marins américains en ville.
-
J'essayais de leur expliquer la coutume, que ça portait bonheur,
tout ça... qu'on en offrait à sa petite amie. Un des trois me dit
qu'il en n'avait pas. Je réponds « pour ton copain »
alors. Il a froncé le sourcil. Je lui en ai donné un brin en lui
disant que je le trouvais mignon. Les deux autres se sont marré et
j'ai failli me prendre un pain dans la tronche, mais ils l'ont retenu
à temps. Deux heures plus tard, un des trois, le plus moche
malheureusement,. est venu tourner autour de moi. On a rendez-vous
demain. Tu veux venir ?
Eric
vient me chercher à la gare de Golfe-Juan dans la 4L bleue d'Orna.
Le berger allemand aboie quand nous passons la grille. Le père Baldi
nettoie son fusil au bout de allée de graviers et nous jette un
regard meurtrier.
-
L'atmosphère est intenable. Orna leur doit deux mois de loyer
qu'elle ne veut pas payer. Elle les menace de les dénoncer aux flics
parce qu'ils louent au noir, sans contrat. Si le garagiste n'avait
pas une faiblesse pour elle, ça se serait déjà terminé par des
coups de feu.
Les
meubles de jardin ont été revendus. Les fleurs qu'on avait piquées
dans les jardins de Cannes n'ont pas résisté à l'hiver.
A
la nuit tombée on s'achemine vers le café du centre où est
fixé le rendez-vous. La terrasse donne sur le square aux dealers.
Eric me désigne au loin le marin qui s'avance dans son velours à
côtes trop étroit. Je reconnais Jeff. Il paraît assez
désagréablement surpris de me voir. Il porte à la boutonnière le
brin de muguet qui se dessèche. Je lui demande s'il a des nouvelles
de Claude. Il hésite un moment, cherche son carnet et me donne son
adresse à Seattle. nous passons deux heures à discuter devant des
demis. Jeff montre des photos de sa femme et de ses gosses. Je décide
de rentrer, Jeff, je connais déjà. En les abandonnant devant la
gare, je dis à Eric :
-
Mets-lui en plein le cul au petit père de famille : il adore
ça !
-
Malgré la fraîcheur de la nuit, j'ai laissé le vasistas de ma
chambre ouvert pour que la fumée de mon joint n'envahisse pas la
pièce. Dans la vitre se reflètent, à l'envers les lumières du
quai Courbet et de la ville basse. La radio diffuse de la musique
religieuse; il est minuit passé, c'est déjà dimanche.
Ici
lorsque j'avais adolescent, j'ai tellement rêvé d'amours partagées
que je déguisais en amitiés exclusives. Je leur écrivais des
lettres saignantes, à l'encre rouge.
Lorsque
j'éteins la lumière. il me semble que leurs fantômes blanchâtres
continuent à habiter ce lieu, qu'ils me regardent dans l'obscurité
avec leurs grands yeux de bêtes fauves.
Je
descends d'escalier de bois qui craque. Ma grand-mère dort.
La
voix de Macha en sourdine grésille sur son transistor. Je lui retire
des mains le journal d'avant-hier sur lequel elle s'est endormie,
j'éteins la lampe de chevet. Le chat, roulé en boule sur son ventre
dresse une oreille et me dévisage comme un intrus. Je remonte la
bouteille de gin que j'avais cachée dans la salle de bain.
Cher
Claude,
Je
souffre de ne pouvoir t'appeler. Je me souviens de cet été d'il y a
sept ans où je fonçais sur ma mob pour te retrouver, de l'air de
fête qu'avaient les palmiers chargés d'ampoules dans les jardins du
casino, de Rossini, de Vivaldi, de Haëndel. Il me semble qu'avec toi
c'est tout un pan de ma vie qui s'est en allé comme repartent les
bateaux ancrés dans la baie de Villefranche.
L'Amérique
pourtant n'est pas si loin puisque c'est Jeff, rencontré à Cannes,
qui m'a donné ton adresse. Mais je suis promis aux courses brèves,
aux cars et aux trains de banlieue.
Le
piège s'est referma sur moi. Je ne sais rien faire. Je continue à
peindre des natures mortes, still life, je me suis enfermé dans la
vie silencieuse ; autrefois il m'arrivait de rêver que je perdais la
parole. Je croyais qu'on me comprendrait mieux si je devenais muet,
qu'on me forcerait moins à faire ce que je redoute. Alors je suis
devenu infirme dans la tête, j'ai échangé ma vie contre un
cauchemar d'alcoolique (ça rime avec colique, avec mélancolique, ça
rime à rien.)
Le
tapis de ma chambre est couvert de papiers déchirés. C'est presque
l'aube. Un vent de printemps m'apporte l'odeur de la mer. Cette
lettre, comme toutes les phrases qui m'échappent, dormira dans mon
tiroir aux secrets, fermé à double tour.
Paris,
début Juin : je reçois des lettres de menace des assistantes
sociales et des médecins de l'administration. Afin de paraître en
règle, vraiment incapable, un peu dangereux, voire fou, je retourne
chez l'analyste.
Il
dit « asseyez-vous » et aussitôt la paralysie me gagne.
Je n'ai rien à lui dire; à ce moment-là, tout me paraît
indiffèrent, tout est également inutile.
-
Vous savez bien que c'est devant votre silence que tout le monde
s'est cassé la tête... ou la gueule, si je puis dire.
-
…
-
Vous êtes venu avec le seul compagnon qui vous soit toujours resté
fidèle .
-
Je ne vois pas.
-
Il n'y a peut-être rien à voir.
-
Quel compagnon ?
-
Mais, le silence, bien sûr!
-
...
-
Quand voulez-vous venir ?
Je le laisse fixer le rendez-vous suivant. Je lui tends les trois
billets de cent francs. Dans l'escalier, je regarde ma montre. La
séance a duré moins de cinq minutes et je lui en suis
reconnaissant. Un soulagement inattendu descend sur moi comme la
grâce quand je repasse la porte de son immeuble.
Les
abords des jardins se repeuplent la nuit. L'été vient. Je saute les
grilles des Batignolles. Un garçon me suit. Lorsqu'il me rejoint je
me branle déjà caché dans un bosquet. Sa main se pose
immédiatement sur mon cul, ses doigts me font mal quand il les
enfonce en moi. Je m'empale sur sa queue comme sur le couteau du
meurtrier. Sans se préoccuper de mes gloussements, il me baise avec
violence. Son souffle dans mon cou sent l'alcool, il est ivre. Je
tends le cul vers lui. Je réclame la douleur comme un enfant la
consolation. Il jouit sur mon dos en hurlant comme un loup. A plat
ventre, face contre terre, j'entends le bruit de son ceinturon qu'il
rebouche, puis ses pas qui s'éloignent.
Nous
n'avons pas échangé un seul mot et je n'ai même pas regardé son
visage.
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