jeudi 7 septembre 2017

Le bleu Navire

Ce texte, qui ne correspond pas au projet original du blog, ne trouve sa place ici que parce qu'il est le premier des Trois contes scabreux dont les deux autres volets sont Exercice de Survie (2) et La dernière Extrémité.

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LE BLEU NAVIRE



Lorsque Sebastiano Cassiodoro racheta le fond de commerce du Bleu Navire, il crut tenir le projet qui lui apporterait le bonheur et y vit le couronnement de ses efforts. Il allait avoir quarante ans et sa carrièree d'alors touchait à sa fin.

Sebastiano Cassiodoro était né en Calabre dans une famille nombreuse et qui marchait pieds nus. Second mâle de la mai on après le père, il avait eu l'habitude d'être servi par ses sœurs, et, moins naïf que les paysans de cette terre sèche et caillouteuse, il avait toujours su que la fortune l'attendait ailleurs, en France, au pays de d'argent facile.
L'année de ses seize ans, son village fut inondé, la Croix-rouge plaça ses sœurs dans un orphelinat religieux, à Rome, et Sebastiano sut saisir cette occasion de s'enfuir. Il fit la route à pied et sans bagage, parvint à franchir la frontière quelque part dans les montagnes au-dessus de Garavan, par un chemin que pratiquaient encore les contrebandiers. Là, il se présenta dans quelques entreprises familiales peu regardantes quant à la situation légale des travailleurs étrangers, comme maçon, car il avait appris que c'était ainsi qu'on faisait fortune de l'autre côté des Alpes. Il ne connais-sait que trois mots de français ; bonjour, merci! et je l'aime, et le peu qu'il savait lui suffit à se débrouiller.
On construisait beaucoup sur la côte à cette époque - l'imdiate après-guerre - et quoique le travail ne manquât pas, Sebastiano fut assez rusé pour comprendre qu'il ne gagnerait jamais les sommes nécessaires à son entretien tant qu'il resterait sous les ordres d'un patron.
Or un de ses pays calabrais, qui trouvait plus lucratif de faire le jardinier l'amena chez une veuve belge qui désespérait de trouver un ouvrier susceptible de remonter dans son jardin en espaliers les murets de pierres sèches qui délimitaient les terrasses et qu'on prétendait tout bonnement lui cimenter. Mais la dame en question avait l'amour des belles choses et du travail artisanal. Aussi Sebastiano fut-il accueilli chez elle avec la plus grande bienveillance.

Bien que la veuve Van der Meulen portât le nom d'un grand peintre, un artiste, même obligeant, n'aurait pu tirer d'elle qu'un médiocre portrait. Elle avouait quarante-cinq ans car elle venait de passer la soixantaine. Sa complexion, autrefois laiteuse, s’irisait de taches rouges où courraient des capillaires éclatés. Sa chevelure aux racines blanches sous le henné trop rouge se disséminait et ne cachait plus le cuir chevelu; elle se refusait à porter perruche, non par amour du naturel mais dans la crainte de perdre les derniers fils d'or de sa défunte crinière, devenus cassants h force de décolorations. Elle s'était extraordinairement foutée, ses épaules où encastrait un cou goitreux remontaient en un début de bosse, et son dos fripé qu'elle s'obstinait à produire dans des maillots de jeune fille et des robes échancrées jusqu'aux lombes smaillait de loupes en pois-chiches, parfois un peu velues. Avesc cela, deux grands yeux bêtes et bleus de bovidé paisible encadrant un nez proéminent dont toute la silhouette cassée avait imité le profil concave.

Il fallait concéder que cette femme avait eu du malheur comme le soulignaient en privé ses rares amies après s'être gaussées de ses ridicules.

A vingt ans sa famille l'avait mariée à un agent de change dont le portefeuille continuait à lui assurer une vie oisive ; mais l'homme ne valait que ce qu'il avait en poche. Aussi jalousement irascible mais aussi mal pourvu qu'un enfant, il était demeuré impuissant à consommer le mariage.

A trente ans, à la suite d'une maladresse mal débrouillée, elle était tombée d'une échelle en cueillant les cerises et s'en allait depuis criant à tous vents que la trépanation qu'elle avait subie la condamnait à l'usage à vie des barbituriques, propos qui la faisaient invariablement passer pour folle auprès du coiffeur et du marchand de légumes, ses confidents favoris.

A quarante ans, en pénétrant dans la salle de bain de son appartement de Bruxelles, elle s'était vue brusquement libérée du mari-fantôme qu'elle avait trouvé gisant dans une mare de sang et de cervelle à côté de sa carabine.

A cinquante ans, elle avait acheté cette maison qui dominait la baie de Beaulieu au lieu-dit la Petite Afrique, espérant y recommencer une existence déjà fort entamée par l'absence d'affection durable. Elle s'était alors prise de passion pour les chiens et ne déplaçait plus désormais qu'escortée de deux dalmatiens idiots pour lesquels elle se ruinait en séances de dressage inutiles. Sa seule véritable distraction restait ses jardiniers. Elle les remplaçait au gré de sa mauvaise humeur plus que de sa fantaisie ; parce qu'ils avaient volé des tomates, une salade, parce qu'ils n'aimaient pas les chiens ou que les chiens ne les aimaient pas. Le calabrais, que sa méconnaissance de la langue mettait à l'abri des impairs se trouvait à demeure depuis plus de deux mois, un record, lorsqu'il présenta Sebastiano: - Mais c'est un gamin! s »exclama madame Van der Meulen.
- Non, Je suis fort, je suis bon au travail, baragouina Cassiodoro.
Et 11 montra ses muscles en relevant les manches de ses haillons. Le point de. vue de la veuve se modifia un peu.


C'était la fin du printemps ou le début de l'été - on ne sait jamais très bien dans ce pays-là- le soleil tapait dur. Toute l'après-midi, Sebastiano resta penché sur le muret ? D'abord il tomba la veste. La sueur rendait ses muscles luisants comme ceux d'un athlète huilé pour la compétition. Vers cinq heures, madame Van der Meulen lui porta à boire. Il s'assit à califourchon sur le dos d'âne, une jambe pendant dans le vide. Les coutures de son short étroit commençaient à craquer sur les côtés et la peau dessous était aussi brune que ses épaules tachées de son. Il avait le regard clignotant du chat qui se prélasse au soleil. Ses yeux à elle s'étaient fixés ailleurs. Il n'en paraissait pas gêné le moins du monde, lançant des œillades interrogatrices à la veuve étonnée.

Dans la nuit, les chiens en jouant mirent à bas son travail du jour, et le muret devint la tapisserie de Pénélope. Seul le salaire de l'employé augmenta à chaque reconstruction. Quand le prétexte lui parut éculé, la veuve en trouva d'autres. Pour le faire progresser dans l'apprentissage de la langue, elle l'engagea à parler. Sebastiano jugea qu'il lui serait sans doute plus profitable de réinventer son enfance : il raconta le père qui le battait au sang, un frère indigne contre lequel il avait protégé ses sœurs, et comment il avait été attelé à la charrue à la mort du cheval, raison alléguée de sa fuite. Où vivait-il ? un peu partout, sur les chantiers, dans un coin de garage chez un compatriote où il avait la chance de se laver au tuyau d'arrosage. L'avarice habituelle de la veuve céda devant l'émotion. Il y avait, au rez-de-chaussée de sa villa un petit studio inoccupé qui avait servi de logement au gardien du temps du précédent propriétaire. Il y trouverait un lit et une vraie douche. Comme elle jugeait peu moral, vis-à-vis de l'entourage de l'entretenir à rien faire, elle renvoya le jardinier et lui offrit la place. Elle ne s’irritait plus quand il arracha les iris par touffes ou taillait les rosiers au plein cœur de l'été, et Sebastiano lui-même du haut de ses seize ans joua l'indifférence et l'innocence avec brio, courtisant les chiens avec le sucre qui ne quittait jamais ses poches, et leur maîtresse avec d'autres friandises.

Jusqu'à son arrivée, par paresse, madame Van der Meulen ne mangeait qu'une pomme chaque midi et partageait le soir le seul plat qu'elle daignât cuisiner, la soupe des chiens, à laquelle elle ajoutait pour les animaux les épluchures de sa pomme de midi, un vétérinaire lui ayant fait croire que ces déchets rendaient la vue meilleure. Pour elle, Sebastiano s'improvisa cuisinier. Il y gagna un peu d'embonpoint et la reconnaissance du ventre.

Bientôt, on le vit sur la plage, bronzer entre les dalmatiens, et dans l'eau faire le maître-nageur alors qu'en bon paysan des terres inrieures, il ignorait à peu près tout des rudiments de ce sport.

On le vit en chauffeur, coiffé, faute de mieux, d'une casquette de marine achetée sur le port. Revêtu d'un costume trop grand du défunt mari, on le remarqua chaque dimanche à midi aux tables des palaces, et il sut tout de suite traiter les maîtres d'outil avec insolence et sourire aux regards de convoitise des dames de la bonne société.

Car la veuve qui manquait d'amis frayait parfois avec de vagues connaissances, et force voisines se rappelèrent avec plus d'empressement à son souvenir dès qu'on sut qu'elle tenait un maçon à demeure. Au début on le fit vraiment travailler, mais comnue il était méritant l'importance des travaux exigea vite qu'il couche sur le chantier. Ces dames ne staient jusqu'alors livré compétition que dans le domaine des excentricités ; l'une d'elle n'avait-elle pas dépensé des fortunes pour un singe exotique qu'elle avait fait griller en l'attachant au radiateur sensé le protéger du froid, et un lion étique qui succomba en cage à la dépression après qu'elle eût voulu le rendre végétarien ? Par ennui, pour leur nouveau jouet e11es se lancèrent à corps perdu dans un concours de générosité.
Sébastiano se montra d'une égale prévenance envers chacune : il était jeune, il pouvait fournir, et il devinait que les bénéfices immédiats, médiocres encore, représentaient une avance sur l'avenir.


Le vendredi soir, empruntant la voiture la plus tape-à-l’œil qu'il pût trouver, il descendait à Nice et retrouvait ses compatriotes dans un bar pouilleux de La Madeleine où il jouait sans vergogne à la scopa et au billard des sommes qui auraient suffit à entretenir pendant une semaine toute une famille de siciliens. On murmurait bien un peu dans son dos, mais il n'était pas fier, ou plutôt il recevait comme un hommage les plaisanteries destinées à lui faire honte jusqu'au surnom de « Cazzo d'oro » qui flattait son orgueil de mâle
Ses amis lui répétaient en vain que l'homme n'est pas fait pour le travail, même un emploi comme le sien, qu'il lui fallait se trouver une petite femme de son âge qui l'entretiendrait honnêtement en faisant des ménages. On lui proposait même de faire venir des cousines tout exprès du pays ; de vraies jeunes filles qui n'avaient jamais vu le loup. Il préféra rapatrier ses deux sœurs ? Grand seigneur, il les logea dans un taudis de location, rue Cassini, qu'il appelait son chez-lui, où on le vit fort peu.

Il était logé, blanchi, nourri à une bonne douzaine d'adresses et sollicité constamment par une vingtaine de nouvelles clientes d'âge varié tous les mois. Les mauvaises langues prétendirent même qu'il ne négligeait pas quelques vieillards célibataires, pour des émoluments plus conséquents. Quant à celles qui n'avaient pas de fortune, les bonnes, les poissonnières, les crémières du Vieux-Nice qu'il courtisait pour son plaisir, il avait eu la tentation de se laisser vivre de leurs charmes, mais un inspecteur corse lui avait révélé qu'en France, il est fatal aux étrangers de se placer en marge des lois, si absurdes qu'on les juge… De toute façon Sebastiano préférait payer de sa personne.
Prudent, il ouvrit un compte dans une banque privée où il laissa blanchir l'argent gagné au noir. Conscient que sa splendeur ne serait pas éternelle, il économisa durant les années fastes, en prévision du jour il serait contraint de passer du statut d'employé à celui d'employeur.


Durant les décades qui suivirent! Sebastiano put constater le bien-fondé de ses précautions. L'abondance de riches nourritures et l'oisive l’empâtèrent. Il hérita de la bière un début estomac, un petit ventre rond sur lequel les vieilles dames pleuraient de tendresse comme elles se réjouissaient de voir disparaître le chasseur en leurs chats domestiques devenus paresseux.

Si la vénalité a la réputation tenace d'être le fait de profiteurs égoïstes et ingrats, Sebastiano qui avait conservé de son éducation une certaine conscience professionnelle, demeura fidèle à ses premières protectrices ? D'autres jardiniers et d'autres chauffeurs lui succédèrent, mais il ne manquait jamais des prévenances imposées par l'usage, accompagnant ses vœux de Pâques et de Noël de champagne et de chocolats, visitant sa première bienfaitrice quand elle dû par force se passer de lui, comme l'eût fait un neveu attentif et serviable ; se chargeant parfois des petits travaux du quotidien et refusant par deux fois - jamais plus – le billet qu'elle lui glissait en poche en souvenir de ses loyaux services :
- Pour ta sœur, pour ta petite amie alléguait-elle pour ne pas le vexer.

Une des occupations favorites de la veuve van der Meulen dans son vieil âge consistait à refaire périodiquement son testament, car elle berçait tous ses employés occasionnels de l'espoir d'un leg important ? Quand elle mourut, Sebastiano resta le sul qu'elle n'eût pas biffé de ses volontés dernières ; en compagnie du seul chien survivant qui recevait son livret de caisse d'épargne. Sebastiano avait trente cinq ans et il ne restait de sa beauté passée qu'un pâle regret dans son regard vert. C'est alors qu'il se mit à la recherche d'une bonne affaire pour ses vieux jours.









Il y avait, sur le port de Nice, entre les restaurants qui servent aux touristes en mal de sensations le steak de requin et la soupe aux méduses, une étroite façade bleue qui avait été un cabaret, désaffecté depuis plus de dix ans qu'il était échu à un héritier mineur, lequel n'eut rien de plus pressé à sa majorité que de s'en défaire.

Bien que Sebastiano l'ait négocié à vil prix, il ne lui resta, lorsqu'il en fut propriétaire qu'une maigre somme pour l'aménager à son goût. Il travailla à l'économie, pensant qu'il serait toujours temps d'améliorer le décor lorsque le succès aurait couronné son entreprise.

La façade se délitait bien un peu aux angles nais elle était d'un joli bleu et qui pouvait durer encore. Le dessus de porte portait en bâtarde aux majuscules tremblantes l'enseigne Le Bleu du Ciel, par allusion au Tango Bleu de Tino Rossi qui avait été un succès trente ans plus tôt. Le ciel seulement s'était écaillé. Comme il n'était pas question de repeindre Sebastiano masqua le trou par un panneau de bois où il traça rapidement à la détrempe le mot « navire ». Ainsi naquit Le Bleu Navire qui dût sans doute à l'étrangeté de son enseigne une partie de son éphémère renom.

Sebastiano mit tout le monde au travail, consacrant les sommes restantes à l'achat de l'indispensable, les réfrigérateurs et le stock. Il se lança lui-même dans le gros œuvre, troquant contre repas la participation aux travaux de ses amis plombiers, plâtriers ou carreleurs. Les sœurs arrachées à leur ménage furent embauchées aux cuisines. De vignerons de l'arrière-pays, cousins éloignés à la mode transalpines, il obtint, outre une cave bon marché, quelques fûts de surplus qui furent les premières tables de la terrasse. avec deux troncs d'arbre et des portes de bois, il construisit celles de l'intérieur ; il arracha à un pêcheur une barre de marine, des lanternes-tempête. Quant aux sièges les mauvaises langues prétendirent reconnaître les fauteuils chaises bleues de la promenade. Jamais on avait vu vaisselle si mélangée; au milieu des couverts de cantine on trouvait parfois une cuiller d'argent aux armes du Grand Hôtel du Cap, ou parmi les verres à moutarde en pyrex trois flûtes de Baccarat don d'une cliente défunte bienfaitrice.

La coutume de tenir table d'hôte se perpétua bien après cette période de construction. On y mangeait et buvait à volonté pour trente francs. A toute heure du .jour (sauf de trois à quatre, le temps de la sieste) la salle du Bleu Navire résonnait de tous les patois de la Méditerranée : on s'y injuriait en Nissard, on racontait en Piémontais ses bonnes fortunes, on en plaisantait en Milanais et on réglait ses comptes en Sicilien. C'était l'effervescence d'une ruche ou l'agitation moins laborieuse d'une tour de Babel. Le soir, un sarde mélancolique pleurait des romances fanées sur son accordéon diatonique, et tard dans la nuit, derrière le rideau de fer qu'il avait fait poser pour se sentir chez soi, Sebastiano trônait parmi les joueurs de dés, sa vieille casquette à galons dorés s'inclinant un peu plus bas sur l’œil à mesure que se vidait la bouteille de grappa.

La bonne humeur communicative et les prix intéressants attirèrent de nouveaux clients: gens modestes d'abord, venus autant pour la table que pour le spectacle. Sebastlano, habitué aux succès faciles ne s'en étonna pas. Il les accueillit tous comme des amis de toujours. Mais les tarifs augmentèrent et l'ardoise plat du jours céda la place à un véritable menu. Les premiers bénéfices furent immédiatement réinvestis et la vaisselle en acquit une certaine unité.

Un soir, au sortir de l’opéra, un groupe de journalistes et de chanteurs italiens découvrit l'endroit. Sébastiano, ravi d'honorer de nouveaux compatriotes leur offrit le repas contre un air de Paillasse et le duo de Norma. Il y alla même de sa ritournelle. Deux jours plus tard un article parut dans Nice-Matin sur « ce cabaret où une sorte de Bruant maritime vous tapait dans le dos en sifflant du Verdi ». Le lendemain le Bleu Navire refusait du monde.

Des dames emperlées et des messieurs en frac se battaient pour poser leur pastis sur un coin de tonneau. Sebastiano entrevit qu'il fallait très vite se servir de sa légende naissante: il fit l'auteur et entreprit de raconter ses voyages. Jeune mousse embarqué de force, vendu par son père à un capitaine au long cours sans scrupules ; il avait fait fortune une première fois aux Amériques. Poursuivi par la Camorra pour une malheureuse histoire de fille abandonnée, il avait fui par la mer vers les Indes, trafiqué un peu de tout, des femmes, des armes, des esclaves. A Shanghai une princesse échouée dans un claque l'avait supplié de l'emporter dans sa fuite, mais la jonque aux voiles rouges avait sombré en mer de Chine. Personne ne le croyait vraiment, on souriait mats on le pressait de poursuivre. Ses récits timides se transformèrent en épopées flamboyantes car il savait dire mieux que quiconque la splendeur de ces îles inconnues des cartes maritimes, inondées de soleil et balayées par le souffle brûlant des volcans.

Six mois lui suffirent à acquérir appartement à l'étage où il logea la famille et fit aménager une salle destinée à recevoir un billard français, ce qu'il imaginait être le comble du luxe.

Comme il restait une pièce inoccupée en mansarde, Sebastiano songea que le temps était venu réengager une serveuse. Il mit une annonce sur sa devanture. Un après-midi, vers quatre heures, après la sieste, Oliwka Wickiewicz, petite fille d'émigrés polonais frappa à la porte du Bleu Navire. Sebastiano réveillé par ses sœurs descendit de mauvaise grâce.

L'insolence du regard bleu de la blonde le glaça tout d'un coup. Dans le décors rudimentaire elle faisait tache avec son attirail neo-punk., jean déchiré et perfecto rouge aux poignets râpés. La moitié gauche de sa tête était presque rasée et deux longues mèches vertes â droite lui tombaient dans le cou, masquant son regard. Avec ça, en guise de boucle oreille, une épingle à nourrice lui transperçait le lobe droit.

- Je viens pour être serveuse.
- Où avez-vous servi ?
- Jamais.

Sebastiano pensa tutelle ne comprenait pas bien la langue. Il crut aussi qu'elle était pauvre. Peut-être une vieille mère â nourrir…

- D'où venez-vous?
- En peu partout.
- Mais ici c'est une maison réputée mademoiselle.
- Moi c'est du travail qu'il me faut pour nous nourrir toutes les deux.

Et comme il se disait qu'il avait deviné Juste, une petite tête triangulaire aux yeux rouges et à la gueule rose ouverte sur deux dents jaunes s'insinua par un trou du pull gris. Puis deux pattes à sa suite, aux longs doigts griffus comme des mains de vieille, puis une boule élastique qui se déplia comme un accordéon, museau mobile, vibrisses vibrantes.

- C'est Trottinette. Elle a deux mois, elle vit sur moi.
- Mais... c'est un rat!
- Non. une rate, albinos. Je ne lui donne jamais de viande, ni de poisson. Il ne faut pas les habituer, sinon ils de- viennent agressifs et ils mordent.

Sebastiano observait avec incrédulité la petite forme blanche qui escaladait avec agilité le torse de la jeune fille, cherchant frénétiquement le trou du col, une manche, un passage quelconque où se terrer à l'abri de la lumière.

- Vous êtes majeures
- Je suis en âge de travailler, mes papiers sont en règle; craignez rien pour votre boîte.

Il sentait bien qu'il aurait dû la renvoyer tout de suite, ne pas se laisser posséder par sa curiosité.

- J'ai un peu peur pour le rat que...
- Oh , vous n'avez pas de chat au moins ? S' il y a un chat je ne pourrais pas rester.

Sebastiano faiblit:

- Mais, si je vous engage, il faudra la laisser dans votre chambre.
- Oh de toute façon: Trottinette ne supporterait pas toute cette agitation, ni la lumière. Si vous avez un morceau de grillage, je lui ferai un abri suspendu d'où elle ne pourra pas sauter pas vraiment une cage pour qu'elle ne se sente pas enfermée.

- Elle ne vous gênera pas, et si elle gêne, je m'en irai.

Sebastiano considéra qu'il y avait là une excellente raison de ne la prendre qu'à l'essai et au noir, qu'en cas d'échec le motif de son renvoi serait tout trouvé. Il lui montra la chambre, trois mètres sur cinq mal éclairés par une lucarne dans la soupente. Les murs étaient tendus d'un papier agressif jaune et mauve d'un goût douteux, les mêmes couleurs qu'on retrouvait dans les carrés assemblas du couvre-lit de crochet.

Le lavabo, qui n'avait que l'eau froide était dissimulé par un paravent en toile de store de fabrication visiblement artisanale. Au-dessus de la porte d'entrée trônait un crucifix en bois d'olivier sous lequel était coincé un rameau brisé.

- Vous n'avez pas de bagages ?
- Je me suis fait voler mon sac à dos sur un parking d'auto- route où je dormais près d'Aix. Je n'ai plus que ça pour me changer.dit-elle en exhibant une boule de cuir vert, qui, défroissée, se révéla être une mini-jupe, de la largeur d'une serviette de toilette.

- Eh bien vous n'aura qu'à mettre ça pour ce soir, ce sera plus chic. Mais attention, pas de parlotte avec le client, pas de familiarisas non plus, ce n'est pas le genre de la maison, ajouta-l-il en rougissant un peu.

Sebastiano s'en alla fouiner dans l'armoire aux trésors où ses sœurs rangeaient les habits du dimanche et les reliques d'un passé secret. Il en tira un corsage de dentelle écrue comme on en voit encore sur les marchés italiens, et une paire de bas peu reprisés, les éternels bas de deuil que portaient toutes les femmes de la famille.

- Vous passerez ça, et…

Il marqua un temps car dans entrebâillement de la porte brillait le blanc d'une cuisse et l'arrondi parfait de la hanche gauche.

- Et vous me retirerez cette boucle d'oreille
- Ah ça , trouvez pas que c'est marrant ?
- Ça ne va pas pour une tenue de travail.
- J'en ai eu Jusqu'à une vingtaine, mais n'importe comment je ne peux pas les garder très longtemps parce que ça s'infecte vite. Je les enlève, je les remets. Quand on les plante bien droit à travers le cartilage, ça se referme sans une trace. Vous voulez que je vous montre ?
- Ce ne sera pas nécessaire.

Ce même soir, Oliwka Wickiewicz fit une entrée remarquée sur la scène du Bleu navire. Tout de suite ce fut la révolution aux cuisines. Le corsage maternel prêté avec légèreté et porta avec désinvolture scandalisa comme un blasphème. La sœur aînée menaça de partir en jetant des imprécations. Une querelle dans le patois le plus expressif monta vers la salle où s'installaient les premiers dîneurs. Des ''putana'' chuchotis tout exprès pour demeurer audibles volèrent dans le dos de la serveuse à chaque commande. Des appréciations de sens similaire mais plus laudatives parcoururent aussi la salle, sur le coup de dix heures quand arrivèrent les derniers habitués. Oliwka eut de la chance, elle porta le plateau avec aisance et ne fit pas de casse.

Le lendemain Sebastiano l'emmena en ville afin de lui choisir quelques tenues décentes. Comme il la regardait passer un boléro, il se vit dans la glace avec vingt ans de moins et une voix râpeuse qui chevrotait un peu surgit de sa mémoire :

- Et une chemise de soie Bastien ? une belle chemise de soie rouge.
- De soie, répétait-il sans comprendre jusque'à ce qu'il sente sur sa peau la caresse inconnue du tissu de luxe.
- Et ce blazer. il ne te serre pas trop. Mon Dieu ! Quelles épaules ! si larges... Tu verras on t'achètera sur le port une belle casquette pour aller avec. Iln'y aura pas de plus beau chauffeur. Tu aimes les voitures, n'est-ce pas?
- Vroom, vroom, faisait Bastien imitant un moteur de course avec un large sourire pour montrer qu'il avait bien compris ''voiture''.

- Ce sera tout? repéra pour la deuxième fois la vendeuse.
- Tu veux autre chose? demanda Sebasti|ano qui en était passé au tutoiement paternaliste.
- Oh moi, vous savez, c'est pour vous faire plaisir si je m'habille sérieux. mais j'aime mieux mon vieux jean et mon perf.

La vendeuse tendit avec mépris la note à Monsieur.

Lorsqu'ils rentrèrent de course ils furent alertés par les hurlements d'effroi qui venaient du premier. L’Aînée des sœurs juche sur un tabouret instable au milieu de la chambre de bonne, criait à qui voulait l'entendre qu'elle allait s'évanouir. Elle avait vu un rat, un gros rat blanc et féroce aux yeux rouges. Quand Sebaskiano expliqua que ce n'était qu'un animal familier, elle hurla de plus belle: Et ça: et ça? c'est le diable qui est entré ici.
Elle désignait le crucifix qu'Oliwka dans ses premiers arrangements avait eu soin de pendre à l'envers comme elle avait obstrué la lucarne pour que son animal ne soit pas dérangé par le jour.

- C'est une sorcière, una maledetta reprit-elle en pointant dans la direction de l'intruse le signe des cornes qui éloigne les démons jeteurs de sorts. Elle te portera le mauvais œil Sebastiano. Jette-la à la rue où tu l'as ramassée. Elle saura bien gagner sa vie avec son cul, cette traînée.

Sebastiano frémit, enflammé par la colère, car il se sentait visé par le compliment. La scène vira immédiatement au mélodrame : s'il fallait choisir, ce serait la petite qui resterait ; qu'elle, la sœur, n'avait jamais étéqu'un poids inutile - car c'était heureusement la cadette le chef aux cuisine - ; qu'elle retourne à Rome dans sa pension de bonnes sueurs d'où il l'avait sortie en se saignant aux quatre veines.

Ce n'était pas qu'il défendît Oliwka,, au fond de lui-même il eût plutôt donné raison à sa sieur, mais on n'attentait pas à l'autorité du chef de famille. Elle s'en alla effectivement, une petite valise à la main dans laquelle elle avait plié les trois robes noires de la mère. les trois robes usées de deuil qu'elle porterait jusqu'à la fin puisque son frère était mort, qui l'avait chassée pour une étrangère.
Il fallut une suite d'accidents similaires avant que Sebastiano prenne conscience du changement qui se produisait dans son existence. Il fallut les plaisanteries répétées de ses partenaires de billard lorsqu'il perdait des points dans la colère, ses réponses outragées aux clients l'occasion qui se demandaient si la petite avec ses mèches vertes… Il fallut surtout les menaces de départ de d'Oliwka lorsque la cuisinière appâta un matou sous prétexte de ne pas laisser perdre les restes de poisons que laissaient les clients indélicats. Cette fois encore Sebastiano mit le chat à la porte, s'avouant pour la première fois que tout lui semblait préférable - même une brouille familiale - au désert que redeviendrait sa vie si Oliwka s'en allait.

Elle n'avait rien fait pour occuper pareille place. Elle s'acquittait avec enjouement de son travail, apportant au Bleu Navire 1e rien de jeunesse qui lui avait manqué,. soufflant au Capitaine de nouveaux épisodes de ses aventures extraordinaires,
reprenant à son compte le fil du récit les soirs où son inspiration s'était tarie et qu'il préférait écouter. Les histoires étaient d'un autre genre et commençaient toujours par « quand je volais des voitures à Marseille » ou « quand on braquait les pharmacies de Bordeaux ». Avant son arrivée il n'aurait jamais soupçonné qu'il pût avoir besoin d'elle, ni d'aucune autre, il avait été uniquement préoccupé par son affaire, mais maintenant que sa réussite était complète, il éprouvait une cruelle sensation de manque à l'idée effrayante de son absence. Sebastiano n'arrivait pas à mettre de mots sur ce qu'il ressentait.
Professionnel du sentiment dans sa Jeunesse, Il avait toujours feint, convaincu que la dépendance était la conséquence d'une certaine faiblesse de caractère. Si on lui avait parlé d'amour il aurait répondu que c'était bon pour les femmes et qu'on arrête de le bassiner avec de pareilles fadaises.


Le jour de Pâques, le Bleu Navire était fermé pour cause de fête religieuse, maïs derrière le rideau de fer, Sebastlano et ses amis arrosaient allègrement le quatrième anniversaire du restaurant, au milieu des croix en feuilles se palmes et barbes de maïs tressées qu'on vend traditionnellement devant la cathédrale de Nice.

Quand Oliwka rentra, vers minuit, elle entendit du bruit dans la salle et descendit Jeter un œil. Elle portait ses vêtements du premier jour. Elle s'installa à table pour boire avec les hommes qui passèrent rapidement de la gêne aux propos égrillards. Elle remit patiemment chacun à sa place avec un peu plus insolence à chaque tournée nouvelle. En bout de table, Sebastlano se taisait, souriant à peine de chaque moquerie, pressé que cette assemblée de séducteurs en goguette s'en aille maintenant qu'Oliwka se trouvait là, au centre de leurs regards sales. Il bouillait Intérieurement, comme un frère auné, prêt à égorger le premier prétendant.

Les amis finirent par s'éclipser, conscients de son brutal changement d'humeur. Quand ils furent seuls la conversation baissa d'un ton. Sebastiano rapporta de la cave une bouteille d'amaretto, sucré et écœurant.

- Ça ne va pas rester là, toutes ces bondieuseries ? demanda Oliwka en montrant les croix.
- Et qu'est-ce que tu as contre le bon Dieu donc?
- Il ne s'arrête jamais quand Je fats du stop.
- Il t'a faite belle comme une vierge.
- Ça n'a pas duré longtemps
- Comme une madone, comme une colombe, comme la colombe du Saint-Esprit, enchaîna Sebastiano que l'ivresse rendait lyrique.
- Ah, la colombe du Salnt-Espritt: reprit-elle dans un rire grave, tu sais ce que j'en fais, je m'assois dessus, je vals te montrer.

Et. lui tournant le dos, elle déboutonna son jean qui se tire-bouchonna à mi-cuisse, révélant un caleçon l'homme où s'ébattaient de petit lapins. Elle avait sur la fesse droite un grand oiseau tatoué, les ailes déploes comme en plein vol, le poitrail rougi transpercé par une flèche.

Sebastiano vit le tatouage danser devant ses yeux comme une hallucination d'alcoolique. Il s'approcha pour vérifier qu'il ne rêvait pas, effleura du doigt la peau lisse et embrassa oiseau comme s'il espérait l'effacer à coups de langue. Elle fit volte-face entre ses bras qui cherchaient à l'étreindre et ses nains à elle s'égalèrent dans les boucles brunes semées de fils d'argent. Leur respiration profonde se fondit en un seul souffle, élargi par l'écho de la salle vide. Il voulut poser sa tête entre ses iambes et sentit contre sa joue quelque chose qui fuyait sous le pull d'Oliwka. Trottinette, dérangée par leurs mouvements désordonnés se hissa sur le col du blouson de cuir. Oliwka la posa sur la table et son geste encouragea le Capitaine à la dévêtir. Ils se couchèrent sur leurs vêtements abandonnés en tas sur le carreau.
D'abord elle resta totalement passive sous son poids. Sebastiano s'irrita de son absence de réaction et demanda entre ses dents ce qui n'allait pas. Elle ne fit pas de réponse mais son corps s'anima peu à peu. Trottinette anxieuse flairait leur chevelure, grimpait sur le dos du Capitaine en s'aidant de ses griffes, chassée l'instant d'après par un mouvement l'épaule imprévu. Cessant d'être doux et précautionneux, Sebastiano s'acharnait sur elle compte s'il espérait lui tirer des cris. Mais au moment où elle réagissait comme n'importe quelle femme entre ses bras, il ne parvenait pas à reconnaître dans son air mi-douloureux, mi-lassé, les signes qui l'auraient rassuré sur la sincérité de ses émotions. Il avait tellement joué lui-même le contentement, l'épuisement, le désir, qu'il ne savait plus reconnaître les mensonges de la chair. Comme ces pensées le détournaient de l'action, elle se pencha enfin sur lui et toutes ses réticences s'évanouirent dans la chaleur qu'elle mettait à le flatter.

Alors ils entendirent la porte des cuisines se refermer dans un grincement, Sebastiano sursauta en comprenant qu'on les avait épiés. Laissant leurs oripeaux en tas derrière eux ils gravirent l’escalier et pénétrèrent dans la chambre sombre au crucifix renversé.





Sebastiano s'éveilla tard, engourdi par la beuverie de la veille, mais de joyeuse humeur. Il était seul répandu de toute son envergure dans l'inconfortable lit à une place. Il s'étonna de ne pas reconnaître la chambre: puis de ne pas entendre les bruits de cuisine: faitouts et cocottes entrechoqués, claquements de portes d'office qui le réveillaient d'habitude lorsqu'il paressait au lit. Il se leva d'un bond, se couvrit avec le drap à la manière d'une toge et fila dans la chambre de sa sœur. Les armoires étaient vides. La cadette, le chef de cuisine l'avait quitté. Il haussa les épaules: ce ne pouvait être qu'un complot prémédité.
Au rez-de-chaussée, dans la salle du restaurant où gisaient encore leurs dépouilles de la veille, il trouva Oliwka à quatre pattes appelant nerveusement Trottinette, un bout de carotte à la main.
Il ouvrit le rideau de fer et une inondation de soleil blanc leur brûla les yeux. Sebastiano se mit aux fourneaux courageusement.

- Tu sais tout faire Bastion, mon chien fou, mon petit amour. Tu te sortiras toujours des situations difficiles, lui souffla dans l'oreille le fantôme de la veuve.


Le soir à au beau milieu du dîner, en plein coup de feu, Trottinette réapparut, tombée d'une poutre comme le diable lui-même. Les hurlements des dîneurs et leur fuite éperdue le long du quai avertirent Oliwka et Sebastiano de son retour. Quelques explications gênée ramenèrent un calme provisoire. A partir de ce jour-là Trottinette put passer pour une attraction supplémentaire ; il se trouvait toujours un client pour avoir entendu l'histoire et demander à la voir. On lui installa donc une petite cage suspendue au-dessus du bar.
Mais au bout d'une quinzaine de jours, il apparut que Trottinette n'était pas revenue tout-à-fait indemne de ses excursions dans le vaste monde des combles et des caves environnantes.

La première portée fut modeste, cinq petites larves roses et aveugles et les débris sanguinolents de quelques autres que la mère avait dévorées ne les jugeant pas viables. Sebastiano, atterré, déclara qu'il fallait s'en débarrasser au plus vite, mais Oliwka prit leur défense farouchement, le traitant de bourreau. A court d'arguments, elle pleura et menaça finalement de s'en aller avec sa petite famille sous le bras. Il n'eut pas le courage d'affronter la réalité et fit l'achat d'une cage plus grande à condition qu'il ne les verrait plus. Trottinette regagna la chambre close le temps de vivre une maternité heureuse.

Au cours des mois suivants, Sebastiano travailla comme un forçat car Marine ne voulait rien faire qui sortit de son rôle de serveuse et il n'osait pas la contraindre. La discussion avait été âpre :

- Tu m'as embauché pour faire la serveuse, tu me payes, et personne ne se doit plus rien, O.K. ?
- Mais si tu voulais...
Et dans sa tête il répétait « Marie-moi, Madone » et la phrase comme le bruit d'un wagon sur les rails roulait dans son esprit, perdant toute signification, impossible à dire.
- Tu pourrais tenir la caisse au moins.
- Ah ça non, par exemple! On a déjà fait le coup à une copine à moi qui s'est retroubée chez les bourres pour détournement de fonds.

Il n'insista plus, il admira même ce scrupule qui la poussait à refuser obstinément le confort qu'il lui offrait.
Comme il avait le cœur pris, il ne prenait plus rien à cœur. Il était porté par les ailes de la colombe, il volait. Il en oublia même les rats. Il mesurait combien sa vie sans affection avait été vide; en se retournant il n'apercevait qu'un désert alors que devant lui s'étendrait un jardin de roses.
Depuis dix ans, il avait oublié les femmes; il n'avait connu avec elles que des relations de travail et non de plaisir. Oliwka l'emportait dans un univers inconnu et fantaisiste. Chaque soir c'était un nouveau jeu. Sebastiano, qui aimait les contes, découvrait que dans le domaine des relations physiques il n'avait fait preuve jusqu'alors que d'une imagination indigente.

Il voulut se l'attacher maladroitement, par intérêt. Il acheta des vêtements, des bijoux, des parfums qu'elle refusa avec mépris. Pour lutter contre ses prévenances et le mettre en garde, Oliwka se faisait plus attentive à la clientèle, souriant aux signes d'intelligence des célibataires et plaisantant d'un peu trop près avec la jeunesse du vendredi soir.

Afin de la surveiller mieux et de réduire les débordements de sa jalousie naissantes Sebastiano rengagea du personnel sans se préoccuper des charges exorbitantes. Il fit repeindre leur chambre en blanc comme un appartement nuptial. Pendant les travaux, les ouvriers furent dérangés par trois rats qui s'étaient ouvert un passage à travers le mur . Craignant les complications, ils rebouchèrent le trou sans les avoir capturés ils et omirent d' en parler au patron.

Comme chacun sait, les rats, même domestiques ces rongeurs sont dotés d'une rapidité de reproduction qui dépasse de loin celle des lapins, légendaire s'il en est. Prenez une rate adulte, de trois mois et considérez que cet animal n'a guère le sens des Interdits familiaux. A raison d'une portée de quatre à huit petits toutes les cinq semaines, et en admettant que la moitié seulement des nouveaux-nés soient des femelles, vous obtiendrez trois mois plus tard une population de soixante-dix individus environ. Pour les trois mois suivants… on renonce à compter. De plus les rats partagent avec les humains cette tare qu'ils aiment à vivre en société. Placez en un dans une chambre close, Il en viendra cinq sans que vous puissiez déterminer cornent ils sont arrivés là.

Profitant des absences d'Oliwka, Sebastiano alerté par les bruits de frottement dans les murs de l'appartement s'évertua bien à en faire disparaisse périodiquement cinq ou six, mais leur croissance exponentielle déjoua rapidement ses efforts. Toutes les nuits il se relevait en cachette pour ouvrir toutes les portes dans l'espoir qu'une partie des animaux s'enfuirait pour gagner les greniers les plus proches. Mais la majorité des locataires se trouvait bien chez lut et ceux qui déménagèrent furent aussitôt remplacés par un flux de nouveaux arrivants. Contraint d'imaginer une solution plus radicale, Sebastiano captura un chat et l'introduisit nuitamment dans la chambre de bonne espérant qu'il chasserait en silence et qu'il résulterait de sa présence un carnage inexplicable et sans précédent. Par sensiblerie il prit toutefois la précaution de soustraire Trottinette à une mort qu'il jugeait certaine et Oliwka fut surprise et touchée de le voir lui faire des grâces tandis qu'elle patrouillait en liberté dans leur chambre.

Au matin, ouvrant la porte avec la même angoisse que la septième épouse de Barbe-Bleue devant la chambre interdite, il découvrit le cadavre du chat vidé de son sang, et les rats affairés à dévorer sa dépouille. Saisi par la panique, il forgea une nouvelle ruse.
Il prit sa a-lus belle plume et adressa quelques lettres anonymes au service de l'hygiène. Trois jours plus tard deux inspecteurs des services sanitaires débarquèrent au Bleu Navire.

L'occasion était trop belle de faire une scène à Oliwka: Il avait donc travaillé toute sa vie pour en arriver là, se retrouver chassé de chez lui par un troupeau de parasites.
Il l'avait bien avertie pourtant qu'ils finiraient par avoir des ennuis à cause de son bon cœur. Et comment sa débrouilleraient-ils lorsqu'il se retrouveraient tous deux sur le pavé du port avec leur cage à rats ?
Devant l'indifférence d'Oliwka, il fit la bête avec les officiels et abonda hypocritement dans son sens, s'efforçant de démontrer qu'il s'agissait bien d'animaux domestiques. D'ailleurs par chance, ou par négligence, on n'en trouva pas ce jour-là aux cuisines, et les frigos ne contenaient pas de produits avariés.

Malgré les protestations des propriétaires, les inspecteurs se saisirent de deux ou trois animaux à fin d'expérience. Une semaine plus tard, ils rendirent leur verdict: les bêtes étaient saines, correctement nourries, 11 ne pouvait être démontré qu'ils eussent aucun contact avec les plats servis aux clients du restauran t; comme les installations frigorifiques et sanitaires étaient conformes aux normes en vigueur, ils n' aura pas de suite données à la plainte. Sebastiano vit son pge se refermer sur lui. Oliwka ne consentit plus désormais à entendre, même d'une oreille distraite, ses arguments. Son triomphe la durcit sur ses positions et la chambre désaffectée abrita de nouveau une centaine de rongeurs.

Or ce n'était plus les aimables rongeurs végétariens qui habitaient la soupente. Ils avalent dépecé le chat, Ils d'entre-dévoraient rendus fous par le manque d'espace. Placés en situation de stress, les rats font rapidement preuve d'une ingéniosité qui égale celle de l'homme et parfois la dépasse. La nourriture se faisant rare ils formèrent une armée. A force de ronger et de creuser ils ouvrirent une voie dans les combles. La nuit, un ramdam Incessant de petites pattes comme une pluie tenace au-dessus de leur tête berçaient Sebastiano et Oliwka dans leur sommeil, inconscients du danger qui sourdait.
Car la vie avait repris son cours normal à l'usage inférieur. On pouvait même constater une recrudescence de clientèle ; l'histoire s'était ébruitée et l'on venait voir la servante mystérieuse, la fille sans cœur, la femme aux rats, et le Capitaine inventait à son sujet de nouvelles fables pour épater le public.
Il pouvait être vingt heures et l'on ne entendait plus crier dans la salle comble du restaurant. La nouvelle fille de salle ne savait plus où donner de la tête. Trottinette trônaît sur le bar au grand effroi des dames ; elle poursuivait une toilette minutieuse. Captivés par le récit de Sebastiano, les clients ne remarquèrent pas à temps la colonne de rats gris et blancs qui s’avançait sut la poutre-maîtresse. Soudain, une autre division qui avait trouvé un chemin par les plinthes traversa la salle en coup de vent. Les plats volèrent, tohu-bohu, stridents cris d'horreur, les dîneurs paralysés ne songèrent pas tout de suite à fuir. Des rats parachutistes pleuvaient du plafond. un commando des plus hardis escaladait les chaises. Ils s'agrippaient de leurs griffes aux jambes des pantalons. Il y en avait un dans chaque assiette. La cohue qui les piétinait dans la panique les rendaient furieux et ils mordaient pour se défendre.

Tables renversées, vaisselle brisée, dans ce champ de bataille les derniers rats repus, ventre lourd, se traînaient péniblement en poussant de petits cris de satisfaction lorsque le balai de paille de Sebastiano s’abattit à proximité. « Ma sœur me l'avait bien dit » grinçait-il entre ses dents, puis à voix haute :
- Mais c'est une catastrophe ! C'est la guerre atomique !

Les sanglots d'Oliwka, cachée derrière le bar, firent tomber d'un seul coup sa colère, et, se retournant, il aperçut Trottinette, immolée par sa descendance, qui gisait dans une mare de sang.
« Providence ! » songea-t-il, « la bête est morte »

Providence en effet, Oliwka elle-même, l'esprit perturbé par le chagrin, appela l'entreprise de dératisation. Aussitôt une équipe en seyants bleus de travail orange, armée de tuyaux de plastique prit possession des lieux. Les ouvriers enfumèrent l'immeuble, disposèrent dans chaque recoin des poignées de blé empoisonnés et emportèrent les cadavres dans des caissons de plomb.

Une semaine plus tard, le Bleu Navire tenta une réouverture. Le public était mélangé, quelques amis autrefois venus soutenir le patron, mais surtout des Jeunes gens à crêtes rouges et jaunes, en T-shirt déchiré, échoués là pour voir ces drôles de particuliers qui élevaient des rats, pensant peut-être en récupérer quelques uns au passage.

A vingt-et-une heures, la colonne des parachutistes apparut en file indienne sur la poutre basse et une escadrille d'éclaireurs traversa la salle. Devant les envahisseurs, le gro de la troupe s'était retiré dans les murs. les combles, la cave, les immeubles environnants. Pour le reste ce n'était pas quelques grains de blé rose qui allaient les tromper. En guise de garde-manger ils disposaient d'un restaurant entier et ils étaient plus que jamais décidés à camper sur leurs positions.
Aux premiers signes de leur débarquement, les Italiens entrèrent dans le combat, lançant couteaux et fourchettes, balais et pelles, assiettes. Debout au milieu de cette tempête, Sebastiano hurlait :
- Ça ne sert àrien; ne cassez pas la maison!

Oliwka s''était attablée avec trois punks qui se tenaient les côtes devant cette bataille improvisée. Le sang de Sebastiano ne fit qu'un tour.
- Lève-toi de cette table!
- Mais qu'est-ce qu'il vient nous emmerder, ce con ! siffla Anti entre ses dents.
- J'appelle les flics si vous foutez pas le camp tout de suite.
- Pas sympa ton keum, dit Virus à Oliwka. Bon, on t'emmène ?
- Mais… mais ... balbutiait Sebastiano ahuri.
- Je prends plus mon pied ici, déclara l'air hautain Oliwka. C'est devenu monotone depuis que Trotro est crevée. Je vals aller habiter un peu dans 1e parc Albert Ier avec les copains ; on dormira sur la plage, on se fera ramasser par les flics ; ils nous arroseront quand on voudra passer la nuit sur le parvis de la gare. On effraiera les touristes de la rue de France en faisant la manche à la terrasse des cafés chics… La vie, quoi :
- Tu n'as pas une bonne vie ici?

Comme assommé par le coup Sebastiano ne trouva plus rien à dire. Des bribes de dialogue se mélangèrent dans sa tête.

- Ne vous vexez pas, madame, mais il faut que je pense à mon avenir.
- Mais, Bastien, si je t'ai fait vivre pendant toutes ces années, c'était que j'avais au moins un petit sentiment. Et tu t'en vas comme ça!
- Pour ça, l'argent, je le prenais pour vous faire plaisir.

- Je voulais du travail, moi, se défendait mollement Oliwka. Si je suis restée aussi longtemps dans cette place, c'était pour te faire plaisir. Mais maintenant, je retourne avec les copains de mon âge. C'est eux qui m'ont amenée à Nice…

Le Capitaine, effondré, resta seul au milieu des débris de son rêve. Il rameuta ses amis mais peu répondirent à l'appel. D'ailleurs, pour tout assainir, il aurait fallu casser les murs. La vente du fond ne couvrit pas les dettes.

Voilà l'histoire de Sebastiano Cassiodoro, telle que je la tiens du vieux jardinier de ma grand-tante, qui fut aussi celui de la Veuve.
On vous racontera peut-être encore dans les bars de la Madeleine où les réfugiés politiques ont remplacé les Italiens d'antan, que Sebastiano, retourné au pays, s'est engagé comme maçon pour la construction d'un barrage et qu'il est tombé d'un échafaudage. Quant à moi, je croirais plutôt qu'il tenait sur le chantier le tripot ou la buvette et que l'épisode de la fille aux rats s'est greffé tout naturellement sur le récit de ses mémoires imaginaires.

Une seule chose est certaine : le jour du départ, Sebastiano n'avait plus que sa casquette râpée et une valise de carton bouilli. Il ne tira même pas le rideau de fer et apposa seulement sur la porte la pancarte : « fermé pour cause de peste ».
Quelques semaines plus tard arrivèrent des pelleteuses et des compresseurs.

Dès le début des travaux les rats quittèrent le Bleu Navire et gagnèrent les vaisseaux du port .

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