dimanche 25 novembre 2018

fabrique des ruines: brouillons



Trains


A Helsingfors, la caissière du restaurant ambulant refusait les roubles péniblement obtenus avant de quitter la Suède, au débarcadère du ferry : « je ne veux plus appartenir à la Russie, je veux appartenir à une république libre. Sans marks finlandais on ne mange pas ! »
officiers et des soldats en armes gardaient les issues pour que personne ne tente de descendre. Ils avaient confisqué tout ce qu’ils trouvaient comme produits de toilette et médicaments, et fait se déshabiller quelques femmes dans un compartiment isolé, pour observer le règlement.
Dans ce qu’il restait des trente opposants venus de Suisse en voiture diplomatique, la plupart s’étaient égayés dans les wagons, se mêlant aux dames encore chic et aux officiers à moustaches cirées qui lorgnaient avec suspicion ces pauvres en guenilles.]
V2
16 avril 1917, Minuit
Le train était entré à Petrograd par la gare de Finlande.
C’était un train régulier, il y en avait encore, un attelage de voitures de troisième classe au brinquebalement familier. Partout les quais étaient chargés de groupes de soldats, dans des uniformes plus ou moins exotiques, auxquels il manquait les boutons dorés des vareuses. Des soldats qui crachaient vers le train à chaque fois qu’une tête à casquette se montrait aux ouvertures. Ils regardaient l’air effarés ceux qui, du train, agitaient leurs chapeaux, criant « longue vie à la révolution ».
Dans ce qu’il restait des trente opposants venus de Suisse en voiture diplomatique, -car Platten, l’organisateur du voyage, n’avait pas été autorisé à franchir la frontière, ni Radek qu’on avait descendu du train à Stockholm après un meeting improvisé dans une salle d’attente, la plupart s’étaient égayés dans les wagons. L’enfant qui s’était pris d’une passion subite pour Sokolnikov durant les premiers jours du voyage s’éveillait dans les bras d’un soldat russe dont il tenait le coup embrassé, partageant avec lui une ration de crème aigre.
Lorsque Nadedzha et Illich avaient changé de voiture pour s’installer dans un wagon vide, un lieutenant au teint pâle, après leur avoir tourné autour avec agressivité, s’en était pris aux immigrés. A mesure que le ton de la conversation montait, les soldats un à un s’étaient massés, se hissant sur les bancs de bois, pour voir qui parlait ainsi de la guerre prédatrice, à laquelle il fallait mettre fin.
C’était bien là-dessus qu’avait compté Ludendorff et Romberg en leur ouvrant la voix pour traverser l’Allemagne en wagon plombé, dans un train tractant une unique voiture, avec au bout du convoi, derrière un trait de craie, deux officiers allemands pour toute escorte. On n’avait même pas examiné leurs bagages ni leur passeports quand ils étaient monté à bord à Gottmadingen. Les allemands avaient bien fait les choses ; pour montrer que malgré la guerre ils ne manquaient de rien, ils avaient mis deux cuisiniers à disposition qui servaient des repas pléthoriques. Dehors, par les fenêtres, ils n’avaient vu que des femmes aux champs, des enfants, des adolescents, pas un seul homme ; tous les hommes valides étaient au front. Juste avant de traverser Berlin, le train s’était arrêté le long d’une voie de garage, et un groupe d’espions étaient montés occuper un des compartiments vers l’arrière. Seul l’enfant s’était plaint, leur criant en français : « Mais qu’est-ce qu’il fait le conducteur ? » et Illich avait monté le ton, disant : « Je préférerais que vous ne fumiez pas, ça me dérange quand je travaille ». Ils n’avaient plus entendu parler d’eux jusqu’à Sassnitz où ils avaient pris le ferry pour Trelleborg.
A Beloostrov, dernière gare avant la frontière, des camarades les avaient rejoints, les arrachant à la compagnie des soldats, avec une délégation d’ouvrières. On demandait à Nadezhdja un discours, mais elle restait hébétée dans l’anticipation de l’imminence du retour, incapable de prononcer un mot.
Un peu avant minuit, le 3 avril, ancien calendrier, le train pénétra dans la gare de Petrograd.
Malgré l’heure –il n’y avait plus de jour, il n’y avait plus de nuit-, la foule sur le quai montait comme une mer, agitant des bannières rouge. Une fanfare jouait la Marseillaise. Les compagnons de lutte pleuraient en bousculant la délégation des marins de Kronstadt. Précédant les députés du soviet des soldats et des travailleurs de Pétrograd un capitaine se hissa sur la plateforme, se figea au garde-à-vous et salua Illich qui, pris au dépourvu, salua à son tour. Le long du chemin jusqu’à la maison Kschessinska,que les bolcheviques avaient pris à la danseuse étoile du Mariinsky, la maîtresse du Tsar, les soldats de la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul formaient un cortège ininterrompu de porteurs de flambeaux, illuminant d’un halo tremblant les chromes de la voiture blindée.
Ce reflet, c’était la lumière des thèses rédigées dans le train du retour que l’exilé répéta devant les révolutionnaires, tous ceux qui au seins de sa propre minorité les désignèrent comme les « délires d’un fou » : déchéance du gouvernement provisoire vendu à l’impérialisme et au capital, paix sans condition ni annexion, collectivisation des terres, nationalisation des banques, suppression de la police, de l’armée, de la bourgeoisie incapable de réunir une assemblée constituante, tout le pouvoir aux soviets, la révolution permanente destinée à s’étendre au monde.
Il n’avait tort que sur le dernier point.
Petrograd résonnait du bruit de toutes les discussions politiques : c’était ce bourdonnement ininterrompu que Nadezhja entendait par la fenêtre ouverte sur le jardin, vers trois heures du matin, dans les nuits blanches, quand l’obscurité ne vient pas.
Vinrent les émeutes de juin, les cadets légitimistes et les cosaques tirèrent à nouveau sur la foule.
On arrêta les agitateurs. Illych, déguisé en pompier, rasé de près et portant perruque, muni d’un faux passeport d’ouvrier, reprit le train pour la Finlande.
Les trains, il en circulait en tous sens : en se rapprochant de Vyborg, vers septembre, il entendit les soldats discuter ouvertement de l’insurrection armée, et raconter comment ils avaient jeté à l’eau leurs officiers qui voulaient les faire marcher contre les ouvriers, forts de la décision du gouvernement de rétablir la peine de mort pour les déserteurs et les mutins.
Puis arriva Octobre.










Cosmic train
Ne fut-il que l’homme d’un rêve ?
A neuf ans la scarlatine le laissa presque sourd : c’est pour ça qu’il rêva de communication. C’est parce qu’il n’entendait plus qu’il s’interrogea sur l’origine du chant et la musique des sphères.
Comme il n’entendait plus la rumeur du monde on le retira de l’école. De toute façon, il n’était déjà pas comme les autres, son père était polonais, ils vivaient dans la forêt comme des ours, ils ne savaient pas s’arrêter de faire des enfants jusqu’à ce qu’au dix-neuvième la mère meure en couche. Comme il n’avait plus rien à apprendre, Konstantin commença à lire méthodiquement tous les livres de la bibliothèque paternelle, et le premier sur lequel il tomba décida de son destin. C’était une traduction de Jules Verne : De la Terre à la Lune. Dans l’appentis de la maison de bois il construisait des instruments pour séparer les gaz et regarder les étoiles.
Comme tout ce qui l’intéressait ne servait à rien qu’à ajouter au désordre, son père décida de l’envoyer à Moscou vivre de pain noir en étudiant les mathématiques. Il se construisit un cornet acoustique pour écouter la voix des professeurs, sa seule invention qui ait jamais fonctionné dirait-il plus tard. Pour ne pas mourir de froid il commença à hanter la seule bibliothèque ouverte de la ville, celle que le comte Rumyantsev avait offerte avec ses collections d’art à la ville et au peuple. Il y avait là un libraire du nom de Nikolai Fyodorv, un drôle de libraire, qui ne croyait pas à la propriété des idées et des livres, qui écrivait des articles, mais refusa toute sa vie de les laisser publier, un drôle de chrétien, orthodoxe mais pas trop, qui croyait à l’immortalité physique et à la résurrection des morts par des moyens scientifiques. « Tout le monde doit avoir accès au savoir, et tout doit devenir sujet de connaissance et d’action » enseignait-il à qui voulait l’entendre, à voix basse, car on chuchote dans les bibliothèques. Fyodorv était un optimiste, il pensait que la mortalité était l’unique cause du mal, du nihilimse, et du caractère destructif de l’homme ; contrôler le climat, les catastrophes naturelles, lutter contre les maladies, coloniser les océans, s’approprier l’énergie du soleil et explorer l’espace en viendrait à bout. C’est lui qui souffla à Konstantin sa devise : « la Terre est le berceau de l’humanité, mais personne ne reste toute sa vie dans son berceau ». Il avait dix-sept ans quand, profitant du temps libre que lui laissait le petit emploi de commis de librairie déniché par son mentor, il esquissa le plan de son premier vaisseau spatial.
Mais Konstantin ne resta pas longtemps dans la capitale, car dès que son père apprit que le peu d’argent qu’il lui allouait finissait en acide sulfurique et en mercure, il l’enjoignit de faire servir le peu qu’il avait appris à trouver un métier honnête : c’est comme ça qu’il devint instituteur à Borovsk, se maria à la fille d’un pasteur local à qui il ne ferait que sept enfants afin qu’elle ne subisse pas le même sort que sa mère. Ses expériences se heurtèrent à l’incompréhension générale, et il s’en fallait de peu que les enfants qu’il enseignait lui jetassent des pierres : l’hiver, on le voyait se promener sur le lac gelé dans un fauteuil roulant propulsé par des voiles, l’été il allumait des incendies dans les bois voisins pour remplir d’air chaud des montgolfières qui lui échappaient et faisait pleuvoir des cendres sur les fermes alentour, s’écrasant invariablement sur les toits des artisans du bourg. Il dressait des plans de centrifugeuses, de tunnels de soufflerie pour tester l’aérodynamisme de l’aéroplane à aile unique qu’il avait conçu trente ans avant les frères Wright, de dirigeables plus avancés que ceux de Zeppelin vingt ans avant Zeppelin, mais qu’il ne construisit jamais, car les commissions scientifiques sérieuses lui refusèrent toujours les crédits nécessaires, tout en l’élisant à l’académie des sciences pour le récompenser de ses articles visionnaires et le décourager de tenter de publier les romans de science fiction qu’il continuait à écrire en secret. Pour éviter qu’il mette ses inventions en pratique on lui accorda enfin une promotion qui le ramena à Kaluga, d’où il était parti trente ans plus tôt, pour enseigner les mathématiques. Il s’installa dans le chalet qu’il ne quitterait plus pendant les quarante années suivantes, qu’en deux ou trois occasions plus ou moins heureuses, continuant à affirmer qu’il n’existait pas de science sans projet philosophique… et vice-versa, et à démontrer que le rêve était le moteur de l’action.










Maroussia
Elle arpente le quai de la gare de Leningrad, dans la même petite robe noire qu’elle porte depuis ses 18 ans, chaussée de baskets blanches qui ne la quitte ni l’hiver, ni l’été. Ceux qui la connaissent ont tendance à s’éloigner au plus vite, ceux qui la reconnaissent s’approchent au contraire pour lui arracher un mot mystérieux qui prenne valeur de prophétie. Elle se jette sur Mitia, essoufflée, l’air inquiet, et sans dire bonjour demande « où allez-vous » .Il répond qu’il va à Moscou. Elle dit, « parfait » qu’elle a un concert prévu là-bas, et qu’elle ne peut absolument pas y aller, mais il acceptera peut-être de le donner à sa place.
Mais je ne suis plus pianiste Maria, ma main gauche est faible, on va me huer, et puis je ne connais rien de votre programme. Elle déroule très vite ce programme, mais ce n’est pas grave, il n’a qu’à jouer ce qu’il veut, le tout c’est qu’elle ne peut pas y aller. Non, il dit que c’est impossible, qu’elle arrête de le supplier, que le train est déjà à quai, qu’il va le rater. Et quand il démarre, il la voit remonter à contre-sens, à la recherche d’un autre pianiste qui surgirait impromptu et pourrait la remplacer dans cette tâche qu’elle ne peut accomplir. 


3 août 49, à Elena Gnessin
Une fois à Moscou je n’ai pu vous écrire tout de suite, puisque les onze jours dont je disposais entre ma sortie de clinique mon retour à Leningrad) et mon départ pour Sortavala, se sont passés au lit dans l’impossibilité de rédiger aucune lettre. Ici, dès mon arrivée je suis tombée sur toutes les bénédictions dont j’avais été si longtemps privée ; le silence, les bois, les bords de lacs, et –honte à moi- je ne me suis même pas aperçue que dix jours de mes vacances s’étaient envolés sans que j’y prenne garde !.. Je vous aime et vous respecte plus que vous n’imaginez, telle la Cordelia de Shakespeare – je vous aime sans en dire un mot.
Je ne voudrais pas jeter sur ce message purement lyrique l’ombre portée de considérations mercantiles, mais le sujet que je vais aborder n’y ressemble que de loin. Permettez que je le dise en aussi peu de mots que possible. Par le plus grand des hasards, je me suis trouvée durant mon voyage vers Sortavala en présence de deux compagnons inattendus, MM Meyerovitch et Lokschin, jeunes compositeurs et théoriciens. J’avais eu vent de leur grand savoir et l’excellence du duo qu’ils foraient m’avait été signalée par d’importants musiciens –mais la découverte dépassa tout ce qu’on pouvait en attendre. Comme il est difficile de parler de deux personnes à la fois, je vous entretiendrai d’abord de Lokschin. Sans le moindre doute cet homme a du génie. Dans quel domaine ? Mais, tous ! à commencer par ses compositions, que je connais peu, mais la main qui les guide trahit ce qu’elle sont : son esprit –et j’ai rencontré cher Elena Fabianovna quelques uns des plus brillants esprits de ce temps ; son intelligence, sa modestie, son potentiel artistique.
Le laisser passer, pour nous, pour votre Institut serait rater un événement majeur sans même l’avoir vu venir ! Tout lui vient naturellement dans le domaine de l’art, comme à une autre échelle à une sorte de… Mozart. Tel est la clé de son influences profonde, aussi puissante que mystérieuse ; j’imagine fort bien l’idolâtrie qu’il suscitait chez ses étudiants –à la recherche de plus de poésie, car on les a nourris de trop de prose… Que peut-il enseigner ? Ce qu’on voudra ; théorie, harmonie, instrumentation , composition, déchiffrage, accompagnement. Il n’a que 29 ans, et se contenterait d’un modeste poste d’assistant pour débuter. Rien ne l’en empêche plus, son poste au Conservatoire ayant été supprimé par souci d’économie…Quelques informations supplémentaires ; il a obtenu son diplôme en 1944 dans la classe de Miaskovsky qui l’a pris comme assistant : il est juif ; il est très sérieusement malade (il ne vit qu’avec un tout petit morceau d’estomac) mais son attitude vis-à-vis de sa maladie est courageuse et volontaire, ce qui devrait suffire à attirer l’attention sur lui… S’il n’y avait qu’un poste à pourvoir, prenez Lokschin.
S’il s’agissait du cours d’accompagnement, je lui céderais volontiers la moitié du temps que j’y consacre, me concentrant sur la partie vocale, mais il saura faire quoi qu’on lui demande.

16 avril 1949, à Mikhail Gnessin, Sortavala
Avant mon départ, j’ai reçu un magnifique bouquet de fleurs de Galina Maverykievna. Très touchée, je l’ai emporté avec moi, et à la correspondance du train de Moscou pour Sortavala, j’ai effectué une petit visite de cinq minutes à Lubov Vassielvna Shaporin. C’était la fête d’anniversaire des dix ans de sa petite-fille, Sonetchka : alors je lui ai donné le bouquet comme je n’avais pas prévu cet anniversaire et que le temps manquait pour acheter un cadeau. A la gare de Finlande, j’ai immédiatement reçu ma récompense sous la forme d’un autre bouquet. Venaient d’arriver une heure plus tôt de Moscou Lokschin et Meyerovitch, qui m’accompagnèrent jusqu’à Sortavala. Bunin qui devait les accueillir à l’occasion de son mariage leur avait fait faux bond et j’ai récupéré le bouquet de la mariée.
C’est de ces jeunes gens que je veux vous parler, et non des fleurs, cher Mikhail Fabianovitch. J’ai déjà écrit à Elena Fabianovna, quoique je regrette de ne pas être parvenue à rédiger la lettre purement lyrique que je souhaitais lui adresser de la cliique, et à Moscou non plus. Ce n’est que les deux derniers jours que je me suis sentie mieux, et à Sortavala, j’étais en effet de nouveau en forme, courant les cascades et les bois dans l’oubli de tout…
Bref, les Intermezzi du voyage étaient de deux sortes, notre trio et la maladie de Lokschin. Pour faire court l’érudition extraordinaire de ces deux personnages, et la menace du naufrage dont les ailes noires pourraient recouvrir un artiste qui n’a pas 29 ans révolus…
Pour aller droit au but, nous devons les intégrer à l’Institut. Parlons de Lokschin d’abord. Il possède sans nul doute un don qui en fait un génie ; je n’ai encore qu’une vision très partielle de ses compositions, mais le petit aperçu qu’il m’en a donné était merveilleux, moderne et conçu sur grande échelle : il est tellement à l’aise dans l’univers musical que je n’ai jamais rien vu de tel. Peu importe l’époque ou le style, il joue de mémoire symphonies, quauor, œuvres vocales, ce que vous lui demandez. Il joue brillamment, avec immédiateté et commente de plus la pièce, l’air de ne pas y toucher, accentuant toujours les traits essentiels. (Il entend 13 sons différents dans un accord.) Quelque chose dans sa sincérité passionnée m’a rappelé votre propre caractère.
Un supplément d’information : l’élève de Miskovsky –son élève préféré- diplomé en 1943 (peut-être 44, je ne sais plus), membre de l’Union des Compositeurs depuis 1941 ; juif, a enseigné au Conservatoire de 1944 à 1948, renvoyé sans qu’on l’en ait informé personnellement, il a échappé aux particularités de l’année en cours –sous le pré »texte de réduction d’effectif, mais cela n’est écrit nulle part ce qui fait que personne ne s’en préoccupe ; Mravinsky a joué à Novosibirsk une de ses compositions symphoniques avec grand succès. Il peut enseigner la théorie et la composition dans n’importe quelle section. Théorie, harmonie, instrumentation (sans doute ce qui lui plairait le plus), déchiffrage, accompagnement… Faut-il offrir aux étudiants, un brouet sans saveur ou leur donner l’eau de la vie et du champagne ? ce n’est que trop clair…
Ajoutez à cela un aspect plus personnel ; il vit sans estomac (les ¾ ont été excisés), il ne lui reste en quelque sorte que l’âme. Il est de notre devoir de prendre en charge et de chérir de telles personnes –alors que ses moyens d’existence ne reposent que sur ce qu’iol peut « fourguer » à la radio de temps à autre… c’est terrible… Vous pouvez en parler à Nicholas Yakoblevitch si vous voulez… Que notre Institut absorbe les plus brillants, exceptionnels, promesses pour l’avenir tandis que notre si précieuse Elena Fabianovna le dirige encore en personne.
Voici que la voiture va partir pour la ville… La pendule s’est arrêtée hier et la nuit dernière il y a eu une coupure d’électricité, si bien que nous faisons tout à tâtons. J’écris depuis six heures du matin, et comme les trains ne circulent qu’un jour sur deux, j’ai peur d’en rater un et dois donc mettre fin à cette missive.



Electricité 

Dziga Vertov Man with the Camera eye Avertissement ;
Ce film est une expérience dans le domaine de la COMMUNICATION CINEMATOGRAPHIQUE des éléments visibles, sans l’aide des intertitres, Sans l’aide d’un scenario, sans l’aide du théâtre (un film sans décors ni acteurs). Ce travail expérimental vise à créer un langage cinématographique universel absolu basé sur la totale séparation du langage du cinéma avec celui de la littérature et du théâtre.
Au départ il ne s’agit que de remplir un ancien théâtre vide, un espace de projection, où l’on décrira les instruments qui ont servi à sa production, des caméras fimées par d’autres caméras, les gestes du projectionnistes et ceux du cameraman. Les même rideaux de velours usé qui ferment l’espace de la scène, closent les accès, ferment les portes de la vie, alors que la vie est ici, dans l’illusion de son déroulement.
Quand les rabats des sièges de bois s’abaissent, en même temps que les rideaux s’ouvrent, la foule pénètre, coiffée uniformément de casquettes et de képis. Les lumières du lustre trop ouvragé s’éteignent, et un orchestre silencieux, forcément muet, entame le prélude. Su un balancement de clarinette et basson, la flûte entonne la gamme du quotidien ; il reste un violoncelle et une trompette pour causer du passé. Du mélange cacophonique des lignes qui dessinent le réseau des tramways et des bus au sortir du dépôt de Bakhmetievsky, tandis que des cochers dorment sur leurs calèches, les mendiants dans les parcs, les bustes des mannequins de coiffure dans les vitrines des salons.
Le violon douloureux dans la lumière d’été mal filtrée par les persiennes, c’est la femme, au lever qui enfile ses bas.
Scherzo : le fil se trame, les mécanismes se mettent lentement en route dans les usines le long des tuyaux des cuves à pétrole, dans l’atelier de couture, un bruit joyeux de basson cancanant et de pizzicati de cordes irréguliers qui se fondent dans la masse.
Blues : l’image arrêtée sur la table de montage.
Le cortège funèbre, le registre du bureau des mariages, des divorces, les douleurs d’un accouchement, les touristes endimanchés à la réception de l’hôtel Métropole. En voiture ! en ambulance. Au feu !


L’image écrit aujourd’hui, fabrique hier.






J’interroge la forêt et le bois ne dit rien ; Que voulez-vous savoir ? La tablette de Oui-ja dit l’avenir est sombre, à toi de le construire. Et sans doute, tu le regretteras.




Le rideau mordoré du théâtre se lève et à mesure qu’il révèle le décor de scène, l’Atlantide des mondes que nous avons construits s’engloutit dans le cercueil douillet des passés bâillonnés.
KCE…Et puis, soudain peut-être le miracle se produit, les choses s’articulent les unes aux autres, le montage surgit et tout est comme si aucune autre voie n’était possible, et la chose en soir arrive enfin à son état d’origine, par un coup de baguette magique. L’existence, le présent éternel.
Le partage des eaux. Les eaux ruisselantes de Rachmaninov, un seul violon sur le frissonnement d’aube des possibles. Une trompette, l’aurore qui survient, contrariée par le mécanisme des pompes et des générateurs. La petite valse des ampoules dans l’usine, le léger tournoiement de fée-clochette avant la soudure qui fond le métal et le verre. Piccolo, boîte à musique, nuage de carbone et d’espoir immatériel, sans poids, petite âme égarée sur le ruban de latex de la chaîne rotative. La boue sur quoi tout cela s’est construit, l’élévation du bâtiment sonore, les corps à genoux dans la travée humide, le ciel qui par-dessus s’éclaire des flash de l’orage ou des cités illuminées, le déchirement du temps que pareille lumière suppose, des horizons bouchés aussitôt qu’entrevus.
Les chevaux, la cavalcade des héros sur la plaine aride, qui mène au combat, à l’amère illusion des victoires. Au rythme élargi et létal de l’extase. A la fin si abrupt que rien n’a survécu.
Et nous avons poussé sur le fumier puant de la réalité.














J’écris l’histoire je fabrique l’avenir


Le taxi, loué pour la journée un prix astronomique, glisse le long du parc du Village des Enfants ; derrière les grilles défoncées où la rouille a mangé la dorure, un enchevêtrement de lianes affaiblies par l’hiver trahissent encore la présence des maigres feuillages des lopins potagers où Nicolas lui-même fit pousser des patates et que les citadins se sont redistribuées clandestinement pour rallonger la soupe : au loin la silhouette de pagode du théâtre chinois, l’enfilement palladien du pont de marbre, et en tournant la tête les fantômes des coupoles de la salle de concert au centre de l’île, avec les vantaux défoncés de ses portes d’orangerie, où ne résonnera jamais plus une note de sa musique.
Le manuscrit encombre la banquette arrière, trop grand pour tenir dans une poche ou une sacoche, trop de portées, raccordé à la va-vite par des charnières de scotch toilé pour en tourner les pages comme d’un livre, beaucoup moins chic que le costume d’homme d’affaire qu’il a revêtu pour la photo, celui qu’il endosse chaque fois qu’il faut retourner en ville, l’air d’un américain qui va porter un paquet d’actions au coffre. Dans le rétroviseur avant il contrôle la position d’une mèche rétive, bohème et romantique qui se décolle de la masse noire gominée des cheveux plaqués en arrière, masse machinalement une fois de plus l’arrête du nez trop gros aux narines épatées qui trahit les traits lourds du visage paysan. Les yeux brillent, pierres sombres sous les cils trop fins qui illuminent les hautes pommettes d’un regard de biche, déplacé, tour à tour volontaire et veule.
D’un palais l’autre : l’entrée principale des studios se dresse comme un promontoire à colonne couronnée d’un bousin de tôle qui lui donne l’allure d’une station de métro. Traverser l’allée des jardins de l’aquarium vers la rotonde de verre et d’acier du bâtiment central où les dîneurs attablés de haute société applaudirent autrefois l’avant-première de l’ouverture du casse noisette, passer les hangars édifiés sur le terrain labouré où s’élevait le château de glace, tambouriner du poing contre la porte en fer qui ouvre sur le sous-sol et les locaux techniques, mais personne ne vient ouvrir, elle cède sous la pression, longer les couloirs mal éclairés vers les salles adjacentes d’où monte le bruit de déménagement des bureaux sans cesse transportés.
Sur l’estrade les ouvriers en bleu ont installé un demi-piano, un bout de clavier qui fera office de décor, ils accrochent une toile brune pour masquer l’enchevêtrement des fils électriques, ce genre de tissu beige devant lesquels les photographes ambulants immortalisent les vaches et les plus beaux specimen de bêtes de concours.
Sur le côté les techniciens filment des plans d’une jeune femme sans maquillage, robe d’été, blanche qui baille sur sa maigre poitrine : elle sourit pour le bout d’essai, profil, face, le visage sombre des filles du sud, les cheveux un peu brûlés par la décoloration négligeamment jetés sur la droite en gerbe. Une rampe de boutons électrique trône à sa gauche, ils font des plans rapprochés des commutateurs qu’elle actionne lentement, plusieurs fois de suite comme pour une démonstration publicitaire. Au moment où s’allume le panneau rouge, moteur, elle le voit du coin de l’œil, fait signe « coupez » au cameraman et indique à celui qui tient un appareil plus léger, sans chambre, une petite camera Pathé à trois objectifs interchangeables de continuer à filmer le collègue qui feint d’effectuer ses réglages, se précipite vers lui en trottinant comme une petite fille enthousiaste. Il dit je ne t’avais pas reconnue, qu’il la prenait pour une actrice : ça doit être la magie du cinéma… « C’est juste l’affaire d’un plan, ça ne prendra pas plus de dix minutes. Tu t’assoies, tu tournes les pages, tu lis ta partition comme si tu entendais la musique venir du studio voisin. »
Elle, la fille de Moscou, l’élève modèle qui est parvenue à intégrer l’académie des lettres, malgré le nez camus, c’était la secrétaire de Meyerhold tu temps où il la croisait dans les rues du village, qui a refait depuis tous les films de l’occident pour les audiences soviétiques, qui a coupé, charcuté, amélioré Mabuse, Metropolis, et fait de Chaplin une star qui a été Carmen et la rédactrice de la chute des Romanov, qui a écrit le scénario de La Grève en arbitrant les débats entre Vertov et Eisenstein, leur soufflant une partie de leurs arguments sur la pertinence d’introduire de la fiction dans le cinéma-vérité.
Elle desserre sa cravate, fait retomber d’un doigt la mèche rebelle sur le front, claque des doigts pour signifier à l’opérateur qu’il faut tourner, il n’y a pas de clap. « Regarde-moi ». Désorienté par l’agitation, au loin dans le studio voisin un ténor s’est mis à chanter un chant de marche, il lève vers elle un œil inquiet et noir. « Fronce les sourcils, fais-moi le regard de Beethoven ». Quand c’est fini, elle dit qu’il faudra rajouter des bruits d’instruments qui s’accordent au début, qu’il peut laisser le projet au bureau pour qu’on envoie le tout chez le copiste, et que le violoncelle du début, c’ est joli mais ça ne va pas, qu’il faut le remplacer par un theremine : « c’est un documentaire sur l’électricité après tout ». Ben oui, c’est comme elle veut, cette fois, elle ne se laissera pas voler la place, c’est elle le patron.


Eisenstein confronte plans et sons qui semblent se contredire dans le but de dégager une nouvelle idée, qui puise sa force du conflit pour le dépasser. Bien loin de la conception réaliste du cinéma, pour Eisenstein, le son doit être utilisé en « contrepoint » vis-à-vis d’un morceau de montage visuel, ce qui repose sur la « non-coïncidence » du son et de l’image
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La peur, l’angoisse des mondes inconnus, la course sous-terraine des hordes silencieuses, dont les voix réunies crient l’espoir et la faim, le sourire qui vient sur les corps qui pourrissent, où tout devient égal sous la neige épandue ; cet autre froid plaintif dans l’ombre nostalgique de l’attente infinie de lendemains odieux. Mais il ne reste rien à bâtir, rien de mieux, que le poids des passés qui fausse la balance.
Nous étions là pourtant et nous ne sommes plus.
Les rats gris aveuglés par le poids des travaux, les troupes affamés que le sang neuf excite, la charge scintillante et le tranchant des sabres, l’éclat taché de brun des matraques des rouges.
J’ai fabriqué la nuit d’où j’écris sans limite, et ce ciel d’ouragan murmurant ma colère, la puissance impromptue des regrets qui me quittent, la fadeur des espoirs retournés à ma terre.
Je ne suis pas Beethoven, je suis un artiste de la renaissance. Je mélange sans fin les combinatoires. Je suis Bach égaré dans un monde profane. Moi qui suis des millions dans l’univers hostile, trompant la turpitude et le désir obscène J’invente le passé, je produis l’avenir.
Et voici que se lève une aube de caserne, avec la brume au loin du fleuve qui pâlit.
La mère morte alors qu’il a quinze ans, le père, arrêté six ans plus tard sur dénonciations calomnieuse, mais alors il étudie la musique, les mathématiques, l’architecture, il façonne dans sa tête les villes à venir
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Ecrire requiert de la force, le sentiment d’une absolue nécessité, la conviction que l’illusion dans laquelle on se place est partagée par ceux qui recevront les bribes de ce qui échappe à notre silence, à la vacuité d’un signal sans récepteur, quand le poste grésille entre deux fréquences dont il est impossible de percevoir le contenu, l’existence seulement, mais pas la signification.
Que reste-t-il à dire quand on chanté pour briser ses chaînes et que l’on est chargé de nouvelles ?
La création en soi est la résistance, la lutte contre le silence imposé quand le monde se conforme à ce qui ne doit pas être dit, que l’on chuchote derrière les douches ou dans le bruit de la friture, pour ne pas être entendu du voisin, ou ne pas s’effrayer soi-même de la forme qu’a pris sa pensée, de la réalité qu’elle revêt enfin, dressée comme une barrière d’herbe dans le désert gelé des vérités officielles. Tout ce qui procède de l’émotion, même le son qui n’a pas de sens, tout est nuisible à l’ordre planifié, nos murmures et nos plaintes sans mots réclament la fin des tyrannies, celles du quotidien, du bien commun, de l’espoir trompé d’un monde plus humain.
Le doute, la douleur, mais la joie trop extrême sont également néfastes, ils tachent de noir ou de couleur le gris des uniformes.
Qu’est-ce qu’elle donne d’autre la vie, qu’un moment de terreur et d’agonie ? que l’espace entrevu dans le fon d’un verre d’alcool de grain ? Viens camarde, on va se descendre la bouteille d’eau de Cologne… le génie reste intact, demeure au fond de l’âme l’étincelle qui communique avec l’espace, avec les espaces des astres immobiles, le clignotant des petites étoiles dans le ciel irréel, intouchable, inexploré, ce ferment qui n’a pas fini de fermenter comme la levure qui fait monter le pain et la pâte à piroshki
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Le soir il va négocier son talent à l’opéra, son piano accompagne les petites ballerines, comme il double sous l’écran du cinéma les images qui défilent des machines fumantes à l’assaut des spectateurs hurlant : ce monde est habité par la répétition. Le jour, il dessine des réseaux, des machines dans les bureaux de recherche des chemins de fer, quand ses trajets se limitent à la traversée des rues qui séparent la gare et le théâtre, le bruit des rails répète aussi, comme l’histoire la même note obstinée que ne contredit que le sifflets de vapeur actionnés telles des cornes de brumes, la masse d’acier animée petit à petit par la vitesse qui fonce aveuglément, le ventre plein des éclopés de retour de la guerre civile, les mêmes locomotives chargées de douze jeu de sirènes qui entonnent l’introduction de la symphonie au matin du 7 novembre, restaurant le ferraillement des blindés et les éclats des canons commandés par les feux d’artifice, ceux qui ont pris la ville dans les rougeoiements d’incendie reflétées par les eaux du Don tranquille.
Comme tous les élèves du conservatoire, il a les consignes écrites des vents de la fanfare, ceux qui savent souffler dans le premier cuivre venu, ces choses étranges à six pavillons qui sonnent aussi canardeux qu’un tuyau d’arrosage planté d’entonnoirs. Dans l’autre poche il a aussi les consignes rédigées à l’intention des ouvriers des chemins de fer, qui entonneront comme les foules entassées sur les places, les notes de la Marseillaise pour faire contrepoint à celles de l’Internationale jouée par l‘orgue à roue des Machines à sifflets à vapeur. Et le résumé du déroulement de la symphonie découpé dans le journal local depuis trois jours afin que toute la ville joue comme un seul homme à milliers de voix : pas de spectateurs, pas d’auditeurs, tous les acteurs du présent, mimant la fin d’un monde et la surrection du suivant, réintroduisant l’ordre dans le chaos qui mit fin au silence de l’immobilité.
« Au matin du 5ème anniversaire, tous les navires du port fluvial, y compris les petits barges et les barques se rassembleront près des docks de la gare à 7 heures précises. Tous les bateaux auront reçu les instructions écrites d’un groupe de musicien. Le destroyer porteur de la machine à sifflets vapeur sera ancré, entouré de ses conserves, plus haut, en face de la tour.
A 9 heures toute la flotille sera en position. Toutes les machines mobiles, les trains locaux, les vaisseaux de combat et les tracteurs arriveront en même temps. Les ouvriers des chemins de fer, ceux des usines de construction aéronautiques, les cadets des Régiments, les étudiants du conservatoire, les musiciens professionnels et les troupes des théâtres seront en place sur les docks depuis 8h30.
A 10 heures, les troupes, l’artillerie, mitraillettes et canons mobiles ainsi que tout le reste des véhicules automobiles se placeront en position selon les ordres reçus. Avions et hydravions se tiendront prêts à décoller.
Pas plus tard que 10h30 les hommes en charge de produire les signaux, avec leur batteries de drapeaux bleu, blanc rouge, jaune et noirs auront pris leurs positions aux terminaux régionaux et ferroviaires. Le canon de midi a été décommandé.
L’équipe pyrotechnique donnera le signal aux véhicules venant de la périphérie d’avancer vers le centre-ville en prenant soin de faire le moins de bruit possible.
Au cinquième coup de canon, le premier et le second district actionneront leurs alarmes ; au dixième les sirènes des bureaux et des docks les rejoindront. Au 15ème les avions décolleront et les cloches sonneront à toutes volées. Au 18ème les sirènes des squares et des machines à vapeur qui y auront été positionnées, la première compagnie de l’Académie Militaire quittera le parc pour rejoindre les docks en jouant la marche Varashanka. Un dernier appel de sirène retentira au 21ème coup de canon avant que tout retourne au silence.
Pause.
Le triple appel des sirènes retentira accompagné d’un Hourra hurlé par la foule sur les docks. Les machines à sifflet vapeur donneront le signal du final en jouant l’Internationale (quatre fois). Au milieu une fanfare fera entendre la Marseillaise soutenue par un chœur de moteurs automobiles. La foule des places se mettra à chanter à la seconde répétition. A la fin du 4ème couplet les cadets et l’infanterie retourneront vers le parc ou la foule les saluera d’un nouveau Hourra.
A la fin un chœur festif et universel combiné avec toutes les alarmes, sirènes, jouera durant trois minutes, accompagné par les cloches.
Marche cérémonielle, Artillerie, flotte, mitraillettes reçoivent leurs signaux du chef d’orchestre installé au sommet de la tour. Le drapeau rouge et blancs est utilisé pour les batteries, le bleu et jaune commande les sirènes, le drapeau rouge quatre couleurs pour l’artillerie, le drapeau rouge uni pour les interventions en solo des bateaux, des trains, et du chœur d’automobiles. Au signal de la batterie, l’Internationale est répétée deux fois pendant la procession finale. Les engins devront continuer à tirer aussi longtemps que sont maintenus les signaux.
Les instructions ci-dessus sont impératives et leur exécution irrévocable sous la responsabilité des autorités militaires et des institutions scolaires associées. Tous les participants devront avoir sur eux leurs propres consignes durant les célébrations.
L’organisateur et chef d’orchestre de la « Symphonie des Sirènes est M. Arseny Avraamov, commissaire pour les arts au sein du Commissariat populaire à l’éducation (Narkompros).
La symphonie des sirènes est un monumental ouvrage prolétarien pour la création duquel ont été employé des sons provenant uniquement des machines et des usines. Son exécution rappelle au peuple son véritable rôle, le pouvoir de décider de sa propre histoire. « La musique, parmi tous les arts est celui qui possède le plus grand pouvoir d’organisation social. Le travail collectif, qu’il soit militaire ou agricole ne peut se concevoir sans musique et sans chants… Le système capitaliste donne naissance aux dérives anarchistes. Sa peur de voir les travailleurs marcher, unis, empêche la musique de se développer en liberté. » C’est pourquoi Arseny Avramov a proposé au Commissaire Lunacharsky un projet de loi visant à brûler tous les pianos qui sont le symbole du carcan religieux et bourgeois du système tempéré sur lequel s’est bâtie la musique occidentale, système qui mutile depuis Bach le sens musical du peuple et des compositeurs, et leur remplacement par des instruments destinés à produire des sons synthétiques seuls capables de rendre compte de la texture complexe du son, tel que les enregistrements en ont révélé le spectre.












Il y a toujours un moment où il faut faire sa valise. Alors on ne la défait plus, on la stocke toute faite sous son lit, avec juste le nécessaire de survie pour l’arrestation imminente. On s’assoit dessus sur le demi-palier de l’escalier en écoutant les rumeurs du petit matin, le pas des miliciens, de la police secrète, le pilon du mendiant unijambiste qui arpente le trottoir. Evidemment ça fait encore plus drôle quand on a jamais quitté son royal faubourg de se retrouver en exil à la campagne, sur une colline verdoyante d’où se déploient des paysages de cartes postale, au milieu des fleurs jaunes et des plans de tabac, avec en bas le bourdonnement lointain des trains, ceux qui vous ont amené ici, ceux qui en emportent d’autres vers des destinées moins enviables, alors que tout ce qu’on vous demande, à vous, c’est de vous taire, de remettre ces suites de mots sans suite dans la petite valise, comme celle oubliée à Vienne où dorment pour plus tard le matériel d’orchestre des partitions détruites de Mosolov.
Ailleurs ? qu’est-ce que j’aurais fait de plus ailleurs ? j’aurais tenté de dormir, torturé par l’impossibilité d’écrire alors que la certitude est en moi de ma responsabilité de changer le monde d’un trait de plume : je me serais retourné dans le même lit sordide, dévoré par les punaises, j’aurais du sortir acheter du concombre, un saucisson de Poltava, du pain noir, moulé, le moins cher, celui que je préfère, et un demi-litre de vodka que je couperai comme je mouille mon vin pour le faire durer.
« C’est lorsqu’on m’eut enlevé plume et papier et qu’on m’eut interdit de faire quoi que ce soit que j’ai été le plus heureux. Je n’avais plus l’angoisse de faire quelque chose par culpabilité, ma conscience était tranquille et j’étais heureux ; C’était lorsque j’étais en prison. Mais si on me demandait si je veux y retourner ou être dans une situation semblable à celle de la prison, je dirais : non, JE NE LE VEUX PAS. (fin 1936 p690 )
Je veux l’agitation des usines, les sifflets, les noms d’oiseau qui saluent de crachats le génie de mes improvisations, les agitateurs de la rationalité qui au lieu d’applaudir hurlent « va donc à Koursk ! » qu’on exile ces parasites fainéants ces rêveurs petit-bourgeois, ces inutiles, ces dangereux témoins de l’absurdité. Ou bien je me dissoudrai en petites sphères, en billes brillantes qui crèvent comme des bulles de savon.
« Dans le wagon, à part moi il y avait deux personnes. L’un vraisemblablement un ouvrier, était fatigué et dormait, ma casquette enfoncée sur les yeux. L’autre, un gars encore jeune, était habillé comme un gars de la campagne : chemise russe rose sous le veston, houppe frisée dépassant de la casquette…
Sur le quai deux miliciens emmènent un citoyen au poste. Il marche, mains dans le dos, tête baissée.
Le train s’ébranle…
Le gandin en chemise rose me regarde d’un œil effronté. Je lui tourne le dos et regarde par la fenêtre.
Des empoignades terribles secouent mon ventre : alors je serre les dents, crispe les poings et contracte les jambes.
Nous passons Lanskaïa et Novaïa Diérièvna. Voici en un éclair le faîte doré de la pagode bouddhique, voici la mer qui apparaît.
A cet instant, oubliant tout alentour, je bondis, et cours à petit pas vers les toilettes. Une vague folle fait osciller et tournillonner ma conscience…
Le train ralentit. Nous approchons de Lakhta. Je reste assis, redoutant de bouger, de peur qu’à l’arrêt on ne me chasse des toilettes.
Le train démarre et la jouissance me fait fermer les yeux…
Le train s’arrête à nouveau. C’est Olguino. Ce qui veut dire : encore ce supplice !..


Je rassemble toutes mes forces et sors des toilettes en vacillant. Dans le wagon plus personne… Soudain je m’arrête et regarde stupidement devant moi. Là où j’avais laissé ma valise, il n’y a plus rien… Bien sûr pendant que j’étais aux toilettes, on m’a volé ma valise ! C’était prévisible ! » ( trad Yvan Mignot La vieille p815 juin 1939)


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Les hommes en noir ont prévenu le concierge de l’hôtel « inutile qu’on en réfère à la direction ? ». Il se pourrait qu’on entende du bruit dans les étages, tard dans la nuit. On ne voudrait pas qu’un employé s’en inquiète. C’est juste un petit jeu, une fête entre vieux amis. Dans la chaufferie pour ne pas incommoder les clients étrangers de l’hôtel. D’ailleurs y en-a-t-il des étrangers en ce moment, assez ciglés pour vouloir fêter Noël dans un pays où il n’y a plus d’église ? Et montrez-nous la liste qu’on prenne les précautions nécessaires pour les envoyer passer la nuit ailleurs.
Les hommes en noir, il les a bien vus attablés à la réception, derrière des journaux transparents : ils les a vus aussi clairement qu’il les devine dans les miroirs. Sauf que l’instant d’après, ils sont encore là, jamais tout à fait les mêmes, sanglés dans l’uniforme commun des fascistes et de la police secrète. Un surtout, gueule de méditerranéen, noir de poil et de cheveux aussi, comme l’amant de son enfance. Il sait qu’ils sont là pour lui, qu’il faudra bien à un moment les inviter à boire eux aussi.
Eux ne refuseront pas comme cette femmelette de poète surréaliste. Ils ne s’excuseront pas dans un sourire. Ils le soutiendront même quand il ne marchera plus très droit pour prendre l’escalier qui conduit au sous-sol.
On va jouer aux cartes, un de ces jeux qu’il a appris chez les occidentaux, un genre de poker menteur où chaque gage c’est un grand coup de latte en travers de la gueule, idéal par grand froid quand la bouteille est presque vide pour faire rougir le visage de paysan que son séjour à la clinique psychiatrique a de nouveau émacié.
L’avant-veille, ils l’ont lâché faute de personnel, et il n’a rien eu de plus pressé que de sauter dans le train. Là dans la ville des nuits blanches on l’a suivi à la trace, à l’odeur. Pas même un tour chez sa femme, l’ancienne, la comédienne aux beaux yeux…deux fois bigame, le gars, pour voir les enfants. Préfère les voyous accrochés à ses basques, les dandys loqueteux qu’il traîne de bar en bar, qui se frottent quand le petit jour vient. Un va-nu-pied, un bon à rien, un corrupteur de travailleurs en goguette qui l’écoutent déclamer des vers sentimentaux ; « Octobre tu m’as déçu ». C’est là que ça déraille : un franc revers de main baguée dans la gueule. Tapis !
Quand l’inspecteur arrive le corps pend au tuyau de la chaufferie, avec en guise de corde une ceinture de prix, solide comme un crochet de boucher. Une main levée pour s’agripper au zinc comme s’il avait voulu au dernier moment éviter l’irréparable, comme si le jeu de l’étrangleur avait mal tourné malgré lui. Comment est-il monté là-haut, sans table, ni tabouret. Les veines de l’autre poignet, le bras qui pend sont un peu tailladées, il a dû se rater une première fois, ou il était trop ivre pour trancher dans le vif.
On l’a remonté dans la chambre, déposé sur le lit, refermé la chemise blanche et les boutons de la braguette : il faudra une photo publiable pour le journal et les livres d’histoire.
L’homme en noir est entré sans frapper : il est venu s’assurer des termes du rapport. Où ça des coups ? il est tombé dans l’escalier en rentrant du cabaret. On ne peut pas faire témoigner les prostitués mâles qui l’on ramené ivre-mort : une telle chose n’existe pas chez nous. A quoi bon ajouter une tâche de plus sur sa mémoire ?
L’homme en noir a cassé l’encrier vide, le petit pot en pâte de verre que lui avait offert Isadora Duncan. Il a dit « Sale affaire, c’est avec ça qu’il s’est ouvert les veines ». Il a regardé sa montre. A l’heure qu’il est le dernier témoin a dû recevoir le message qu’il laisse au monde, écrit avec son sang. Tout le monde sait qu’il était coutumier du fait. Quand l’encre lui manquait, il s’ouvrait les veines pour y tremper sa plume. Des notes comme ça, il y en avait plein sa valise. Comment ça, il n’y a plus rien ?
Il sourit, allongé sous le cordon électrique qui se décolle du mur. Il est redevenu beau, et propre surtout, pour l’éternité.
 

La fabrique des ruines A




Kannegiser : De l’âge d’argent à l’âge d’acier




« Ils comprirent que toute forme de beauté, toute forme d’amour venaient des dieux, ils devinrent libres et fiers, et les ailes leur poussèrent. » Kuzmin Les Ailes 1906


Les mêmes causes produisent-elles les mêmes effets ? où chercher les sources de la vocation poétique ?
Mikhail Kuzmin vécut une enfance à la campagne, proche de familles de Vieux Croyants qui influencèrent la foi naïve de ses Chants sacrés. Deux ans avant de gagner la capitale (il devait avoir dix ans) son frère aîné, plus vieux de six ans l’initia aux jeux de la masturbation mutuelle : « Craignant que j’en parle à la maison mon frère me prit en grippe, et commença à « jouer » avec Sacha Toplyakonsky, qui avait cinq ans de plus que moi. Mon frère était amoureux de cet ami dont il essaya de me séparer, au moment où son intérêt pour ma personne commença à grandir. En ce temps-là évidemment je n’y comprenais rien.»
En octobre 1925, Sergei Essenin écrit dans sa courte autobiographie : « Je suis né dans le village de Konstantinovo, district de Kuzmin, arrondissement de Ryazan, le 21 octobre 1895.
A l’âge de deux ans, on m’envoya dans la famille aisée de mes grands-parents paternels, qui avaient trois fils adultes, avec qui je passai l’essentiel de mes tendres années. Mes oncles étaient espiègles et affectueux. A l’âge de trois ans ils me firent monter un cheval à cru et l’envoyèrent au grand galop. J’étais mort de peur en m’agrippant à son encolure. L’un de mes oncles (Sacha) me mit dans une barque, rama loin du bord, me déshabilla et me jeta comme un chiot par-dessus bord. Tandis que je tentais de surnager en agitant maladroitement les mains, il me criait : « Petit misérable, tu n’es vraiment bon à rien ! » Petit misérable était le surnom gentil qu’il me donnait habituellement. A huit ans, mon autre oncle m’utilisait comme chien de chasse, me faisant chercher à la nage les canards qu’il avait abattus. Je savais bien grimper aux arbres. Parmi les garçons du voisinage j’avais la réputation d’un solide bagarreur car j’avais toujours des plaies au visage. Ma grand-mère seule me reprochait ma conduite de voyou, tandis que mon grand-mère qui m’encourageait à en découdre lui disait : « N’y touche pas, vieille folle, c’est comme ça qu’il deviendra dur et fort ! »
C’est en tant que musicien, pianiste et chanteur que Kuzmin, l’un des derniers élèves de Rimsky-Korsakov apparut pour la première fois en public en 1906 interprète de ses Chansons d’Alexandrie en vers libres, blasons d’un âge d’argent balbutiant ; le spectacle a lieu dans la Tour de Vyacheslav Ivanov, poète symboliste qui tient salon les mercredis, en compagnie de sa femme chantre du lesbianisme : on monte sur la table pour déclamer des vers, on s’allonge au boudoir de Madame, sur des matelas répandus à même le sol, couverts de tissus orientaux.
« Petit bouc, coupe au bol, bottes rouges à talons d’argent, chemises de brocard sous un manteau paysan de précieux coutil, parfum, rouge, les yeux soulignés de mascara, d’abondant anneaux sertis de pierres rares, mes Chants d’Alexandrie, ma musique, mes goûts, tout devait produire une impression pour le moins stupéfiante » :
Quand on me dit Alexandrie
Je vois des murs blancs de villa
Dans un jardin semé d’œillets
Et le pâle soleil d’une soirée d’automne
Tandis qu’au loin chantent des flûtes


Quand on me dit Alexandrie
Je vois la ville s’apaiser sous un ciel plein d’étoiles
Les marins ivres des quartiers sombres
La danseuse imitant la guêpe
Au son des tambourins que rythment les hourras




Kuzmin arrivait tard chez Ivanov, après ses « escapades » avec Konstantin Somov, le peintre, son camarade de jeu occasionnel et Walter Nouvel dans les jardins de Tauride qu’ils appelaient dans leur correspondance, en français, Le Pays du Tendre. C’est là que Kuzmin avait rencontré Pavlik Mazlov, au nez de Pierrot, à la bouche succulente, à qui il allait dédier son cycle de poèmes L’amour, cet été là, un de ces garçons de bains payants, anciens valets de ferme, déguisé en soldat de fortune, comme les établissements pour hommes de Saint-Pétersbourg en comptait des légions. Dans leur langue codée, c’était les pays chauds. Kuzmin et Nouvel avaient projeté de visiter tous les Pays chauds de la ville, mais leur enthousiasme était tombé au bout du vingt-cinquième, leurs pas les ramenant à un établissement où exerçait, depuis huit ans un Alexandre de 22 ans, « grand, très bien fait aux yeux clairs, aux cheveux presque blonds ».
Journal, 23 décembre 1905 : « je me suis trouvé dans ce genre de situation, absolument stupide mais pas désagréable, où l’on sait tous deux qu’on sait, mais qu’aucun ne parle. Il me dévisageait, sans oser le moindre geste, avec ce regard de sirène que ne traversait ni l’ivresse, ni la folie, seulement une certaine forme de terreur, mais dès qu’il commença à me laver, il n’y eut plus place pour le moindre doute.’


C’est avec Somov – et non Ivanov qui le sollicita en vain dans son club des Hafizites- qu’il partagea Mazlov, notant en septembre 1906:
« Quel événement inattendu ! Je demandai à Konstantin ; -est-il possible que cela de nos vies ne passe pas à la postérité ? Si ces terribles journaux demeurent, il en sera ainsi et dans le nouvel âge à venir on nous regardera comme des « marquises de Sade ». J’ai compris aujourd’hui l’importance de nos vies et de notre art. »


Ce n’est qu’en pénétrant, grâce à Nouvel, -qui avait, échangeant les rôles, écrit la musique de sa dernière comédie- dans le cercle des théâtres, auprès de Diaghilev que Kuzmin devint un dandy. Il se coupa les cheveux et la barbe, ne conservant qu’un court bouc qui élargissait sa mâchoire en pointe, renonça au long manteau archaïque et aux bottes paysannes pour l’un de ses 365 vestons colorés (souvent de velours rouge pour s’accorder à la couleur du maquillage de ses pommettes) qui lui valurent le surnom de « Prince des Elégances ».


Kuzmin n’était que deux yeux magnétiques et rien en dessous, en fait un regard de bœuf aux cils peints sur un visage de chat siamois. Il se savait laid, mais, ne doutant pas du pouvoir de fascination qu’il exerçait sur l’entourage, il réunissait autour de lui un harem de sémillants officiers aspirants-poètes qu’il s’amusait à retourner à sa guise. Tel est l’avantage de l’extrême laideur, provoquer les plus flamboyantes passions.


Dans les grandes occasions, il autorisa Somov, admirateur d’un 18è siècle libertin, à lui poser des mouches, « un cœur au coin de l’œil, une demi lune et une étoile sur la joue, un petit phallus derrière l’oreille ». Lettre à Ruslov (1907) : « J’aime la vieille musique française et italienne : Mozart, Bizet, Delibes, dans les modernes, Debussy… par-dessus tout j’aime Berlioz ; je préfère la musique vocale et les ballets, je préfère la musique de chambre, mais pas les quatuors… J’aime le son d’un orchestre militaire en plein air… Jaime les chats. J’aime les perles, les grenats, les opales et ces pierres semi-précieuses que sont les agates, les pierres de lune, l’œil de tigre. J’aime les roses, le mimosa, les narcisses et les œillets, je n’aime pas les lys, les violettes, les myosotis. Je n’aime pas les plantes sans fleurs. J’aime dormir nu sur la fourrure. »


En 1906, alors qu’il n’est qu’un petit compositeur confidentiel, le succès vient à Kuzmin par le scandale que provoque son premier roman Les Ailes, histoire de l’initiation de Vania, un orphelin de la campagne par un mentor urbain, qui -comme c’était arrivé à l’auteur avec un mystérieux Prince George- l’entraîne en Italie à la découverte du désir et des plaisirs de l’hédonisme. La peinture –impressionniste- d’une scène se déroulant aux Pays Chauds choqua autant qu’elle enthousiasma les admirateurs d’antiquité et de renaissance. Il s’ensuivit une pluie de lettres de reconnaissance.


Parmi la foule des anonymes, Nikolaï Gumilev, fervent monarchiste, versé dans le symbolisme en tant qu’élève d’Annensky au lycée de Tsarkoye Selo, mais déjà familier de la Tour d’Ivanov, se fit durant quelques années des Ailes un bréviaire, sans qu’on sache si l’admiration des paysages ensoleillés le frappa plus que l’encouragement à vivre selon son désir.


Les plus conformistes ne sont pas forcément ceux qu’on pense.
Toute forme de sexualité est nuisible à l’action politique, dès lors qu’elle s’affiche sur le devant de la scène. Ainsi Maxim Gorki, traduit dans toutes les langues européennes, bolchévique depuis 1905, ami de Lénine, comme lui prudemment retranché à l’étranger tandis que les rouages du tsarisme se délitent, confie en 1908 dans une lettre à Léonid Andreyev, dramaturge de seconde zone, à propos des pièces d’Ivanov et de Kuzmin : « Ce ne sont que des esclaves dépassés, qui ne peuvent s’empêcher de confondre liberté et homosexualité. Pour eux la « libération individuelle » se confond à glisser d’un cloaque à un autre, réduite à la liberté du pénis, et rien d’autre. »


Dès 1909, Kuzmin est devenu l’un des principaux rédacteurs de la revue littéraire Apollon ; c’est là qu’il publie en 1910 au milieu d’articles obscurs A propos de la merveilleuse clarté, manifeste de l’acméisme à naître, qui signe la mort des courants symbolistes. La même année, Nikolaï Gumilev, épouse Anna Akhmatova qu’il courtise depuis qu’elle a 14 ans. Entre les bureaux de la revue et leur appartement de Tsarskoye Selo, ils fondent avec Mandelstam la première Guilde des Poètes, sous l’égide de laquelle paraît, à petit tirage, mais réimprimé treize fois la première collection de poèmes d’Akhmatova, Soir, précédée d’une préface de Kuzmin, qui vit de loin en loin avec eux.




Au Théâtre des Intermèdes, créé avec Boris Pronin, Meyerhold, à qui Kuzmin a inspiré le pseudonyme de Docteur Dapertutto, pour le protéger de ses fonctions officielles dans les théâtres impériaux, on donne après minuit des divertissements comme Black and White ou La tragédie nègre dans des décors de Sapunov. Le Docteur Dapertutto se transforme parfois en maître de ballet, expérimentant la tendance au grotesque qu’il théorisera bientôt.


Meyerhold, habitué des mercredis d’Ivanov où il improvisait déjà des spectacles mêlant l’assistance aux acteurs, était devenu un fervent supporter du théâtre de Kuzmin, y compris des trois comédies religieuses qui lui valurent l’admiration de Blok. Mais, le succès littéraire se faisant attendre, Kuzmin revint à la composition de spectacles musicaux sous la direction artistique d’Arthur Lourié, futur musicien cubiste. En 1911 l’opérette de Kuzmin, vieille de deux ans, Les plaisirs d’une femme de chambre triompha au Maly Theatre, entraînant la création du Théâtre Intime où étaient réunis Kuzmin, Evreinov, Meyerhold et Nouvel.


Le jour de la Saint-Sylvestre 1912 dans la cave de la maison Dashkon, place des Arts ouvrit le cabaret du Chien errant (l’avatar visible du précédent Théâtre intime ) sous la direction de Boris Pronin et le patronage de Kuzmin qui n’avait pas un sou à mettre dans l’affaire mais l’autorité (im)morale qui convenait aux improvisation théâtrales et musicale d’après minuit. Attendu à la porte par le patron en personne on ne mettait pas le pied avant 23 heures trente sur la volée de marches descendantes qui menaient aux lieux du secret.


Sur un mur rouge pompéien, Sudeikin avait dessiné des motifs de fleurs du mal belle-époque et d’oiseaux fantastiques en fond de scène des cellules du Chien Errant. Là, dans d’improbables improvisations se produisaient poètes, danseurs, acteurs dont Olga, la femme du peintre. Ce n’était pas un lieu pour les « pharmaciens », les bourgeois épatés de l’époque, mais pour la bohème des acméistes et des futuristes, descendus de la Tour d’Ivanov dans les entrailles de la ville en ébullition. Leurs joutes en forme de monodrame constituaient l’essentiel des attractions du lieu. Maïakovsky ne s’interrompait que pour saluer d’un battement de grosse caisse l’entrée de Khlenikov ou d’un autre futuriste, à moins que Mandelstam brisa ses tirades en lui lançant : « ferme-là Maïakosky, tu n’es pas un orchestre roumain ! »


En mémoire du 1er janvier 1913, Akhmatova, celle qui déclame chargée d’agathes, que Blok trouve terrifiante, dont Mandelstam se souvient comme un ange noir « dans son châle de pierre ossifié » écrit :


Nous sommes tous pochtrons et putes
 Ici dans la joie accolés :
Au mur, oiseaux et fleurs disputent
Sous de noir nuages noués.

Tu tire de ton brûle-gueule
Des volutes, formes en l’air ;
Ma jupe étroite, pas bégueule,
Montre ma maigreur au travers.

Des volets bouchent les fenêtres
Qui tiennent l’orage en respect
Dans tes yeux je crois reconnaître
Le regard du chat circonspect.

O mon cœur lourd dans quelle transe
Attends-tu le tocsin de fer ?
Comme dans la fille qui danse
Jouent déjà les feux de l’enfer.
La danseuse, c’était Olga.




Est-ce la passion ou la simple inconscience qui emporta Nikolai Sapunov, peintre symboliste et décorateur de théâtre, en 1912, lorsqu’il se noya dans le golfe de Finlande au large de Terioki pendant une promenade en bateau ? Probablement, avant les militaires, Kuzmin faisait une fixation sur les peintres, il aimait, comme dans le miroir poser et se faire représenter, quand bien même ses portraits ne demeuraient que confidentiels.






La passion et la confusion des genres emporta Vsevolod Knyazev, jeune officier des dragons. Knyazev était un Don Juan, embringué dans toutes sortes d’histoires compliquées avec
les jeunes actrices susceptibles de céder à son charme. Il déboulait à toute occasion dans les locaux de la revue, laissant entendre qu’il n’était pas opposé non plus à des relations plus approfondies. Cela comment-ça-t-il comme souvent par la lecture des Noces de Figaro ?
Le 25 mars 1912 Kurmin notait dans son journal « je l’aime – beaucoup- il est diablement beau » et à peine une semaine plus tard, alors que Knazyev devait regagner son régiment à Riga, il résumait leur nuit en trois mots « Le cher, cher, cher garçon, il est à moi » :


Neuf doux grains de beauté
Marqués par mes baisers
Et les comptant je lis
Un mystère plus sourd que n’est ma fantaisie
Sur tes joues, sur ton cou
Où bat ton cœur dans ta poitrine
Celui plus fort que musc
Que n’efface ma bouche
Grimpant l’échelle du ciel
Nommant les perles des caresses
Sans atteindre jamais
Le seuil du paradis
Où ton aura se couche.
Et voilà le huitième
Plus cher que tout au monde
Que l’ombre dans l’été brûlant
Que la brise de Mai sur les charbons ardents.
Puis au neuvième enfin,
Je ne peux plus compter
Je fonds, je fonds, je fonds,
Consumé par la flamme.


Et comme le balcon de l’appartement des parents de Knyazev donnait sur les jardins de Tauride par lesquels Kuzmin retournait à demeure


Et je t’ai quitté en silence
Toi, tu regardais du balcon
Les trompettes jouaient dans les jardins immenses
« Combien est glorieux notre Seigneur dans Sion »
Je n’ai vu briller qu’une étoile
Sur l’horizon radieux et chaud
Et je n’ai trouvé d’autres mots
En m’éloignant dessous son voile
Que Gloire à Dieu dans son bastion.


Car dans ces années là, Combien est glorieux notre Seigneur dans Sion mis en musique un siècle plus tôt par Bortniansky, - que suivait le vers « aucune bouche ne peut le dire »- joué dans toutes les cérémonies où participaient les militaires, était devenu l’hymne des patriotes russes, se substituant à la célébration tsariste.


Alors, dans les dimanches au lit et les nuits passées au paradis, ils songèrent à publier ensemble les poèmes qu’ils s’adressaient : Ce fut d’abord « la marque de la flèche » tel que Knazyev l’avait écrit dans Captivé, puis « un exemple pour les amoureux » selon un vers de Kuzmin écrit pour lui. Les maisons d’édition marquèrent quelques réticences.


La nuit de la Saint-Sylvestre 1913, Knazyev, ne parvenant pas à choisir entre un amour platonique, et l’accomplissement de son désir physique se tira une balle dans la poitrine dans l’escalier qui menait à l’appartement d’Olga, séparée de Sudeikin, après Blodk désormais rn ménage avec Lourié et Akhmatova.


Tel est le mélange des insignifiantes destinées individuelles et de l’histoire.


En corrigeant dans ses poèmes, en vue de leur publication à titre d’hommage, toutes les références à des accords et des pronoms masculins, son père le tua une deuxième fois, le condamnant définitivement à l’oubli. Lors des obsèques de Blok, au cimetière, Akhmatova et Olga Sudeikina cherchèrent vainement sa tombe. Toute trace de son existence, comme dans les livres, avait disparue.






On ne se méfie jamais assez des poètes…
Surtout s’ils se piquent de philosophie et de politique, encore moins s’ils sont décidés à mourir d’amour.




En 1912 Essenin arrive à Moscou, Après avoir fait quelques semaines le garçon-boucher, comme son père, il a trouvé un emploi de correcteur dans une grande imprimerie. Il distribue à la criée les journaux des révolutionnaires ce qui lui vaut d’être fiché par la police tsariste, antécédent qui collaborera ultérieurement à la constitution de son propre mythe. Par l’intermédiaire de la secrétaire de l’imprimerie avec qui il s’est mis en ménage, il publie ses premiers poèmes. Elle lui donne un premier enfant, il l’abandonne et file à Petrograd, dont, malgré le mépris qu’il affiche pour les centres urbains, il sait que c’est le centre de la vie culturelle.
Il rencontre Blok, le poète absolu, et devient l’amant de Nikolai Klyuev, qui, comme quelques années plus tôt Kuzmin, porte blouse tombant aux genoux et mocassins de peau de chèvre chargés de détourner l’attention de ses traits mongoloïde à demi-cachés par un chapeau démesurément haut. Klyuev et Essenine jouent les poètes paysans, remplissant leurs textes de néologismes patoisants et d’allusions mythologiques absconses. Leurs récitals de poésie, au Chien errant les emporte dans la tornade du succès, quand bien même les futuristes, avec quelque jalousie, les tournent en dérision : « La première fois que je vis Essenine, écrira plus tard Maîakovsky, il arborait une chemise brodée de croix, des mocassins de chanvre. Sachant pertinemment qu’un vrai paysan –et non son avatar théâtral- n’a rien de plus pressé que d’échanger ses nippes contre un costume de ville, je ne crus pas au personnage d’Essenine. Il me parut d’autant plus fabriqué et factice que, puisqu’il écrivait déjà de la poésie à succès, il avait sans doute de quoi se payer des chaussures décentes. »


Comme le fut un temps Raspoutine, Klyuev est un Khlysty, un flagellant, un Christ, un prophète. Descendant des peuples eskimos christianisés du grand nord, Kluyev avait passé une partie de son enfances dans les tentes des nomades entre le christianisme hérétique d’une mère pleureuse professionnelle et lrs légendes païennes du panthéon Lapp et sibérien. Ses poèmes, Chants de la Fraternité exaltent les vieux rituels extatiques et orgiaques d’un Sacre du Printemps, un nationalisme exacerbé, l’approche du Christ par la chair, la victoire sur le pêché par l’abus du pêché. « L’amour est puissant qui justifie la multitude des pêchés ».
La position de Kuzmin, du temps où il avait encore foi dans le Christ plus ou moins homosexuel des Vieux croyants était à peu près la même : « Dieu n’est-il pas le créateur de toute cela ? l’eau, les arbres, le corps. Le péché consiste à résister à la volonté de Dieu. Si la destinée de l’homme le pousse à désirer quelque chose d’interdit de toutes ses forces, c’est dans le fait d’y résister que réside le pêché. »




En 1914 Leonid Kannegiser a dix-sept ans. Depuis le 29 mai, il tient un journal. La déclaration de guerre le surprend durant son voyage en Italie. Il ne rêve que de s’engager comme volontaire pour monter au front. « J’arrête d’écrire, je tourne dans ma chambre comme un lion en cage et pour la millième fois je décide que j’y vais ! Demain matin sans doute en me réveillant, je me dirais : quelle sottise, pourquoi partir ? J’ai une chambre, un lit, à manger, du café, de l’argent, et aucune pitié pour ceux qui n’ont rien de tout ça. Si je meurs dans cette guerre, il y aura indubitablement un sens caché à cela, un but plus élevé à cette destinée… » Ses parents le retiennent et l’envoient étudier à l’institut polytechnique.
L’année suivante avec Sergei Essenine, sous l’influence duquel les poèmes de Léonid se sont peuplés de motifs ruraux et religieux, ils écrivent des vers à deux voix :
-L’été ne fut jamais si beau qu’à Konstantinov, mon frère, dans le bateau…
- Sur les eaux bleues de la Volga, où nagent les cygnes, nous avons juré où qu’on soit, de ne nous séparer jamais.
L’étudiant ingénieur se dépouille de son uniforme, le paysan baise avec ses mocassins. Deux aveugles se touchent qui ne communiquent que par les mots inappropriés qu’ils répètent pour eux-mêmes, dont la résonance n’a pas de sens, car leurs réalités divergent.
-Tu es trop beau.
-Tu es trop laid, trop maigre, toi qui es riche, tu n’as même pas la chair qui t’habillerait, tu n’as que l’esprit qui ne nourrit pas le corps !
Rien n’est possible entre le rebelle et le conformiste. Ce n’est qu’un amour d’été.


Klyuev et Essenin, éphémères figures de la Guilde, passent de l’appartement de Goumilev à Tsarskoye Selo, au théâtre chinois du palais d’été pour déclamer leurs vers devant l’impératrice. Essenin vient de faire paraître son premier recueil Radounitsa, Le jour de joie, le jour des Morts. La très pieuse Alexandra Fedorovna s’ennuie de son mari et de son fils partis guerroyer. A Essenin qui songe à lui dédier son prochain recueil, elle demande :
-Vos vers sont très beaux, mais pourquoi sont-ils si tristes ?
Grâce à ces relations, Essenin obtient une affectation dans le train sanitaire 143. Ses retards au retour des permissions le mettent souvent sur la liste des punitions. Aux premières heures de la révolution, il déserte.
Les spectacles nocturnes ont pris fin ; le Chien errant a fermé ses portes en mars 1915, lieu supposé d’une trop grande subversion. D’aucuns prétendent que la police locale débarqua pour empêcher Maïakovsky de réciter à nouveau Voilà pour vous ! poème qui, bien que se référant aux événements déjà lointains du conflit russo-japonais, avait déjà fait scandale lorsque l’auteur l’avait déclamé à La lanterne rose en 1913.
Vous, vautrés d’orgie en orgie
Qui possédez baignoires et toilettes assises […]
Comprendez-vous multiples riens
Pressés de vous remplir la gueule
Qu’un lieutenant Petrov tranché par un obus
Perd ses jambes au front quand vous avez trop bu […]
Donner ma vie pour vos pareils
Mangeurs de chair en limousine ?
J’irai plutôt servir du jus de pamplemousse
Aux putes entassées dans les bars de Moscou.


Le mois suivant Scriabine meurt, laissant inachevé l’Acte Préalable de son Mysterium dont l’exécution dans un temple sphérique sur l’Himalaya était supposée accompagner la dissolution de l’humanité et de l’univers dans l’extase, permettant la création d’un être meilleur. Son disciple Sergey Tanïev, dernier élève de Tchaïkovsky, prit froid lors de ses obsèques et mourut d’une pneumonie quelques semaines plus tard.




Mais en décembre 1916, la rumeur lointaine de la guerre n’a pas éteint les ampoules des lustres rue Saperny dans la demeure d’Achim Kannegiser, l’un des rares juifs à qui le Tsar a octroyé un titre de noblesse héréditaire pour services rendus en tant qu’ingénieur naval et directeur de centrales électriques. Le salon littéraire de sa femme Rosa accueille aussi bien les poètes acméistes, les chiens fous révolutionnaires que les généraux d’empire.
Marina Tsvetaeva, qui, dès sa première visite, se découvre un faible pour Sergei, le frère ainé de Léonid, remarque l’étrange échange de regards profonds entre Leonid Kannegiser et Essenine. Durant sa première soirée à Petersburg, elle ne croise pas Akhmatova, déjà brillante étoile, son futur soleil jumeau, mais retrouve Mandelstam qui l’emmènera bientôt visiter les églises et les cimetières. Elle ne peut rester pour entendre chanter Kuzmin, parce que Sophia Parnok, empêchée par la migraine, l’attend à l’hôtel, où elle s’est endormie, étrangère à l’excitation de sa compagne d’avoir pu devant l’assistance de beaux esprits, déverser, sans choquer, ses dernières strophes pacifistes.
Transgressant les lois de l’empire et profitant du relâchement général en faveur des riches, Sergei Kannegiser, récemment promu officier, se marie selon le rite hébraïque. Son frère écrit Un marriage juif:
Sept bougies sur le candélabre
Fondent, plus une dans Sa main.
L’orgue pleure en longue palabre
La patrie aux bords du Jourdain.


Le rabbin, visage et ton rogue,
Lève l’anneau vers le plafond
Somnolent de la synagogue,
Sa voix plane telle un faucon.


Adonai ! ô terreur sacrée
Entends-tu les lamentions
Des roses fauchées massacrées
Dans Tes jardins perdus de Sion ?


Aux premiers jours de la révolution de février, le jeune marié, devant le ralliement des régiments d’élite aux foules d’ouvriers sur lesquels ils avaient tiré la veille, se suicide, craignant peut-être que ses hommes ne se retournent contre lui, comme il était arrivé au commandant du régiment Volynsky, exécuté par ses subordonnés.


Le comité exécutif du Soviet de Pétrograd se réunit au palais de Tauride, dans l’ancien hémicycle de la Douma. Le 3 mars ils ordonnent l’arrestation du Tsar qui a abdiqué la veille sous la pression de l’Etat-Major. Ils reconnaissent la légitimité d’un gouvernement provisoire à condition que celui-ci proclame l’abolition de la police, les droits du soldat-citoyen, la libération de tous les prisonniers politiques et le suffrage universel.




Leonid devient élève à l’école d’officiers d’artillerie des cadets Mikhaïlovsky. Sa popularité le porte rapidement à la tête des l’association des cadets SR. Il n’y restera que quelques mois, le temps de se convertir à la religion orthodoxe, dans l’époque même où toutes les discriminations sont proclamées abolies. Transporté par l’héroïsme militaire et l’ascension du ministre de la guerre du gouvernement Lvov au poste de premier ministre, Kannegiser écrit


L’inspection du Régiment :


Le soleil luit aux baïonnettes
Des fantassins. Derrière en rang
Les Cosaques dressent la tête
Vers Kerensky au cheval blanc.


Sous ses yeux que l’effort accable
Le silence des unités
Gonfle sa voix inoubliable :
« Russie, gagne ta liberté ! »


Feu, acier- âme et cœur convolent-
Chênes aux chaines résistant
L’aigle Marseillaise s’envole
Hurlée par nos clairons argent.


Aux armes ! les démons pâlissent
Comme l’obscurité s’abat,
Les archanges envient complices
Nos cavaliers chus au combat.


Si la mort creuse son entaille
Mère Patrie O mon bonheur
Que je tombe dans la bataille,
Agonisant, balle en plein cœur,


Dans un rêve de pur délice
Je verrai dans le flux sanglant,
Passer, Russie libératrice,
Kerensky sur son cheval blanc.






La surprise et l’enthousiasme devant les événements de février envahissent les poèmes de Kuzmin : « Comme si cent ans s’étaient écoulé, en une semaine…
Que dis-tu une semaine ?.. vingt-quatre heures ! »
Il chante l’espoir d’une révolution « jeune, chaste, droite » ! « miracle longtemps attendu » sous la figure d’ « un ange en cotte de travailleur », mais goûte surtout, au-delà du soulagement de la démobilisation probable de ses partenaires, Yurkun surtout que chaque jour rapprochait du front, l’atmosphère de vacances, l’euphorie des masses d’ouvriers qui encombrent les rues, arborant de larges sourire, à qui l’on peut se frotter sans la crainte du rejet. Le 12 mars 1917, il est parmi les 1400 artistes réunis au théâtre Milhailovsly pour créer le groupe Liberté des Arts qui s’oppose au projet du nouveau gouvernement de fonder un ministère garant de la survie des Arts du passé. Kuzmin est même élu aux côtés de Blok, Maïakovsky et Meyerhold au sein de la commission chargée de préparer une constituante des artistes.






En août 1917, Kuzmin, traitant tous les opposants à la révolution d’ « animaux et d’ordures » déclare à Georgy Chulkov (révolutionnaire de 1905 et promoteur de L’Anarchisme Mystique) : « Il va sans dire que je suis un bolchévique. J’avoue que je préfère Lenin à tous nos libéraux qui se disputent sur la défense de la patrie. Se battre au 20è siècle est absurde et inutilement agressif. »










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Alors qu’il tente de s’offrir en sacrifice, devant le Palais d’Hiver, la nuit du 25 au 26 octobre 1917, Kannegiser se répète comme un mantra contre la débandade son poème de février l’Inspection du régiment.


Cette nuit-là ils ne sont qu’un millier dont 140 femmes, 40 vétérans éclopés et une unité de cyclistes pour défendre le siège du gouvernement provisoire. Les cadets minés par leurs propres dissensions, lassés d’attendre l’ennemi, -les soldats de Kronstadt ont trois heures de retard –se sont égayés pour aller dîner en ville. Précipitée par la tentative de couper les ponts qui mènent aux faubourgs ouvriers et l’arrestation ratée des chefs bolchéviques, l’insurrection est programmée depuis des jours, toute la ville bruit de sa rumeur, les journaux l’ont annoncée. Le signal de l’attaque ne vient pas. Dans la forteresse Pierre et Paul, les chefs sont incapables de trouver la lanterne rouge qu’il était prévu d’agiter du haut des remparts : les canons qui devaient soutenir les troupes sont des pièces de musée, incapables de faire feu. Le
croiseur Aurore n’est pas parvenu à sa position, vers 21h 40 il tire enfin, à blanc, les canons de la forteresse ouvrent tant bien que mal le feu sur le coup de 23h, cassant une fenêtre et un bout de corniche…Sur la place les rouges tirent en l’air.
Un groupe de marins se lance à l’assaut en criant du Maïakovsky :
« Mange tes ananas, mastique tes gélinottes,
Ton dernier jour arrive bourgeois »


Le même Maïakovsky réécrit l’histoire avec le lyrisme qui allait bientôt inspirer Eisenstein
« Comme si des mains serraient la gorge
La jolie gorge du palais
et la cour du palais
pressait le torse de la foule
avec ses bras de grilles. »


A 3 heures du matin, la nouvelle que le palais d’Hiver est tombé atteint l’institut Smolny.


Quand les bolchéviques envahissent les lieux au matin, ils ne trouvent qu’un verre de thé dans son porte-verre en argent à demi vide sur la table ronde couverte d’un drap blanc brodé au monogramme impérial. Le bureau de Kerensky est vide. Il a quitté les lieux la veille, déguisé en marin, dans une voiture prêtée par l’ambassade des Etats-Unis. Dans les dédales du palais, les révolutionnaires errent sans trouver les ministres.


Kannegiser reviendrait. Au lieu de rentrer chez ses parents, il erra dans la ville jusqu’à se trouver comme par hasard devant l’institut Smolny. Dans les jardins, devant la colonnade, les derniers Mensheviks et les SR se dispersaient à contre-cœur, abasourdis par le retournement de Lunacharsky et la dernière tirade de Trostky «à ceux qui sont partis et nous conseillent de transiger et de renoncer à notre victoire nous disons ; vous avez fait banqueroute, il n’y a plus de rôle à jouer pour vous : retournez d’où vous n’auriez jamais dû sortir, dans les poubelles de l’histoire ! » Il entra dans la salle du Congrès pour entendre la proclamation du Pouvoir aux Soviets, qui promettait Paix, pain et Terre et vit sous l’ovation générale des soldats débraillés Lenine haranguer la foule dans le petit matin tandis que Leonid Pasternak (le peintre, le père du poète) le croquait sur le vif. « Son discours n’était pas politique, devait confier Kannegiser le lendemain, c’était le cri de l’âme d’un homme qui avait attendu depuis trente ans cet instant. Je croyais entendre la voix de Savonarole. »






Alors la ville sombra dans la violence, l’ivresse et l’orgie. A l’exemple des héros qui avaient pris le palais, les soldats s’emparaient des caves des commerces et des riches, perpétrant des pogroms d’ivrognes. Les soldats reçurent l’ordre de casser les bouteilles : les gens se couchaient à terre pour boire directement aux caniveaux. Ils se battaient dès qu’ils étaient suffisamment ivres.
Vladimir Antonov-Ovseïenko (membre du comité militaire du Sovnarkom, dirigeant militaire de la prise du Palais d’Hiver : « Une orgie sauvage et sans précédent se répandit sur Petrograd. Nous avions essayé de les stopper en murant les entrées. La foule passait par les fenêtres, s’emparait du stock des bistrots. On tenta d’inonder les caves. Les pompiers envoyés pour les noyer se noyèrent eux même dans l’alcool… Toute la ville était infectée par la folie de l’ivresse.


Je dis Fermez vos volets
On fracturera les verrous
Ouvrez vos caves, vite, valets,
La lie de la terre déferle sur vous


A l’occasion, aux cris de « rançonnons les rançonneurs », on lyncha quelques bourgeois trop bien mis : « Il n’y a rien d’immoral à ce que le prolétariat liquide une classe entrée en décadence : ce n’est que son droit » clamait Trostky.


En décembre le gouvernement abrogea tout l’ancien code pénal tsariste, au passage les articles 995 et 996 qui décriminalisaient de fait les relations sexuelles entre personnes du même sexe. Cette abolition aurait aussi légalisé le meurtre, le viol et l’inceste. Le 6 décembre pour la première fois depuis la révolution française, les femmes obtenaient le droit de divorcer. Le lendemain, la création de la Cheka est officialisée. La loi cédait devant la réalité. L’opinion désormais allait refaire loi.


A partir de décembre, Kannegiser ne passe plus une seule nuit dans la maison de son père, car c’est dans les heures du petit matin que la police politique referme sur les contre-révolutionnaires ses filets.


Le 3 janvier 1918 au matin du 72è jour du gouvernement, constatant qu’il avait dépassé de 24 heures la durée de la Commune de Paris, Lénine esquissa quelques pas de danse dans la neige.