Ce texte, qui ne correspond pas au projet original du blog, ne trouve sa place ici que parce qu'il est le premier des Trois contes scabreux dont les deux autres volets sont Exercice de Survie (2) et La dernière Extrémité.
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LE
BLEU NAVIRE
Lorsque
Sebastiano Cassiodoro racheta le fond de commerce du Bleu
Navire,
il crut tenir le projet qui lui apporterait le bonheur et y vit le
couronnement de ses efforts. Il allait avoir quarante ans et sa
carrièree
d'alors
touchait
à sa fin.
Sebastiano
Cassiodoro était né
en
Calabre dans une famille nombreuse et qui marchait pieds nus. Second
mâle
de la mai on après le père, il avait eu l'habitude
d'être servi par ses sœurs,
et, moins naïf que les paysans de cette terre sèche et
caillouteuse, il avait toujours su que la fortune l'attendait
ailleurs, en France, au pays de d'argent facile.
L'année
de ses seize ans, son village fut inondé,
la Croix-rouge plaça ses sœurs
dans un orphelinat religieux, à Rome,
et Sebastiano sut saisir cette occasion de s'enfuir.
Il fit la route à pied et sans bagage, parvint à
franchir la frontière quelque part dans les montagnes au-dessus de
Garavan,
par un chemin que pratiquaient encore les contrebandiers. Là, il se
présenta dans quelques entreprises familiales peu regardantes quant
à la situation légale
des travailleurs étrangers, comme maçon, car il avait appris que
c'était ainsi qu'on faisait fortune de l'autre côté des Alpes.
Il ne connais-sait que trois mots de français ; bonjour,
merci! et je l'aime,
et le peu qu'il savait lui suffit à
se débrouiller.
On
construisait beaucoup sur la côte à cette époque - l'immédiate
après-guerre - et quoique le travail ne manquât pas, Sebastiano fut
assez rusé pour comprendre qu'il ne gagnerait jamais les sommes
nécessaires à
son entretien tant qu'il resterait sous les ordres d'un patron.
Or
un de ses pays calabrais, qui trouvait plus
lucratif de faire le jardinier l'amena
chez une veuve belge qui désespérait
de trouver un ouvrier susceptible de remonter dans son jardin en
espaliers les murets de pierres sèches qui
délimitaient
les terrasses et qu'on prétendait tout bonnement lui cimenter. Mais
la dame en question avait l'amour des belles choses et du travail
artisanal. Aussi Sebastiano fut-il accueilli chez elle avec la plus
grande bienveillance.
Bien
que la veuve Van der Meulen portât le nom d'un grand peintre, un
artiste, même obligeant, n'aurait pu tirer d'elle qu'un médiocre
portrait. Elle avouait quarante-cinq ans car elle
venait de passer la soixantaine. Sa complexion, autrefois laiteuse,
s’irisait
de taches rouges où
courraient des capillaires éclatés. Sa
chevelure aux racines blanches sous le henné
trop rouge se disséminait
et ne cachait plus le cuir chevelu; elle se refusait à porter
perruche, non par amour du naturel mais dans la crainte de perdre les
derniers fils d'or de sa défunte crinière, devenus cassants h force
de décolorations. Elle s'était
extraordinairement foutée,
ses épaules
où encastrait un cou goitreux remontaient en un début de bosse, et
son dos fripé
qu'elle s'obstinait
à produire dans des maillots de jeune fille et des robes échancrées
jusqu'aux lombes s'émaillait
de loupes en pois-chiches,
parfois un peu velues. Avesc
cela,
deux grands yeux bêtes
et bleus de bovidé
paisible encadrant
un nez proéminent
dont toute la silhouette cassée avait imité
le profil concave.
Il
fallait concéder que cette femme avait eu du malheur comme le
soulignaient en privé ses rares amies après s'être gaussées de
ses ridicules.
A
vingt ans sa famille l'avait mariée à un agent de change dont le
portefeuille continuait à lui assurer une vie oisive ; mais
l'homme ne valait que ce qu'il avait en poche. Aussi jalousement
irascible mais aussi mal pourvu qu'un enfant, il était demeuré
impuissant à consommer le mariage.
A
trente ans, à la suite d'une maladresse mal débrouillée, elle
était tombée d'une échelle en cueillant les cerises et s'en allait
depuis criant à tous vents que la trépanation qu'elle avait subie
la condamnait à l'usage à vie des barbituriques, propos qui la
faisaient invariablement passer pour folle auprès du coiffeur et du
marchand de légumes, ses confidents favoris.
A
quarante ans, en pénétrant dans la salle de bain de son appartement
de Bruxelles, elle s'était vue brusquement libérée du mari-fantôme
qu'elle
avait trouvé gisant dans une mare de sang et de cervelle à côté
de sa carabine.
A cinquante ans, elle avait acheté cette maison qui dominait la baie
de Beaulieu au lieu-dit la Petite Afrique, espérant y recommencer
une existence déjà fort entamée par l'absence d'affection durable.
Elle s'était alors prise de passion pour les chiens et ne déplaçait
plus désormais qu'escortée de deux dalmatiens idiots pour lesquels
elle se ruinait en séances de dressage inutiles. Sa seule véritable
distraction restait ses jardiniers. Elle les remplaçait au gré de
sa mauvaise humeur plus que de sa fantaisie ; parce qu'ils
avaient volé des tomates, une salade, parce qu'ils n'aimaient pas
les chiens ou que les chiens ne les aimaient pas. Le calabrais, que
sa méconnaissance de la langue mettait à l'abri des impairs se
trouvait à demeure depuis plus de deux mois, un record, lorsqu'il
présenta
Sebastiano: - Mais
c'est
un gamin! s »exclama madame Van der Meulen.
-
Non,
Je suis fort, je suis bon au travail, baragouina
Cassiodoro.
Et
11 montra
ses muscles en
relevant les manches de ses haillons. Le point de. vue de la veuve se
modifia un peu.
C'était
la fin du printemps ou le début
de l'été
-
on ne sait
jamais très bien dans ce pays-là-
le soleil tapait
dur. Toute
l'après-midi, Sebastiano resta penché sur le muret ? D'abord
il tomba la veste. La sueur rendait ses muscles luisants comme ceux
d'un athlète huilé pour la compétition. Vers cinq heures, madame
Van der Meulen lui porta à boire. Il s'assit à califourchon sur le
dos d'âne, une jambe pendant dans le vide. Les coutures de son short
étroit commençaient à craquer sur les côtés et la peau dessous
était aussi brune que ses épaules tachées de son. Il avait le
regard clignotant du chat qui se prélasse au soleil. Ses yeux à
elle s'étaient fixés ailleurs. Il n'en paraissait pas gêné le
moins du monde, lançant des œillades interrogatrices à la veuve
étonnée.
Dans
la nuit, les chiens en jouant mirent à bas son travail du jour, et
le muret devint la tapisserie de Pénélope. Seul le salaire de
l'employé augmenta à chaque reconstruction. Quand le prétexte lui
parut éculé, la veuve en trouva d'autres. Pour le faire progresser
dans l'apprentissage de la langue, elle l'engagea à parler.
Sebastiano jugea qu'il lui serait sans doute plus profitable de
réinventer son enfance : il raconta le père qui le battait au
sang, un frère indigne contre lequel il avait protégé ses sœurs,
et comment il avait été attelé à la charrue à la mort du cheval,
raison alléguée de sa fuite. Où vivait-il ? un peu partout,
sur les chantiers, dans un coin de garage chez un compatriote où il
avait la chance de se laver au tuyau d'arrosage. L'avarice habituelle
de la veuve céda devant l'émotion. Il y avait, au rez-de-chaussée
de sa villa un petit studio inoccupé qui avait servi de logement au
gardien du temps du précédent propriétaire. Il y trouverait un lit
et une vraie douche. Comme elle jugeait peu moral, vis-à-vis de
l'entourage de l'entretenir à rien faire, elle renvoya le jardinier
et lui offrit la place. Elle ne s’irritait plus quand il arracha
les iris par touffes ou taillait les rosiers au plein cœur de l'été,
et Sebastiano lui-même du haut de ses seize ans joua l'indifférence
et l'innocence avec brio, courtisant les chiens avec le sucre qui ne
quittait jamais ses poches, et
leur maîtresse avec d'autres friandises.
Jusqu'à
son arrivée, par paresse, madame Van der Meulen ne mangeait qu'une
pomme chaque midi et partageait le soir le seul plat qu'elle daignât
cuisiner, la soupe des chiens, à laquelle elle ajoutait pour les
animaux les épluchures de sa pomme de midi, un vétérinaire lui
ayant fait croire que ces déchets rendaient la vue meilleure. Pour
elle, Sebastiano s'improvisa cuisinier. Il y gagna un peu
d'embonpoint et la reconnaissance du ventre.
Bientôt,
on
le vit sur la plage, bronzer
entre les dalmatiens,
et dans l'eau faire le maître-nageur alors qu'en bon paysan des
terres intérieures,
il ignorait à peu près tout des rudiments de ce sport.
On
le vit en chauffeur, coiffé, faute de mieux, d'une casquette de
marine achetée sur le port. Revêtu d'un costume trop grand du
défunt mari, on le remarqua chaque dimanche à midi aux tables des
palaces, et il sut tout de suite traiter les maîtres
d'outil avec insolence et sourire aux regards de convoitise des dames
de la bonne société.
Car
la veuve qui manquait d'amis frayait parfois avec de vagues
connaissances, et force
voisines se rappelèrent avec plus d'empressement
à son souvenir dès qu'on sut qu'elle tenait un maçon à
demeure. Au début
on le fit vraiment travailler, mais comnue
il était
méritant
l'importance des travaux exigea vite qu'il couche sur le chantier.
Ces dames ne s'étaient
jusqu'alors
livré
compétition que dans le domaine des excentricités
; l'une d'elle
n'avait-elle pas dépensé des fortunes pour un singe exotique
qu'elle avait fait griller en l'attachant au radiateur sensé le
protéger du froid, et un lion étique qui succomba en cage à la
dépression après qu'elle eût voulu le rendre végétarien ?
Par ennui, pour leur nouveau jouet
e11es
se lancèrent à
corps perdu dans un concours de
générosité.
Sébastiano
se montra d'une égale prévenance envers chacune : il était
jeune, il pouvait fournir, et il devinait que les bénéfices
immédiats, médiocres encore, représentaient une avance sur
l'avenir.
Le
vendredi
soir, empruntant la voiture la plus tape-à-l’œil qu'il pût
trouver, il descendait à Nice et retrouvait ses compatriotes dans un
bar pouilleux de La Madeleine où il jouait sans vergogne à la scopa
et au billard des sommes qui auraient
suffit
à
entretenir pendant une semaine toute une famille de siciliens.
On murmurait bien un peu dans son dos, mais il n'était pas fier, ou
plutôt il recevait comme un hommage les plaisanteries destinées à
lui faire honte jusqu'au surnom de « Cazzo d'oro » qui
flattait son orgueil de mâle
Ses
amis lui répétaient en vain que l'homme n'est pas fait pour le
travail, même un emploi comme le sien, qu'il lui fallait se trouver
une petite femme de son âge qui l'entretiendrait honnêtement en
faisant des ménages.
On
lui proposait même de faire venir des cousines tout exprès du
pays ; de vraies jeunes filles qui n'avaient jamais vu le loup.
Il préféra rapatrier
ses deux
sœurs ?
Grand
seigneur, il les logea dans un taudis de location, rue Cassini, qu'il
appelait son chez-lui, où on le vit fort peu.
Il
était logé, blanchi, nourri à une bonne douzaine d'adresses et
sollicité constamment par une vingtaine de nouvelles clientes d'âge
varié tous les mois. Les mauvaises langues prétendirent même qu'il
ne négligeait pas quelques vieillards célibataires, pour des
émoluments plus conséquents. Quant à celles qui n'avaient pas de
fortune, les bonnes, les poissonnières, les crémières du
Vieux-Nice qu'il courtisait pour son plaisir, il avait eu la
tentation de se laisser vivre de leurs charmes, mais un inspecteur
corse lui avait révélé qu'en France, il est fatal aux étrangers
de se placer en marge des lois, si absurdes qu'on les juge… De
toute façon Sebastiano préférait payer de sa personne.
Prudent,
il ouvrit un compte dans une banque privée où
il laissa blanchir l'argent
gagné au noir. Conscient que sa splendeur ne serait pas éternelle,
il économisa
durant les années
fastes, en prévision
du jour où
il
serait contraint de
passer du statut d'employé à celui d'employeur.
Durant
les décades
qui suivirent! Sebastiano put constater le bien-fondé de ses
précautions.
L'abondance
de riches nourritures et l'oisiveté
l’empâtèrent.
Il hérita
de la bière un début estomac, un petit
ventre rond sur lequel les vieilles dames pleuraient de tendresse
comme
elles se réjouissaient
de voir disparaître le chasseur en leurs chats domestiques devenus
paresseux.
Si
la vénalité a la réputation tenace d'être le fait de profiteurs
égoïstes et ingrats, Sebastiano qui avait conservé de son
éducation une certaine conscience professionnelle, demeura fidèle à
ses premières protectrices ? D'autres jardiniers et d'autres
chauffeurs lui succédèrent, mais il ne manquait jamais des
prévenances imposées par l'usage, accompagnant ses vœux de Pâques
et de Noël de champagne et de chocolats, visitant sa première
bienfaitrice quand elle dû par force se passer de lui, comme l'eût
fait un neveu attentif et serviable ; se chargeant parfois des
petits travaux du quotidien et refusant par deux fois - jamais plus –
le billet qu'elle lui glissait en poche en souvenir de ses loyaux
services :
-
Pour ta sœur, pour ta petite amie alléguait-elle pour ne pas le
vexer.
Une
des occupations favorites de la veuve van der Meulen dans son vieil
âge consistait à refaire périodiquement son testament, car elle
berçait tous ses employés occasionnels de l'espoir d'un leg
important ? Quand elle mourut, Sebastiano resta le sul qu'elle
n'eût pas biffé de ses volontés dernières ; en compagnie du
seul chien survivant qui recevait son livret de caisse d'épargne.
Sebastiano avait trente cinq ans et il ne restait de sa beauté
passée qu'un pâle regret dans son regard vert. C'est alors qu'il se
mit à la recherche d'une bonne affaire pour ses vieux jours.
Il
y avait, sur le port de Nice, entre les restaurants qui servent aux
touristes en mal de sensations le steak de requin et la soupe aux
méduses, une étroite façade bleue qui avait été un cabaret,
désaffecté depuis plus de dix ans qu'il était échu à un héritier
mineur, lequel n'eut rien de plus pressé à sa majorité que de s'en
défaire.
Bien
que Sebastiano l'ait négocié à vil prix, il ne lui resta,
lorsqu'il en fut propriétaire qu'une maigre somme pour l'aménager à
son goût. Il travailla à l'économie, pensant qu'il serait toujours
temps d'améliorer le décor lorsque le succès aurait couronné son
entreprise.
La
façade se délitait bien un peu aux angles nais elle était d'un
joli bleu et qui pouvait durer encore. Le dessus de porte portait en
bâtarde aux majuscules tremblantes l'enseigne Le Bleu du Ciel,
par allusion au Tango Bleu de Tino Rossi qui avait été
un succès trente ans plus tôt. Le ciel seulement s'était écaillé.
Comme il n'était pas question de repeindre Sebastiano masqua le trou
par un panneau de bois où il traça rapidement à la détrempe le
mot « navire ». Ainsi naquit Le Bleu Navire
qui dût sans doute à l'étrangeté de son enseigne une partie de
son éphémère renom.
Sebastiano
mit tout le monde au travail, consacrant les sommes restantes à
l'achat de l'indispensable, les réfrigérateurs et le stock. Il se
lança lui-même dans le gros œuvre, troquant contre repas la
participation aux travaux de ses amis plombiers, plâtriers ou
carreleurs. Les sœurs arrachées à leur ménage furent embauchées
aux cuisines. De vignerons de l'arrière-pays, cousins éloignés à
la mode transalpines, il obtint, outre une cave bon marché, quelques
fûts de surplus qui furent les premières tables de la terrasse.
avec deux troncs d'arbre et des portes de bois, il construisit celles
de l'intérieur ; il arracha à un pêcheur une barre de marine,
des lanternes-tempête. Quant aux sièges les mauvaises langues
prétendirent reconnaître les fauteuils chaises bleues de la
promenade. Jamais on avait vu vaisselle si mélangée; au milieu des
couverts de cantine on trouvait parfois une cuiller d'argent aux
armes du Grand Hôtel du Cap, ou parmi les verres à moutarde en
pyrex trois flûtes de Baccarat don d'une cliente défunte
bienfaitrice.
La
coutume de tenir table d'hôte se perpétua bien après cette période
de construction. On y mangeait et buvait à volonté pour trente
francs. A toute heure du .jour (sauf de trois à quatre, le temps de
la sieste) la salle du Bleu Navire résonnait de tous les patois de
la Méditerranée : on s'y injuriait en Nissard, on racontait en
Piémontais ses bonnes fortunes, on en plaisantait en Milanais et on
réglait ses comptes en Sicilien. C'était l'effervescence d'une
ruche ou l'agitation moins laborieuse d'une tour de Babel. Le soir,
un sarde mélancolique pleurait des romances fanées sur son
accordéon diatonique, et tard dans la nuit, derrière le rideau de
fer qu'il avait fait poser pour se sentir chez soi, Sebastiano
trônait parmi les joueurs de dés, sa vieille casquette à galons
dorés s'inclinant un peu plus bas sur l’œil à mesure que se
vidait la bouteille de grappa.
La
bonne humeur communicative et les prix intéressants attirèrent de
nouveaux clients: gens modestes d'abord, venus autant pour la table
que pour le spectacle. Sebastlano, habitué aux succès faciles ne
s'en étonna pas. Il les accueillit tous comme des amis de toujours.
Mais les tarifs augmentèrent et l'ardoise plat du jours céda la
place à un véritable menu. Les premiers bénéfices furent
immédiatement réinvestis et la vaisselle en acquit une certaine
unité.
Un
soir, au sortir de l’opéra, un groupe de journalistes et de
chanteurs italiens découvrit l'endroit. Sébastiano, ravi d'honorer
de nouveaux compatriotes leur offrit le repas contre un air de
Paillasse et le duo de Norma. Il y alla même de sa
ritournelle. Deux jours plus tard un article parut dans Nice-Matin
sur « ce cabaret où une sorte de Bruant maritime vous tapait
dans le dos en sifflant du Verdi ». Le lendemain le Bleu
Navire refusait du monde.
Des
dames emperlées et des messieurs en frac se battaient pour poser
leur pastis sur un coin de tonneau. Sebastiano entrevit qu'il fallait
très vite se servir de sa légende naissante: il fit l'auteur et
entreprit de raconter ses voyages. Jeune mousse embarqué de force,
vendu par son père à un capitaine au long cours sans scrupules ;
il avait fait fortune une première fois aux Amériques. Poursuivi
par la Camorra pour une malheureuse histoire de fille abandonnée, il
avait fui par la mer vers les Indes, trafiqué un peu de tout, des
femmes, des armes, des esclaves. A Shanghai une princesse échouée
dans un claque l'avait supplié de l'emporter dans sa fuite, mais la
jonque aux voiles rouges avait sombré en mer de Chine. Personne ne
le croyait vraiment, on souriait mats on le pressait de poursuivre.
Ses récits timides se transformèrent en épopées flamboyantes car
il savait dire mieux que quiconque la splendeur de ces îles
inconnues des cartes maritimes, inondées de soleil et balayées par
le souffle brûlant des volcans.
Six
mois lui suffirent à acquérir appartement à l'étage où il logea
la famille et fit aménager une salle destinée à recevoir un
billard français, ce qu'il imaginait être le comble du luxe.
Comme
il restait une pièce inoccupée en mansarde, Sebastiano songea que
le temps était venu réengager une serveuse. Il mit une annonce sur
sa devanture. Un après-midi, vers quatre heures, après la sieste,
Oliwka Wickiewicz, petite fille d'émigrés polonais frappa à la
porte du Bleu Navire. Sebastiano réveillé par ses sœurs descendit
de mauvaise grâce.
L'insolence
du regard bleu de la blonde le glaça tout d'un coup. Dans le décors
rudimentaire elle faisait tache avec son attirail neo-punk., jean
déchiré et perfecto rouge aux poignets râpés. La moitié gauche
de sa tête était presque rasée et deux longues mèches vertes â
droite lui tombaient dans le cou, masquant son regard. Avec ça, en
guise de boucle oreille, une épingle à nourrice lui transperçait
le lobe droit.
-
Je viens pour être serveuse.
-
Où avez-vous servi ?
-
Jamais.
Sebastiano
pensa tutelle ne comprenait pas bien la langue. Il crut aussi qu'elle
était pauvre. Peut-être une vieille mère â nourrir…
-
D'où venez-vous?
-
En peu partout.
-
Mais ici c'est une maison réputée mademoiselle.
-
Moi c'est du travail qu'il me faut pour nous nourrir toutes les
deux.
Et
comme il se disait qu'il avait deviné Juste, une petite tête
triangulaire aux yeux rouges et à la gueule rose ouverte sur deux
dents jaunes s'insinua par un trou du pull gris. Puis deux pattes à
sa suite, aux longs doigts griffus comme des mains de vieille, puis
une boule élastique qui se déplia comme un accordéon, museau
mobile, vibrisses vibrantes.
-
C'est Trottinette. Elle a deux mois, elle vit sur moi.
-
Mais... c'est un rat!
-
Non. une rate, albinos. Je ne lui donne jamais de viande, ni de
poisson. Il ne faut pas les habituer, sinon ils de- viennent
agressifs et ils mordent.
Sebastiano
observait avec incrédulité la petite forme blanche qui escaladait
avec agilité le torse de la jeune fille, cherchant frénétiquement
le trou du col, une manche, un passage quelconque où se terrer à
l'abri de la lumière.
-
Vous êtes majeures
-
Je suis en âge de travailler, mes papiers sont en règle; craignez
rien pour votre boîte.
Il
sentait bien qu'il aurait dû la renvoyer tout de suite, ne pas se
laisser posséder par sa curiosité.
-
J'ai un peu peur pour le rat que...
-
Oh , vous n'avez pas de chat au moins ? S' il y a un chat je ne
pourrais pas rester.
Sebastiano
faiblit:
-
Mais, si je vous engage, il faudra la laisser dans votre chambre.
-
Oh de toute façon: Trottinette ne supporterait pas toute cette
agitation, ni la lumière. Si vous avez un morceau de grillage, je
lui ferai un abri suspendu d'où elle ne pourra pas sauter pas
vraiment une cage pour qu'elle ne se sente pas enfermée.
-
Elle ne vous gênera pas, et si elle gêne, je m'en irai.
Sebastiano
considéra qu'il y avait là une excellente raison de ne la prendre
qu'à l'essai et au noir, qu'en cas d'échec le motif de son renvoi
serait tout trouvé. Il lui montra la chambre, trois mètres sur
cinq mal éclairés par une lucarne dans la soupente. Les murs
étaient tendus d'un papier agressif jaune et mauve d'un goût
douteux, les mêmes couleurs qu'on retrouvait dans les carrés
assemblas du couvre-lit de crochet.
Le
lavabo, qui n'avait que l'eau froide était dissimulé par un
paravent en toile de store de fabrication visiblement artisanale.
Au-dessus de la porte d'entrée trônait un crucifix en bois
d'olivier sous lequel était coincé un rameau brisé.
-
Vous n'avez pas de bagages ?
-
Je me suis fait voler mon sac à dos sur un parking d'auto- route où
je dormais près d'Aix. Je n'ai plus que ça pour me changer.dit-elle
en exhibant une boule de cuir vert, qui, défroissée, se révéla
être une mini-jupe, de la largeur d'une serviette de toilette.
-
Eh bien vous n'aura qu'à mettre ça pour ce soir, ce sera plus chic.
Mais attention, pas de parlotte avec le client, pas de familiarisas
non plus, ce n'est pas le genre de la maison, ajouta-l-il en
rougissant un peu.
Sebastiano
s'en alla fouiner dans l'armoire aux trésors où ses sœurs
rangeaient les habits du dimanche et les reliques d'un passé secret.
Il en tira un corsage de dentelle écrue comme on en voit encore sur
les marchés italiens, et une paire de bas peu reprisés, les
éternels bas de deuil que portaient toutes les femmes de la famille.
-
Vous passerez ça, et…
Il
marqua un temps car dans entrebâillement de la porte brillait le
blanc d'une cuisse et l'arrondi parfait de la hanche gauche.
-
Et vous me retirerez cette boucle d'oreille
-
Ah ça , trouvez pas que c'est marrant ?
-
Ça ne va pas pour
une tenue de travail.
-
J'en ai eu Jusqu'à une vingtaine, mais n'importe comment je ne peux
pas les garder très longtemps parce que ça s'infecte vite. Je les
enlève, je les remets. Quand on les plante bien droit à travers le
cartilage, ça se referme sans une trace. Vous voulez que je vous
montre ?
-
Ce ne sera pas nécessaire.
Ce
même soir, Oliwka Wickiewicz fit une entrée remarquée sur la scène
du Bleu navire. Tout de suite ce fut la révolution aux cuisines. Le
corsage maternel prêté avec légèreté et porta avec désinvolture
scandalisa comme un blasphème. La sœur aînée menaça de partir en
jetant des imprécations. Une querelle dans le patois le plus
expressif monta vers la salle où s'installaient les premiers
dîneurs. Des ''putana'' chuchotis tout exprès pour demeurer
audibles volèrent dans le dos de la serveuse à chaque commande. Des
appréciations de sens similaire mais plus laudatives parcoururent
aussi la salle, sur le coup de dix heures quand arrivèrent les
derniers habitués. Oliwka eut de la chance, elle porta le plateau
avec aisance et ne fit pas de casse.
Le
lendemain Sebastiano l'emmena en ville afin de lui choisir quelques
tenues décentes. Comme il la regardait passer un boléro, il se vit
dans la glace avec vingt ans de moins et une voix râpeuse qui
chevrotait un peu surgit de sa mémoire :
-
Et une chemise de soie Bastien ? une belle chemise de soie
rouge.
-
De soie, répétait-il sans comprendre jusque'à ce qu'il sente sur
sa peau la caresse inconnue du tissu de luxe.
-
Et ce blazer. il ne te serre pas trop. Mon Dieu ! Quelles
épaules ! si larges... Tu verras on t'achètera sur le port une
belle casquette pour aller avec. Iln'y aura pas de plus beau
chauffeur. Tu aimes les voitures, n'est-ce pas?
-
Vroom, vroom, faisait Bastien imitant un moteur de course avec un
large sourire pour montrer qu'il avait bien compris ''voiture''.
-
Ce sera tout? repéra pour la deuxième fois la vendeuse.
-
Tu veux autre chose? demanda Sebasti|ano qui en était passé au
tutoiement paternaliste.
-
Oh moi, vous savez, c'est pour vous faire plaisir si je m'habille
sérieux. mais j'aime mieux mon vieux jean et mon perf.
La
vendeuse tendit avec mépris la note à Monsieur.
Lorsqu'ils
rentrèrent de course ils furent alertés par les hurlements d'effroi
qui venaient du premier. L’Aînée des sœurs juche sur un tabouret
instable au milieu de la chambre de bonne, criait à qui voulait
l'entendre qu'elle allait s'évanouir. Elle avait vu un rat, un gros
rat blanc et féroce aux yeux rouges. Quand Sebaskiano expliqua que
ce n'était qu'un animal familier, elle hurla de plus belle: Et ça:
et ça? c'est le diable qui est entré ici.
Elle
désignait le crucifix qu'Oliwka dans ses premiers arrangements avait
eu soin de pendre à l'envers comme elle avait obstrué la lucarne
pour que son animal ne soit pas dérangé par le jour.
-
C'est une sorcière, una maledetta reprit-elle en
pointant dans la direction de l'intruse le signe des cornes qui
éloigne les démons jeteurs de sorts. Elle te portera le mauvais œil
Sebastiano. Jette-la à la rue où tu l'as ramassée. Elle saura bien
gagner sa vie avec son cul, cette traînée.
Sebastiano
frémit, enflammé par la colère, car il se sentait visé par le
compliment. La scène vira immédiatement au mélodrame : s'il
fallait choisir, ce serait la petite qui resterait ; qu'elle, la
sœur, n'avait jamais étéqu'un poids inutile - car c'était
heureusement la cadette le chef aux cuisine - ; qu'elle retourne
à Rome dans sa pension de bonnes sueurs d'où il l'avait sortie en
se saignant aux quatre veines.
Ce
n'était pas qu'il défendît Oliwka,, au fond de lui-même il eût
plutôt donné raison à sa sieur, mais on n'attentait pas à
l'autorité du chef de famille. Elle s'en alla effectivement, une
petite valise à la main dans laquelle elle avait plié les trois
robes noires de la mère. les trois robes usées de deuil qu'elle
porterait jusqu'à la fin puisque son frère était mort, qui l'avait
chassée pour une étrangère.
Il
fallut une suite d'accidents similaires avant que Sebastiano prenne
conscience du changement qui se produisait dans son existence. Il
fallut les plaisanteries répétées de ses partenaires de billard
lorsqu'il perdait des points dans la colère, ses réponses outragées
aux clients l'occasion qui se demandaient si la petite avec ses
mèches vertes… Il fallut surtout les menaces de départ de
d'Oliwka lorsque la cuisinière appâta un matou sous prétexte de
ne pas laisser perdre les restes de poisons que laissaient les
clients indélicats. Cette fois encore Sebastiano mit le chat à la
porte, s'avouant pour la première fois que tout lui semblait
préférable - même une brouille familiale - au désert que
redeviendrait sa vie si Oliwka s'en allait.
Elle
n'avait rien fait pour occuper pareille place. Elle s'acquittait avec
enjouement de son travail, apportant au Bleu Navire 1e rien de
jeunesse qui lui avait manqué,. soufflant au Capitaine de nouveaux
épisodes de ses aventures extraordinaires,
reprenant
à son compte le fil du récit les soirs où son inspiration s'était
tarie et qu'il préférait écouter. Les histoires étaient d'un
autre genre et commençaient toujours par « quand je volais des
voitures à Marseille » ou « quand on braquait les
pharmacies de Bordeaux ». Avant son arrivée il n'aurait
jamais soupçonné qu'il pût avoir besoin d'elle, ni d'aucune autre,
il avait été uniquement préoccupé par son affaire, mais
maintenant que sa réussite était complète, il éprouvait une
cruelle sensation de manque à l'idée effrayante de son absence.
Sebastiano n'arrivait pas à mettre de mots sur ce qu'il ressentait.
Professionnel
du sentiment dans sa Jeunesse, Il avait toujours feint, convaincu que
la dépendance était la conséquence d'une certaine faiblesse de
caractère. Si on lui avait parlé d'amour il aurait répondu que
c'était bon pour les femmes et qu'on arrête de le bassiner avec de
pareilles fadaises.
Le
jour de Pâques, le Bleu Navire était fermé pour cause de fête
religieuse, maïs derrière le rideau de fer, Sebastlano et ses amis
arrosaient allègrement le quatrième anniversaire du restaurant, au
milieu des croix en feuilles se palmes et barbes de maïs tressées
qu'on vend traditionnellement devant la cathédrale de Nice.
Quand
Oliwka rentra, vers minuit, elle entendit du bruit dans la salle et
descendit Jeter un œil. Elle portait ses vêtements du premier jour.
Elle s'installa à table pour boire avec les hommes qui passèrent
rapidement de la gêne aux propos égrillards. Elle remit patiemment
chacun à sa place avec un peu plus insolence à chaque tournée
nouvelle. En bout de table, Sebastlano se taisait, souriant à peine
de chaque moquerie, pressé que cette assemblée de séducteurs en
goguette s'en aille maintenant qu'Oliwka se trouvait là, au centre
de leurs regards sales. Il bouillait Intérieurement, comme un frère
auné, prêt à égorger le premier prétendant.
Les
amis finirent par s'éclipser,
conscients de son brutal changement d'humeur.
Quand ils
furent seuls la conversation baissa d'un ton. Sebastiano rapporta de
la cave une bouteille d'amaretto,
sucré
et écœurant.
-
Ça ne va pas rester là,
toutes ces bondieuseries ? demanda Oliwka en montrant les croix.
-
Et qu'est-ce que tu as contre le bon Dieu donc?
-
Il ne s'arrête jamais quand Je fats du stop.
-
Il t'a faite belle comme une vierge.
-
Ça n'a pas duré
longtemps
-
Comme une madone, comme une colombe, comme la colombe du
Saint-Esprit, enchaîna Sebastiano que l'ivresse rendait lyrique.
-
Ah, la colombe du Salnt-Espritt: reprit-elle dans un rire grave, tu
sais ce que j'en fais, je m'assois dessus, je vals te montrer.
Et.
lui tournant le dos, elle déboutonna
son jean qui se tire-bouchonna
à
mi-cuisse, révélant
un caleçon l'homme où s'ébattaient
de petit lapins. Elle avait sur la fesse droite un grand oiseau
tatoué,
les ailes déployées
comme
en plein vol, le poitrail rougi transpercé par une flèche.
Sebastiano
vit le tatouage danser devant ses yeux comme une hallucination
d'alcoolique. Il s'approcha pour vérifier qu'il ne rêvait pas,
effleura du doigt la peau lisse et embrassa oiseau comme s'il
espérait l'effacer à coups de langue. Elle fit volte-face entre ses
bras qui cherchaient à l'étreindre et ses nains à elle s'égalèrent
dans les boucles brunes semées de fils d'argent. Leur respiration
profonde se fondit en un seul souffle, élargi par l'écho de la
salle vide. Il voulut poser sa tête entre ses iambes et sentit
contre sa joue quelque chose qui fuyait sous le pull d'Oliwka.
Trottinette, dérangée par leurs mouvements désordonnés se hissa
sur le col du blouson de cuir. Oliwka la posa sur la table et son
geste encouragea le Capitaine à la dévêtir. Ils se couchèrent sur
leurs vêtements abandonnés en tas sur le carreau.
D'abord
elle resta totalement passive sous son poids. Sebastiano s'irrita de
son absence de réaction et demanda entre ses dents ce qui n'allait
pas. Elle ne fit pas de réponse mais son corps s'anima peu à peu.
Trottinette anxieuse flairait leur chevelure, grimpait sur le dos du
Capitaine en s'aidant de ses griffes, chassée l'instant d'après par
un mouvement l'épaule imprévu. Cessant d'être doux et
précautionneux, Sebastiano s'acharnait sur elle compte s'il espérait
lui tirer des cris. Mais au moment où elle réagissait comme
n'importe quelle femme entre ses bras, il ne parvenait pas à
reconnaître dans son air mi-douloureux, mi-lassé, les signes qui
l'auraient rassuré sur la sincérité de ses émotions. Il avait
tellement joué lui-même le contentement, l'épuisement, le désir,
qu'il ne savait plus reconnaître les mensonges de la chair. Comme
ces pensées le détournaient de l'action, elle se pencha enfin sur
lui et toutes ses réticences s'évanouirent dans la chaleur qu'elle
mettait à le flatter.
Alors
ils entendirent la porte des cuisines se refermer dans un grincement,
Sebastiano sursauta en comprenant qu'on les avait épiés. Laissant
leurs oripeaux en tas derrière eux ils gravirent l’escalier et
pénétrèrent dans la chambre sombre au crucifix renversé.
Sebastiano
s'éveilla tard, engourdi par la beuverie de la veille, mais de
joyeuse humeur. Il était seul répandu de toute son envergure dans
l'inconfortable lit à une place. Il s'étonna de ne pas reconnaître
la chambre: puis de ne pas entendre les bruits de cuisine: faitouts
et cocottes entrechoqués, claquements de portes d'office qui le
réveillaient d'habitude lorsqu'il paressait au lit. Il se leva d'un
bond, se couvrit avec le drap à la manière d'une toge et fila dans
la chambre de sa sœur. Les armoires étaient vides. La cadette, le
chef de cuisine l'avait quitté. Il haussa les épaules: ce ne
pouvait être qu'un complot prémédité.
Au
rez-de-chaussée, dans la salle du restaurant où gisaient encore
leurs dépouilles de la veille, il trouva Oliwka à quatre pattes
appelant nerveusement Trottinette, un bout de carotte à la main.
Il
ouvrit le rideau de fer et une inondation de soleil blanc leur brûla
les yeux. Sebastiano se mit aux fourneaux courageusement.
-
Tu sais tout faire Bastion, mon chien fou, mon petit amour. Tu te
sortiras toujours des situations difficiles, lui souffla dans
l'oreille le fantôme de la veuve.
Le
soir à au beau milieu du dîner, en plein coup de feu, Trottinette
réapparut, tombée d'une poutre comme le diable lui-même. Les
hurlements des dîneurs et leur fuite éperdue le long du quai
avertirent Oliwka et Sebastiano de son retour. Quelques explications
gênée ramenèrent un calme provisoire. A partir de ce jour-là
Trottinette put passer pour une attraction supplémentaire ; il se
trouvait toujours un client pour avoir entendu l'histoire et demander
à la voir. On lui installa donc une petite cage suspendue au-dessus
du bar.
Mais au bout d'une quinzaine de jours, il apparut que Trottinette
n'était pas revenue tout-à-fait indemne de ses excursions dans le
vaste monde des combles et des caves environnantes.
La
première portée fut modeste, cinq petites larves roses et aveugles
et les débris sanguinolents de quelques autres que la mère avait
dévorées ne les jugeant pas viables. Sebastiano, atterré, déclara
qu'il fallait s'en débarrasser au plus vite, mais Oliwka prit leur
défense farouchement, le traitant de bourreau. A court d'arguments,
elle pleura et menaça finalement de s'en aller avec sa petite
famille sous le bras. Il n'eut pas le courage d'affronter la réalité
et fit l'achat d'une cage plus grande à condition qu'il ne les
verrait plus. Trottinette regagna la chambre close le temps de vivre
une maternité heureuse.
Au cours des mois suivants, Sebastiano travailla comme un forçat car
Marine ne voulait rien faire qui sortit de son rôle de serveuse et
il n'osait pas la contraindre. La discussion avait été âpre :
-
Tu m'as embauché pour faire la serveuse, tu me payes, et personne ne
se doit plus rien, O.K. ?
-
Mais si tu voulais...
Et
dans sa tête il répétait « Marie-moi, Madone » et la
phrase comme le bruit d'un wagon sur les rails roulait dans son
esprit, perdant toute signification, impossible à dire.
-
Tu pourrais tenir la caisse au moins.
-
Ah ça non, par exemple! On a déjà fait le coup à une copine à
moi qui s'est retroubée chez les bourres pour détournement de
fonds.
Il
n'insista plus, il admira même ce scrupule qui la poussait à
refuser obstinément le confort qu'il lui offrait.
Comme
il avait le cœur pris, il ne prenait plus rien à cœur. Il était
porté par les ailes de la colombe, il volait. Il en oublia même les
rats. Il mesurait combien sa vie sans affection avait été vide; en
se retournant il n'apercevait qu'un désert alors que devant lui
s'étendrait un jardin de roses.
Depuis
dix ans, il avait oublié
les femmes; il n'avait connu avec elles que des relations de travail
et non de plaisir. Oliwka
l'emportait
dans un univers inconnu et fantaisiste. Chaque soir c'était
un nouveau jeu. Sebastiano, qui aimait les contes, découvrait
que dans le
domaine des relations physiques il n'avait fait preuve jusqu'alors
que d'une imagination indigente.
Il
voulut se l'attacher maladroitement, par intérêt. Il acheta des
vêtements, des bijoux, des parfums qu'elle refusa avec mépris. Pour
lutter contre ses prévenances et le mettre en garde, Oliwka se
faisait plus attentive à la clientèle, souriant aux signes
d'intelligence des célibataires et plaisantant d'un peu trop près
avec la jeunesse du vendredi soir.
Afin
de la surveiller mieux et de réduire les débordements de sa
jalousie naissantes Sebastiano rengagea du personnel sans se
préoccuper des charges exorbitantes. Il fit repeindre leur chambre
en blanc comme un appartement nuptial. Pendant les travaux, les
ouvriers furent dérangés par trois rats qui s'étaient ouvert un
passage à travers le mur . Craignant les complications, ils
rebouchèrent le trou sans les avoir capturés ils et omirent d' en
parler au patron.
Comme
chacun sait, les rats, même domestiques ces rongeurs sont dotés
d'une rapidité de reproduction qui dépasse de loin celle des
lapins, légendaire s'il en est. Prenez une rate adulte, de trois
mois et considérez que cet animal n'a guère le sens des Interdits
familiaux. A raison d'une portée de quatre à huit petits toutes les
cinq semaines, et en admettant que la moitié seulement des
nouveaux-nés soient des femelles, vous obtiendrez trois mois plus
tard une population de soixante-dix individus environ. Pour les trois
mois suivants… on renonce à compter. De plus les rats partagent
avec les humains cette tare qu'ils aiment à vivre en société.
Placez en un dans une chambre close, Il en viendra cinq sans que vous
puissiez déterminer cornent ils sont arrivés là.
Profitant
des absences d'Oliwka, Sebastiano alerté par les bruits de
frottement dans les murs de l'appartement s'évertua bien à en faire
disparaisse périodiquement cinq ou six, mais leur croissance
exponentielle déjoua rapidement ses efforts. Toutes les nuits il se
relevait en cachette pour ouvrir toutes les portes dans l'espoir
qu'une partie des animaux s'enfuirait pour gagner les greniers les
plus proches. Mais la majorité des locataires se trouvait bien chez
lut et ceux qui déménagèrent furent aussitôt remplacés par un
flux de nouveaux arrivants. Contraint d'imaginer une solution plus
radicale, Sebastiano captura un chat et l'introduisit nuitamment dans
la chambre de bonne espérant qu'il chasserait en silence et qu'il
résulterait de sa présence un carnage inexplicable et sans
précédent. Par sensiblerie il prit toutefois la précaution de
soustraire Trottinette à une mort qu'il jugeait certaine et Oliwka
fut surprise et touchée de le voir lui faire des grâces tandis
qu'elle patrouillait en liberté dans leur chambre.
Au
matin, ouvrant la porte avec la même angoisse que la septième
épouse de Barbe-Bleue devant la chambre interdite, il découvrit le
cadavre du chat vidé de son sang, et les rats affairés à dévorer
sa dépouille. Saisi par la panique, il forgea une nouvelle ruse.
Il
prit sa a-lus belle plume et adressa quelques lettres anonymes au
service de l'hygiène. Trois jours plus tard deux inspecteurs des
services sanitaires débarquèrent au Bleu Navire.
L'occasion
était trop belle de faire une scène à Oliwka: Il avait donc
travaillé toute sa vie pour en arriver là, se retrouver chassé de
chez lui par un troupeau de parasites.
Il
l'avait
bien
avertie pourtant qu'ils
finiraient par avoir des ennuis
à cause de
son bon cœur.
Et comment sa débrouilleraient-ils
lorsqu'il se retrouveraient tous deux sur le pavé du port
avec leur cage
à rats ?
Devant
l'indifférence d'Oliwka, il fit la bête avec les officiels et
abonda hypocritement dans son sens, s'efforçant de démontrer qu'il
s'agissait bien d'animaux domestiques. D'ailleurs
par chance, ou par négligence, on n'en trouva pas ce jour-là aux
cuisines, et les frigos ne contenaient pas de produits avariés.
Malgré les
protestations des propriétaires, les inspecteurs
se saisirent de deux ou trois animaux à fin d'expérience.
Une semaine plus tard, ils rendirent leur verdict: les bêtes étaient
saines, correctement nourries, 11 ne pouvait être démontré
qu'ils eussent aucun contact avec les plats servis aux clients du
restauran t; comme les installations
frigorifiques et sanitaires
étaient
conformes aux normes en vigueur, ils n'
aura pas de suite données à la plainte.
Sebastiano vit son piège
se refermer sur lui.
Oliwka ne
consentit plus désormais à entendre, même d'une oreille distraite,
ses arguments. Son triomphe la durcit sur ses positions et la chambre
désaffectée abrita de nouveau une centaine de rongeurs.
Or
ce n'était plus les aimables rongeurs végétariens qui habitaient
la soupente. Ils avalent dépecé le chat, Ils d'entre-dévoraient
rendus fous par le manque d'espace. Placés en situation de stress,
les rats font rapidement preuve d'une ingéniosité qui égale celle
de l'homme et parfois la dépasse. La nourriture se faisant rare ils
formèrent une armée. A force de ronger et de creuser ils ouvrirent
une voie dans les combles. La nuit, un ramdam Incessant de petites
pattes comme une pluie tenace au-dessus de leur tête berçaient
Sebastiano et Oliwka dans leur sommeil, inconscients du danger qui
sourdait.
Car
la vie avait repris son cours normal à l'usage inférieur. On
pouvait même constater une recrudescence de clientèle ; l'histoire
s'était ébruitée et l'on venait voir la servante mystérieuse, la
fille sans cœur, la femme aux rats, et le Capitaine inventait à son
sujet de nouvelles fables pour épater le public.
Il
pouvait être vingt heures et l'on ne entendait plus crier dans la
salle comble du restaurant. La nouvelle fille de salle ne savait plus
où donner de la tête. Trottinette trônaît sur le bar au grand
effroi des dames ; elle poursuivait une toilette minutieuse. Captivés
par le récit de Sebastiano, les clients ne remarquèrent pas à
temps la colonne de rats gris et blancs qui s’avançait sut la
poutre-maîtresse. Soudain, une autre division qui avait trouvé un
chemin par les plinthes traversa la salle en coup de vent. Les plats
volèrent, tohu-bohu, stridents cris d'horreur, les dîneurs
paralysés ne songèrent pas tout de suite à fuir. Des rats
parachutistes pleuvaient du plafond. un commando des plus hardis
escaladait les chaises. Ils s'agrippaient de leurs griffes aux jambes
des pantalons. Il y en avait un dans chaque assiette. La cohue qui
les piétinait dans la panique les rendaient furieux et ils mordaient
pour se défendre.
Tables
renversées, vaisselle brisée, dans ce champ de bataille les
derniers rats repus, ventre lourd, se traînaient péniblement en
poussant de petits cris de satisfaction lorsque le balai de paille de
Sebastiano s’abattit à proximité. « Ma sœur me l'avait
bien dit » grinçait-il entre ses dents, puis à voix haute :
-
Mais c'est une catastrophe ! C'est la guerre atomique !
Les
sanglots d'Oliwka,
cachée
derrière le bar, firent tomber d'un seul coup sa colère, et, se
retournant, il aperçut Trottinette, immolée
par sa descendance, qui gisait dans une mare de sang.
« Providence ! »
songea-t-il, « la bête est morte »
Providence
en effet, Oliwka elle-même, l'esprit perturbé par le chagrin,
appela l'entreprise de dératisation. Aussitôt une équipe en
seyants bleus de travail orange, armée de tuyaux de plastique prit
possession des lieux. Les ouvriers enfumèrent l'immeuble,
disposèrent dans chaque recoin des poignées de blé empoisonnés et
emportèrent les cadavres dans des caissons de plomb.
Une
semaine plus tard, le Bleu Navire tenta une réouverture. Le public
était mélangé, quelques amis autrefois venus soutenir le patron,
mais surtout des Jeunes gens à crêtes rouges et jaunes, en T-shirt
déchiré, échoués là pour voir ces drôles de particuliers qui
élevaient des rats, pensant peut-être en récupérer quelques uns
au passage.
A
vingt-et-une heures, la colonne des parachutistes apparut en file
indienne sur la poutre basse et une escadrille d'éclaireurs traversa
la salle. Devant les envahisseurs, le gro de la troupe s'était
retiré dans les murs. les combles, la cave, les immeubles
environnants. Pour le reste ce n'était pas quelques grains de blé
rose qui allaient les tromper. En guise de garde-manger ils
disposaient d'un restaurant entier et ils étaient plus que jamais
décidés à camper sur leurs positions.
Aux
premiers signes de leur débarquement, les Italiens entrèrent dans
le combat, lançant couteaux et fourchettes, balais et pelles,
assiettes. Debout au milieu de cette tempête, Sebastiano hurlait :
-
Ça ne sert àrien; ne
cassez pas la maison!
Oliwka
s''était attablée avec trois punks qui se tenaient les côtes
devant cette bataille improvisée. Le sang de Sebastiano ne fit qu'un
tour.
-
Lève-toi de cette table!
-
Mais qu'est-ce qu'il vient nous emmerder, ce con ! siffla Anti
entre ses dents.
-
J'appelle les flics si vous foutez pas le camp tout de suite.
-
Pas sympa ton keum, dit Virus à Oliwka. Bon, on t'emmène ?
-
Mais… mais ... balbutiait Sebastiano ahuri.
-
Je prends plus mon pied ici, déclara l'air hautain Oliwka. C'est
devenu monotone depuis que Trotro est crevée. Je vals aller habiter
un peu dans 1e parc Albert Ier avec les copains ; on dormira sur la
plage, on se fera ramasser par les flics ; ils nous arroseront
quand on voudra passer la nuit sur le parvis de la gare. On effraiera
les touristes de la rue de France en faisant la manche à la terrasse
des cafés chics… La vie, quoi :
-
Tu n'as pas une bonne vie ici?
Comme
assommé par le coup Sebastiano ne trouva plus rien à dire. Des
bribes de dialogue se mélangèrent dans sa tête.
-
Ne vous vexez pas, madame, mais il faut que je pense à mon avenir.
-
Mais, Bastien, si je t'ai fait vivre pendant toutes ces années,
c'était que j'avais au moins un petit sentiment. Et tu t'en vas
comme ça!
-
Pour ça, l'argent, je le prenais pour vous faire plaisir.
-
Je voulais du travail, moi, se défendait mollement Oliwka. Si je
suis restée aussi longtemps dans cette place, c'était pour te faire
plaisir. Mais maintenant, je retourne avec les copains de mon âge.
C'est eux qui m'ont amenée à Nice…
Le
Capitaine, effondré,
resta seul au milieu des débris
de son rêve. Il rameuta ses amis
mais peu répondirent à l'appel. D'ailleurs, pour tout assainir, il
aurait fallu casser les murs. La vente du fond ne couvrit pas les
dettes.
Voilà
l'histoire de Sebastiano Cassiodoro, telle que je la tiens du vieux
jardinier de ma grand-tante, qui fut aussi celui de la Veuve.
On
vous racontera peut-être encore dans les bars de la Madeleine où
les réfugiés politiques ont remplacé les Italiens d'antan, que
Sebastiano, retourné au pays, s'est engagé comme maçon pour la
construction d'un barrage et qu'il est tombé d'un échafaudage.
Quant à moi, je croirais plutôt qu'il tenait sur le chantier le
tripot ou la buvette et que l'épisode de la fille aux rats s'est
greffé tout naturellement sur le récit de ses mémoires
imaginaires.
Une
seule chose est certaine : le jour du départ, Sebastiano n'avait
plus que sa casquette râpée et une valise de carton bouilli. Il ne
tira même pas le rideau de fer et apposa seulement sur la porte la
pancarte : « fermé pour cause de peste ».
Quelques
semaines plus tard arrivèrent des pelleteuses et des compresseurs.
Dès
le début des travaux les rats quittèrent le Bleu Navire et
gagnèrent les vaisseaux du port .
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