jeudi 29 mars 2018

Malvande


Ne demeure sur Internet que la vingtaine de pages qui auraient constitué le livre d'après Déballages...
Que c'est triste ! Certainement ce n'est pas moi dans mon trou qui en ferait quoi que ce soit.

Trouvé sur  http://albin-artnew.blogspot.fr/2008/09/hlas-il-y-aussi-le-reste.html

Raymond Gillon alias Edouard Malvande qui publia en son temps un livre plein d'émotions sur la vie des homosexuels vieillissant :"déballages"; succès mitigé ! mort à 72 ans d'une crise cardiaque, dans la rue.

La recherche sur Raymond Gillon ne donne rien non plus.

« C'est parce que je sais maintenant que les pédés n'ont pas d'histoire que ce livre ne raconte rien. Et qui suis-je, moi, le narrateur ? À quel moment suis-je adolescent, quadragénaire, auto-stoppeur, homme d'affaires, pédé battu, prostitué, micheton, amant de ma femme, romantique soupirant d'une danseuse, pilier de tasses, amateur de routiers ? Je sais aussi, à défaut d'avoir pu le raconter, que j'ai bien vécu et que j'ai mal vécu et que je vais mourir aussi, plus tôt peut-être que tout un chacun, de la fièvre d'avoir voulu vivre intensément. C'est pourquoi je suis fou de joie et désespéré. » (Déballages)


A défaut d'autre chose voici les 23 pages qui semblent constituer le reste de l’œuvre publiée de Malvande, dans le n°5 de la revue Chimères. Le livre, annoncé dans le précédent n'a jamais vu le jour. A-t-il seulement connu une suite ? L'absence de ponctuation (comme chez Guyotat) est conforme à l'original.




ÉDOUARD MALVANDE

Tentative de mise en place

au Dr François Richaud


Il y a quatre ou cinq monstres couchés côte à côte dans le lit de mes parents... Un lit très haut en bois foncé genre campagne avec un édredon blanc bourré de plumes d’oie... L’oie qui est couchée là précisément avec un cou tordu
comme un serpent des yeux exorbités par la terreur L’oie portant lunettes pour mieux voir la cigogne à foulard et le crocodile qui se marre qui bouge à peine et d’une façon si inquiétante dans le haut du lit Et pendant ce temps la vache mugit
le dogue bave les poussins dégringolent Le chien poursuit la chatte noire qui fait des étincelles avec ses moustaches,Pendant ce temps les canards courent et s’envolent dans un nuage jaune Et puis en même temps ça crie On entend des cloches des sifflets la sonnerie de la porte les grelots d’un collier de cheval Le bruit des sabots du même cheval qui tour à tour hennit et braie comme l’âne tandis que l’énorme poisson rouge du bassin appelle Léon comme s’il était le paon du square...

Et je hurle d’épouvante et papa me berce me dit Allons allons Là là là là Et je suis bien Je suis très bien contre mon papa quime balance de droite à gauche qui me fait de petits baisers Qui me dit Ce n’est rien voyons c’était un rêve et il me dit quele rêve est parti maintenant que je peux dormir là faire dodo...
Les quatre ou cinq monstres se tiennent bien tranquilles Je passe devant le lit Ils sont couchés sur le dos leur tête sur les oreillers la cigogne tricote le cochon bâille l’oie et le dogue me regardent La chambre est noire et bleue l’entrée jaune
comme une crème à la vanille C’est encore la nuit...

Je suis au fond du petit lit bleu celui où il y a peint en médaillon un Pierrot blanc qui joue de la mandoline une lune bien jaune un ciel noir... Je crois que je dors et que je ne dors pas Je me lève Je marche à tâtons dans la chambre que je ne
vois pas puisque je dors et j’arrive dans la cuisine où Papa est assis et mange avec Maman... J’arrive en criant Papa se met à gueuler aussi Une gerbe d’eau sortie de la carafe qu’il tient à la main traverse la pièce m’inonde le visage... Je vois les gouttes illuminées qui brillent dans le soleil... L’eau le feu du soleil et mes yeux qui ne voient que ce flamboiement Et toute cette eau ruisselle sur mon petit tablier d’où dépasse ma zézette Papa gueule Qu’il fait chier Nom de Dieu de merde ce con de lardon Alors je pisse sur mes jambes de terreur Mes yeux sont aveuglés d’eau de larmes et de la flamme de la lumière solaire... Soleil Nom de Dieu de merde Voilà qu’ilpisse à présent Soleil et merde et pisse et monstres du lit où je ne puis revenir... Maman lui dit qu’il est fou crie toute noircie de ses cheveux bruns en désordre Crie crie qu’il est complètement fou et me prend me soulève comme un paquet m’emporte en criant vers la chambre la chambre aux
monstres...

J’arrive dans la cuisine Tiens elle est étroite comme un couloir Ce n’est pas la même Elle est peinte en beige avec une frise de fleurs orangées sur les bordures La cuisinière est en émail vert... Il y règne cette fraîche demi obscurité de l’été lorsqu’on tient les fenêtres presque fermées pour empêcher la lumière et la chaleur de pénétrer... Le robinet de cuivre jaune coule avec force Une dame en noir Maman peut-être se tient devant l’évier un couteau de cuisine à la main Elle me parle avec colère Pourquoi... Et soudain frappe du couteau sur l’évier de marbre rose veiné de blanc et je vois une étincelle à la rencontre du couteau et de l’évier... La dame crie et je regarde le couteau qui vient de faire du feu et la dame qui fait du feu en frappant la pierre La dame grimaçante et en colère Tentative de mise en place Maman fait du feu du feu et elle crie très fort elle veut me faire taire Elle a le bras levé le couteau brille...

Je suis devant la fenêtre de la salle à manger Gérard est monté sur la chaise de paille l’a repoussée du pied et demeure perché sur le rebord tête à l’extérieur en équilibre instable Il se penche et regarde le balcon de Moiselle Je ne sais pourquoi je lui tiens les pieds ni pourquoi je ne le lâche pas alors qu’il crie si fort et que peu à peu il glisse vers l’avant... Maman arrive en coup de vent m’effraye et je suis sur le point de lâcher mon petit frère que maman attrape très vite et repose sur le sol puis se tourne vers moi et sur la lancée me colle une gifle Cris et Grimaces et Épouvante Cheveux fous de ma mère...

Maman me porte sur son bras hanche en avant Nous regardons par la fenêtre Papa est en bas Il nous montre une petite voiture cubique de couleur bordeaux Il y a un coffre à l’arrière et une roue de secours Il parle fort et maman rit puis s’allonge sur son petit divan Me met de l’eau de cologne me dit que nous
irons tous en voiture lorsqu’elle sera complètement guérie...

Je suis au bout de la rue et là-bas dans le triangle d’ombre qui coupe la rue en deux je vois l’autobus vert et noir qui ramène maman de l’établissement thermal...


Je la vois qui descend de l’autobus qui m’aperçoit me sourit me fait signe Je la vois déjà descendue de l’autobus et marchant vers moi... Je la vois en train de descendre et je vois sa tête penchée à l’extérieur qui la précède Elle est coiffée d’un chapeau cloche de couleur claire et sa robe toute droite flotte sur son corps mince... Je vois qu’elle est assise en haut dans l’autobus et elle me regarde à travers la glace...


Je la vois installée à sa table de toilette elle me tourne le dos et utilise le nécessaire composé d’une brosse très douce avec laquelle je me caresse le dessus de la main De flacons de verre orange et noir et du mystérieux vaporisateur en pâte de verre également orangée avec son œuf de caoutchouc posé sur la table recouvert d’un filet de soie mordoré et relié par un fin tuyau flexible au sommet du flacon

Je la vois couchée Couchée sur le divan où le docteur la soigne... Là Il est venu Il lui a fait une piqûre... Et nous ne devons surtout pas faire de bruit Il nous donne la longue boîte en carton où se trouve le produit que justement il vient de lui
administrer... Nous poussons cette boîte dans une rainure du plancher Nous en faisons un petit train sans faire de bruit sans faire Tuttut sans siffler ni imiter le chef de gare à cause d’elle qui est malade semble-t-il mais on ne nous le dit pas...
Je la vois couchée et penchée la main posée sur le sol... Elle nous regarde jouer avec les cadeaux du père Noël J’ai une superbe voiture avec des portières rouges qui s’ouvrent et deux phares qui s’allument Une voiture cubique comme celle de papa mais d’un rouge plus vif... Elle est donc couchée et la main hors du lit en appui sur le sol elle regarde Gérard qui pousse les toutes petites voitures de course qui lui sont arrivées en grand nombre par la cheminée avec un garage à toiture ondulée pour les abriter...


Je la vois allongée dans la baignoire de l’établissement thermal... Un lieu d’ombre grise de buée avec de grandes verrières Un lieu où la lumière ne parvient que sous la forme d’un clair-obscur probablement à cause des grands platanes qui ombragent le parc Les murs sont couverts de carreaux de faïence et il règne dans toutes les pièces un brouillard de vapeur qui m’empêche de voir nettement la dame en blanc qui tient une immense serviette Et puis je vois le poisson rouge en celluloïd qui flotte sur l’eau... Et maman est allongée dans la baignoire elle a de l’eau jusqu’au cou et je ne vois que la tête de maman pas le corps de maman la tête seule et le poisson rouge pas le buste de maman avec le sein coupé le buste mutilé et monstrueux Vous entendez bien Je ne vois pas ça Je ne vois pas ça je ne vois que ma jolie maman La tête de ma jolie maman et le poisson rouge Le poisson rouge Le poisson rouge Rien que le poisson rouge pas les seins pas les toutounes pas le sein coupé... Rien de vilain Rien qui puisse faire peur... Je n’ai pas peur Je n’ai pas peur de maman Je joue avec le poisson rouge et l’eau n’est pas transparente je ne vois pas que maman est nue dans l’eau de la baignoire c’est une eau chaude une eau... sulfureuse Une eau sulfureuse pour la soigner... Ce qui fait que je n’ai pas vu ça Je ne vois pas ça J’ai pas pu voir plus que ça J’ai pas vu ça Je ne vois pas le sein coupé Pas ça Pas ça...



... Il fait nuit Je n’ai jamais vu comme ce soir un ciel aussi étoilé que celui-ci... Nous sommes sur le balcon de Moiselle Les volets sont largement ouverts la salle à manger et le grand salon sont éclairés par des lustres de cristal... Ce soir nous allons rester avec Moiselle nous devons rester là Nous ne devons pas remonter dans l’appartement Il ne faut pas Nous allons manger là Peut-être coucher là près de Moiselle Nous devons rester là Nous allons promettre d’être sage... Je regarde ce grand ciel immense Et Gérard demande Où elle est maman Dis... Et Moiselle dit Elle est au ciel Elle est bien Elle est très bien maintenant très très bien... Et ma tête est penchée en arrière Il me semble que ce beau ciel noir est en bas et que je suis en haut que je suis à la place du ciel que je vole
dans l’espace noir...

J’ouvre la porte des cabinets la jupe de Marie Jeanne est retroussée Un gros jet s’écoule de cet endroit tout noir Elle fait pipi donc Elle fait pipi et elle n’a pas de pistouquette Je découvre ça par hasard en touchant le gros bouton blanc en forme d’œuf de la porte et je vois Marie Jeanne et je comprends qu’elle fait pipi et qu’elle fait ça à l’envers sans pistouquette et en riant avec du noir plein de noir à la place de la pistouquette... Je prends le bas de mon petit tablier et je le
porte à ma bouche Je le tords Je me mets à le sucer À le mordre... Et pour faire ça il faut que je baisse la tête et sans plus regarder ce qui se passe... Je descends chez Moiselle très embêté...

Moiselle est en bas Elle m’appelle elle sourit elle n’a plus l’air fâché Elle dit Regarde J’ai des bonbons au miel pour toi... Et je reste assis sur place les fesses gelées par le marbre blanc veiné de rose du bel escalier et je boude... La silhouette de Moiselle est parcourue d’un rayon bleu qui provient du vitrail
polychrome derrière lequel on aperçoit les surabondantes plantations du jardin intérieur Massifs d’hortensias de fougères de palmiers de cactus... Regarde j’ai des bonbons au miel pour toi Et le petit couvre-chef finement brodé sous lequel elle dissimule ses cheveux argentés frémit au rythme de sa voix chevrotante... Des bonbons au miel... Ces bonbons je les connais ils ont la forme d’un berlingot mordoré constitué d’une carapace de sucre très fine très fragile ils s’effondrent sous la dent aussitôt qu’elle s’y pose J’en prends un le brise donc délivre ce dosage subtil de miel liquide quise mêle à la matière fragile et biscuitée qui constitue le berlingot et c’est... C’est... C’est tellement bon qu’il faut que je recommence et que je dis Tu en as encore un dis Encore encore... Dis...

Monsieur Gineste ouvre la porte Il a ses lorgnons sur le nez porte un gilet gris et un col dur qui n’est pas attaché et je dis Bonjour Monsieur Gineste... Il me tend la boîte de bonbons acidulés de couleur vulgaire Vert rouge jaune violet Je tape
le violet le regarde Et monsieur Gineste lance Alors qu’est-ce qu’on dit...

Il rit de toutes ses dents et tourne tourne Il me tient par un pied et une main et je tends l’autre bras et l’autre jambe et ça monte et ça descend Il me fait monter très haut descendre très bas Me dit Tu vois c’est ça l’avion Tu es un avion et avec la bouche il fait le bruit de l’avion Il s’arrête me pose en bas de lui Remonte tout en haut de lui... L’adjudant Romiro est immense et plus beau que Maurice Chevalier à qui il ressemble un peu et il rit et je m’accroche à ses jambes Réclame Encore Encore... On change de jeu Il redescend très bas pour me ramasser Se relève me jette en l’air très haut je vois l’atelier de papa depuis le plafond à côté de l’ampoule et resdescends d’un trait jusqu’au plancher brillant de cambouis où il me rattrape in extremis en disant là tu as fait un piqué Tu as vu ça c’est un piqué et il rit Il est fait de dents blanches d’un képi rutilant d’une force de géant... Il me place debout éclate d’un rire immense se fouille me tend le paquet de guimauve blanche bien poudreuse dans lequel se trouvent aussi quelques réglisses noirs Me laisse prendre tout ce que je veux et rit encore très fort comme on le fait les jours de grande fête quand personne n’a de chagrin...

Madame Lanias doit savoir que c’est moi qui chasse le bonbon étage par étage parce qu’elle ouvre sa porte en tenant à la main une bonbonnière en porcelaine bleue... Le bonbon que je prends est fourré comme toujours chez elle C’est
presque aussi bien que le bonbon au miel de Moiselle... Elle dit Prends celui-ci il est praliné... Sa tête est penchée vers moi et je puis apercevoir au mieux ses cheveux légèrement bleutés ses grandes paupières lourdes les traces de poudre sur ses joues hachurées de rides très fines Je trouve qu’elle sent bon et aussi je trouve qu’elle est vieille et qu’elle est belle...

Au troisième Madame Raffani vêtue de noir m’emmène dans la salle à manger toute courbée et s’appuyant sur une canne dont le pommeau est une tête de canard en vieil argent... J’aime les renards de bois qui ornent la porte du buffet et la table recouverte d’un tapis brocardé de grappes de raisin en fil écru Et là-dessus une coupe à fruits en pâte de verre jaune et violet soutenue par un piétement en fer forgé garni de somptueuses bananes... Elle me donne l’un de ces fruits

Les demoiselles Rougerie ne me donnent rien. Et comme elles rient lorsque je fais retentir la sonnette Je leur tire la langue Elles m’appellent Petit coquin Continuent à rire me montrant leurs dents en or...

Devant l’atelier Monsieur Sécrin l’assureur se baisse me dit que je puis avoir du chocolat à la liqueur si je cherche bien dans ses poches Je le vois donc accroupi tordant ses belles chaussures recouvertes de guêtres Je vois ses cheveux noirs collés à la gomina Flaire son odeur où se mêle le tabac blond et une eau de cologne à l’œillet

Je suis près de la porte à deux battants du salon de Moiselle et Monsieur Charles qu’on m’a tant annoncé est enfin là je le trouve immense et beau comme le soleil et les rideaux de gaze qui ornent la fenêtre Moiselle m’a dit que tu m’apprendrais à faire l’éléphant lui dis-je

Et Monsieur Charles se baisse jusqu’à moi J’ai le regard aveuglé par l’or de ses cheveux savamment bouclés mais je prends ma leçon d’éléphant avec grande attention Il pose sur la chaise quatre de ses doigts relève le médius qu’il agite disant ça c’est la trompe de l’éléphant tu vois les autres doigts ce sont les pattes de l’éléphant... Et l’éléphant avance monte sur mon épaule vient me faire guili dans le cou me chatouille me fait rire aux éclats...

Il fait très chaud le grand volet à claire-voie de la salle à manger est presque fermé ne laissant s’étaler horizontalement que de minces filets de lumière mais si bien orientés que l’un d’entre eux éclaire le tableau à musique accroché au dessus du sofa drapé de blanc sur lequel repose Moiselle à demi assise car Si je m’étends tout à fait je perds le souffle et j’ail’impression de mourir... Je dis à Moiselle que je veux tirer sur l’un des cordons placés au-dessous du tableau Elle guide alors ma main Tire avec moi et le tableau égrène une exquise musique tandis que j’observe à la fois la toute petite horloge du clocher qui donne l’heure réelle et la scène champêtre quifait le sujet du tableau... Il est à peu près midi...
 
Il est un peu plus de midi ou bien plus de sept heures Ce doit être le mois de juin si j’en juge par l’assiette de compote d’abricots que Moiselle me tend... Moiselle vêtue de ses couleurs d’été le blanc et un beige exquis Reverse de l’eau de la
carafe dans le compotier de verre Augmente ainsi le volume
du dessert destiné à la vieille Emeline La sonne avec la clochette d’argent qu’il m’est interdit de toucher...

Arrivée d’une dame annoncée par Émeline Moiselle est à sa terrasse Elle se lève lentement Je vois sa grande jupe qui traîne jusqu’au sol comme sur un tableau au grand salon et je vois Moiselle qui a un beau geste de sa main tremblotante Moiselle qui s’enquiert Êtes-vous mariée Madame et la dame répond qu’elle est divorcée... Alors dit Moiselle d’un ton de regret et d’impressionnante grandeur Je ne peux pas vous louer... Je ne peux pas louer à une divorcée

Papa serre rageusement son étau sur un gros tuyau Dis Papa qu’est-ce c’est Louer à une divorcée Moiselle dit qu’elle ne peut pas louer à une divorcée et Papa me dit que Moiselle ferait mieux de s’occuper de ses oignons... Ce qui me renvoie aux oignons d’Émeline dans la cuisine Me fait renoncer à poser des questions... Papa ajoute Elle a pas un rond et elle fait la difficile...

C’est à la lumière du soir une lumière rasante que la coupe de cristal chargée de pêches renvoie la lumière du soleil en plusieurs tons C’est l’éclat de ce spectacle qui me donne de l’audace je demande encore que le tableau fasse de la musique
et Moiselle me dit que c’est fini que la musique est cassée que c’est ce petit sacripant de Bernard Nibolo qui a tout cassé et Moiselle est très fâchée contre lui...

Je suis chez Monsieur Albert après le grand salon de Moiselle Je suis au milieu des boiseries des meubles incrustés Je suis devant l’armoire ouverte où je découvre la réserve de chapeaux de cravates de toutes couleurs à rayures ou à pois rouges et jaunes hurlantes et discrètes Mais surtout de l’autre côté face à la porte matelassée le téléphone là sur le bureau... Et je soulève le téléphone pendant qu’il ne me regarde pas et aussitôt je le repose et l’instant d’après il sonne Monsieur Albert décroche et dit à la dame de la poste d’une
voix très claire une voix qui est l’archétype de la distinction C’est une erreur mademoiselle

Monsieur Albert dit qu’il va me mener à la messe où Moiselle est déjà partie Je le vois dans la salle de bain où il retire des chaussures genre nu-pieds et se met en devoir de peindre en rouge les ongles de ses orteils... Il fait un peu d’air avec un
éventail pour sécher le vernis... Je soulève encore le téléphone Le repose et il sonne une nouvelle fois et Monsieur Albert imperturbable le reprend et de la même voix bien articulée répète C’est une erreur mademoiselle Et je m’amuse je ris je tends mes mains vers le téléphone... La lumière est plus savante plus chaude ici que chez Moiselle le tapis est dans les rouges et verts les branches bleues presque noires montées du jardin d’hiver coupent en deux le volume de la salle de bain...

Je suis avec Moiselle dans l’une des avant-scènes du Nouveau Théâtre Derrière moi l’obscurité et devant moi un large espace avec dans le milieu un immense piano à queue... Charles s’appuie sur le piano ses cheveux sont encore plus dorés Il chante avec Johnny Je crois qu’ils chantent seulement pour Moiselle et moi car je ne vois personne dans la salle...

Toutes ces jambes ces robes à hauteur de mon regard ce brouhaha dans le grand salon qui sépare 1’appartement de Moiselle de celui de Monsieur Albert ce sont les gens qui assistent au grand goûter Ils sont si grands que Je ne vois rien que le lustre en cristal et les verres de malvoisie qu’ils tiennent à la main...
 ... Je suis installé avec Gérard dans le salon chapelle de Moiselle celui où il y a la vierge en bois costumée de rouge de bleu d’or et qui nous regarde avec des yeux de verre Celui où il y a des candélabres avec des feuilles en cuivre des lys en tissu des coussins garnis de perles et de pierres mais je vous défends d’y toucher car c’est l’endroit où Moiselle vient prier le soir pour éviter d’aller à l’église... Nous sommes installés devant une petite table pour enfants avec des fauteuils d’osier à notre taille... Nous mangeons un gâteau à la cerise Gérard en a mis sur ses cheveux ses joues son petit tablier bleu Une dame est à l’embrasure de la porte Une autre tient un long fume-cigarette Elle porte une robe qui montre ses épaules Elle dit Tu as vu Mady comme ils sont jolis... Je vois des rideaux de mousseline Une petite fille plus grande que nous qui nous regarde de son haut qui porte une robe courte en organdi rose...

Et roses aussi sont les robes que portent Monsieur Albert et ses amis Ceux-là s’ils croient que je ne les ai pas reconnus malgré les grands éventails de plumes derrière lesquels ils se cachent malgré les grands bonnets en forme de tarte qu’ils ont mis sur leur tête Et qui me font rire rire Mais rire alors... L’un d’entre eux porte une robe bleue avec les plumes bleues et tout le tralala dans les mêmes tons Et c’est joli C’est si joli que tout le monde frappe dans les mains J’entends ce qu’on dit et on dit Oh Albert Ce que tu es chou comme ça et aussi Vous allez avoir un succès fou mon cher Tout cela est si rigolo... Et Monsieur Charles dit Allons Coco On répète On répète... Et l’on se tait et l’on écoute Mais là je n’entends pas Je n’entends que la voix de Monsieur Albert Je ne le comprends pas... Je vois les grands gestes tournants de sa main Je vois le boa de plumes qui coule sur son bras... Les paillettes qui brillent et tout ça Tout ça qui m’éblouit...

Deux petits coussins recouvrent les fauteuils d’osier miniature Moiselle les a fait faire pour nous par Émeline Il sont en soie un côté rouge un côté bleu Nous les emportons sous la grande table en marchant à quatre pattes et en faisant retom-
ber le tapis sur nous... Et une colère nous prend Nous trouons les jolis coussins nous répandons les plumes sous la table... On nous appelle nous cachons vite les plumes sous le tapis... Je pense qu’on va dire que c’est un péché... Je me sens très
ennuyé... Je n’ai plus envie de jouer ni de rire... Oh ça non... J’ai envie de battre Gérard de dire que c’est lui que c’est pas moi...


Je stationne dans le grand hall... La couleur dominante de la fresque de droite c’est le jaune à cause du blé et si je me tourne vers la gauche c’est le bleu à cause de la mer et de ce château sur la mer... Je vois donc la mer le blé et aussi une dame droite un peu raide qui se tient là quelque part plus grande que le château sur la mer et peinte dans des tons roux d’ailleurs ses cheveux sont rouges comme les feuilles de vigne en octobre dernier...
Au fond l’escalier de marbre monte en diagonale vers l’appartement de Moiselle... Je vois Adène qui monte en criant toute rouge de colère Je vois papa qui descend et porte le petit ténérife de maman avec sa patte dans le plâtre... Je vois tante Ambroisine en religieuse qui monte en pleurant... Je vois Monsieur Albert qui descend très vite très légèrement se tournant vers Charles qui le suit... Ils sont l’un et l’autre vêtus de blanc Charles porte un foulard de soie bleu dans le col...

Je vois la boutique à côté du hall L’entrée sur la rue les trois marches très hautes pour accéder à la boutique où des peintures sont accrochées... Je vois les amis peintres de Monsieur Albert Je vois l’un d’entre eux couché sur un divan
l’autre assis près de lui tient son ami par la main comme je le fais avec Gérard lorsque nous traversons la rue... Je regarde les peintures sans pouvoir deviner ce que représentent ces images... Le premier tableau est comme deux coups de pinceau de Monsieur Lavail lorsqu’il peint la devanture du magasin Mais là c’est très épais en bleu et très épais en jaune et on dirait que ce n’est pas sec tellement ça brille... Ensuite je crois voir des fleurs des espèces de tulipes mais pas sûr et quelque chose comme les hortensias que Moiselle met dans sa chapelle...

Mais je ne suis pas sûr non plus de ce que je vois... D’autres images autour de la pièce sont peintes de couleurs plus violettes que l’encre du Frère Jean Plus jaune que la lune dans le ciel noir Plus rouge que la crête des coqs qu’elles semblent
vouloir représenter L’une d’entre elles est faite d’un vert qui je ne sais pourquoi me fait penser à la fois au diable et au sang bien que je sache parfaitement que le sang est rouge... un vert opposé à un noir aussi brillant que les poils qui servent de pistouquette à Marie Jeanne... Je regarde les deux messieurs sur le canapé... L’un d’eux boit de l’orgeat glacé avec une paille... Je regarde encore les images sur le mur et elles me semblent très jolies... J’ai un peu peur d’être là...
Je descends les trois marches Là Là Attention de ne pas tomber et je cours dans le soleil Vers le coin de la rue Vers les mimosas qui se penchent hors du jardin d’à côté... Le jardin de Jacques Landreu...

Papa est couché par terre Il est plein de cambouis Ne me touche pas je vais salir tes habits... Pousse-toi Dis Papa C’est quoi ton métier D’abord on ne dit pas C’est quoi On dit qu’est-ce que c’est... Alors qu’est-ce que c’est ton métier... Ben je suis mécanicien Je suis le roi des mécaniciens... Et c’est quoi le métier de Monsieur Charles... Tu veux dire Charles Trénet Ben lui c’est un chanteur Un chanteur pour les fous Il chante pour les fous... Et Monsieur Albert c’est quoi son métier Dis... Je te dis qu’il faut dire Qu’est-ce que c’est... Monsieur Albert C’est un poète... Dis papa Tu veux que quand je serai grand je serai un poète... La tête de papa sort de sous le moteur il me parle d’un air sévère il me dit T’es pas fou Tu sais pas que c’est un métier de fainéant d’être poète...

Le moteur de la jolie voiture bordeaux tourne avec un bon petit bruit régulier... Je suis à genoux à la place du chauffeur et Gérard est à quatre pattes au fond de la voiture et s’occupe de toucher la pédale d’accélérateur et à force de toucher la voiture avance avec des soubresauts et elle traverse la rue et comme je tiens le volant je suis tout fier de tourner sur ma gauche et de tourner presque complètement sur la rue et ça avance toujours cahin caha portières ouvertes... Je fais même fonctionner l’avertisseur Je me régale... Apparition de papa à la portière droite et qui saute dans la voiture... Qui nous jette sur le siège arrière Qui stoppe je crois ou le contraire stoppe d’abord et nous jette à l’arrière... La confusion règne soudain sur les événements Je reçois des claques Je vole aussi
haut que lorsque l’adjudant Romiro me fait faire l’avion mais comme les larmes m’empêchent de voir le paysage j’ai peur Je ne me régale pas...

Je suis en arrière de la piste du concours... Adène me soulève me dit Regarde ton papa Regarde là-bas c’est lui qui saute avec sa moto... Et je vois du feu un cercle de feu La moto traverse le cercle...

Là c’est la montagne Une route avec de la poussière et la merau dernier plan qui brille qui éblouit qui renvoie tout le soleil Et là-bas dans le virage vert d’olive papa fait un nuage de plumes noires avec sa moto qui a accroché un poulet dans le village...

La plate-forme du bureau de papa m’arrive au menton... Je me hisse sur la chaise tournante Je joue à si j’étais le directeur Barbouille avec le crayon rouge une feuille de papier compte les photos de papa fixées au mur par des punaises...
Sur la plus belle de couleur sépia il est assis sur sa moto de course son casque pend sur le guidon Il est beau comme si c’était un artiste de cinéma avec des cheveux frisés des joues plates et creuses Il porte son blouson de daim à fermeture éclair...

Je vois la nurse qui pousse le landau bleu marine de marque anglaise avec de grands ressorts... Elle s’arrête un instant balance le bébé sur les ressorts Avance... Jacques Landreu marche près d’elle et du landau Il est vêtu d’un petit manteau bleu marine également et porte des chaussures en vernis noir avec des chaussettes blanches qui lui montent au-dessous du genou Il a les mains gantées de blanc comme est blanc le linge qui recouvre la voiture et blanche la coiffure qui indique la condition de la nurse... Cela est beau et comme inattendu Mon cœur bat très vite j’ai envie d’appeler Louis de lui montrer comme ils sont jolis Je cours dans l’atelier crasseux je m’arrête me retourne les regarde passer Je ne dis rien à Louis je continue à regarder émerveillé par tout ce blanc et ce bleu
qui resplendit sous le soleil depuis ce trou d’ombre et de saleté qu’est le fond de l’atelier...

Je les attends j’attends surtout de voir Jacques Je sais qu’il aau moins huit ans Il est donc un très grand garçon Je suis assis dans la petite bagnole rouge à pédales qui ne peut plus marcher puisque je l’ai cassée...
J’attends je regarde le beau temps le ciel bleu qui tranche si fort sur les façades blanches Les fenêtres chargées de fuchsias violets et pourpres et celles qui débordent de géraniums rouges Le vert pâle des mimosas le vert plus dur des platanes et leur ombre grise découpée sur le sol comme les pièces d’un puzzle... Je regarde les immeubles de briques rouges La publicité bicolore de Cinzano sur le mur d’en face... Je pense à la fontaine si fraîche du square devant laquelle je vois passer Jacques la nurse et le landau tandis que je m’éclabousse me douche cherche par mes bêtises à attirer leur attention... En vain...

J’attends assis sur la petite marche de l’escalier j’attends qu’il passe et je suis un peu comme à l’église lorsque la Vierge et le Jésus en majesté avancent sur un tapis de sciure rouge et jaune et que nous l’attendons pour l’inonder de pétales de fleurs lancés par nos petites mains enthousiastes...

Je l’attends comme ce Jésus invisible qui descend m’assure-t-on quand ça sonne à la messe... Sauf qu’il s’agit ici d’une divinité simplement vêtue de bleu marine et de blanc...

La nurse passe en disant à Jacques quelque chose que je ne comprends pas... J’interroge Louis du regard Il me dit Elle lui parle en anglais Tu sais... Comme il a l’air de m’apprendre une merveille de plus il parle bas comme quand il me dit un secret à l’oreille ce qui consiste à faire Bibabibabababoum... Et bababoum en soufflant sur mes joues et en finissant par un petit baiser...

Je vois la nurse Je vois Jacques le tricycle de Jacques Et la maman de Jacques parle à mon papa et même Jacques parle gentiment à mon papa qui est si sale que je le trouve vilain... Moi je suis encore assis dans la petite bagnole rouge J’en
oublie qu’elle est en panne J’agite mes jambes sur les pédales Je fais Tututt Je fais Teuf teuf... Mais Jacques ne me regarde pas Il est là on a dit comme Un petit Prince Et je ne me sens pas autre chose qu’un vilain petit crapaud plein de merdouille... Il ne peut pas voir lui qui est si joli et si grand un garçon si petit dans une voiture rouge si moche... Je fais encore Tututt Il passe Il part au square avec son tricycle

Il est au square avec son cerceau et le pousse avec un bâton

Il est au square avec son jeu de croquet et fait une partie avec ce sacripant de Bernard

Il est au square et fait une course de trottinette à pédale avec Bernard et Philippe Maubert...

Il est au square et achète des oublies à Falète le marchand ambulant qui les lui fait gagner en loterie avec une petite roue et une plume... Je suis tout près Sa nurse mange aussi une oublie me regarde me sourit d’un petit air qui m’a l’air très grand ou quelque chose comme ça qui me fait frissonner...
Jacques lui ne me voit pas Toujours pas...

Je ne le vois passer que de très loin parce que je suis au fond de l’atelier près du bureau Je ne sais pas comment je suis mais je me sens un peu comme le jour où je me suis oublié dans ma culotte et Papa m’a dit Tu n’as pas honte à ton âge...

Voilà c’est ça j’ai honte sans avoir fait caca dans ma culotte et aussi j’ai envie de parler de Jacques puisqu’il passe avec la nurse là en ce moment même Je me mets près de Louis Je regarde Jacques et je regarde Louis et Louis me sourit comme il le fait tout le temps d’un air très doux et comme il voit que je veux lui parler il m’écoute... Il est baissé Je m’approche de son visage plein de cambouis et de tâches de rousseur Je vois de près ses yeux vert clair mouillés où il y a tant de gentillesse

Il pue l’essence quand il me fait un bibi alors je tourne la tête je m’empêche de respirer...
C’est maintenant que je lui dis
Tu sais Louis quand je serai grand je me marierai avec Jacques...
Et c’est maintenant que se déclenche quelque chose d’aussi imprévu que l’orage de l’autre jour Un orage de grêle... La grêle que je n’avais jamais vue Ces billes de glace sous un ciel d’une couleur épouvantable...
Quand je serai grand je me marierai avec Jacques...
Et c’est terrible parce que Louis se met à rire Fort fort fort...
Il se lève Il dit à Papa Vous savez ce qu’il dit
Et papa éclate de rire aussi et il répète à la nurse en présence de Jacques ce que je viens de dire...
Je ne sais pas ce qui me panique... Ce qui m’écrase...
Je ne sais pas ce qui me dévaste...
Je m’enfuis je vais au fond de l’atelier Je me mets à quatre pattes Je m’installe sous le bureau...
Je perds le sens... Je crois que je m’endors...

Non... Ce n’est pas ça Je pousse la petite bagnole rouge vers le fond du magasin Je m’installe dedans... C’est une coquille... C’est un nid... C’est une petite maison tranquille pour toujours... Je décide de rester à l’ombre De ne plus jamais voir le grand soleil terrible de la rue... J’ai l’impression que dans l’ombre on ne me voit pas
Qu’il n’y a pas intérêt à ce que l’on me voie
Qu’il ne me reste plus qu’à me cacher pour toujours et pour toujours...
Là... Installé... Je pense à Jacques Je sais maintenant que je ne serai jamais marié à Jacques
Que je ne pourrai jamais plus lui parler et rester toujours avec lui...Que rien de plus grave ne pouvait arriver que l’on sache que je voulais me marier avec lui...
Je pense que c’est une honte d’aimer et de le dire...
Que je ne dois plus aimer personne que c’est mal Très mal
Que je ne dois plus rien faire d’autre que me cacher...
Me cacher complètement...
Et que plus personne jamais ne me voie...

Papa gueule que tout ça c’est la faute de ces vieilles sorcières Qu’on ne lui a pas dit quand il le fallait qu’Irma était si malade...
Après c’est le silence Je suis seul avec cette dame à la radio
qui chante que C’est aujourd’hui dimanche et que Voici des roses blanches et qui recommence inlassablement à dire quelque chose qui me touche de très près parce que j’ai le cœur gros de l’entendre sans savoir exactement le pourquoi
de ce chagrin
Tante Ambroisine pleure dans l’escalier et Adène sanglote Papa dit Ils ne se sont aperçu de rien Ils sont petits Ils ne se
rendent compte de rien

Je suis au couvent avec Ambroisine qui écrase de la purée avec une boule en bois Et de sous le grand buffet sort un petit chat noir et un autre tigré... Aussitôt Ambroisine les attrape par les pattes arrière les balance contre les murs et les arbres Va d’un pas rapide les jeter sur le tas d’ordures... Ils ne bou-
gent plus...
Ambroisine me donne des fraises me regarde de derrière ses lunettes rondes veut m’embrasser et me fait mal avec son bonnet religieux empesé et je dis Laisse-moi Laisse-moi

Un chat sort encore de sous le buffet et Ambroisine galope en le tenant pas les pattes et je galope en la regardant frapper sur l’angle du mur... Un chat reste sous le buffet et Ambroisine l’attrape avec le manche du balai... Court...

Papa fait un bisou sur la bouche à Marie-Jeanne et elle lui donne une gifle

Papa m’emmène avec Mado sur la route devant un petit château Et il me dit Dors et je fais semblant de dormir et lui lui fait des bisous sous plein d’étoiles
Papa sort mon petit machin par en dessous ma culotte et me dit Va te cacher pour faire pipi au fond de l’atelier

Nous sommes seuls dans la cuisine Papa coupe ma viande sur la toile cirée et dit Mange avec tes doigts personne ne nous verra Puis me verse de la compote de pommes sur une assiette à soupe renversée...

Gérard pleure Papa lui retire sa culotte pleine de caca Le lave Me déculotte aussi Nous dit Restez-là au soleil comme ça vous chierez tranquilles Nom de Dieu...

Est-ce que la dame qui est debout devant le café avec un renard autour du cou est une fiancée... Papa me dit que non que c’est une poule Je ris je répète C’est une poule c’est une poule Et papa me dit Tais-toi Il ne faut pas dire ça Tais-toi
Mais moi je ris Je scande C’est une poule C’est une poule...

Au café nous lisons le journal monté sur un bâton et je mange une bouchée à la liqueur gagnée dans un tourniquet Papa parle à la poule me fait de l’œil me fait signe de me taire

La dame de la pâtisserie m’a donné un éclair au café que je mange avec beaucoup de lenteur
Je regarde la pâtissière parce qu’elle a les yeux peints en bleu et qu’il me semble que son col blanc est le même que celui qui se trouve sous le saint-honoré

Voilà que Papa regarde les magasins de chaussures dans la rue Louis Blanc et   « comme par hasard » rencontre une dame assez vilaine avec de gros yeux qui me donne des bonbons à la menthe tout à fait mauvais...

Il embrasse Mado devant le même petit château Non cette fois c’est la dame aux bonbons menthe...

Il dit à Adène votre fille pouvait faire ça pour les enfants... Mais c’est rien d’autre qu’une salope votre Marie-Jeanne...

Nous entrons chez Dameau l’horloger qui est l’homme le plus moche de la ville Papa parle avec lui et sort brusquement lorsque la vilaine passe avec une plus jolie J’entre chez monsieur Coryse Salomé un homme tout pâle et tout blanc et très gras lui demande du sent-bon Il me dit Mais oui monsieur d’une petite voix d’oiseau... Je n’ose pas mettre la main dans les boîtes de poudre qui sont en vitrine noires violettes roses orange blanches et vert pâle Mais j’en meurs
d’envie Papa ouvre la porte de la boutique tout en verre me dit Laisse monsieur Salomé tranquille...

Papa pisse dans l’évier de la cuisine... Il fait aussi couler le robinet de cuivre tandis que l’ampoule à travers l’abat-jour de verre festonné diffuse une lumière jaune sur le carrelage noir et blanc... Et puis je ne sais pourquoi les fers à repasser chauffent sur la cuisinière en émail vert... Mais il pisse et je fais
pour le voir un tout petit pas en avant Un tout petit pas pour
voir ce que je n’ai jamais vu la pistouquette de papa...
Et je découvre dans une grande confusion de sensations que le sexe d’un homme est gros et foncé et admirable et effrayant et tout cela à la fois Et un court instant je crois que je vais m’enfuir Mais non je suis cloué là dans un mélange de
panique de honte et de régal et ce dernier sentiment sans doute me maintient planté devant l’évier jusqu’à ce que papa achevant de se soulager agite un peu le bel organe qu’il vient de me faire découvrir avec innocence et finalement l’escamote dans son pantalon me laissant en proie à une terrible impression de plaisir inachevé...

Nous nous promenons et papa s’arrête net devant la vilaine dame qui me donne des bonbons à la menthe... Aujourd’hui elle est coiffée les cheveux à plat avec une raie au milieu de la tête Je lui trouve l’air d’une lune en colère une lune à gros nez... Et je préfère la petite Germaine toute frisée qui lui tientle bras qui fait de petits rires et que je trouve plus jolie... Laquelle tu préfères me dit papa tout fort devant elles... Et il répète Hein tu n’as pas mangé ta langue Laquelle tu préfères... Et comme il faut répondre absolument et que pas un son ne sort de ma bouche pour dire un si gros mensongeje m’appuie sur la jambe de la face de lune à gros nez pour indiquer une prétendue préférence parce que « Je sais » que c’est elle qui plaît à mon papa...
Et il dit C’est qu’il s’y connaît dans la volaille ce bandit... Il me hausse sur son bras en riant Me montre à la vilaine que je viens de choisir Qui me fait de petits gestes de la main qu’elle fait tourner avec idiotie chantant Ainsi font font les petites marionnettes... Et ce chant stupide sort d’une bouche barbouillée de rouge barbouillée de sang peut-être une bouche qui essaye de sourire mais qui grimace qui essaye d’être gentille mais qui ne peut être que méchante Je le sais Je le vois et j’ai peur et comme j’ai peur je me cache au creux de l’épaule de mon papa

Papa fait tourner une roue qu’il est en train de réparer et ditC’est moi le plus beau et il rit et comme je ris aussi il répète en riant Ben oui c’est moi le plus beau Non... Et comme mon papa est plein de cheveux frisés qu’il a de grands bras bronzés et une figure qui me plaît je pense qu’il dit vrai qu’il est réellement le plus beau et le roi les mécaniciens...

Ce soir il roule très vite dans une nuit bleu marine éclairée par l’immense disque lunaire suspendu à faible hauteur sur l aplaine Une nuit fraîche et lumineuse... Soudain après un virage des gendarmes sifflent agitent les bras... Papa leur fout
les phares en plein dans la gueule et appuie sur le champignon Éteint aussitôt ses feux Se marre passe à toute allure Jeanne lui dit Mais c’est un délit de fuite Et il dit Laisse tomber Y peuvent pas avoir vu le numéro...

Aujourd’hui il veut que nous touchions les toutounes de Jeanne Elle rit et se fâche et rit encore et je ris en touchant puisqu’on me dit de toucher... Mais quand je touche soudain je n’ai pas envie de rire Je ne me sens pas bien... je retire ma main... Je ne touche plus cette masse de chair molle... Je me tourne vers le chemin je vois le cadre maritime les rochers fauves les pins parasols les nuages blancs et plus loin la mer très bleue...

Maintenant dit papa il faudra toujours appeler Jeanne Maman Jeanne Toujours toujours C’est comme ça

Et avec Maman Jeanne il y a
L’horrible bise sentant le cochon que je fais à Adolphe le
papy charcutier
Adeline assise près de la jalousie lit L’Indépendant avec son face-à-main
Blandine qui monte l’escalier en murmurant Je vais mourir Je suis morte
Sougnal coiffé d’un panama entre dans la salle à manger pouces au revers du veston Cigare au bec... Il rit de ses yeux bleus et lance Arriba España
L’oncle Albert doit offrir en cachette une simple boussole à son fils Ernestine fait le bien en donnant un bijou de famille au chanoine Roger
Papa dit qu’elle lui donne peut-être quelque autre chose de bien chaud
Adeline parle de l’oncle Alphonse celui qui vend de la morue aux Espagnols
L’oncle Gaudérique donne tous ses soins à sa récolte d’asperges pendant que Tante Gertrude attachant les battes avec du raphia mouillé planque les plus moches à l’intérieur... Taty Germaine enduite de fond de teint se recourbe les cils
Blandine met des pétunias devant la photo de l’oncle Émile et dit Le pauvre Tu sais qu’il a été gazé en quatorze
L’oncle Alexandre tire de son gousset une montre en or au bout d’une grosse chaîne Il la fait tournoyer La consulte La remet à sa place Nous regarde La ressort une nouvelle fois La remet à sa place Mija se contemple en robe verte Fait devant la glace un mouvement déhanché Tourne sur un pas de valse Arrange sa coiffure sur sa nuque Et dit traînant la voix Ça vaaaaa...

La marraine au goitre géant se jette sur moi et me griffe dès l’instant qu’on ne la surveille pas...
Zéphirin explique qu’il perd ses cheveux en bossant comme un mulet Aurore enduit de sucre le piège à mouches mécanique ramené de Hong Kong
Le cul dans l’eau du pré la Maman Jeanne me fait cueillir des narcisses
Taty Germaine m’emmène voir La Kermesse héroïque où
l’on traîne sur le sol une femme aux seins nus...

Sougnal me donne des fraisiers et des laitues pour mon jardin dans son iardin...
Gaudérique me laisse avec les poules bouffer les figues de la paraguère
Xavier me fait sentir la fumée des Naja et me dit Boucle-la ou je t’escagasse...
Adolphe me montre un geste religieux pour cueillir un abricot mûr à point
Térésa « la pauvrette » arrive de Pampelune sur un vélo
dégonflé Adeline annonce la venue de l’oncle Alphonse pour
la Toussaint
Aristide use à la meule son appareil dentaire et le ravale d’un
air gourmand
Simon le torréfacteur étonne tout un chacun en achetant le voilier U 44
Jean-Louis qui dort avec moi me dit Fais ta prière et je récite Petit Jésus faites que papa devienne très riche et Jean-Louis s’esclaffe Mais qu’est-ce qu’elle est con la Jeanne...
Papa me montre comment on nage l’Indienne en faisant la grimace La tante d’Estifel offre des rayons de sa ruche avec une abeille à l’intérieur
La maman Jeanne clame que cette vieille sorcière voulait
nous faire piquer
L’oncle Paul joue de l’accordéon sans l’avoir appris et me tire la langue
Léonce le fiancé de Mija enlève et remet son œil de verre dans la véranda
Alfred tape sur le ventre d’Olga et gouaille Il y a un moufflet là-dedans
Un dimanche Adolphe fait servir par son atelier une hure en gelée multicolore
Chez Rita une cigogne d’argent sur du verre bleu présente les cure-dents...
Blandine fait les bougnettes avec de la fleur d’oranger et met la pâte au lit
Xavier joue au yoyo et Victoire lui lance Chochotte je t’arrache un cil
Et voilà que papa me dit juste en bas de l’escalier Tu prends ce bouquet de fleurs et tu montes à la maison Tu le donnes à Maman Jeanne et tu lui dis Tiens Maman voilà des fleurs Je ne veux plus que tu lui dises Maman Jeanne Tu as compris... Va... Je monte lentement Je n’ai pas envie de dire ça je sens que c’est bête et je crois que je ne pourrai pas le dire... Finalement je tends les fleurs et je le dis d’une petite voix en baissant la tête et Jeanne me fait un baiser de côté en disant
Attention à mon rouge et ajoute que c’est bien... Je ne dis rien je retourne dans la cage d’escalier pleine d’odeurs de cuisine de suintements humides sur ses murs verdâtres je fais semblant de jouer et je suis triste sans savoir pourquoi...
Il fait très froid
donc les oiseaux dorment très bas sur les ramures noires dépouillées de leurs feuilles... Normal
Papa et Bluzy s’habillent pour aller les ramasser Passe-montagne chiffons sur les pieds pour amortir le bruit des feuilles mortes et résister à la glace en bas près du ruisseau d’Agail Papa tient sous le bras le phare de moto qu’il a bricolé et la
batterie... Dédé m’emmène regarder de pas trop près avec plein de foulards sur la tête Papa éblouit les oiseaux Bluzy les cueille tout endormis ces cons J’en ai vu deux blottis l’un contre l’autre comme avec mon petit frère quand on a froid Bluzy leur tord le cou vite fait bien fait Les met dans la giberne en compte jusqu’à quarante C’est pas la peine de tout bouffer d’un coup y en aura d’autres avec ce froid qui dure... La mère Bluzy allume un fagot de sarments qui éclaire la salle Sucre et chauffe du vin en poussant du pied le chien orange et blanc qui dort quasi sur les cendres... Puis elle partage les oiseaux et comme l’un d’entre eux est encore vivant Bluzy rigole Donne-le au môme... On me le montre Regarde donne tes mains tu lui tords le cou là comme ça Là apprends à tuer les bestioles c’est utile ça dans la vie... Bon Dieu...
Et l’on place dans ma main un autre oiseau apparemment entre la vie et la mort... Aussitôt il se débat en un frémissement paniqué et m’échappe me laissant l’impression d’une petite caresse tiède et furtive... Il volette dans la cuisine couverte de suie et d’ombre et très vite il échoue dans un angle près de la cheminée où le chien semble dormir... Celui-ci se redresse Aboie Donne un coup de dents à l’oiseau éperdu et nous le rapporte l’oreille baissée la tête soumise la queue frétillante...

                                                                                                                             ❏