vendredi 1 mars 2013

Tout est O-K à K-pital City 01

Stincky Dick



 TOUT  EST  O.K.  A  K-PITAL CITY




traduit de l'hispano-américain par
Joseph Lebrac

1995







AVERTISSEMENT



Le compilateur et le traducteur de ces pages tiennent à souligner qu'ils réprouvent avec violence et sans exception tous les faits qui y sont évoqués.  Que le lecteur veuille bien se souvenir à chaque ligne que tout dans ce livre est faux.  Qu'il se munisse par précaution avant d'entamer la lecture, d'un sac à vomi et d'un paquet de mouchoirs en papier.



Titre original: Slaughterhouse pigs’ dream




copyright Ann A. tous droits réservé
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INVOCATION LIMINAIRE

          L'oiseau au joli plumage, on l'attrape, on le met en cage: on voudrait bien l'apprivoiser.  L'oiseau ne chante plus, il meurt.
          Lorsqu'il est fort, on attache l'âne à la roue de la noria, le bœuf à la charrue.
          On traque le gibier pour l'excellence de sa viande; afin qu'elle soit meilleure, on la laisse se corrompre quelque temps. On se régale de sa pourriture.
          L'animal joli, fort, et succulent est promis à une fin rapide.  Celui qui ne possède aucune de ces qualités est déclaré nuisible. On tente d'en éradiquer l'espèce.
          L'homme est nuisible. Ses rapports avec ses semblables sont uniquement déterminés par l'intérêt.  Il se frotte aux jolis pour le plaisir, fabrique des guerriers pour se défendre contre de plus forts, flatte les chasseurs pour qu'ils le nourrissent, et pratique tous les chantages susceptibles d'asseoir sa puissance sur les faibles.  En parlant, en nous civilisant, en procréant des organismes pervertis par l'éducation, nous agissons contre notre nature.  Nous mourons.

          L'homme est indigne de sa merveilleuse machine: il ne songe qu'à se remplir par le haut et à se vider par le bas.
               L'inverse aussi est vrai sans doute.
          Le supplice consenti, le sacrifice, le suicide nous font entrevoir ce que nous nommons Divinité.  La douleur instruit, éduque. Telle est la devise de l'ordre social.
          Mourir, c'est hâter la fin du monde.  Un autre, plusieurs autres survivent, comme la lumière surmonte l'extinction d'une chandelle. Il fait noir dans une case de plus. Si ta victoire n'est pas complète, les hommes et les mondes se succèderont. Ils porteront des croix, des croissants, des violons, des tournesols; le pied leur glissera quand même dans ton sang.  Ils ne pourront laver la tache sur la clé de Barbe-Bleue. Le virus se développera dans leurs veines car leur esprit est corrompu.


"On  nous forme au masochisme dès l'âge le plus tendre. Nous sommes censés travailler et souffrir.  L'ennui c'est que nous y croyons."
                                                                                                  Erica Jong   Le complexe d'Icare



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K-pital, vers 4000 (dernières décades de la conservation du livre)


          J'habite juste au-dessous de l'Enfer, et je n'ai jamais vu la lumière du soleil.
          Du 665ème étage, on apercevait autrefois la ceinture dorée, les marchés, les terrasses de la ville basse, sous les fondations de la Cité Administrative. C'est ce que disaient du moins mes prédécesseurs.  Ils succédaient eux-mêmes aux Inspecteurs de l'Air, en ces temps troublés où les unités volantes contrôlaient la cohésion de K-pital City.
          Le bâtiment de la Bibliothèque s'adosse à l'éperon rocheux qui soutient la citadelle. Il constitue la partie Est du Conservatoire des Machines qui rassemble dans ses entrailles toute la mémoire du monde.
          Notre mémoire s'est obscurcie, comme les baies vitrées de la Bibliothèque. Maintenant, et pour toujours, nous sommes en sécurité. L'univers se plie à notre fantaisie.  Il nous est loisible de nous promener à l'envi dans les champs et le cités en ruines qu'évoquent les livres séculaires, dans d'autres improbables cities.  Sur l'écran des fenêtres devenue opaques, je peux ressusciter les paysages tels que les contemplaient mes maîtres, me projeter sur les balcons dominant la Zone, me mêler aux clients disparus des marchés.  Parfois je parviens à croire à la réalité de ces visions.
          On dit que même les étages inférieurs ne reçoivent plus aucun visiteur.  Bien que l'accès soit libre, les exigences du fichage ont détourné les derniers lecteurs.  Je suis entré au 665ème rayon au titre de Compilateur. J'ai été conditionné pour cela et acheté comme tel au marché aux enfants par les Répartiteurs de l'Administration Terminale. Il y a dix ans, le dernier Conservateur d'étage est mort, et l'on n' a pas jugé utile de le remplacer. Sans doute n'en a-t-on même rien su en haut lieu.
          Depuis longtemps les Autorités se défient du langage, mais aucun code de communication ne s'étant révélé plus durablement efficace, il est utile d'entretenir des fonctionnaires spécialisés dans sa manipulation.  L'écriture s'est maintes fois révélée néfaste pour l'ordre établi, et le temps vient où l'on supprimera cette dernière pomme de discorde. Cette langue est stupide!  Qu'était-ce qu'une pomme?  Il faudra que je vérifie dans une encyclopédie pré-atomique. Mon rayon -je dis mon rayon en l'absence de supérieur hiérarchique- contient les dernières reliques sur papier dont la compilation avait été ajournée sous la Terreur. Chaque jour je continue à en nourrir les machines. Mais chacun sait qu'on ne peut pas non plus faire confiance aux machines. Elles transforment les données brutes du savoir, en restituent des versions altérées par leur dysfonctionnement autant que par les négligences successives des transcripteurs.  Il parait qu'aux étages inférieurs, les nouveaux recopient les signes sans les comprendre. D'ailleurs les messages aléatoires ou incomplets se font plus fréquents, ce qui tendrait à étayer la thèse d'une disparition progressive de l'autorité de Contrôle.

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          On comprend assez aisément que les livres du 665ème rayon aient été laissés de côté.  La plus grande partie des volumes semble en effet relater des contes sans fondement. Parmi eux se trouvent les dessins d'un auteur prolifique mais répétitif, nommé Atlas, dont l'obsession vise à représenter une planète de même classe que la nôtre, mais infiniment plus riche en terres; je me demande comment tant d'Atlantides ont pu surgir de l'imagination d'un seul homme et combien d'auteurs abusés par sa lecture se sont efforcé d'inventer les gestes et les héros de ces continents engloutis. Ces livres opportunément dit "d'Histoire" ne sont bons qu'à encourager la rêverie. Ces fables, parfois morales, souvent sottes, n'apprennent rien.  Le nom des personnages change, c'est tout. Les documents du 665ème rayon tendent à accréditer la croyance sacrilège qu'un Ancien Monde exista; ceux qui le peuplaient étaient mauvais, se combattaient et s'entretuaient sans ordre, et leur mort était aussi inutile aux sociétés qu'ils abattaient qu'à celles qu'ils prétendaient bâtir.
          Un jour un Messie viendra de l'Ancien Monde. Je le reconnaîtrai puisque je possède le livre de ses paroles avant qu'il ait été écrit ...


NOTA:
Ce texte fragmentaire figure, griffonné, à l'intérieur des pages de couverture du dernier livre
conservé au M.A.T.E.U.R. (Musée des Arts, Techniques et Enseignements Universellement Révolus).
Le livre, dont le rôle est mal connu, contient:
- L'Exposé: récit de la formation de l'univers selon les philo-  physiciens contemporains de l'an 0.
- Les Livres Historiques; guerres atomiques et guerres génétiques.
- Les Livres Prophétiques: "Meilleur des Mondes",attribué au prophète Aldo, description allusive du système eugénique caractéristique des sociétés avancées. - Les Litanies du Meurtre et le Psaume des Prostitutions.
- Les Livres Poétiques: Hymnes d'Ea, Cantique de Génitrix.
- Le Livre des Lois, attribué à Saddama IV
- L'Apocalypse de Scott.


Jésus dit: "Certainement les hommes pensent que je suis venu pour jeter une paix sur l'univers.  Mais ils ne savent pas que je suis venu pour jeter sur terre des discordes, le feu, l'épée, la guerre.  Si en effet ils sont cinq dans une maison, ils se trouveront trois contre deux, et deux contre trois, -père contre fils, et fils contre père- et ils se lèveront en étant des solitaires. "
Evangile de Thomas ou les paroles secrètes de
Jésus le Vivant, 17




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K-pital, vers 6000

          La décharge électrique de son greffon rectal lui arracha une imperceptible grimace.  Feignant de renouer son lacet, il posa un genou en terre pour observer les réactions de la foule.  Aucun psycho-flic ne lui portait attention.  Les travailleurs avertis par l'impulsion de leur greffon-radar se dirigeaient en file indienne vers l'écran le plus proche, situé dans le hall du métro Vénération . Scott examina le ciel noir, indécis quant à la nature de la menace.
          Sous l'arche métallique qui enjambait les quais sous-terrains, les faisceaux hologrammatiques diffusaient une gerbe d'étincelles dans la gamme des jaunes, symbole d'une communication obligatoire.  Il se laissa porter par le mouvement.
           Les émissions parasitaires s'estompèrent et un major du TR.A.V. [1] apparut entre les bornes tri-dimentionnelles.  Un fond de paillettes jaunes scintillait derrière elle.  Ses longs cheveux repliés en chignon compliqué allongeaient démesurément vers le haut son joli visage félin.  Le plan rapproché mit en valeur ses lèvres charnues, maquillées de jaune vif.  L'énorme bouche s'entrouvrit et les mille visages de la foule se figèrent en un seul sourire réceptif.  Au-dessus de la lèvre supérieure courait une jolie moustache brune, chargée de communiquer aux spectateurs un sentiment de sécurité plein de suggestions érotiques.  Il s'était fait un absolu silence.  Même le sifflement des rames à coussins d'air arrêtées en pleine voie, s'étaît tu.  La bouche articula ces mots:
- La C.K.C.[2] et le C.R.A.P.A.H.U.T.[3] décrètent: Toute relation sexuelle comportant un risque de reproduction sera désormais punie comme un crime. Les contrevenants seront immédiatement exécutés, sans télé-procès.



Le message se répéta en boucle une vingtaine de fois.  Aucune réaction ne parcourut l'assemblée.  Le studio de transmission apparut dans un travellinq arrière.  La lumière rouge-sang dans laquelle il baignait indiquait que l'information revêtait un caractère important, mais non essentiel.  Une partie des travailleurs se dispersa en direction des rames qui recommençaient à circuler au ralenti.
Le joli major dit:

- Le M.E.C.[1] va maintenant commenter cette décision:

- Ce décret ne surprendra personne.  Notre société ne peut prendre en charge les mutants et les naissances

monstrueuses.  Les travailleurs que cette disposition déprimerait doivent savoir que des centres de

reconditionnement leur seront ouverts immédiatement. Les opérations abortives, celles de castration 

volontaire ou de stérilisation seront gracieusement offertes, voire rétribuées pour les plus nécessiteux.  Il faut

rappeler que les relations sexuelles entre personnes de sexe identique, et même les relations hétérosexuelles

(le major toussa à l'évocation de ce sujet épineux), demeurent pour l'instant théoriquement licites, si elles

n'occasionnent pas la génération, et restent confinées dans le périmètre de centres de loisirs n'admettant que

des femelles stériles.Mais je pense que sur ce point, il vaut mieux laisser s'exprimer les scientistes.


           L'hologramme d'un Père de la Superstition apparut. La lumière verte dont il était nimbé encouragea la

foule à s'égayer. La communication était destinée aux paysans contaminés des Terres du Milieu. Le vacarme

des marteaux pneumatiques, la musique d'ambiance, les sifflements des wagons à pleine vitesse, emplirent de

nouveau le hall. Scott consulta son cadran de cheville: la séance d'hallus ne commençait que dans un tiers de

bleu.

          La qualité de la diffusion s'était dégradée. Le Père, en uniforme du C.R.A.P.A.H.U.T. continuait à pérorer en sourdine:
- Partout dans le Nouveau Monde nous ouvrirons des établissements de sélection.  Je m'y engage.  Ecoutez
les paroles de l'Evangile de Vérité: "La reproduction est abominable".
          Scott s'agenouilla de nouveau pour consulter le tensio-stressmètre intégré à son cadran, car il suait.  Le taux d'anxiété lui parut beaucoup trop élevé. Il allait se faire repérer au premier capteur; les psychos-keufs embarquaient un travailleur pour moins que ça. Il chercha dans la poche de son short une tablette de gomme THX au cannabis de synthèse, afin de passer sans trembler la borne d'embarquement.  La porte magnétique se matérialisa derrière lui; à l'intérieur du wagon, les holos diffusaient la variété-propagande habituelle: un groupe de danseurs nus, certains émasculés, d'autres balançant en rythme leurs organes hypertrophiés, scandaient le dernier tube officiel:

                                "A l'endroit, à l'envers / Pas de sens dans l'univers" ...
          La rame passa en vitesse-son et Scott vit se brouiller dans l'accélération le dôme transparent qui abritait les restes des strates inférieures. Il désapprouvait qu'on ait conservé ces ruines ornementales, ce monceau d'ordures qui déparait les belles architectures de K-pital, et ressemblait aux quartiers abandonnés
de la Zone, que la navette traversait maintenant trop vite pour qu'on pût les voir.
          La lumière baissa et Scott aperçut dans le double vitrage des hommes en uniforme blanc et des pastors qui communiaient en se passant un bout de viande déchiqueté à belles dents.  Il se secoua pour dissiper la remontée de drogue, cligna des yeux.
          Il s'assura que la carte magnétique qui faisait office de ticket d'entrée aux hallus était toujours au chaud contre sa cuisse. Il l'avait trouvée dans son casier après le boulot et ce n'était pas une erreur puisque la carte nominative portait dans ses pistes sa fréquence identitaire. Ce rectangle de plastique représentait environ soixante jours de salaire à la N.A.D.A.[5] où il travaillait au reconditionnement esthétique des viandes.  Il ne se souvenait pas d'avoir passé commande pour une entrée au centre de loisirs. C'était peut-être une prime syndicale. Faute de pouvoir la revendre, c'eût été bête de ne pas en profiter.
          La rame ralentit, il inséra la carte dans la serrure et prit pied dans la station Desire.  Il vérifia son taux de stress avant de s'engager dans le couloir de contrôle. Il leva les yeux vers les bureaux suspendus des psycho-keufs, cubes transparents permettant aux voyageurs d'admirer le travail des forces de l'ordre et d'y applaudir bruyamment.  Un ouvrier était plaqué, nu, membres écartés sur le plancher du cube IV, tandis qu'une volée de coups de fouet pleuvait sur son dos.  Comme les Pères de la Superstition l'avaient démontré, la souffrance physique contribue à abaisser l'angoisse irrationnelle, et protège, du moins provisoirement, des déviances spirituelles.  L'homme, face et ventre plaqués au verre acceptait d'ailleurs le châtiment avec reconnaissance, conscient que l'on essayait de l'aider.  Dans le cube V, le contrevenant pré-traité était remis aux infirmiers de la F.U.C.K.[6] qui lui administraient un cocktail d'anti-dépresseurs au clystère. Dans d'autres cubes, la file des déprimés se déshabillait, attendant le contrôle et les interrogatoires précédent la cure de choc. Des messages lumineux, en arabesques jaunes, défilaient le long des arêtes des bâtiments vitrés:
« Le stress est un délit, la dépression un crime.
   Faites-vous contrôler avant d'être victimes. 
   Médications ou chocs, l'assistance est gratuite:
   C'est quand le corps est sain que l'esprit agit vite. »

          Scott pénétra dans la salle des hallus, une vaste arène close, sur les gradins de laquelle avaient été disposés des caissons en rangs serrés. Une animation accélérée faisait se succéder au plafond des paysages naturels extrapolés à partir des bandes d'archives. Des spectateurs saisis par la vision d'un vrai ciel s'étaient assis, en contemplation, à côté de leur nef. D'autres consommateurs aux traits tirés buvaient au bar automatique qui occupait le centre du théâtre.
          Scott se débarrassa de ses vêtements. Il enjamba la paroi de son caisson et s'allongea sur la couchette anatomique. La nef se referma. Il sélectionna un environnement au hasard. Il se trouvait dans une chambre aux murs faits de lattes de bois, une sorte de grange à l'arrière d'une échoppe située dans un bourg des Terres Sauvages.  Il fit défiler l'écran de compagnie, glissa le doigt sur la liste optique pour identifier les options proposées: Homme entier., Eunuque, Femme, Enfant de Service. Il cliqua sur la rubrique Animaux, choisit l'option Chien, curieux de savoir à quoi pouvait bien ressembler cette espèce éteinte. Une forme feu et noir se matérialisa, couchée devant une cheminée surgie du néant avec lui.  Le chien s'approcha et lui lécha timidement la queue.  La sensation lui déplut et il le repoussa.
           L'écran répertoire chargé de déterminer le sujet de la séance restait obstinément bloqué sur zéro.  Une voix grave susurra: "La séance hallucinatoire a été pré-sélectionnée: Veuillez procéder". Scott introduisit le bras gauche dans la manche d'injection. Le sas d'entrée lui comprima le biceps. Il sentit à peine le picotement au creux du coude, tandis que le caisson se remplissait d'un liquide tiède et qu'il commençait à flotter. Comme la musique du générique lui parvenait, sa dernière pensée consciente fut: "Merde, encore un péplum-documentaire..."
                                                                                               
          Il sombra ...



[1] Transmissions Audio-Visuelles

[2] Compagnie K-pitale de Commerce

[3] Conditionnement Répressif Articulant Police Armée Hôpitaux et Unités de Transport

[4] Ministre Exécutif en Charge
                              
[5] Nourriture Anthropiques Doomsday et Associés

[6]  Fraction d'Urgence Communautaire K-pitalienne





"Car il y a des eunuques qui le sont dès le sein de leur mère; il y en a qui le sont devenus par la   main des hommes; et il y en a qui se sont rendus eunuques à cause du Royaume des Cieux.  Que celui qui peut comprendre, comprenne."
                                            
                            Evangile de Matthieu 19, 12


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UACO, vers -1700 de l'ère atomique

          La petite caravane avait cheminé sans encombre, franchissant les cols et les gouffres de moyenne   montagne. Les trois soldats qui en formaient la tête avaient revendu leurs chevaux aux fermiers de la plaine, conscients que les bêtes ne pouvaient que les retarder dans l'ascension finale. L'immense malle-sarcophage qu'ils convoyaient serait hissée à dos d'homme, par des esclaves à qui ils avaient fait par précaution trancher la langue.
          Celui que sa stature et son costume de peau d'ours cousu d'anneaux d'or paraissait désigner comme le chef, celui qu'ils surnommaient le Barbare parce qu'il s'appelait Rein et venait du nord, possédait seul la carte des passes compliquées que devait franchir le cortège pour éviter les pièges semés au long du chemin.
          Ailleurs que dans les marches de l'Empire, nombreux étaient ceux qui prétendaient que la communauté d'Uaco n'avait jamais existé, sinon dans la légende dorée suscitée par le souvenir des martyrs. Les mercenaires, eux, savaient que les pièces d'or qui remplissaient leur bourse, frappées du profil d'Alexandre ou de Claude, provenaient du trésor tombé aux mains des Pères quand ils avaient recueilli les sectaires persécutés sous Dioclétien et Dèce.
          A la troisième heure, la nuit étant profonde encore, les trois mercenaires parvinrent seuls au pied de la
première enceinte. Les Frères leur jetèrent des pièces du haut des remparts, s'amusant de leur avidité à les chasser dans la neige. Les convoyeurs arguèrent qu'après un si long chemin, ils avaient mérité le vivre et le couvert. Enfin un porte-parole consentit à s'adresser à eux.
- Celui qui passe notre porte ne peut raisonnablement espérer la franchir deux fois.
          Ils rirent à cette nouvelle. Les soldats jurèrent tout ce qu'on voulait, la compréhension, le silence. Rein le Barbare, invoqua le Christ et jura avec aplomb qu'il croyait en un seul Dieu. Les Frères s'esclaffèrent à leur tour.
          Enfin, les lourdes grilles s'ouvrirent.  Ils traversèrent le pont et pénétrèrent dans le fort. Ils aperçurent au loin le haut parvis du sanctuaire, l'aire des rituels et des jeux. Le long du chemin de ronde, des artisans devant leur hutte cuisaient le pain, pilaient le blé, entretenaient le feu de leur forge et martelaient le fer. Les trois soldats cillèrent devant ce tableau idyllique:
 - Ah ça! nous sommes tombés chez les Adamites [7].  Ils sont entièrement nus!

             Celui qui leur avait parlé à travers les grilles, s'approcha et leur dit:
- La honte est dans vos yeux.  Jésus a dit: "Lorsque vous vous dépouillerez sans que vous ayez honte, que vous ôterez vos vêtements et les déposerez à vos pieds à la manière des petits enfants, et que vous les piétinerez!  Alors vous deviendrez les fils de Celui qui est vivant, et vous n'aurez plus de crainte"[8].
- Cela n'est pas dans mon livre, hasarda le Romain.  Et bien qu'habillé, je ressens cruellement les morsures du froid.
- La nature se défend contre ceux qui ne sont pas en accord avec elle.

          Plus loin des groupes d'adolescents jouaient avec des serpents. Les lutteurs à l'entraînement sous un porche à colonnes, prenaient des poses lascives sous le regard bienveillant d'un maître en train de se masturber.
- Est-ce qu'il va falloir nous dévêtir aussi? s'inquiéta l'Africain.
- Seuls les purs vivent en état d'innocence, répondit le guide.
          Une escorte de gardiens nus parut à leurs côtés pour les mener vers les communs enterrés de la deuxième enceinte. Déjà les soldats se voyaient attablés devant les viandes rôties que méprisaient les prêtres, puis, ivres,  se dépouiller des oripeaux imposés par l'hiver avant de se  parer en riant des plumes chatoyantes des paons cuisinés par leurs hôtes.

          A la cinquième heure, comme le jour se levait, l'escorte introduisit la malle dans la salle d'étude où le Père Diesirae attendait en prière, couché dans son silice sur sa planche à clous. Le trésorier de la communauté, alerté par le bruit du transport, avait aussitôt surgi à sa suite.
- Quel est donc ce colis qu'on vous porte à prix d'or?
          Le Père Diesirae congédia les manoeuvres.
- Quelques papyrus et manuscrits rares.
- Vos livres nous coûtent des sommes déraisonnables.  Sans compter le salaire des soudards.  Redoutez qu'ils restent jusqu'aux célébrations du printemps.
-  La vérité n'a pas de prix.
- Je ne connais de vérité qu'en l'Eglise. Ce qui n'est pas accessible à tous n'est valable pour aucun. Vous savez quels dangers vos agissements et vos idées nous font courir. L'isolement ne saurait protéger de tout.
- Vous voilà tout vêtu; prêt sans doute pour un imminent départ.
- Vous avez déjà introduit dans le sanctuaire ces joueurs de serpents, vos baladins ophites [9].  Voici maintenant des mercenaires païens.  Je ne veux plus cautionner vos désordres.
- Je vous souhaite bon voyage, et une carrière prestigieuse dans la Grande Secte. N'oubliez pas de puiser au Trésor le prix de votre trahison. Vous avez raison d'observer la doctrine officielle.  Payez vos impôts et soumettez-vous à l'Empire [10].  Prenez une seule femme et reproduisez-vous.

          Dès qu'il fut seul, le Père Diesirae actionna la serrure à secret de la malle. Il eut du mal à soulever le couvercle de bois précieux, mais quand les gonds cessèrent de grincer, il perçut le bruit d'une respiration ralentie à travers la paroi du double-fond, et l'odeur forte de victuailles qui commençaient à se corrompre. Il balaya l'encens, les coupes cérémonielles, les ornements et les bijoux.  Ses mains tremblèrent quand il souleva les manuscrits collectés dans toutes les communautés d'Asie, de Grèce et du Pont. Il remercia le Seigneur: pour la première fois, il tenait entre ses paumes le livre saint des Caïnites [11], l'Evangile de Judas, qui dit "L'endroit sera l'envers" et "Tu tueras ton père et ta mère" [12] et "Bienheureux les assassins car ils préparent l'apparition du Royaume", l'Evangile des Egyptiens qui interdit la procréation [13], celui de Philippe, qui exalte la virginité et condamne le mariage, l'autre Apocalypse de Jean, qui révèle le nom des émanations primordiales et leurs conflits avec le Dieu au-delà de Dieu, celle de Simon qui affirme que le Christ est déjà revenu et que l'homme est à nouveau condamné, ainsi que les copies des écrits de Carpocrate [14] qui les inspira tous.
          Le père Diesirae écarta la précieuse mâne, se munit d'un poignard et creva le double-fond du caisson.  Une forme jeune, enroulée en position foetale, dormait au fond du coffre, entourée de brocards et de jarres vides.  Elle portait une épaisse robe de lin, souillée par le long voyage. Le Père Diesirae se saisit d'un récipient contenant un chrème rouge, et en signa le front de la dormeuse. Elle ouvrit les yeux et déplia avec difficulté ses membres engourdis.
- Balbutiement du prophète, mon enfant, comme tu as changé, et que tes cheveux sont longs!
- Ils ont poussé autant que dura mon absence.
- Mes yeux ont du mal à te reconnaître, mais mon âme devine ta nature véritable. Comme autrefois Simon le Magicien, reconnut Hélène [15] dans l'esclave nue qui dansait pour les marins ivres sur le marché de Tyr, je t'ai choisie, quand on t'arracha, tout enfant, aux légions de l'Empire, pour incarner l'Epouse de la prophétie.
- Je suis devenu ce que vous attendiez Père. Approchez-vous de moi et assurez-vous de ma réalité.
La jeune femme arracha l'épingle qui retenait le tissu sur son épaule gauche, et la plongea dans son sein quand sa robe tomba.  Le Père Diesirae eut un mouvement de recul, comme s'il venait d'être frappé par une lumière trop vive.  Puis un sourire mélancolique apparut sur sa face.
- Il était probable que ton destin s'accomplirait, mais je n'espérais pas pareille réussite.  Ta poitrine opulente est lourde.  Les plis du sommeil se mêlent encore aux dessins gravés dans ta chair.
- J'ai trop longtemps dormi dans cette boîte inconfortable, mais j'ai accompli ma part de la tâche.  Etes-vous satisfait des manuscrits?
- Grâce à toi, les recueils des paroles cachées ont trouvé asile dans notre sanctuaire.  Et pourtant nous sommes arrivés au carrefour des temps. Ils vont écrire le Livre. Les Pères et les Evêques se réuniront bientôt dans l'orient sur convocation de l'Empereur. Ils recopieront de mauvais textes, traduits de langues qu'ils ignorent. Et sur ce ramassis d'erreurs, ils bâtiront leur église. Je l'ai lu dans les étoiles. Ils veulent continuer l'oeuvre de sape de Tertullien [16]. Ils réduiront à néant les enseignements de la tradition; ils brûleront les Ecritures pour ne laisser aucune preuve de leur forfait. Ils mettront la parole du Christ au service de l'Etat, et cet Etat nous écrasera en retour [17].
- Quoi qu'il advienne, la fin nous sera douce. C'est ici-bas que nous sommes morts, car "celui qui a connu le monde est tombé dans un cadavre, et celui qui est tombé dans un cadavre, le monde n'est plus digne de lui" [18].
- Je t'aurais mieux accueillie si je n'étais préoccupé par ces questions capitales. Il faut regagner maintenant la cellule que tu habitas, et ne pas te montrer dans le sanctuaire avant le jour des noces
.
- Je n'apparaîtrai qu'à ceux qui m'ont ramené en ces lieux sans le savoir.  Je prendrai garde de demeurer pour eux Adama la servante.


          Adama se dirige vers la deuxième enceinte.  Les cuisiniers aux fourneaux paraissent très surpris de la voir, mais comme elle est vêtue et voilée, ils ne lui adressent pas la parole et n'entravent pas sa route.
          Le miel des pâtisseries coule le long du billot dressé au centre de la salle.  Les trois soldats, allongés sur des lits bas sont tournés vers le feu, jambes écartées.  Repus, ils rêvent.
- En signe de bienvenue, j'apporte les gâteaux de Marie et le vin du Seigneur.
- Une femme!  Et la voilà vêtue jusque par-dessus le col ...
          Celui qui s'est levé porte des bottes de peau.  Les poils de sa culotte de fourrure lui battent les cuisses qu'il a sanglées de lanières de cuir.  Il est roux et velu. Il penche son visage rasé au tison vers le plateau que tend Adama.  Il renifle les pâtisseries blanches du culte:
- Le vin sera toujours bon à prendre.
          Le Barbare fait passer les outres. Ses compagnons les débouchent. Adama élève les bras vers les voutes:

- Mère, tu nous a envoyé la fleur du ciel qui s'est unie au corps rampant.  Il a placé la lumière de la sagesse dans nos âmes ...
- Elle est ivre!
                                                                                             
- C'est ridicule, une femme ne peut consacrer le vin, se moque le Latin.
- Epargne-nous les cérémonies et enivre-toi avec nous.
          Le visage rude de Rein le roux s'irise de rouge quand monte la flamme.  L'outre renversée pisse le vin
sur son visage, il s'en pourlèche, sa langue râpe sur le crin qui repousse autour de ses lèvres.
- J'ai prélevé pour vous dans le tabernacle les plantes de la renaissance.  Voulez-vous que nous en consommions?
- Nous connaissons tes drogues, dit le guerrier aux fortes bottes.  Quand nous nagerons dans la douceur, les esclaves des prêtres viendront nous dépouiller du prix de nos services.
- La fumée des herbes exalte la subtilité de l'âme.  Elles délivrent l'homme de sa gangue.
- Dis-nous plutôt comment éprouver la puissance d'Hélène.  Où se cachent tes compagnes?

          La question sacrilège résonne sous les voûtes.  Le dernier serviteur, en quittant la salle, en trébuche de surprise:
- Ignores-tu où tu es?  Ne sais-tu pas que le Seigneur a dit: "Je suis venu détruire les oeuvres de la femme' et "Mange de toute herbe, mais évite celles qui sont amères" [19].
 - Tu est bien savante pour une esclave?
          Adama devine à la tenue de celui qui vient de parler, au pectoral bosselé et aux armes qui reposent à ses pieds, que l'homme a fait partie des légions impériales.
- Mon apôtre, continue le soldat, ne condamne ni le mariage ni le métier des armes.
- "En vérité, des jours viendront où vous direz: Heureux le ventre qui n'a pas engendré et ces mamelles qui n'ont point allaité" [20].  Ton apôtre ne recommande-t-il pas de dépouiller le corps de la chair?  Es-tu circoncis, Romain, comme l'étaient les Hébreux?
          Rein éclate d'un rire gras, se jette sur le Romain, et profitant de sa position allongée, le renverse, arrache les bandelettes qui protégeaient son entrejambe.  Il tâte le volume et déclare:
- Il y a au moins quelque chose; et tu n'es pas du nombre des desservants de Cérès qui se châtrent aux ides de Mars.

          Il empoigne le sexe mou, souligne d'un doigt calleux la marque de la coupure nette, restée rose sur la peau ivoire.
 - Ma foi, il doit être de la religion que tu dis, éructe Rein en souriant à la servante.
- La circoncision n'est pas une pratique religieuse, corrige l'Africain. Les guerriers d'Egypte apportaient à Pharaon, pour preuve de leur victoire, les mains des vaincus, mais les sexes des incirconcis.
- Je me moque de vos disputes et de vos croyances, hurle le Germain ivre; et voici le signe de ma liberté: je suis entier et intègre jusqu'aux extrémités.
          Les épices et les alcools ont échauffé le sang du guerrier. Il brandit son sexe érigé, retrousse le capuchon de chair qui recouvre le gland. il tire sur son prépuce plissé, le clôt entre deux doigts et le fait admirer à la ronde.
- De quoi comptes-tu faire la preuve par cette exhibition?  Les Athéniens comme toi méprisaient les circoncis.  Il y a cinq cents ans que les juifs de Grèce inventèrent l'épispasme [21]  pour participer aux Jeux.
- A Rome même, les recousus [22] sont légions qui espèrent échapper à l'impôt que Domitien leva sur les juifs.
          Croyant par l'épigramme achever sa vengeance., le Romain poursuit:
- Autrefois, nous conservions aussi nos esclaves entiers, nous les infibulions [23] pour qu'ils nous soient fidèles.
          Mais Rein est trop saoûl pour comprendre l'attaque.
- Et toi, l'Africain, ne veux-tu pas montrer à l'hôtesse que tu portes dans ta chair les marques de ta foi?  Est-ce par l'anneau de ton nombril que ton maître te tient en laisse?
 - Seuls les descendants des princes d'Egypte portent ce bijou.
- Le légionnaire est bien affublé des mêmes breloques aux mamelons.
- Je les porte comme une distinction. C'était l'insigne des gardes impériaux. Nous attachions à nos anneaux nos manteaux de parade, nous y fixions nos pectoraux pour le combat.
- Et te voilà maintenant pourvu de tétines de vache. Comme l'Africain est devenu noir en invoquant son dieu Soleil.
- Tu es impie, tu blasphèmes. Crains le sort que Dieu réserve aux calomniateurs, et que ce que tu exhibes avec orgueil ne te reste dans les mains. Apion fut attaqué d'un ulcère à la verge et ses parties tombèrent en pourriture, toutes les incisions qu'on y fit n'ayant pu le sauver. Hérode, roi de Judée, mourut en convulsions, ses parties génitales s'étant corrompues au point qu'il en sortait, de tous côtés, des vers. Mais je m'enfoncerai plutôt un poignard dans chaque cuisse que de polémiquer avec un païen. Ta compagnie m'est plus insupportable que celle du bourreau; c'est ma punition pour avoir fait le soldat de fortune. Car tout travail est pêché; mon peuple ignore les sacrements mais nous renversons les églises au nom du Christ. Un jour viendra où nous serons suffisamment forts pour nous attaquer aux états. En attendant, nous nous jetons dans les incendies que nous allumons, nous pillons, nous assassinons. Pour glorifier la passion du Sauveur, nous infligeons à nos corps les plus violentes souffrances, et c'est la raison des cicatrices dont tu me vois cousu. Nous enfonçons des couteaux dans nos membres, nous nous perçons la langue avec des stylets, nous nous écorchons le dos entre frères.  Instruits par nos voisins abyssins, les plus dévots souvent se castrent [24].  Dans un transport de fureur sacrée, mon ami Négib s'est fendu le sexe tout du long.  Il lui pend maintenant entre les jambes une langue bifide à demi-morte [25].  Il ne copule plus que par l'arrière, s'offrant au tout venant, car chasteté et débauche mènent également à Dieu.
- Tout cela ne nous dit pas comment tu es fait!
- Ne m'approche pas, Germain, je te tuerais comme on rend service. Mais puisque tu insistes, je vais te montrer avec quel instrument je souillerai ton cadavre.
          L'Africain ôte sa tunique. Un bandage d'où sortent des lacets liés à sa ceinture, enveloppe ses organes génitaux, et pend comme une grosse poire blanche entre ses cuisses. Il déroule les bandelettes et dénoue le lacis emprisonnant sa verge. Ses testicules tombent entre ses cuisses. Chaque couille, enfermée dans son sac comme un oeuf de pigeon dans sa coquille, est surmontée de plusieurs cercles de plomb étroits rivés autour des attaches.  Le métal pèse sur les boules et les entraîne vers le bas:
 - Ainsi lestées en permanence, mes couilles sont devenues si compactes que je peux les introduire plus facilement que mon membre dans un sexe de femme.  Mais cette simple évocation me donne la nausée.
          Rein rit tandis que l'Africain enlève les dernières gazes qui recouvraient son sexe.  Le prépuce est troué en plusieurs endroits, comme si des bribes de peau avaient été arrachées à l'emporte-pièce, ou découpées au poinçon selon des formes géométriques.  Les ouvertures en carré, rond, losange, laissent entrevoir la couleur foncée du gland.  La peau du capuchon, devenu dentelle, est maintenue en place par de petites sphères métalliques.
- Ceci répond à ta question, Germain. Jésus a dit: "Si la circoncision était utile, leur père les engendrerait de leur mère tout circoncis. La véritable circoncision dans l'esprit donne tout le profit".  Moi, c'est par la sculpture que j'ai scellé mon alliance avec Celui qui n'a ni nom, ni chair.

          Adama regarde avec curiosité le gland du soldat.  Autour de la tête du pénis, les quatre boules semblent marquer les points cardinaux.
- Lorsque j'étais enfant, reprend l'Africain, j'avais des visions du Christ. Mes frères me crurent illuminés et me conduisirent chez les prêtres. Les desservants d'Isis me confièrent aux voyageurs du lointain est et je fus soumis aux épreuves. Quand la barbe me poussa, mes frères, croyant préserver ma virginité et me consacrer à Dieu, introduisirent dans mon gland les poutres orthogonales de la Croix [26].
- Voilà pourquoi tu pisses à croupetons!
- Mais je baise debout et tu demanderais grâce si j'entreprenais de t'en faire la démonstration ... Parmi tous les alliages j'ai choisi le mélange du cuivre et de l'étain, car il altère et corrompt la peau.  Il fait suinter et saigner les blessures, grâce à quoi j'éprouve à tout instant la passion dans ma chair.
- Tu es courageux, dit le Latin, tu mériterais d'être Romain.
- Ecoutez-le, le soldat des Césars. N'est-ce pas le même qui court nu par les rues à la pleine lune de décembre, hurlant: "il est vivant", qui célèbre Mithra en se vautrant avec ses compagnons d'armes dans le sang des taureaux, le même qui, à l'imitation d'Apollon pleurant son éraste, taille en pointe les branches des figuiers pour s'y asseoir?
- Retourne parmi les tiens, Barbare, adorer les idoles et boire l'alcool de grain dans les crânes des vaincus; tu seras bien accueilli par tes cousins gaulois, tu mangeras avec eux les fesses des bergers!
-  Vous qui avez le savoir et la foi, intervient Adama, ne condamnez pas l'ignorant. Nous l'aimons pour son innocence.  Goûte à la coupe de la réalité, Germain., j'y ai posé mes lèvres, et les rêves que tu feras seront plus vrais et plus profonds que tout ce que tu as connu jusqu'alors.
          Le silence est retombé sur la deuxième enceinte.  A peine perçoit-on au loin le ronflement des soldats endormis dans les cuisines désertes.  Nu, un rideau arraché flottant autour des hanches, Rein titube le long du couloir sombre du bûcher, vers la lueur faible d'une petite lampe à huile.  Il s'arrête devant une porte cloutée mal close.  Il entrevoit derrière les tentures une chambre décorée de fleurs blanches, baignée d'une lumière aux tons doux.  Au fond, au-delà des penderies de gaze, Adama se tient, de dos, les pieds dans un bassin, absorbée dans ses ablutions.  Le Barbare cligne des yeux, surpris par le déshabillé transparent qui tombe à mi-cuisse et colle comme une seconde peau au corps de la jeune femme.  Il se glisse dans l'ouverture sans faire crier la porte.  La belle s'essuie et le mystérieux tissu de son vêtement ne marque pas un pli au passage du linge.  Rein embusqué devine que les motifs sont dessinés sur la peau.  Les branches de la croix répandues sur son dos barrent les omoplates.  Sous ce styps, nagent des poissons pris dans les remous d'un torrent.  Un feu symbolique de langues rouges monte des fesses, enchâssant une colombe en gloire.  Adama se retourne.  Des serpents enroulés rampent le long de ses bras et s'entortillent en caducée sur le thorax; leur tête réunies en pointe de flêche semble désigner le pubis où l'artiste a tracé le prolongement d'un vaste sexe ouvert, encadré de ses doubles lèvres.  Le sein gauche revêt l'apparence d'un soleil, le sein droit est entouré de quartiers de lune [27].

          Masqué par le repli de la tapisserie, Rein attend que la jeune femme se couche. Il a sorti sa queue et se branle dans l'expectative. Il tend l'oreille, guette le moment où la respiration, se faisant plus régulière, trahira le sommeil. Il se rapproche à pas feutrés. Au pied du lit, il se tient un instant, le sexe dans la main gauche, son poignard dans la droite et observe les tatouages avec une curiosité intimidée. Puis il prend son élan et se jette sur la dormeuse qu'il bâillonne d'une main, tirant sa tête vers l'arrière pour poser le tranchant du poignard sur la carotide. Adama réveillée le regarde avec douceur.  Comme elle ne crie pas, il relâche la pression.  Elle murmure:
 - Je n'ai pas l'intention de te résister.  Mais je t'en prie, ne commets pas l'irréparable.
- Je n'attaquerai pas ta virginité.  Je vais te montrer comment dans mon pays on baise les pucelles. Nous t'avons tous montré nos vits. Et si tu n'as pas fui c'est que le spectacle ne te laissait pas froide. Laisse-toi chevaucher, jument. Tu n'as guère de hanche et peu de poitrine, mais un trou est un trou.
          Rein donne des coups de cul furieux et maladroits. Il bute. Il lâche son arme et cherche à se repérer à tâtons.  Il retire sa main, surpris, et retourne Adama pour observer de près son entrejambe.  En bas de l'immense sexe tatoué sur le bas-ventre, il n'aperçoit qu'un tout petit orifice, au centre d'une cicatrice en forme de Y.
- On t'a cousue ... ou bien tu es un eunuque!
-J'ai donné mon corps aux chirurgiens et aux sorciers pour que la prophétie s'accomplisse dans mon être: "Lorsque vous ferez les deux un, et que vous ferez le dedans comme le dehors et le dehors comme le dedans, et le haut comme le bas! Et si vous faîtes le mâle et la femelle en un seul, afin que le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle, et lorsqu'à la place d'un oeil vous referez des yeux, et une main à la place d'une main, et un pied à la place d'un pied, et une image à la place d'une image, alors vous entrerez dans le Royaume'[28]. Pour y réussir, il fallait encore que tu me rapportes ici. J'ai cheminé sur tes épaules; j'étais dans la malle précieuse que tu transportais. Je suis Adamas, le Parfait [29] et c'est toi que j'ai élu pour le sacrifice. Alors, s'il te reste quelque raison, réfléchis et quitte cette chambre sans me toucher.
- Je ne comprends rien à tes raisonnements.  Je ne sais pas ce que tu es, mais ce que tu es m'excite.
          Le Barbare replie les jambes d'Adama qui ne lui résiste pas. Sa queue violacée et rigide fait céder l'anus où elle s'enfouit sans heurts. Adamas ne geint pas, son sourire est radieux, il dit "Ainsi soit-il'.  Le guerrier se démène contre ses cuisses et pousse des grognements de concentration et d'apaisement.
- Tu es chaud, et profond, confie-t-il dans un souffle. J'en viens à regretter que tu sois dépourvu des organes de la jouissance qui te feraient mieux profiter de moi.
       
           Adamas se saisit du poignard abandonné, et d'un geste habile l'envoie heurter le centre d'un gong de cuivre dissimulé dans une niche.  Des serviteurs accourent, tirent Rein par les épaules et les chevilles, l'arrachent au corps auquel il veut encore se nouer. Il se débat et crie, bandant ses muscles. Les hommes le traînent au-delà du seuil de la chambre nuptiale, tandis qu'emporté, il projette en soubresauts des jets de sperme dont les trajectoires paraboliques s'achèvent sur les tapis et les tentures.

          L'Africain et le Latin regardent Rein à travers les grilles de sa prison.  Il supplie qu'on lui ouvre, leur promet sa part du butin en échange.
- Tu as suivi jusqu'à cette forteresse la seule étoile de l'or.
- Tu devrais être honoré que le choix d'Adamas se soit porté sur toi.
- Nous t'avons conduit au pied du trône avec amour.
- Plus tu lutteras, plus tes égarements seront longs dans le temps.
- Les geôliers mêlent à ta nourriture les substances apaisantes. Si tu apprends à les écouter battre dans ton sang, tu te rapprocheras de la lumière.
          Le Germain empoigne son auge et la jette au visage de ses anciens compagnons de route.
- Nous t'approuvons dans ton désir d'emprunter la voie douloureuse, conclue l'Africain avec gravité.

          Adamas regarde Rein à travers les murs de sa prison.
- C'est toi qui m'as livré. Fais-moi sortir ou va-t-en.
- Tu emprunteras bientôt la voie royale. En te livrant, je te délivre.
- Je ne veux pas mourir.
- Mourir est le sort commun. Il n'y a d'angoissant que la souffrance non consentie., l'abdication de toute volonté, cet acte désespéré et irresponsable: te remettre entre nos mains. Accepte et la douleur finira.

          Plus personne ne rend visite au prisonnier. Dans son réduit obscur, Rein ignore l'alternance des nuits et des jours. Lorsqu'il tombe malade, on le soigne, comme on guérit les condamnés à mort pour les exécuter en bonne santé. Il pense qu'il est devenu aveugle.

          L'aube rosit les crêtes des montagnes et éclaire le dallage du parvis. Les frères ont dressé sur les quatre bords des lignes de croix en X et en T, des potences, des chevalets. Précédés d'un orchestre de cymbales et de sistres, les officiants chargés de paniers remplis des premières fleurs écloses sous la neige, gravissent l'escalier monumental. L'Africain et le Romain se sont mêlés à eux. Nus, ils ont pourtant fait les frais d'une toilette solennelle et sont parés d'anneaux dans la cloison nasale et d'esquilles d'os enfoncées sous les sourcils, tandis que des chaînes d'argent relient leurs différents bijoux. Le long cortège prend place sur le parvis, comme une troupe de comédiens avant la représentation. Les sacrificateurs déposent des braseros où rougissent des glaives.
          Adamas, ses longs cheveux dénoués et constellés d'or, entre par la porte de l'est, deux serviteurs lui ôtent sa robe de chanvre et l'accompagnent jusqu'au plan incliné qui domine, sur la rampe nord, le précipice.
                                                                               
          Le Germain est suspendu par les pouces au linteau de la porte sud et on lui bat la plante des pieds à coups de trique pour le rendre moins sensible aux supplices ultérieurs.  Le Père Diesirae sort de la foule, tend les bras vers l'abîme et le soleil levant.  Il prononce:
 - Mère, aide-nous à conjurer l'oeuvre de l'orgueilleux.
          Sous les youyous des choeurs d'enfants agenouillés qui se flagellent, des hommes imberbes tatoués de serpents apportent un panier d'osier où grouillent des aspics. Ils les font ramper sur leurs membres. Certains les introduisent dans leur bouche et les font ressortir par le nez.  Les moins habiles se convulsent, mordus à la gorge, les plus fervents se les suspendent volontairement par les crocs au sein, au bout du sexe et s'agenouillent.  Les premiers cadavres jonchent la cour sacrificielle et les frères accourent pour les saigner avant que les humeurs ne soient coagulées par le poison.  Le battement des tambours rythme la récitation du Père Diesirae:
- "Seigneur, beaucoup sont autour de l'ouverture, mais personne dans le puits.  Beaucoup se tiennent dehors à la porte, mais ce sont les solitaires qui entreront dans la chambre nuptiale' [30].
          C'est l'entrée des époux, un groupe d'adolescents dont les organes sexuels sont enveloppés de bandelettes rougies. Leurs tuteurs les répartissent devant les instruments de supplice.  Les uns sont cloués par les chevilles à l'envers aux croix, tandis que d'autres les lapident. Ceux qui sont assis sur les chevalets portent des sacs de sable aux poignets et aux pieds. Il servent de base à des pyramides humaines, qui, reposant sur leurs épaules leur écartèle le fondement et les séparent en deux. Les derniers, attachés à l'arbre de Sébastien sont criblés de flèches par des archers qui s'astreignent à ne pas viser les organes vitaux avant qu'on leur ait brisé les membres à coup de masse ou décollé la tête à demi.  Les ruisselets de sang collectés par des rigoles convergent vers le centre du parvis où s'ouvre un puits donnant sur une citerne.  Emporté par la violence de la transe commune, le Romain hurle:
- Enfants du Messie, venez à moi, qu'on m'essorille et qu'on m'éviscère!
          Paraphrasant l'Evangile des Egyptiens, le Père Diesirae donne le signal de la phase suivante:
- Comme Salomé lui demandait quand surviendrait l'apparition du Royaume, Il répondit: « Quand vous foulerez les vêtements de la honte, que le masculin s'unira s'unira au féminin et qu'il n'y aura plus ni homme ni femme ».

            Les cris de joie des sacrificateurs qui rapprochent les brasiers du Germain suspendu, répondent à ces mots.  Ils tirent du feu les sabres rougis, en portent les lames sous les aisselles du guerrier dont ils rasent de même la barbe.  L'odeur familière du crin grillé emplit la place et des fumerolles s'élèvent à chaque contact avec la peau.  Les poils pubiens s'embrasent en torche éphémère.  Ses couilles tressautent sur le fer, se recroquevillent en crépitant comme un morceau de viande sur le grill.  Rein se déchire en tentant de pousser des cris de gorge, car on lui a cousu les lèvres.  Le forgeron, qu'un court tablier de cuir protège mal des éclats du feu, saisit du bout de ses pinces un cercle brisé dont l'ouverture est délimitée par deux pointes.  Tirant à l'aide d'une autre tenaille sur le frein élastique de la queue du Germain, il glisse l'anneau qui lui brûle les doigts dans la membrane qui relie le gland à la hampe.  Puis il le rabat derrière le gland, et le reserre, pour que les pointes s'y fichant le maintiennent en place en dépit de la flacidité. Des chants soulignent la pose de la bague. Les sacrificateurs se jettent sur Rein avec leurs couteaux.  Il lui énucléent les mamelons et entreprennent de le dépecer, arrachant les pectoraux, puis la face extérieure des bras, et la partie antérieure des cuisses. Ils découpent des lanières de peau qu'ils distribuent pour que les spectateurs énivrés par la résurrection du vivant Osiris découpé par ses frères, d'Atys ou d'Adonis déchirés par les Furies, s'en cinglent comme aux Lupercales et dans le même silence que les spartiates nubiles couchés sur l'autel d'Athéna. Le sexe est proprement sabré et lancé à la troupe des officiants qui se l'échangent comme une balle et le font passer à travers des cercles de métal disposés aux angles du parvis.
           Le Père Diesirae, élevant sa dague, entraîne son groupe vers Adamas, et proclame:
- "Voici, moi je l'attirerai pour que je la rende mâle afin qu'elle aussi devienne un esprit vivant, car toute femme qui sera faite mâle entrera dans le Royaume des cieux'[31] .
          Il enfonce son poignard dans le bas-ventre de son enfant chéri, au centre du tatouage qui imitait un sexe. Il frappe sur l'arme à la masse pour la faire pénétrer. Les officiants se passent de main en main le sexe du Germain qui, disloqué et désarticulé, vit encore.  Le pénis sectionné est logé dans le trou ouvert par la force. Un prêtre s'agenouille et recoud la plaie bord à bord afin que les flots de l'hémorragie ne chasse pas la queue morte de son fourreau.  Alors toute l'assemblée de ceux qui sont encore vivants, s'écrie d'une seule voix que l'écho porte de cime en cime:
- Seigneur Christ, Oblitérateur de la Totalité du Temps, nous répandons la semence pour ne pas prendre part aux oeuvres de la chair.  Elève-nous jusqu'aux Elysées formidables du Dieu qui n'a pas de nom, lève le voile qui nous rendit aveugles, et dissipe nos âmes dans l'immobilité radieuse du Plérôme.

                                                                               

           Mollement allongé dans sa villa de Constantinopolis, le Trésorier raconte aux fidèles assemblés comment il se fit le pourfendeur des plus dangereux hérétiques.
- J'étais l'éclaireur des légions impériales dans les passes compliquées qui menaient au sanctuaire. Nous avions pressé le pas, autant qu'il était possible au milieu des éboulements provoqués par la fonte des neiges.  Alertés par les clameurs et les hurlements., nous usâmes des béliers, mais seul l'incendie parvint à nous ouvrir les portes. Quand nous fîmes irruption sur le parvis, retardés par les fidèles affolés qui se jetaient nus sur nos glaives, la cérémonie était arrivée à son terme. Il nous semblait marcher dans un champ de cadavres. Les têtes coupées paraissaient un jeu de boules sur une pelouse et les dépouilles pendues et mutilées, l'arrière-cour d'un abattoir. Nous enfoncions jusqu'aux chevilles dans le sang.  Les survivants, et parmi eux leurs chefs, se ruèrent sur nous avec des cris d'allégresse, présentant aux lances leur poitrine, et tendant la gorge vers nos couteaux. Nous les égorgeâmes proprement, comme il se doit faire entre civilisés. Nous dressâmes un bûcher et nous livrâmes leurs livres et leurs corps abominables aux flammes de l'Enfer.



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[7] Les Adamites, sectaires du deuxième siècle de l'ère chrétienne, proscrivaient le mariage, afin de ne pas reproduire le péché originel.  Pour mieux imiter l'état d'innocence d'Adam à la création, ils étaient entièrement nus dans leurs assemblées.
Considérant que le monde est l'oeuvre de mauvais anges certains d'entre eux en vinrent à croire que l'homme ne pouvait se libérer de la puissance des démons, qu'après avoir été l'esclave de tous les vices auxquels ils président.  La pratique de la débauche constituait la plus sûre voie du salut. Au 13ème siècle, les disciples d'Otlieb, en qui on vit leurs lointains émules enseignaient que la perfection pour l’homme consiste à prendre conscience de son identité avec Dieu. Parvenue à ce point, l’âme des Saints pouvait, sans se souiller, se laisser aller à tous les pêchés.
Au quinzième siècle, en Bohême, les frères et soeurs du Libre Esprit conseillèrent aussi le rejet de toutes les religions l'homme consiste à prendre conscience de son identité avec Dieu.  Parvenue à ce point, l'âme des saints pouvait constituées, prêchèrent le communisme et la débauche.  Ils laissèrent dans leur fuite des disciples en Allemagne, en Belgique et jusqu'en France où le peuple leur donna le sobriquet de Turlupins.  Divers papes, divers rois tentèrent de les exterminer, y réussirent peut-être.

[8] Evangile de Thomas, 42.  Dans le texte, Jésus répond par ces paroles à la question de ses disciples: "Quel jour nous apparaîtras-tu et quel jour te verrons-nous?"

[9] Sectaires du deuxième siècle, les Ophites pensaient que le Démiurge Ialdabaoth (YHWH) avait volontairement créé l'homme imparfait, privé d'âme et rampant.  Jaloux que sa créature ait été touchée par la sagesse, il se transforma en Satan.  Le génie-serpent Ophis offrit à l'homme les fruits de l'arbre de la connaissance.  Pénétrant Adam, il lui apprit la jouissance, ce pourquoi YHWH le crucifia à l'arbre de vie, où sa dépouille pend toujours.  Certaines sectes ophites entretinrent le projet d'atteindre le salut grâce à l'enthousiasme dépouille pend toujours.  Certaines sectes ophites entretinrent le projet d'atteindre le salut grâce à l'enthousiasme orgiaque.  Les fidèles s'accouplaient dans l'indifférenciation des sexes, recréant symboliquement l'androgynat, état supposé originel de l'humanité.

[10] Dans son épître aux Romains, 13, "Soumission aux autorités'’, Saint Paul affirme que toute autorité vient de Dieu, que s'y opposer est "résister à l'ordre que Dieu a établi.  C'est aussi pour cela que vous payez les impôts.  Car ceux qui gouvernent sont les ministres de Dieu’'.  En d'autres termes, les politiques sont au service du bien.

[11] Les Caïnites honoraient ceux que persécutait Yahvé, entre autres, Caïn, Esaü, les Sodomites.  Ils révèraient Judas, car il avait permis, en livrant Jésus, la rédemption de l'humanité.  "On accuse cette secte d'avoir conseillé et pratiqué les pires turpitudes" (Larousse).

[12] Il ne subsiste rien de l'Evangile des Caïnites.  L'Evangile de Thomas donne la version (logia 60): "Celui qui ne haïra pas son père et sa mère ne pourra être mon disciple".

[13] Mentionné par Clément d'Alexandrie, qui en réfute dans ses Stromates le caractère hérétique: "A Salomé qui lui demandait: -Jusqu'à quand la mort nous tiendra-t-elle en son pouvoir? le Seigneur répondit: - Jusqu'à ce que, vous toutes les femmes, cessiez d'enfanter.  Génération et corruption s'enchaînent inéluctablement'.

[14] Carpocrate vécut à Alexandrie d'Egypte dans la deuxième moitié du premier siècle de l'ère chrétienne.  Il poussa à l'extrême les doctrines pythagoriciennes de Basilide qui enseignait que Dieu, Logos Spermaticos, éjacula successivement l'Esprit, la Matière, puis Abraxas, le Messie solaire destiné à rêgner sur les sept sphères inférieures.  Carpocrate y ajouta que le monde s'est constitué indépendamment du principe divin, par l'intervention de puissances néfastes et, en somme, par erreur.  Les hommes sont divisés par des barrières factices et méprisables, telles que la propriété, le mariage, les lois religieuses et politiques.  Le vrai message du Christ, c'est le rejet de toutes les règles.  Descendu sur Jésus, lors du baptême, le Christ est remonté vers le Père inconnu avant la passion.  Il n'a pas souffert et nous n'avons pas besoin de souffrir non plus.  La réincarnation est la punition de l'âme soumise ou timorée, qui n'a pas épuisé toutes les apparences de l'être.  On raconte que, fidèle à son enseignement, le fils de Carpocrate, Epiphanus, mourut à dix-sept ans, après avoir dissipé ses dons dans la débauche.  Divers auteurs rapprochent la pensée des Carpocratiens de celle des Nicolaïtes, qui estimaient que le corps devait être livré aux voluptés afin de délivrer l'âme des entraves du monde matériel.

[15] Hélène, esclave prostituée rachetée par Simon le Magicien, faiseur de miracles, qui en fit sa compagne.  Il voyait en elle Sophia-Ennoia, la première pensée de Dieu, et pensait qu'il était lui-même l'incarnation du premier Dieu.  Mère de tous les hommes selon les Ophites, Sophia est, dans le système de Valentin, la mère du Démiurge.  Le monde inférieur est le produit de ses égarements et de son inceste avec le Père.  Maltraitée dans toutes ses incarnations, elle est prédestinée à devenir l'épouse du Christ et la compagne de Jésus.

[16] Tertullien, théoricien latin né vers 160 de l'ère chrétienne à Carthage: "Tertullien dotera l'Eglise d'Afrique -et à travers elle, l'Eglise tout entière- d'un vocabulaire liturgique, théologique, ascétique"(Daniélou); "Esprit borné et véhément, incapable d'idéal'(Flaubert).

[17] En 325 de l'ère chrétienne, l'empereur Constantin, qui venait de faire du catholicisme romain une religion d'état, réunit les Evêques à Nicée afin d'obtenir entre autres la condamnation provisoire de l'Arianisme.  En 360, le concile de Laodicée définit la liste des livres saints, le Canon.  Durant les deux siècles suivants, l'Eglise s'acharnera à faire disparaître tous les textes qu'elle considère comme hérétiques.  L'Apocalypse de Jean échappa de justesse au grand ménage.

[18] Evangile de Thomas, 61.

[19] Evangile des Egyptiens, la dernière affirmation, qui vise le mariage, répond à la question de Salomé: "J'ai bien fait de ne pas enfanter pensant que la génération est un mal?"

[20] Evangile de Thomas, 83
[21] Etirement du moignon prépucial ;

[22] Celse décrivit le premier l'opération.  On la rencontre toujours dans les pays où l'orlatomie est systématique.

[23] de fibula, nom latin de l'épingle, de l'aiguille du chirurgien, de ce qui sert à clore et au figuré à asservir.  La fibule, dans sa version masculine était une petite pièce de métal destinée à fermer le prépuce en le traversant de part en part.  Les lutteurs, les comédiens, les gladiateurs portaient une ligature prépuciale appelée Kynodesme (chaîne de chien) afin de leur éviter les épanchements sexuels préjudiciables à leur art.

[24] Diverses sectes chrétiennes développèrent cet usage, dont les Valésiens, qui, selon Saint-Augustin poussaient le prosélytisme jusqu'à faire profiter leurs "invités" de leur science.  Louée par Tertullien, testée par Origène, la castration fut condamnée à Nicée et les eunuques exclus d'entre les dignitaires ecclésiastiques.

[25] La description que donne Edward Weyer Jr (Primitifs d'aujourd'hui) du rite initiatique des Arunta évoque cette coutume que l'antiquité connut au moins comme thérapeutique aux fistules péniennes irréductibles: "Un mois après la circoncision, le garçon subit sa deuxième opération, un acte chirurgical de subincision ... Avec un couteau de pierre, le canal urétral est ouvert verticalement sous le méat, en une longue et profonde incision.  Le sang du garçon coule dans un récipient, et si la douleur est plus forte que ce qu'il peut endurer, il urine sur des charbons ardents pour dégager des flots de vapeur dont on dit qu'ils apportent un certain soulagement.  Les parties entaillées ne reviennent jamais à la normale.  Aussi drastique qu'elle paraisse, l'opération ne les empêche pas de procréer ... Pareille intervention parait déjà plus que quiconque peut endurer, mais les hommes mûrs ont coutume d'y revenir une deuxième ou même une troisième fois, et de demander au chirurgien de pratiquer l'Arilta sur une plus large échelle".
                On lit sous la plume de Claude Chippaux (Encyclopédie de la Pleïade): "Il nous a été donné (... ) d'observer un cas de subincision totale chez un ancien prisonnier de guerre français.  Un chirurgien allemand avait voulu traiter ainsi une infection urétrale sans prévenir l'intéressé des conséquences de cette opération.  La verge était étalée et plate lors de l'érection et ne convenait à aucune partenaire, ce qui motivait la consultation." Et plus loin: "Lors de cérémonies d'initiation, des hommes agrandissent eux-mêmes l'orifice de subincision ou encore percent leur pénis par sympathie pour les postulants.  D'autres subincisés montent au poteau pour arroser de leur sang pénien les novices placés au pied du mat'.

[26] La perforation verticale de la partie charnue du gland, de la couronne au frein, est décrite dans le Kama Sutra sous le nom d'Apadravya.  Elle était aussi pratiquée par les dignitaires maya, encore que le rituel pré-colombien visât plus l'écoulement du sang que l'inclusion définitive de corps étrangers tels qu'ivoire, os, plumes, métaux,etc.
La perforation horizontale du gland de part en part, au-dessus de l'urètre est plus répandue.  Les témoignages la décrivent comme moins douloureuse et moins risquée que la perforation mammaire, en cela que les tissus cicatrisent rapidement et sans grand risque d'infection.  Paolo Montegazza (Relations sexuelles de l'humanité in ReSearch nOl2) résume ainsi les phases de l'intervention dans sa version tribale: "L'opération est pratiquée uniquement sur les adultes.  La peau est tirée en arrière, le pénis placé entre deux petites languettes de bambou et recouvert pendant dix jours de chiffons trempés dans l'eau froide.  Puis le gland est perforé à l'aide d'une aiguille de bambou acérée: une plume plongée dans l'huile est placée dans la blessure jusqu'à cicatrisation.  Quand les Dayaks voyagent, il portent une plume dans ce canal.  Aussitôt qu'ils éprouvent du désir, ils enlèvent la plume et la remplacent par l'ampallang.  L'ampallang est une petite barre de cuivre, d'argent ou d'or, de quatre centimètres de long, d'une épaisseur de deux millimètres.  A l'extrémité de la tige est placée une boule ou un objet métallique en forme de poire: à l'autre bout est disposée une seconde boule qui clôt l'ampallang dès qu'il est en place.  Von Graffin a vu un Dayak qui portait deux ampallangs l'un derrière l'autre!  La perforation était toujours horizontale et pratiquée au-dessus de l'urètre.  Les femmes Dayaks disent que l'étreinte sans cet ornement est comparable au riz, mais qu'avec, elle est comme du riz épicé et salé."

[27] L'Ancien Testament condamne le tatouage en ces termes: "Vous ne ferez point d'incîsions dans votre chair pour les morts, et vous n'imprimerez point de figures sur vous.  Je suis l'Eternel.' (Lévitique XIX, 28)

[28] Evangile de Thomas, 27.

[29] Selon les Ophites, Adamas, l'homme idéal, réunirait un jour en lui les trois composantes du cosmos, l'esprit, la matière et l'âme, et, ce faisant, deviendrait le Messie.

[30] Evangile de Thomas, 78-79.

[31] Evangile de Thomas, 118.  En réponse à cette parole de Simon Pierre: "Que Marie sorte de parmi nous, car les femmes ne sont pas dignes de la vie’’.




"On a versé pour toi des déluges de sang humain, façonné des baillons avec ta croix, caché toutes les hypocrisies sous ta robe, absous tous les crimes au nom de ta clémence! - Moloch à toison d'agneau, voilà trop longtemps qu'elle dure, ton agonie; Meurs enfin! - et ne ressuscite pas!'

            Flaubert     Mort du Christ dans une ville moderne,
            Tentation de Saint-Antoine (Première version)