samedi 12 octobre 2019

Quand je suis mort

Première visite à Santo-Sospir


Quand je suis mort


J’étais enfant quand je croisai pour la première fois le fantôme , celui de l’autre, voué à la rencontre avec soi-même dans le boyau au plafond bas de la Rue Obscure. Il portait un tricorne, une veste à parements dorés qu’ornait une cravate à jabot de dentelle ; des bas de soie d’allure douteuse plissaient le long de ses mollets trop maigres. Il se tenait à l’angle d’un porche, au débouché d’un de ces escaliers de pierres noirâtres, dans l’odeur de graillon qui monte des arrières-salles des restaurants à touristes, mal assis sur la bande de toile bleue d’un tabouret de camping, dont se servent parfois les pêcheurs et les peintres. Il paraissait absorbé, bien qu’il ne comprît pas un mot d’anglais, dans la lecture d’un de ces magazines de science fiction des années cinquante, dont les couvertures dessinées en trois couleurs figuraient d’affreux martiens et des vaisseaux spatiaux en forme de fer à repasser.
Un marin américain avait sans doute abandonné ce fascicule au sortir de la Mère Germaine, après s’être torché avec son papier poreux, sur les marches rongées de sa maison d’alors, la chapelle ; et mon fantôme, toujours en avance sur son temps, essayait en vain de pénétrer par le dessin le sens des premiers paragraphes d’une nouvelle de Philippe K. Dick.
Moi, à l’époque, un peu plus de dix ans après sa disparition, je lisais, sans rien y comprendre non plus, les strophes énigmatiques du Cap de Bonne Espérance. J’ignorais ce qu’il me voulait et de quel secret il tentait de me rendre complice. Secret de mort et de renaissance, traversée du réel comme en rêve, les yeux fermés, doublés d’autres yeux de statues peints sur les paupières closes. Boucle où le temps se referme en trompe l’œil, prenant la forme d’un ruban de Moebius où l’envers est l’endroit et hier la variation hypothétique d’un avenir certain.

« Pendant cinq mois j’ai vécu dans la petite nef Saint-Pierre à me battre avec l’ange des perspectives, envoûté par ses voûtes, enchanté, embaumé dirai-je, comme un pharaon attentif à peindre son sarcophage ».

Sur sa tombe on peut lire, en guise de menace : « Je reste avec vous », boutade qui n’est que la reformulation de cette loi de la chimie moderne, « rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme », constatation des errances du corps et de la matière. Le poète parle à la jeunesse de l’avenir.



C'était au mois de mai, quand fleurit la glycine, ou bien au temps des roses, comment savoir ? Le jardin sans fleurs, ce flanc de colline, où le parallélépipède de la maison reposait comme au fond d’un vase brisé, frontière entre l’humide et le désert de rocaille du niveau inférieur ouvrant sur la mer, ce jardin de pins et de trèfles, était infesté de moustiques, de poux d’août, et de ces petites mouches irritantes qui creusent des galeries dans les meubles, jusqu’à l’intérieur des chambres.


Ne frappez pas, on vous attends, le gardien de la porte a la tête ronde aux oreilles pointues du démon orphique de la mosaïque sous vos pieds. Au bout du chemin de gravier, il posait à côté de son cheval de bois, ce jouet vermoulu de manège, dressé sur ses pattes arrières, dont la peinture criarde s’écaillait par paquets. Tout vieillit mal au bord de mer, les embruns désaccordent les pianos, le soleil creuse ses sillons dans les visages, et le vent d’est disperse tout ce qu’il a pourri.


Derrière les lunettes de soleil qui masquaient ses traits, Cerbère était sanglé dans un T-shirt de coton froissé agrémenté d’un bermuda à poches multiples. Ses cheveux peroxydés cassaient l’effet virilisant de son uniforme de circonstance. Il avait fort à faire en dépit de la pose pour pouvoir paraître l’ornement du lieu. 


Ces murs qu’il gardait, abritaient un autre minotaure susceptible de se satisfaire de l’offrande qu’il lui faisait en nous accueillant ; cette bête malade et avide de chair avariée était identique à ce fantôme d’autrefois qui avait patiemment attendu au coin du bois que je grandisse pour m’avaler d’un trait.



Ici aussi, reclus dans la seule chambre qu’on ne visitait pas, le monstre était tapi, sous la forme d’une vieille paralytique qu’il nourrissait du spectacle figé des murs tatoués d’hyéroglyphes symboliques.

Je dis ici aussi, car c’était comme chez moi ; sur ce petit royaume exclu du temps ordinaire des horloges rêgnait un vieil autocrate, un tyran créateur, qui dans le silence, par le seul tintement d’un timbre au son fêlé, pliait le monde à son amusement, une machine usée tournant à vide, enchantée par le mouvement perpétuel de son fonctionnement, mue par le seul exercice de sa volonté défaillante, occupée à se remplir et à se vider, telle une clepsydre, et dont le monde sensible épousait par force les ruminements insanes.  


En entrant dans le froid vestibule côté ombre, ce boyau dans lequel vous attire par degrés descendants l’ange criard du sommeil, pressé de vous mener vers les chambres basses, les grafittis représentent les chevaux du soleil.
Sur l’autre pilier, près des portes-manteaux de bambous vernis, une tête de Méduse rappelle qu’au lieu de son chapeau on risque, au terme de la fascination, avant de ressortir, d’être prié parfois de déposer sa tête.






Suivez le guide : dans entrebâillement de la porte du salon, l’aveuglement des fenêtres claires menant à la terrasse, le soleil sur le mur se couche dans votre dos.


A gauche de part et d’autre de la cheminée, tels des lares, deux hommes en haillons et bonnet phrygien, aux jambes velues jettent leurs filet dans la méditerranée.


Ce sont les pêcheurs de Talatha dont les tatouages traditionnels ornent en frise les chambranles, mêlées aux mitochondries géantes, aux lauriers, aux motifs de fausse grecques de l’arche qui ouvre à droite sur la salle-à-manger tapissée de canisses dans laquelle trône la tapisserie de Judith, engoncée dans ses voiles de sarcophage, marchant au milieu des soldats endormis, repoussant de la pointe du pied la tête tranchée d’Holopherne. 



Allongé sur la table en rotin, appuyé sur un coude, les chevilles croisées se tient la statue de l’enfant terrible, ce corps replet et fin à la fois, presque imberbe hormis la touffe noire en son centre, dessiné comme les faunes et les Neptunes des Tuileries, un repentir en négatif du légionnaire, qui sommeille de l’autre côté de la baie, aux pieds de la fresque du reniement.


De la terrasse du premier il semble qu’on pourrait piquer directement une tête dans la mer semée d’éclats trapézoïdaux en lames de couteau. A cause de l’à-pic, on ne distingue ni la porte dérobée du jardin, ni le ruban empierré du chemin qui serpente autour du cap, de part et d’autre du sémaphore, qu’on apercevrait peut-être en se penchant dangereusement par-dessus le balcon trop mince. Le long de ce chemin de chèvres, la vieille route des brigands et des contrebandiers, j’ai toute mon enfance traîné mes basques (mes baskets sales et mes shorts élimés), en quête de bonne fortune, espérant vaguement qu’un Cégeste (celui qui pose aux pieds de Judith) surgirait à l’envers des flots vite recousus. Je ne soupçonnais pas qu’on pût me voir de la hauteur, pareil aux autres nageurs nus, fendre hardiment la vague, dans cette eau transparente et pourtant polluée par les rejets d’égout des villas alentour.

Cerbère, contemplant ses domaines d’emprunt dit :
- Je n’ai qu’à descendre avec mon pareo, (l’été je préfère que l’air circule) : pas à aller loin pour faire son marché, pas grand-monde qui refuse non plus de jeter un œil aux fresques : c’est mes estampes chinoises.
Il examine le cake au citron que j’ai bêtement apporté, emballé dans son plastique tranparent orné d’un nœud à frisettes de bolduc jaune.
- On va faire les vieilles et prendre le thé.
Je sens Jiminy, ma conscience, se raidir à côté de moi devant les termes féminins du badinage.


Un ange passe, en contrebas, le centaure de la patronne, ce grand caniche à torse humain qu’elle appelle en silence avec son sifflet à ultrasons. Cerbère s’éclipse à sa suite, une tranche de cake à la main pour le goûter de Madame.




Je cherche en vain des yeux les buissons d’hibiscus qui bordaient autrefois les massifs, ces éphémères au pistil obscène,ouvertes comme des cœurs en gloire, aux pétales si brillants que l’envers s’orne de tons vieil or, les fleurs de la réversibilité. La sécheresse et l’incurie les ont tués. Impossible désormais de les ressusciter à partir des débris de leurs pétales : il n’en demeure pour seule trace que les monochromes rose pâle des plafonds des chambres, tous aquerellés des couleurs empruntées à l’arc-en-ciel des essences du jardin.





Car nous n’avons pas pris l’escalier du sommeil,

 
ni la porte dérobée que surveille la baigneuse,


mais par la voie opposée, nous traversons trop vite la chambre d’écho, au plafond jaune, aux lits jumeaux surmontés des nymphes en miroir


qui invoquent Narcisse, occupé à sa chute.


Dans la salle de bain adjacente traînent des paires d’haltères foraines abandonnées depuis trente ans, comme les éléments d’un décors de Seurat. Dehors, sur la corde à linge pendent des slips et des marcels, signal de ce qu’on attend réellement du visiteur.

Assis à son petit bureau, mon fantôme se retourne dans un sourire grivois et tend un doigt vers ces voiles blanches qui balancent dans la brise. Puis il s’absorbe dans son autoportrait et les photos qu’il a punaisées au mur, avant de se dissoudre tel un chat de Chester dans un éternuement silencieux.


De la réalité de ce qui m’environne, je ne vois pas grand-chose, mes yeux le voient, mais toutes ces structures en dur auxquelles je me heurte n’ont qu’une réalité fantomatique dans mon esprit. Ce sont des tulles de théâtre, auxquels les jeux de lumière assurent une consistance illusoire et discontinue, des écrans de fumées sur lesquels on a tracé des lignes que la répétition des soleils fait pâlir.
Dans l’entrebâillement de la porte, on devine le chevalier revêtu de son armure désuette et de sa coiffe renaissance : c’est le Saint du lieu, un saint qui n’existe dans aucune église, dont le nom étranglé s’éteint dans un soupir ; son costume est à l’image des paysages désolés qu’il traverse, à l’envers de la gravure de Dürer dont il sort. Ses sinistres compagnons ont pris la forme du centaure qu’il chevauche, et du corbeau perché sur son poing, qui la Folie, qui la Mort ?


C’est l’allégorie du réveil qui traverse avec lui les apparences, le catalyseur de la réaction chimique susceptible de rendre un peu de consistance aux espaces flous dont les surrections se superposent au gré des chronologies divergentes. Tout au long du couloir il est avec l’homme noir le poteau indicateur vers des sorties de secours aux serrures condamnées.

Et si la lumière du dehors trouve encore un chemin jusqu’au fond du boyau où il poursuit sa quête, sa silhouette de ligne claire s’efface dans l’éclairage rasant, le mur redevient vierge, et la main qui traçait le dessin recommence à chaque instant son travail éphémère.

Mes yeux voient tout de ce qui m’entoure, ils en voient trop, ils voient dans l’épaisseur des choses, les états successifs de leur inachèvement, le retour à des états antérieurs, jusqu’à l’amoncellement de rocs nus qu’était ce tas de pierres avant la construction de la maison, les ruines qu’elle redeviendra inévitablement, au milieu desquelles le promeneur égaré retrouve un tesson polychrome qui fut un fragment de la patte du Chèvre-pied, ou de la coiffe chamarrée de Diane.


Cerbère aussi est en armure, cella-là semble aisée à défaire. Dans mon éblouissement aveugle et la brillance artificielle des lampes qui lutte contre l’ardeur humide du printemps, il rayonne de la chaleur mystérieuse de l’incarnation, frappant sur le tambourin des bacchantes le début de la cérémonie, quand, au cœur du labyrinthe le minotaure à tête de bélier attend d’être enfin dévoré à son tour.


De la réalité de ce qui m’environne, je n’aperçois plus rien, que les côtes de coton du boxer blanc trop neuf, je n’entrevois que le plafond sanguin, son losange de rubis violacé, un carré de peau dorée et duveteuse

Cerbère rompt le pain, les tronçons incurvés qui forment l’ovale en couronne de la fougasse, aussitôt la voila transformée en flûte de Pan : ne vous laissez pas dévorer par le chien de l’enfer, ni par la levrette du Dionysos apaisé qui se rendort sur le mur d’en face, le repas disparaît dès qu’on s’assoit à table, la déflagration silencieuse demeure suspendue, telle la flèche de Zénon, impuissante à atteindre la cible.



Je poursuis Cerbère dans la salle de bain, il se retourne, esquisse un sourire gêné. Je ne comprends pas pourquoi au moment où le jeu commence il veut prendre une douche. Agenouillé sur le carreau au bord de la baignoire, je lui ôte ses chaussettes.



Jiminy, resté planté dans la chambre, m’appelle en reboutonnant sa braguette. Les quatre visages de l’armoire peinte, à jamais close, nous regardent avec ironie.
-Ne te retourne pas ! dit-il.

Trop tard, à peine ai-je aperçu le fantôme familier de mon enfance, accoudé à la cheminée, sous son œuvre, à peine l’ai-je vu entrouvrir les lèvres pour m’annoncer qu’il avait été ravi de cette rencontre et donc ne se manifesterait plus, qu’il rentre à reculons dans le miroir, alors que des coups de canne obstinés résonnent à l’étage.

Quand le destin me ramena sur la pointe de Bonne Espérance, je vivais déjà dans la cave, préservé de la chaleur. La lumière du jour ne m’arrivait que par un soupirail en hauteur, une bouche d’aération situé au rez-de-chaussée de la maison, elle-même perchée sur pilotis comme une cabane sur pattes. Il y a des avantages psychologiques à vivre en-dessous des chez soi : les bruits de la vie quotidienne ne vous arrivent qu’étouffés, on est plus vite dehors quand la terre tremble. On se conserve mieux dans la fraîcheur des chapelles, on entre en communication avec le ventre d’où l’on vient et où l’on se doit de retourner. Il suffit pour se distraire dans cette semi-vie, qu’un rayon de lumière projette sur les murs de la caverne l’image inversée des ombres extérieures, on n’a plus qu’à copier au charbon de bois les formes qui s’effacent pour tracer des peintures rupestres.


Le documentaire réalisé par Cocteau lui-même sur Santo-Sospir:

Visible  sur Youtube






Cerbère le gardien de la porte

 et les visiteurs

A l'époque de la visite à la vieille dame, je vis dans la cave, l'arrière-garage, sous la maison, pour ne plus entendre la mienne, de vieille dame, m'appeler la nuit. Je ne comprends rien à ce qui s'est passé, et pourquoi, à travers les âges, le fantôme de Cocteau m'appelle. Mais je vois les signes, le scarabée qui rampe sous la porte de fer, qui me statufie. J'écris Pharaon. Je peins mon autoportrait en momie.

Je suis tombé raide dingue d'Eric Marteau, marteau en effet. Je sais pourtant qu'il ne veut rien de moi, ni la boîte de photos tirées en vitesse qu'on a pu voir avant, ni les chansons de Marianne Oswald, surtout pas moi, mais Serge, mon mec, qui a consenti à jouer les utilités pour que je parvienne au bout de mon échec, ce bref échange sexuel, très insatisfaisant, dans lequel je ne me suis rendu compte de rien, car j'en étais encore aux préliminaires alors que tout était fini. 
Après tout, il n'est qu'un mauvais intercesseur, un Eric de remplacement après tous ceux qui ont orné mon adolescence, moins bandant que le Vicomte, moins amical et pervers que l'Eric de la brasse coulée, moins vrai que le spécialiste du trio au temps de Condorcet, devenu le médecin de Scott Ross agonisant. Un pis-aller d'intercesseur, incapable d'accéder au nuage supérieur, un ange qui s'est rogné les ailes comme les mangeurs de poudre d'ange se dévorent les membres.
Peut-être suis-je déjà vieux, certainement plus aussi frais que les ados américains qu'il recrute à la piscine du Grand Hôtel du Cap, déjà plongé dans la nuit.

Dans la cave, je photographie l'esclave de l'avocat de Cap d'Ail qui veut que je lui vende les photos de lutteurs rejetées de ma production. J'ai dû le baiser une fois, il avait mal, parlait de la punition qui lui avait laissé des cicatrices dans le rectum, des piqûres de testostérone pour réussir à bander. Je le fais pisser dans le lavabo du garage; nous faisons des photos sur sa moto. Lui, je ne l'aime pas, il est juste un modèle gratuit, volontaire pour se prêter à n'importe quel fantasme.

Eric ne répond pas à mes cartes postales illustrées, je sais qu'il ne veut plus nous voir. Le papillon a goûté, du bout des lèvres, à ce qu'il voulait, il n'est plus intéressé, mes coups de fil avec le portable ne risquent plus d'aboutir, je suis en liste noire. Je profite d'un retour à Paris pour l'appeler d'un fixe qu'il ne connaît pas. Il bredouille qu'on va se voir pour m'éconduire.

Dans la cave nous fistons un gars que j'ai rencontré à Nice: pour Serge c'est la première et la dernière fois. Pour moi aussi peut-être, je ne me souviens pas. Le mec ne se fait pas d'illusions il dit: "c'est toujours comme ça, avec ceux qu'on initie, on ne les revoie jamais". Un soir encore pourtant: Serge a invité un pseudo hétéro, j'ai fait à dîner, nous passons au lit, le type me demande de l'enculer, dit qu'il a l'habitude avec les godes que sa femme lui enfonce dans le cul. Je bande moyen, je parviens à le prendre, il gémit outrancièrement pour que je jouisse vite et qu'il puisse ensuite passer une nuit d'éclate avec mon mec. Je saute sur la mobylette, je retourne fister le niçois, à grand renfort de poppers; rageux je lui éclate le cul, il aime jusqu'au point de l'irritation. Je lui dis "heureusement que tu étais là!'

De retour dans la cave, je me connecte sur ICUII, je retrouve en cam mon chub, vendeur en quicaillerie dans le nord, que je ne rencontrerai jamais, qui m'aimait peut-être plus sincèrement que les autres malgré les coupures de flux de la machine. Je fais la pute, je lui montre mon trou du cul en gros plan.

Dans la cave, un après-midi d'été, je suis en train de sucer Serge quand son gland s'écorche sur la dent coupante comme un couteau que m'a aiguisée la connasse de dentiste. J'avale un plein verre de son sang avant de me rendre compte que ce fluide plus salé n'est pas du sperme. 
De là, la fièvre et les suées nocturnes. Enfin, une partie du contrat est remplie, je suis plombé, je deviens immortel, la place est libre pour l'arrivée du pompier.


jeudi 3 janvier 2019

DOS PASSOS Le corps d'un américain "1919"






Attenduquele Congrèsdesétatsunis parunemotioncontradictoirevotée le4èjourdemars apermisau Minstèredelaguerre de rapatrier aux étatsunisle corps d'unAméricainmembreducorps-expéditionnaired'europe quiaperdulaviependantlaguerremondialedontl'identitén'apuêtreétablie pour inhumation dansl'amphitéâtremémorialducimetièrenationald’arlingtonvirginie

      Dans la morgue en carton goudronné de Chalons-sur-Marne dans la puanteur de chlore de citron et des morts, ils ont choisi une boîte de pin qui contenait tout ce qui restait de
      plouf-plouf plein d'autres boîtes de pin empilées ici remplies de ce qu'on a pu racler de Richard Roe
      et d'autres ou de personnes inconnues. Un seul pourra y aller. Comment est-ce qu'ils ont choisi John Doe ?
     Gaffe que ça soit pas un nègre, les gars,
     ni un rital ni un youpin,
     comment être sûr que c'est du cent pour cent quand tout ce que t'as c'est un sac de toile plein d'os et de boutons de bronze à relief d'aigle et une paire de bandes molletières
     … et les relents étouffants du chlore et l'odeur gerbante de décomposition des morts de l'an passé…

      Ce jour était trop lourd de sens et de tragique pour applaudir. Silence, larmes, chants et prière, tambours en berne et musique douce instrumentalisaient ce jour de consensus national.

     John Doe est né (big-bang de sang amoureux bouillonnement jaillissant entre un homme seul et une femme seule qui titubent ensemble
     et un mauvais sommeil de neuf mois résolu dans l'angoisse et l'effroi et la douleur et le sang du bordel de la naissance). John Doe est né
     et a été élevé à Brooklyn, à Memphis, au bord du lac de Cleveland, Ohio, dans la puanteur des entrepôts à Chicago, à Beacon Hill, dans une vieille maison de brique d'Alexandria Virginia, à Telegraph Hill, dans un manoir Tudor à demi écroulé de Portland la cité des roses,
     dans l'hôpital que le vieux Morgan finança sur Stuyvesant Square,
     sur les rails du chemin de fer, dehors près du club de golf, dans une baraque de location d'une banlieue exclusivement résidentielle ;
     rejeton d'une des familles les plus en vues sur le plan social, premier prix du concours du plus beau bébé de Coronado Beach, champion de billes à l'école primaire de Little Rock, crac de l'équipe de basket au lycée de Bonneville, demi-de-mêlée à la Maison de Redressement, qui sauva le gosse du sheriff de la noyade dans la petite rivière Missouri invité à Washington pour être photo graphié serrant la main du Président sur les marches de la Maison Blanche ; –

     bien que ce fût un temps de deuil, pareil assemblage se para pourtant d'une touche de couleur. Dans les loges on vit les uniformes de cour des diplomates étrangers, les galons dorés de nos propres armées et marines comme de celles de nos alliés, le noir conventionnel des costumes de deuil des hommes d'état Américains, les fourrures multicolores et les écharpes des mères et des sœurs en larmes, le gris et bleu des soldats, des marins, la rutilance des instruments de musique, et le noir et blanc d'un chœur en tenue de cérémonie

     commis-serveur rude moissonneur garçon-porcher boy-scout groom astiqueur en chef du Kansas occidental à Saratoga springs, lapin de bureau chasseur maraîcher poseur de lignes téléphoniques débardeur bûcheron apprenti plombier,
     travailla comme exterminateur pour une firme de Union City, remplit des pipes dans une fumerie d'opium à Trenton, New Jersey
     Foyer de Jeunes Travailleurs secrétaire, agent express, chauffeur routier, mécanicien Ford, vendit des livres à Denver, Colorado : Madame, voudriez-vous aider un jeune homme à réussir ses études ?

     Le président Harding, avec une déférence que semblait accroître son envolée vers l’extrême, achevait son discours :

      Nous voici réunis pour célébrer cet hommage impersonnel ;
      le nom de celui dont le corps repose devant nous s’est évaporé avec son âme impérissable…
      exemplaire soldat de notre démocratie représentative, il s’est battu et il est mort dans la certitude de défendre la justesse irréfutable de la cause de son pays…

demandant en levant la main aux milliers réunis dans le son de sa voix de s’unir à sa prière :

      Notre père, que ton nom soit sanctifié…

     Nu, il fut incorporé dans l’armée ;
     ils l’ont mesuré, pesé, on a vérifié que ses pieds n’étaient pas plats, pressé son pénis pour voir s’il n’avait pas la chtouille, regardé dans l’anus pour dénicher tes hémorroïdes, compté tes dents, tousse ! écouté le bruit du cœur et des poumons, fait lire les lettres sur le tableau, classé tes urines et ton intelligence
     donné un brevet d’aptitude pour l’avenir (âme impérissable)
     et une plaque d’identité portant son matricule pour se la pendre autour du cou, présenté la tenue réglementaire de campagne, la conserve pour la ration, un exemplaire du code de régulation militaire.
     GaAAr’à vous rentre le bide connard efface ce sourire de ta gueule, regarde droit devant, tu te crois à la kermesse de la paroisse, ou quoi ? Enavant-ARCHE.

     John Doe
     et Richard Roe et d’autres ou un autre. Inconnu
     exercé au pas de charge, manuel de tir, mange merde, instruit à saluer, à soldater, à glander aux latrines, interdit de fumer sur le pont, garde-côte transatlantique, quarante homme et huit chevaux, inspection du petit bout et pointage des shraphnels et sifflement aigu des balles peignant l’air et tac-à-tac migraineux de la mitraille boue poux masque à gaz gratouille.
     Eh mec dis moi comment retrouver mon unité.

     John Doe avait une tête
     pour vingtfichues années intensément les nerfs des yeux des oreilles du palais de la langue des orteils des aisselles, la sensation de la chaleur vibrante des nerfs sous la peau inondant les circonvolutions du cerveau de douleur douceur chaud froid mien peut doit pas dictons à la une des quotidiens :
     Tu ne chercheras pas le quotient dans tes tables de multiplication, Voici venu le temps pour les hommes de bonne volonté de toquer une unique fois à la porte du voisin, C’est la belle vie si Kek Gemantape, Les cinq premières années c’est Sécurité Prime, Suppose qu’un boche droit ou pas ait tenté de violer ton mon pays, Prends-les jeunes, Ce qu’il ignore leur fait pas de mal, L’ouvre pas, Il l’a cherché il l’a eu, Ce pays appartient aux blancs, Casse ta pipe, Parti à la conquête de l’ouest, Si ça ne te plaît pas tu peux le niquer
      Dis mon pote tu sais pas comment je pourrais retrouver mon unité ?

      Peux pas m’empêcher de sursauter quand ça explose, me filent la courante ces trucs. J’ai perdu ma plaque d’identité en nageant dans la Marne, en me frottant à un gars qui attendait qu’on l’épouille, au lit avec une certaine Jeanne (Photo d’amour d’un rêve érotique qui capote commencé avec le salpêtre dans le café finissant au dispensaire prophy) ; -
     Dis soldat pour l’amour de dieu tu peux me dire comment retrouver mon unité ?

     John Doe
     son cœur qui pompe
     vivant silence du sang qui cogne dans les oreilles
     à genoux dans la clairière d’une forêt d’Oregon où les courges enfoncent leur couleur citrouille dans les yeux injectés de sang et la rouille des arbres d’automne et les sauteurs teinte bronze qui bondissaient à travers l’herbe sèche, où de petits escargots rayés pendaient à l’envers des jeunes pousses et le bourdonnement des mouches, les guêpes vrombissantes, la vibration de basse des bourdons, et les bois qui sentaient le vin les champignons et les pommes, l’odeur de miel de l’automne, qui se mélange au sang,
     et j’ai jeté casque et sac moite pour m’allonger à plat dos sous le soleil de plomb qui me léchait la gorge et la pomme d’adam et la peau tendue sur le sternum.

     L’obus portait son matricule.

     Le sang imprégna la terre.

     L’état signalétique des services tomba du classeur quand le sergent-major se bourra la tronche le jour où il fallut remballer dans l’urgence et quitter le cantonnement.
     La plaque d’identité avait coulé au fond de la Marne.

     Le sang imprégna la terre, la cervelle sortit du crane fracturé, léchée par les rats des tranchées, le ventre gonfla abritant des générations de mouches à viande,
     et le squelette incorruptible
et les restes secs des viscères et la peau empaquetée de khaki

     ils allèrent à Chalons-sur-marne
     et couchèrent soigneusement la chose dans un cercueil de pin
     et l’emportèrent au paradis de la patrie dans un vaisseau de guerre
     et l’enterrèrent dans un sarcophage à l’Amphithéâtre du Souvenir du Cimetière National d’Arlington
     et le drapèrent du précieux drapeau
     et les joueurs de bugle poussèrent la sonnerie aux morts
     et M. Harding pria Dieu et les diplomates et les généraux et les amiraux et les gros bonnets galonnés et les dames élégantes tout droit sorties des colonnes mondaines du Washington post se figèrent dans une immobilité solennelle
     en songeant combien c’était douloureusement beau de voir cette Vieille Bannière de la patrie bénie au son des bugles qui sonnaient aux morts et la triple salve leur vrilla les oreilles.

     A l’endroit où aurait dû se trouver sa poitrine ils épinglèrent
     la médaille du Congrès, la Croix de Guerre, la médaille militaire, la Croix de guerre belge, la médaille d’or italienne, la Vitutea militara envoyée par la Reine Marie de Roumanie, la Croix d’honneur Tchécoslovaque, la Virtuti Militari polonaise, les lauriers envoyés par Hamilton Fish Jr de New York, et les bandes de perles offertes par la délégation des indiens d’Arizona, parés de plumes et de peinture de guerre. Tous les résidents de Washington apportèrent des fleurs.

     Woodrow Wilson amena un bouquet de coquelicots.