Première visite à Santo-Sospir
J’étais enfant quand je croisai pour la première fois le fantôme , celui de l’autre, voué à la rencontre avec soi-même dans le boyau au plafond bas de la Rue Obscure. Il portait un tricorne, une veste à parements dorés qu’ornait une cravate à jabot de dentelle ; des bas de soie d’allure douteuse plissaient le long de ses mollets trop maigres. Il se tenait à l’angle d’un porche, au débouché d’un de ces escaliers de pierres noirâtres, dans l’odeur de graillon qui monte des arrières-salles des restaurants à touristes, mal assis sur la bande de toile bleue d’un tabouret de camping, dont se servent parfois les pêcheurs et les peintres. Il paraissait absorbé, bien qu’il ne comprît pas un mot d’anglais, dans la lecture d’un de ces magazines de science fiction des années cinquante, dont les couvertures dessinées en trois couleurs figuraient d’affreux martiens et des vaisseaux spatiaux en forme de fer à repasser.
Un marin américain avait sans doute abandonné ce fascicule au sortir de la Mère Germaine, après s’être torché avec son papier poreux, sur les marches rongées de sa maison d’alors, la chapelle ; et mon fantôme, toujours en avance sur son temps, essayait en vain de pénétrer par le dessin le sens des premiers paragraphes d’une nouvelle de Philippe K. Dick.
Moi, à l’époque, un peu plus de dix ans après sa disparition, je lisais, sans rien y comprendre non plus, les strophes énigmatiques du Cap de Bonne Espérance. J’ignorais ce qu’il me voulait et de quel secret il tentait de me rendre complice. Secret de mort et de renaissance, traversée du réel comme en rêve, les yeux fermés, doublés d’autres yeux de statues peints sur les paupières closes. Boucle où le temps se referme en trompe l’œil, prenant la forme d’un ruban de Moebius où l’envers est l’endroit et hier la variation hypothétique d’un avenir certain.
« Pendant cinq mois j’ai vécu dans la petite nef Saint-Pierre à me battre avec l’ange des perspectives, envoûté par ses voûtes, enchanté, embaumé dirai-je, comme un pharaon attentif à peindre son sarcophage ».
Sur sa tombe on peut lire, en guise de menace : « Je reste avec vous », boutade qui n’est que la reformulation de cette loi de la chimie moderne, « rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme », constatation des errances du corps et de la matière. Le poète parle à la jeunesse de l’avenir.
C'était au mois de mai, quand fleurit la glycine, ou bien au temps des roses, comment savoir ? Le jardin sans fleurs, ce flanc de colline, où le parallélépipède de la maison reposait comme au fond d’un vase brisé, frontière entre l’humide et le désert de rocaille du niveau inférieur ouvrant sur la mer, ce jardin de pins et de trèfles, était infesté de moustiques, de poux d’août, et de ces petites mouches irritantes qui creusent des galeries dans les meubles, jusqu’à l’intérieur des chambres.
Ne frappez pas, on vous attends, le gardien de la porte a la tête ronde aux oreilles pointues du démon orphique de la mosaïque sous vos pieds. Au bout du chemin de gravier, il posait à côté de son cheval de bois, ce jouet vermoulu de manège, dressé sur ses pattes arrières, dont la peinture criarde s’écaillait par paquets. Tout vieillit mal au bord de mer, les embruns désaccordent les pianos, le soleil creuse ses sillons dans les visages, et le vent d’est disperse tout ce qu’il a pourri.
Ici aussi, reclus dans la seule chambre qu’on ne visitait pas, le monstre était tapi, sous la forme d’une vieille paralytique qu’il nourrissait du spectacle figé des murs tatoués d’hyéroglyphes symboliques.
Je dis ici aussi, car c’était comme chez moi ; sur ce petit royaume exclu du temps ordinaire des horloges rêgnait un vieil autocrate, un tyran créateur, qui dans le silence, par le seul tintement d’un timbre au son fêlé, pliait le monde à son amusement, une machine usée tournant à vide, enchantée par le mouvement perpétuel de son fonctionnement, mue par le seul exercice de sa volonté défaillante, occupée à se remplir et à se vider, telle une clepsydre, et dont le monde sensible épousait par force les ruminements insanes.
En entrant dans le froid vestibule côté ombre, ce boyau dans lequel vous attire par degrés descendants l’ange criard du sommeil, pressé de vous mener vers les chambres basses, les grafittis représentent les chevaux du soleil.
Cerbère, contemplant ses domaines d’emprunt dit :
- Je n’ai qu’à descendre avec mon pareo, (l’été je préfère que l’air circule) : pas à aller loin pour faire son marché, pas grand-monde qui refuse non plus de jeter un œil aux fresques : c’est mes estampes chinoises.
Il examine le cake au citron que j’ai bêtement apporté, emballé dans son plastique tranparent orné d’un nœud à frisettes de bolduc jaune.
- On va faire les vieilles et prendre le thé.
Je sens Jiminy, ma conscience, se raidir à côté de moi devant les termes féminins du badinage.
Un ange passe, en contrebas, le centaure de la patronne, ce grand caniche à torse humain qu’elle appelle en silence avec son sifflet à ultrasons. Cerbère s’éclipse à sa suite, une tranche de cake à la main pour le goûter de Madame.
Je cherche en vain des yeux les buissons d’hibiscus qui bordaient autrefois les massifs, ces éphémères au pistil obscène,ouvertes comme des cœurs en gloire, aux pétales si brillants que l’envers s’orne de tons vieil or, les fleurs de la réversibilité. La sécheresse et l’incurie les ont tués. Impossible désormais de les ressusciter à partir des débris de leurs pétales : il n’en demeure pour seule trace que les monochromes rose pâle des plafonds des chambres, tous aquerellés des couleurs empruntées à l’arc-en-ciel des essences du jardin.
Car nous n’avons pas pris l’escalier du sommeil,
ni la porte dérobée que surveille la baigneuse,
mais par la voie opposée, nous traversons trop vite la chambre d’écho, au plafond jaune, aux lits jumeaux surmontés des nymphes en miroir
qui invoquent Narcisse, occupé à sa chute.
Dans la salle de bain adjacente traînent des paires d’haltères foraines abandonnées depuis trente ans, comme les éléments d’un décors de Seurat. Dehors, sur la corde à linge pendent des slips et des marcels, signal de ce qu’on attend réellement du visiteur.
Assis à son petit bureau, mon fantôme se retourne dans un sourire grivois et tend un doigt vers ces voiles blanches qui balancent dans la brise. Puis il s’absorbe dans son autoportrait et les photos qu’il a punaisées au mur, avant de se dissoudre tel un chat de Chester dans un éternuement silencieux.
De la réalité de ce qui m’environne, je ne vois pas grand-chose, mes yeux le voient, mais toutes ces structures en dur auxquelles je me heurte n’ont qu’une réalité fantomatique dans mon esprit. Ce sont des tulles de théâtre, auxquels les jeux de lumière assurent une consistance illusoire et discontinue, des écrans de fumées sur lesquels on a tracé des lignes que la répétition des soleils fait pâlir.
Dans
l’entrebâillement de la porte, on devine le chevalier revêtu de son
armure désuette et de sa coiffe renaissance : c’est le Saint du lieu,
un saint qui n’existe dans aucune église, dont le nom étranglé s’éteint
dans un soupir ; son costume est à l’image des paysages désolés qu’il
traverse, à l’envers de la gravure de Dürer dont il sort. Ses sinistres
compagnons ont pris la forme du centaure qu’il chevauche, et du corbeau
perché sur son poing, qui la Folie, qui la Mort ?
C’est l’allégorie du réveil qui traverse avec lui les apparences, le catalyseur de la réaction chimique susceptible de rendre un peu de consistance aux espaces flous dont les surrections se superposent au gré des chronologies divergentes. Tout au long du couloir il est avec l’homme noir le poteau indicateur vers des sorties de secours aux serrures condamnées.
Et si la lumière du dehors trouve encore un chemin jusqu’au fond du boyau où il poursuit sa quête, sa silhouette de ligne claire s’efface dans l’éclairage rasant, le mur redevient vierge, et la main qui traçait le dessin recommence à chaque instant son travail éphémère.
Cerbère aussi est en armure, cella-là semble aisée à défaire. Dans mon éblouissement aveugle et la brillance artificielle des lampes qui lutte contre l’ardeur humide du printemps, il rayonne de la chaleur mystérieuse de l’incarnation, frappant sur le tambourin des bacchantes le début de la cérémonie, quand, au cœur du labyrinthe le minotaure à tête de bélier attend d’être enfin dévoré à son tour.
De la réalité de ce qui m’environne, je n’aperçois plus rien, que les côtes de coton du boxer blanc trop neuf, je n’entrevois que le plafond sanguin, son losange de rubis violacé, un carré de peau dorée et duveteuse
Cerbère
rompt le pain, les tronçons incurvés qui forment l’ovale en couronne
de la fougasse, aussitôt la voila transformée en flûte de Pan : ne vous
laissez pas dévorer par le chien de l’enfer, ni par la levrette du
Dionysos apaisé qui se rendort sur le mur d’en face, le repas disparaît
dès qu’on s’assoit à table, la déflagration silencieuse demeure
suspendue, telle la flèche de Zénon, impuissante à atteindre la cible.
Je poursuis Cerbère dans la salle de bain, il se retourne, esquisse un sourire gêné. Je ne comprends pas pourquoi au moment où le jeu commence il veut prendre une douche. Agenouillé sur le carreau au bord de la baignoire, je lui ôte ses chaussettes.
Jiminy, resté planté dans la chambre, m’appelle en reboutonnant sa braguette. Les quatre visages de l’armoire peinte, à jamais close, nous regardent avec ironie.
-Ne te retourne pas ! dit-il.
Trop tard, à peine ai-je aperçu le fantôme familier de mon enfance, accoudé à la cheminée, sous son œuvre, à peine l’ai-je vu entrouvrir les lèvres pour m’annoncer qu’il avait été ravi de cette rencontre et donc ne se manifesterait plus, qu’il rentre à reculons dans le miroir, alors que des coups de canne obstinés résonnent à l’étage.
Quand
le destin me ramena sur la pointe de Bonne Espérance, je vivais déjà
dans la cave, préservé de la chaleur. La lumière du jour ne m’arrivait
que par un soupirail en hauteur, une bouche d’aération situé au
rez-de-chaussée de la maison, elle-même perchée sur pilotis comme une
cabane sur pattes. Il y a des avantages psychologiques à vivre
en-dessous des chez soi : les bruits de la vie quotidienne ne vous
arrivent qu’étouffés, on est plus vite dehors quand la terre tremble. On
se conserve mieux dans la fraîcheur des chapelles, on entre en
communication avec le ventre d’où l’on vient et où l’on se doit de
retourner. Il suffit pour se distraire dans cette semi-vie, qu’un rayon
de lumière projette sur les murs de la caverne l’image inversée des
ombres extérieures, on n’a plus qu’à copier au charbon de bois les
formes qui s’effacent pour tracer des peintures rupestres.
Cerbère le gardien de la porte
et les visiteurs
Quand je suis mort
J’étais enfant quand je croisai pour la première fois le fantôme , celui de l’autre, voué à la rencontre avec soi-même dans le boyau au plafond bas de la Rue Obscure. Il portait un tricorne, une veste à parements dorés qu’ornait une cravate à jabot de dentelle ; des bas de soie d’allure douteuse plissaient le long de ses mollets trop maigres. Il se tenait à l’angle d’un porche, au débouché d’un de ces escaliers de pierres noirâtres, dans l’odeur de graillon qui monte des arrières-salles des restaurants à touristes, mal assis sur la bande de toile bleue d’un tabouret de camping, dont se servent parfois les pêcheurs et les peintres. Il paraissait absorbé, bien qu’il ne comprît pas un mot d’anglais, dans la lecture d’un de ces magazines de science fiction des années cinquante, dont les couvertures dessinées en trois couleurs figuraient d’affreux martiens et des vaisseaux spatiaux en forme de fer à repasser.
Un marin américain avait sans doute abandonné ce fascicule au sortir de la Mère Germaine, après s’être torché avec son papier poreux, sur les marches rongées de sa maison d’alors, la chapelle ; et mon fantôme, toujours en avance sur son temps, essayait en vain de pénétrer par le dessin le sens des premiers paragraphes d’une nouvelle de Philippe K. Dick.
Moi, à l’époque, un peu plus de dix ans après sa disparition, je lisais, sans rien y comprendre non plus, les strophes énigmatiques du Cap de Bonne Espérance. J’ignorais ce qu’il me voulait et de quel secret il tentait de me rendre complice. Secret de mort et de renaissance, traversée du réel comme en rêve, les yeux fermés, doublés d’autres yeux de statues peints sur les paupières closes. Boucle où le temps se referme en trompe l’œil, prenant la forme d’un ruban de Moebius où l’envers est l’endroit et hier la variation hypothétique d’un avenir certain.
« Pendant cinq mois j’ai vécu dans la petite nef Saint-Pierre à me battre avec l’ange des perspectives, envoûté par ses voûtes, enchanté, embaumé dirai-je, comme un pharaon attentif à peindre son sarcophage ».
Sur sa tombe on peut lire, en guise de menace : « Je reste avec vous », boutade qui n’est que la reformulation de cette loi de la chimie moderne, « rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme », constatation des errances du corps et de la matière. Le poète parle à la jeunesse de l’avenir.
C'était au mois de mai, quand fleurit la glycine, ou bien au temps des roses, comment savoir ? Le jardin sans fleurs, ce flanc de colline, où le parallélépipède de la maison reposait comme au fond d’un vase brisé, frontière entre l’humide et le désert de rocaille du niveau inférieur ouvrant sur la mer, ce jardin de pins et de trèfles, était infesté de moustiques, de poux d’août, et de ces petites mouches irritantes qui creusent des galeries dans les meubles, jusqu’à l’intérieur des chambres.
Ne frappez pas, on vous attends, le gardien de la porte a la tête ronde aux oreilles pointues du démon orphique de la mosaïque sous vos pieds. Au bout du chemin de gravier, il posait à côté de son cheval de bois, ce jouet vermoulu de manège, dressé sur ses pattes arrières, dont la peinture criarde s’écaillait par paquets. Tout vieillit mal au bord de mer, les embruns désaccordent les pianos, le soleil creuse ses sillons dans les visages, et le vent d’est disperse tout ce qu’il a pourri.
Derrière
les lunettes de soleil qui masquaient ses traits, Cerbère était sanglé
dans un T-shirt de coton froissé agrémenté d’un bermuda à poches
multiples. Ses cheveux peroxydés cassaient l’effet virilisant de son
uniforme de circonstance. Il avait fort à faire en dépit de la pose pour
pouvoir paraître l’ornement du lieu.
Ces murs qu’il gardait, abritaient un autre minotaure susceptible de se satisfaire de l’offrande qu’il lui faisait en nous accueillant ; cette bête malade et avide de chair avariée était identique à ce fantôme d’autrefois qui avait patiemment attendu au coin du bois que je grandisse pour m’avaler d’un trait.
Ces murs qu’il gardait, abritaient un autre minotaure susceptible de se satisfaire de l’offrande qu’il lui faisait en nous accueillant ; cette bête malade et avide de chair avariée était identique à ce fantôme d’autrefois qui avait patiemment attendu au coin du bois que je grandisse pour m’avaler d’un trait.
Ici aussi, reclus dans la seule chambre qu’on ne visitait pas, le monstre était tapi, sous la forme d’une vieille paralytique qu’il nourrissait du spectacle figé des murs tatoués d’hyéroglyphes symboliques.
Je dis ici aussi, car c’était comme chez moi ; sur ce petit royaume exclu du temps ordinaire des horloges rêgnait un vieil autocrate, un tyran créateur, qui dans le silence, par le seul tintement d’un timbre au son fêlé, pliait le monde à son amusement, une machine usée tournant à vide, enchantée par le mouvement perpétuel de son fonctionnement, mue par le seul exercice de sa volonté défaillante, occupée à se remplir et à se vider, telle une clepsydre, et dont le monde sensible épousait par force les ruminements insanes.
En entrant dans le froid vestibule côté ombre, ce boyau dans lequel vous attire par degrés descendants l’ange criard du sommeil, pressé de vous mener vers les chambres basses, les grafittis représentent les chevaux du soleil.
Sur
l’autre pilier, près des portes-manteaux de bambous vernis, une tête de
Méduse rappelle qu’au lieu de son chapeau on risque, au terme de la
fascination, avant de ressortir, d’être prié parfois de déposer sa tête.
Suivez le guide : dans entrebâillement de la porte du salon, l’aveuglement des fenêtres claires menant à la terrasse, le soleil sur le mur se couche dans votre dos.
A gauche de part et d’autre de la cheminée, tels des lares, deux hommes en haillons et bonnet phrygien, aux jambes velues jettent leurs filet dans la méditerranée.
Ce sont les pêcheurs de Talatha dont les tatouages traditionnels ornent en frise les chambranles, mêlées aux mitochondries géantes, aux lauriers, aux motifs de fausse grecques de l’arche qui ouvre à droite sur la salle-à-manger tapissée de canisses dans laquelle trône la tapisserie de Judith, engoncée dans ses voiles de sarcophage, marchant au milieu des soldats endormis, repoussant de la pointe du pied la tête tranchée d’Holopherne.
Allongé sur la table en rotin, appuyé sur un coude, les chevilles croisées se tient la statue de l’enfant terrible, ce corps replet et fin à la fois, presque imberbe hormis la touffe noire en son centre, dessiné comme les faunes et les Neptunes des Tuileries, un repentir en négatif du légionnaire, qui sommeille de l’autre côté de la baie, aux pieds de la fresque du reniement.
De la terrasse du premier il semble qu’on pourrait piquer directement une tête dans la mer semée d’éclats trapézoïdaux en lames de couteau. A cause de l’à-pic, on ne distingue ni la porte dérobée du jardin, ni le ruban empierré du chemin qui serpente autour du cap, de part et d’autre du sémaphore, qu’on apercevrait peut-être en se penchant dangereusement par-dessus le balcon trop mince. Le long de ce chemin de chèvres, la vieille route des brigands et des contrebandiers, j’ai toute mon enfance traîné mes basques (mes baskets sales et mes shorts élimés), en quête de bonne fortune, espérant vaguement qu’un Cégeste (celui qui pose aux pieds de Judith) surgirait à l’envers des flots vite recousus. Je ne soupçonnais pas qu’on pût me voir de la hauteur, pareil aux autres nageurs nus, fendre hardiment la vague, dans cette eau transparente et pourtant polluée par les rejets d’égout des villas alentour.
Suivez le guide : dans entrebâillement de la porte du salon, l’aveuglement des fenêtres claires menant à la terrasse, le soleil sur le mur se couche dans votre dos.
A gauche de part et d’autre de la cheminée, tels des lares, deux hommes en haillons et bonnet phrygien, aux jambes velues jettent leurs filet dans la méditerranée.
Ce sont les pêcheurs de Talatha dont les tatouages traditionnels ornent en frise les chambranles, mêlées aux mitochondries géantes, aux lauriers, aux motifs de fausse grecques de l’arche qui ouvre à droite sur la salle-à-manger tapissée de canisses dans laquelle trône la tapisserie de Judith, engoncée dans ses voiles de sarcophage, marchant au milieu des soldats endormis, repoussant de la pointe du pied la tête tranchée d’Holopherne.
Allongé sur la table en rotin, appuyé sur un coude, les chevilles croisées se tient la statue de l’enfant terrible, ce corps replet et fin à la fois, presque imberbe hormis la touffe noire en son centre, dessiné comme les faunes et les Neptunes des Tuileries, un repentir en négatif du légionnaire, qui sommeille de l’autre côté de la baie, aux pieds de la fresque du reniement.
De la terrasse du premier il semble qu’on pourrait piquer directement une tête dans la mer semée d’éclats trapézoïdaux en lames de couteau. A cause de l’à-pic, on ne distingue ni la porte dérobée du jardin, ni le ruban empierré du chemin qui serpente autour du cap, de part et d’autre du sémaphore, qu’on apercevrait peut-être en se penchant dangereusement par-dessus le balcon trop mince. Le long de ce chemin de chèvres, la vieille route des brigands et des contrebandiers, j’ai toute mon enfance traîné mes basques (mes baskets sales et mes shorts élimés), en quête de bonne fortune, espérant vaguement qu’un Cégeste (celui qui pose aux pieds de Judith) surgirait à l’envers des flots vite recousus. Je ne soupçonnais pas qu’on pût me voir de la hauteur, pareil aux autres nageurs nus, fendre hardiment la vague, dans cette eau transparente et pourtant polluée par les rejets d’égout des villas alentour.
Cerbère, contemplant ses domaines d’emprunt dit :
- Je n’ai qu’à descendre avec mon pareo, (l’été je préfère que l’air circule) : pas à aller loin pour faire son marché, pas grand-monde qui refuse non plus de jeter un œil aux fresques : c’est mes estampes chinoises.
Il examine le cake au citron que j’ai bêtement apporté, emballé dans son plastique tranparent orné d’un nœud à frisettes de bolduc jaune.
- On va faire les vieilles et prendre le thé.
Je sens Jiminy, ma conscience, se raidir à côté de moi devant les termes féminins du badinage.
Un ange passe, en contrebas, le centaure de la patronne, ce grand caniche à torse humain qu’elle appelle en silence avec son sifflet à ultrasons. Cerbère s’éclipse à sa suite, une tranche de cake à la main pour le goûter de Madame.
Je cherche en vain des yeux les buissons d’hibiscus qui bordaient autrefois les massifs, ces éphémères au pistil obscène,ouvertes comme des cœurs en gloire, aux pétales si brillants que l’envers s’orne de tons vieil or, les fleurs de la réversibilité. La sécheresse et l’incurie les ont tués. Impossible désormais de les ressusciter à partir des débris de leurs pétales : il n’en demeure pour seule trace que les monochromes rose pâle des plafonds des chambres, tous aquerellés des couleurs empruntées à l’arc-en-ciel des essences du jardin.
Car nous n’avons pas pris l’escalier du sommeil,
ni la porte dérobée que surveille la baigneuse,
mais par la voie opposée, nous traversons trop vite la chambre d’écho, au plafond jaune, aux lits jumeaux surmontés des nymphes en miroir
qui invoquent Narcisse, occupé à sa chute.
Dans la salle de bain adjacente traînent des paires d’haltères foraines abandonnées depuis trente ans, comme les éléments d’un décors de Seurat. Dehors, sur la corde à linge pendent des slips et des marcels, signal de ce qu’on attend réellement du visiteur.
Assis à son petit bureau, mon fantôme se retourne dans un sourire grivois et tend un doigt vers ces voiles blanches qui balancent dans la brise. Puis il s’absorbe dans son autoportrait et les photos qu’il a punaisées au mur, avant de se dissoudre tel un chat de Chester dans un éternuement silencieux.
De la réalité de ce qui m’environne, je ne vois pas grand-chose, mes yeux le voient, mais toutes ces structures en dur auxquelles je me heurte n’ont qu’une réalité fantomatique dans mon esprit. Ce sont des tulles de théâtre, auxquels les jeux de lumière assurent une consistance illusoire et discontinue, des écrans de fumées sur lesquels on a tracé des lignes que la répétition des soleils fait pâlir.
C’est l’allégorie du réveil qui traverse avec lui les apparences, le catalyseur de la réaction chimique susceptible de rendre un peu de consistance aux espaces flous dont les surrections se superposent au gré des chronologies divergentes. Tout au long du couloir il est avec l’homme noir le poteau indicateur vers des sorties de secours aux serrures condamnées.
Et si la lumière du dehors trouve encore un chemin jusqu’au fond du boyau où il poursuit sa quête, sa silhouette de ligne claire s’efface dans l’éclairage rasant, le mur redevient vierge, et la main qui traçait le dessin recommence à chaque instant son travail éphémère.
Mes
yeux voient tout de ce qui m’entoure, ils en voient trop, ils voient
dans l’épaisseur des choses, les états successifs de leur inachèvement,
le retour à des états antérieurs, jusqu’à l’amoncellement de rocs nus
qu’était ce tas de pierres avant la construction de la maison, les
ruines qu’elle redeviendra inévitablement, au milieu desquelles le
promeneur égaré retrouve un tesson polychrome qui fut un fragment de la
patte du Chèvre-pied, ou de la coiffe chamarrée de Diane.
Cerbère aussi est en armure, cella-là semble aisée à défaire. Dans mon éblouissement aveugle et la brillance artificielle des lampes qui lutte contre l’ardeur humide du printemps, il rayonne de la chaleur mystérieuse de l’incarnation, frappant sur le tambourin des bacchantes le début de la cérémonie, quand, au cœur du labyrinthe le minotaure à tête de bélier attend d’être enfin dévoré à son tour.
De la réalité de ce qui m’environne, je n’aperçois plus rien, que les côtes de coton du boxer blanc trop neuf, je n’entrevois que le plafond sanguin, son losange de rubis violacé, un carré de peau dorée et duveteuse
Je poursuis Cerbère dans la salle de bain, il se retourne, esquisse un sourire gêné. Je ne comprends pas pourquoi au moment où le jeu commence il veut prendre une douche. Agenouillé sur le carreau au bord de la baignoire, je lui ôte ses chaussettes.
Jiminy, resté planté dans la chambre, m’appelle en reboutonnant sa braguette. Les quatre visages de l’armoire peinte, à jamais close, nous regardent avec ironie.
-Ne te retourne pas ! dit-il.
Trop tard, à peine ai-je aperçu le fantôme familier de mon enfance, accoudé à la cheminée, sous son œuvre, à peine l’ai-je vu entrouvrir les lèvres pour m’annoncer qu’il avait été ravi de cette rencontre et donc ne se manifesterait plus, qu’il rentre à reculons dans le miroir, alors que des coups de canne obstinés résonnent à l’étage.
Le documentaire réalisé par Cocteau lui-même sur Santo-Sospir:
Visible sur Youtube
Cerbère le gardien de la porte
et les visiteurs
A
l'époque de la visite à la vieille dame, je vis dans la cave,
l'arrière-garage, sous la maison, pour ne plus entendre la mienne, de
vieille dame, m'appeler la nuit. Je ne comprends rien à ce qui s'est
passé, et pourquoi, à travers les âges, le fantôme de Cocteau m'appelle.
Mais je vois les signes, le scarabée qui rampe sous la porte de fer,
qui me statufie. J'écris Pharaon. Je peins mon autoportrait en momie.
Je
suis tombé raide dingue d'Eric Marteau, marteau en effet. Je sais
pourtant qu'il ne veut rien de moi, ni la boîte de photos tirées en
vitesse qu'on a pu voir avant, ni les chansons de Marianne Oswald,
surtout pas moi, mais Serge, mon mec, qui a consenti à jouer les
utilités pour que je parvienne au bout de mon échec, ce bref échange
sexuel, très insatisfaisant, dans lequel je ne me suis rendu compte de
rien, car j'en étais encore aux préliminaires alors que tout était
fini.
Après
tout, il n'est qu'un mauvais intercesseur, un Eric de remplacement
après tous ceux qui ont orné mon adolescence, moins bandant que le
Vicomte, moins amical et pervers que l'Eric de la brasse coulée, moins
vrai que le spécialiste du trio au temps de Condorcet, devenu le médecin
de Scott Ross agonisant. Un pis-aller d'intercesseur, incapable
d'accéder au nuage supérieur, un ange qui s'est rogné les ailes comme
les mangeurs de poudre d'ange se dévorent les membres.
Peut-être
suis-je déjà vieux, certainement plus aussi frais que les ados
américains qu'il recrute à la piscine du Grand Hôtel du Cap, déjà plongé
dans la nuit.
Dans
la cave, je photographie l'esclave de l'avocat de Cap d'Ail qui veut
que je lui vende les photos de lutteurs rejetées de ma production. J'ai
dû le baiser une fois, il avait mal, parlait de la punition qui lui
avait laissé des cicatrices dans le rectum, des piqûres de testostérone
pour réussir à bander. Je le fais pisser dans le lavabo du garage; nous
faisons des photos sur sa moto. Lui, je ne l'aime pas, il est juste un
modèle gratuit, volontaire pour se prêter à n'importe quel fantasme.
Eric
ne répond pas à mes cartes postales illustrées, je sais qu'il ne veut
plus nous voir. Le papillon a goûté, du bout des lèvres, à ce qu'il
voulait, il n'est plus intéressé, mes coups de fil avec le portable ne
risquent plus d'aboutir, je suis en liste noire. Je profite d'un retour à
Paris pour l'appeler d'un fixe qu'il ne connaît pas. Il bredouille
qu'on va se voir pour m'éconduire.
Dans
la cave nous fistons un gars que j'ai rencontré à Nice: pour Serge
c'est la première et la dernière fois. Pour moi aussi peut-être, je ne
me souviens pas. Le mec ne se fait pas d'illusions il dit: "c'est
toujours comme ça, avec ceux qu'on initie, on ne les revoie jamais". Un
soir encore pourtant: Serge a invité un pseudo hétéro, j'ai fait à
dîner, nous passons au lit, le type me demande de l'enculer, dit qu'il a
l'habitude avec les godes que sa femme lui enfonce dans le cul. Je
bande moyen, je parviens à le prendre, il gémit outrancièrement pour que
je jouisse vite et qu'il puisse ensuite passer une nuit d'éclate avec
mon mec. Je saute sur la mobylette, je retourne fister le niçois, à
grand renfort de poppers; rageux je lui éclate le cul, il aime jusqu'au
point de l'irritation. Je lui dis "heureusement que tu étais là!'
De
retour dans la cave, je me connecte sur ICUII, je retrouve en cam mon
chub, vendeur en quicaillerie dans le nord, que je ne rencontrerai
jamais, qui m'aimait peut-être plus sincèrement que les autres malgré
les coupures de flux de la machine. Je fais la pute, je lui montre mon
trou du cul en gros plan.
Dans
la cave, un après-midi d'été, je suis en train de sucer Serge quand son
gland s'écorche sur la dent coupante comme un couteau que m'a aiguisée
la connasse de dentiste. J'avale un plein verre de son sang avant de me
rendre compte que ce fluide plus salé n'est pas du sperme.
De
là, la fièvre et les suées nocturnes. Enfin, une partie du contrat est
remplie, je suis plombé, je deviens immortel, la place est libre pour
l'arrivée du pompier.