dimanche 1 octobre 2017

Navarre

J'ai découvert Yves Navarre quand j'avais... Allez!14ans, je lisais en cachette Le petit Galopin de nos Corps, je l'emmenais déjà aux tuileries vers la fin d'après-midi, je poursuivais dans les escaliers de la bibliothèque du lycée. Sans doute un peu oublié aujourd'hui... son théâtre!
Il se trouve un site www.yvesnavarre.org
où l'essentiel de son œuvre est accessible.





Yves Navarre

TIC-TAC
nouvelle parue dans le Figaro le 18 novembre 1980

Quatorzième jour. Étienne Merlin n'a pas, de la journée, osé annoncer à ses compagnons de voyage, qu'il fêterait, le lendemain, son trente-huitième anniversaire. Compagnons est d'ailleurs un fort mot pour désigner ceux-là, organisés, par couples, en moyenne de cinq à quinze ans ses aînés, fidèles, toujours souriant à eux-mêmes, riant de leurs propres blagues, se photographiant les uns les autres, demandant même à Étienne de les immortaliser en groupe devant la Koutoubia, forfait Paris-Paris, tous frais compris, le Maroc en liberté, vingt-et-un jours pour tout voir. Tout.

Étienne a payé un supplément single, comme d'habitude ou comme toujours, pour être sûr de se retrouver seul à chaque halte, dans sa chambre, avec ses affaires et ses habitudes, organiser pour une nuit le décors, suspendre les vêtements pour qu'ils respirent, bien aligner le nécessaire de toilette au-dessus du lavabo, se raser de près, se doucher, s'essuyer méticuleusement jusqu'entre les doigts de pied, un peu d'eau de Cologne, une tentative de sourire dans le miroir, nulle amertume, un désir qui s'éloigne, voyager avec, partager, s'émerveiller à deux. Mais eux, les autres, s'émerveillent-ils vraiment ? S'habiller pour le repas du soir, partager les commentaires sur les visites de la journée, s'intéresser au temps qu'il ferait le lendemain, noter l'insupportable absence de nouvelles de la Métropole « nous sommes vraiment hors du monde », rituel, février, chaque année un pays différent, eu au dernier moment, à l'aéroport d'Orly, côté charters, l'inutile échange d'adresses en attendant les bagages, ou bien « on se reverra, nous nous aimions beaucoup », ou encore « nous ferons une réunion photo à la maison, vous viendrez, n'est-ce pas ? » Derniers regards sur Étienne Merlin «  il était si discret », sourire « Oui, mais sympathique ». Étienne Merlin n'aime pas les gens qui disent « mais » ; « peut-être », ou « quand même ».

Quatorzième jour de voyage. Etienne Merlin décide de se coucher tôt. Sur le lit la valise vide, bouche bée. Elle n'a jamais tant dévoré et rejeté de vêtements en quelques jours. Fringale. Étienne Merlin pose la valise par terre. Il décapsule la bouteille d'eau minérale, de la bonne eau pour se brosser les dents, de la bonne eau pour prendre la traditionnelle cuillerée de Mulcipulgite Beaufour qui facilite le transit intestinal, un comprimé de Temesta, 5mg et un comprimé de Noctran pour rendre la nuit plus douce.

Étienne connaît ses rêves par cœur. Toujours les mêmes faits, jamais dans le même ordre : un ballon qui brise une vitre, un chien qui aboie et vous poursuit, une auto qui vous emmène sans personne au volant, une femme de dos qui marche dans une rue vide et ne se retourne jamais, et un train qui happe une voiture à un passage à niveau. Étienne Merlin, demain, ne se réveillera pas.

Mulcipulgite, Temesta, Noctran, il n'a pris que la dose habituelle, et pourtant, demain, Étienne Merlin ne se réveillera pas. Il se couche, traversin, deux oreillers, et il se dit que la nuit à venir sera sans fin, sans surprise et sans éveil, son cadeau d'anniversaire, comme un sommeil retrouvé. Il est venu au monde, ses parents l'aimaient. Une belle enfance. Il a grandi. Et finalement il n'a fait que passer, fin de partie. Il ne reviendra pas à Verroies-en-Bresse, 17, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny. Qui héritera de lui ? Personne de prévu. Tant pis. Trente-huit ans d'apprentissage pour en arriver à cette nuit. Le pantalon plié sur la chaise, les chaussures cirées pour le lendemain, Étienne Merlin remonte quand même le réveil-matin, beau geste, le plus beau geste de sa vie. Il en sourit. Avait-il donc de l'humour ? Il a connu Nicole, Sylvie, Anne-Marie, si peu de temps chacune. A chaque coup de foudre, il confiait le double des clés de son deux-pièces, tout prêt pour la vie. A chaque rupture, il fallait changer la serrure. On se quitte, mais on ne rend pas les clés. A la troisième serrure au 17, avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, une adresse trop longue pour des correspondances durables, c'était fini. Il y avait bien quelqu'un de temps en temps pour dire à Étienne Merlin « vous êtes pourtant bel homme. Au « mais », au « peut-être » et au « quand même » il faudrait ajouter « pourtant ». Fini. Étienne Merlin éteint la lumière. Il ne se réveillera pas. Il le sait. C'était donc ce soir-là et il n'y avait pas de pourquoi. La comédie de la vie n'annonce le dernier acte qu'au dernier instant. Et encore. Un léger soubresaut. On éteint la lumière, c'est ainsi. Là ou ailleurs, le plus calmement. Étienne Merlin est au bout du voyage, en cours de voyage organisé. Le Noctran, lentement, fait son effet. Le Temesta aussi. La dose est terriblement habituelle. Étienne Merlin s'endort heureux de vivre sa première nuit. Le réveil-matin fait tic-tac un plus fort que d'habitude ? Un tout petit peu plus vite aussi.

C'est ainsi qu'Etienne Merlin, sans doute, et confidences réunies, nous a quittés. Le personnel de la mairie et moi-même-tenons, par ces lignes, ce que nous avons, par courtoisie professionnelle convenu d'appeler « son départ ». Nous étions sa seule et véritable famille, et par décision du tribunal administratif de la sous-préfecture de Tourbes, du 22 courant, avons été désignés comme héritiers. Somme toute de cette succession ; déduction faite des frais de rapatriement du corps et d'inhumation ; compte tenu de la vente de l'appartement sis au 17, avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, soixante-dix-sept mille huit cent quatre-vingt douze francs ont d'ores et déjà été alloués à la réfection de notre réfectoire et à l'installation d'une hotte aspirante dans la cuisine de la collectivité municipale. Les prénoms de Nicole, Sylvie et Anne-Marie seuls, dans ce texte, ne sont pas d'origine. Hommage et mémoire. Signé : Monsieur le Maire.


 


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