J'ai découvert Yves Navarre quand j'avais... Allez!14ans, je lisais en cachette Le petit Galopin de nos Corps, je l'emmenais déjà aux tuileries vers la fin d'après-midi, je poursuivais dans les escaliers de la bibliothèque du lycée. Sans doute un peu oublié aujourd'hui... son théâtre!
Il se trouve un site www.yvesnavarre.org
où l'essentiel de son œuvre est accessible.
Il se trouve un site www.yvesnavarre.org
où l'essentiel de son œuvre est accessible.
Yves Navarre
TIC-TAC
nouvelle parue dans le Figaro le 18 novembre 1980
Quatorzième jour. Étienne Merlin n'a pas, de la journée, osé
annoncer à ses compagnons de voyage, qu'il fêterait, le lendemain,
son trente-huitième anniversaire. Compagnons est d'ailleurs un fort
mot pour désigner ceux-là, organisés, par couples, en moyenne de
cinq à quinze ans ses aînés, fidèles, toujours souriant à
eux-mêmes, riant de leurs propres blagues, se photographiant les uns
les autres, demandant même à Étienne de les immortaliser en groupe
devant la Koutoubia, forfait Paris-Paris, tous frais compris, le
Maroc en liberté, vingt-et-un jours pour tout voir. Tout.
Étienne a payé un supplément single,
comme d'habitude ou comme toujours, pour être sûr de se retrouver
seul à chaque halte, dans sa chambre, avec ses affaires et ses
habitudes, organiser pour une nuit le décors, suspendre les
vêtements pour qu'ils respirent, bien aligner le nécessaire de
toilette au-dessus du lavabo, se raser de près, se doucher,
s'essuyer méticuleusement jusqu'entre les doigts de pied, un
peu d'eau de Cologne, une tentative de sourire dans le miroir, nulle
amertume, un désir qui s'éloigne, voyager avec, partager,
s'émerveiller à deux. Mais eux, les autres, s'émerveillent-ils
vraiment ? S'habiller pour le repas du soir, partager les
commentaires sur les visites de la journée, s'intéresser au temps
qu'il ferait le lendemain, noter l'insupportable absence de nouvelles
de la Métropole « nous sommes vraiment hors du monde »,
rituel, février, chaque année un pays différent, eu au dernier
moment, à l'aéroport d'Orly, côté charters, l'inutile échange
d'adresses en attendant les bagages, ou bien « on se reverra,
nous nous aimions beaucoup », ou encore « nous ferons une
réunion photo à la maison, vous viendrez, n'est-ce pas ? »
Derniers regards sur Étienne Merlin « il était si discret »,
sourire « Oui, mais sympathique ». Étienne Merlin n'aime
pas les gens qui disent « mais » ; « peut-être »,
ou « quand même ».
Quatorzième jour de voyage.
Etienne Merlin décide de se coucher tôt. Sur le lit la valise vide,
bouche bée. Elle n'a jamais tant dévoré et rejeté de vêtements
en quelques jours. Fringale. Étienne Merlin pose la valise par
terre. Il décapsule la bouteille d'eau minérale, de la bonne eau
pour se brosser les dents, de la bonne eau pour prendre la
traditionnelle cuillerée
de Mulcipulgite Beaufour qui
facilite le transit intestinal, un comprimé de Temesta, 5mg et un
comprimé de Noctran pour rendre la nuit plus douce.
Étienne connaît ses rêves par cœur. Toujours les mêmes faits,
jamais dans le même ordre : un ballon qui brise une vitre, un
chien qui aboie et vous poursuit, une auto qui vous emmène sans
personne au volant, une femme de dos qui marche dans une rue vide et
ne se retourne jamais, et un train qui happe une voiture à un
passage à niveau. Étienne Merlin, demain, ne se réveillera pas.
Mulcipulgite, Temesta, Noctran, il
n'a pris que la dose habituelle, et pourtant, demain, Étienne Merlin
ne se réveillera pas. Il se couche, traversin, deux oreillers, et il
se dit que la nuit à venir sera sans fin, sans surprise et sans
éveil, son cadeau d'anniversaire, comme un sommeil retrouvé. Il est
venu au monde, ses parents l'aimaient. Une belle enfance. Il a
grandi. Et finalement il n'a fait que passer, fin de partie. Il ne
reviendra pas à Verroies-en-Bresse, 17, avenue du
Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny. Qui héritera de lui ? Personne
de prévu. Tant pis. Trente-huit ans d'apprentissage pour en arriver
à cette nuit. Le pantalon plié sur la chaise, les chaussures cirées
pour le lendemain, Étienne
Merlin remonte quand même le réveil-matin, beau geste, le plus beau
geste de sa vie. Il en sourit. Avait-il donc de l'humour ? Il a
connu Nicole, Sylvie,
Anne-Marie, si peu de temps chacune. A chaque coup de foudre, il
confiait le double des clés de son deux-pièces, tout prêt pour la
vie. A chaque rupture, il fallait changer la serrure. On se quitte,
mais on ne rend pas les clés. A la troisième serrure au 17, avenue
du Maréchal de Lattre de Tassigny, une adresse trop longue pour des
correspondances durables, c'était fini. Il y avait bien quelqu'un de
temps en temps pour dire à Étienne Merlin « vous êtes
pourtant bel homme. Au « mais », au « peut-être »
et au « quand même » il faudrait ajouter « pourtant ».
Fini. Étienne Merlin éteint la lumière. Il ne se réveillera pas.
Il le sait. C'était donc ce soir-là et il n'y avait pas de
pourquoi. La comédie de la vie n'annonce le dernier acte qu'au
dernier instant. Et encore. Un léger soubresaut. On éteint la
lumière, c'est ainsi. Là ou ailleurs, le plus calmement. Étienne
Merlin est au bout du voyage, en cours de voyage organisé. Le
Noctran, lentement, fait son effet. Le Temesta aussi. La dose est
terriblement habituelle. Étienne Merlin s'endort heureux de vivre sa
première nuit. Le réveil-matin fait tic-tac un plus fort que
d'habitude ? Un tout petit peu plus vite aussi.
C'est ainsi qu'Etienne Merlin, sans
doute, et confidences réunies, nous a quittés. Le
personnel de la mairie et moi-même-tenons, par ces lignes, ce que
nous avons, par courtoisie professionnelle convenu d'appeler « son
départ ». Nous étions sa seule et véritable famille, et par
décision du tribunal administratif de la sous-préfecture de
Tourbes, du 22 courant, avons été désignés comme héritiers.
Somme toute de cette succession ; déduction faite des frais de
rapatriement du corps et d'inhumation ; compte tenu de la vente
de l'appartement sis au 17,
avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, soixante-dix-sept
mille huit cent quatre-vingt douze francs ont d'ores et déjà été
alloués à la réfection de notre réfectoire et à l'installation
d'une hotte aspirante dans la cuisine de la collectivité municipale.
Les prénoms de Nicole, Sylvie et Anne-Marie seuls, dans ce texte, ne
sont pas d'origine. Hommage et mémoire. Signé : Monsieur le
Maire.
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