lundi 12 février 2018

Au Rendez-vous des orphelins - Acte I



AU RENDEZ-VOUS DES ORPHELINS

farce policière

1988

ACTE PREMIER

Au lever du rideau on découvre un appartement meublé, assez sombre, mal éclairé par de petites lucarnes en hauteur. Côté cour, derrière un rideau à fleurs on aperçoit un évier. Bruits de plats, Harold termine la vaisselle. Au centre de la scène, la porte de appartement donne sur l'escalier, côté jardin une autre porte ouvre sur la chambre. A l'avant-scène, sous une fausse fenêtre, se trouve une table sur une estrade, entourée de banquettes; l'ensemble reproduit un box d'une salle-à-manger de pullman.
Des pas dans d'escalier; Harold un tablier blanc noué autour de la taille, se précipite, assiettes et couverts en main, vers la table à moitié dressée, il pousse ses vêtements restés en boule sur la banquette. Maxime entre en uniforme de gardien de la paix, la casquette inclinée sur l’œil droit.


HAROLD : Alors grand frère, combien de meurtres aujourd'hui?

MAXIME : La routine, la routine désespérante, juste une petite explosion au gaz, suicide raté sans doute, les gens sont tellement négligents.

HAROLD : Et c'est tout ?

MAXIME : Je ne risquais pas de rapporter de nouvelles passionnantes, j'ai fait le planton tout l'après-midi devant le commissariat.

HAROLD : Même pas un petit crime ingénieux ?

MAXIME : Pas que je sache, les criminels manquent cruellement d’imagination ces derniers temps.

HAROLD : Mais la police en a pour deux quand ils sont à court d'idées.

MAXIME : Eh bien non, vraiment rien, le public restera sur sa faim ce soir ; pas de contes pour s'endormir.

HAROLD : Pourtant tout à l'heure à la radio, entre les promotions de la semaine et le résultat des courses, j'ai cru entendre un fait divers prometteur, et dans ton secteur en plus, pas loin d'ici.
Je me disais que tu saurais quelque chose : une fille qui a trucidé son client et prévenu elle-même la police, arrêt cardiaque qu'elle disait ! mais quand tes collègues sont arrivés sur les lieux, ils ont retrouvé la demoiselle refroidie. Surprenant, non?

MAXIME : Se faire justice soi-même. comme si les forces de l'ordre n'étaient pas là pour ça ! On nous gâche le métier: quel manque de respect vraiment de la vie humaine et des commandements de l'église !

HAROLD : Mais non, et c'est là que l'affaire devient mystérieuse : la meurtrière ne peut pas s'être suicidée.

MAXIME :. Comment peut-on en être si sûr ?

HAROLD : Étranglée parait-il. Il faudrait une sacrée force de caractère pour y arriver seul !

MAXIME : Et la radio en savait déjà si long sur cette affaire ? Nous serons donc toujours les derniers informés ! On devrait poursuivre en justice tous ces journalistes indiscrets qui incitent à la délinquance par leurs récits rocambolesques. D'ailleurs Je trouve ton intérêt pour les crimes de sang malsain, nauséabond. Tu es grand maintenant Harold... Tu devrais t'occuper plus sérieusement de tes études au lieu de lire les feuilles à scandale et de colporter des ragots... Le dîner est prêt ?

Il s'assoit, jambes étendues sous la table, lance sa casquette vers le porte-manteau. Pendant qu'Harold la ramasse pour la pendre, Maxime fouille rapidement les poches du veston.

HAROLD : Tout est prêt, mais c'est un repas froid, je n'ai pas vraiment eu le temps de me mettre en cuisine.

MAXIME : Quel dommage ! et moi qui ai invité l'inspecteur Schneider en lui vantant tes talents de cordon bleu. Je dois l'accompagner cette nuit pour une longue planque. Ce n'est pas un honneur accordé à n'importe qui. Mais il m'aime bien Schneider, c'est bon pour ma carrière, et on en apprend plus en une nuit avec lui qu'en une année d'école ; une intelligence remarquable, un flair proverbial... Quelle joie d’obéir quand le chef a la stature de l'inspecteur Schneider.

HAROLD : Peut-être sait-il quelque chose, lui, sur l'affaire en question ?

MAXIME : Ah non, Harold ! pas un mot ! je ne veux pas qu'il apprenne qu'il m'arrive de te parler de mon travail. La dissimulation est une qualité essentielle dans notre profession ; comme les médecins et les prêtres, nous sommes tenus au secret... Mais toi qu'as-tu fait pour être tellement occupé ? Allons. au rapport, jeune homme !

HAROLD : Rien, tu sais bien, ça ne se voit pas ; le travail de tous les jours, le ménage, les courses, la vaisselle.

MAXIME : La vaisselle est encore humide et il y a de la poussière sur le dossier des banquettes. Attention Harold ! pas de mensonges !

HAROLD : Je suis allé faire mettre des fers à mes chaussures, tiens, écoute, maintenant elles font le même bruit que les tiennes. Je suis allé chercher ton uniforme de cérémonie chez le teinturier, impeccable plus une tache sur les poignets ni sur la braguette. Et puis les courses, ça prend du temps.

MAXIME : Alors, tu as encore passé l'après-midi à traîner. Pendant que je me saigne aux quatre veines pour payer tes études, Monsieur se promène ! Ce n'est pas en arpentant le pavé pour faire le joli cœur que tu arriveras à quelque chose dans la vie. De l'ordre, du sérieux, ne jamais sortir du droit chemin.. Tu ne réponds rien  ?
Silence gêné. Maxime se lève.

Comment s'appelle-t-elle ?.. Inutile d'essayer de me tromper, le le vois à ton sourire. Tu devrais passer aux aveux avant que je me mette vraiment très en colère. Tu m'entends Harold ?

Il défait sa ceinture, l'enroule sur sa main droite, la fait claquer à terre.

Tu devrais le savoir depuis le temps ! Tu peux faire ce que tu veux, sauf me mentir. C'est pour ton bien ; j'ai toujours su te conseiller et te défendre.

HAROLD ! Je m'excuse Maxime. Je te demande pardon, je n'ai jamais eu de secrets pour toi.

Il tombe à genoux.

MAXIME : Alors son nom ? son adresse ? Et que font ses parents ?

HAROLD : Je ne sais pas.

Maxime lui donne un coup de ceinture.

MAXIME : Méchant garçon ! elle s'appelle Catherine, le numéro pour la joindre est dans la poche de ton veston.

HAROLD : Tu as fouillé mes poches ?

MAXIME : Vérification de routine ! Ne détourne pas la conversation !

HAROLD : Je l'ai rencontrée en faisant les soldes. Dans la cohue elle m'a crié « C'est ça. Bousculez-moi ! », j'ai répondu « avec plaisir » : c'est merveilleux le hasard !

On frappe à la porte.
MAXIME (hurlant): Entrez !

Entre Schneider. Il reste perplexe un instant. Toussotements gênés de part et d'autre. Maxime remet sa ceinture, Harold se relève, chasse de de son tablier des poussières inexistantes.

SCHNEIDER : Je vous dérange peut-être ?

MAXIME : Non Inspecteur, juste une petite affaire de famille à régler. Harold, mon frère, l'inspecteur Schneider, un exemple pour notre temps, le fleuron de notre corporation.

SCHNEIDER : Oh fiston, nous avions dit sans cérémonie... Vous ne vous êtes pas encore changé ? je vous j'avais dit pourtant : je vous veux en civil cette nuit. Tiens, c'est curieux : vous avez perdu votre lacet gauche.

MAXIME : Harold aura oublia de le remplacer.

HAROLD : Tes chaussures étaient en parfait état quand je les ai cirées ce matin.

MAXIME : Tu dois confondre. Je vais me changer.

Il entre dans la chambre.

HAROLD : Asseyez-vous Inspecteur. Quel honneur de vous avoir à notre table. J'admire tellement le métier que vous faites !

SCHNEIDER : Une charge bien lourde à porter !

HAROLD : Mais noble !

SCHNEIDER : En quelque sorte un sacerdoce. Nous sondons les replis tortueux de l'âme humaine. J'en sais plus aujourd'hui sur les troubles et les vices de mes contemporains que les romanciers et les psychiatres. Rien ne remplace l’expérience directe.

MAXIME (réapparaissant en caleçon): Et quel dommage que vous n’écriviez pas, le style de vos rapports est d'une si parfaite clarté !

SCHNEIDER : Dépêchez-vous de passer une tenue décente, mon garçon. Ce n'est pas que j'ai quelque chose à reprocher à votre plastique, mais nous sommes trop pressés pour nous perdre en considérations littéraires.
,
HAROLD (apportant un plat de viande froide) : Monsieur est servi. Vous boirez du vin Inspecteur ?

SCHNEIDER : Non, Jamais avant le service. Appelez-moi Schneider, p'tit gars !

HAROLD Je n'oserai pas!

SCHNEIDER : Ce sera plus convivial. Voyez-vous, malgré ma réussite professionnelle, je regrette aujourd'hui de n'avoir pas de famille, pas d'enfant pour soutenir mes vieux jours. Vous avez de la chance d'avoir un frère, et surtout un frère intègre et dévoué comme Maxime.

HAROLD : Je sais monsieur Schneider, Max a toujours été mon soutien dans la vie. Il se battait pour me défendre à l’institution des Pâquerettes Bleues. C'est comme ça qu'il qu'il est devenu mon grand frère.

SCHNEIDER : Comment ça, devenu?

HAROLD : Eh bien oui, nous sommes orphelins tous les deux.

SCHNEIDER : Vous voulez dire qu'il n'y a pas de lien de sang entre vous ?

HAROLD : Pas vraiment, mais c'est tout comme. A l'orphelinat, j'étais le souffre-douleur des grands. Max n'était pas le premier à m'offrir sa protection. Tous les caïds des Pâquerettes Bleues s'étaient offerts avant lui. Je ne comprenais jamais pourquoi cela tombait sur moi.

SCHNEIDER (à part) : Peut-on manquer d' imagination à ce point-là ? (Haut) Oui, Je vois, la promiscuité formatrice des chambrées de garçons.

HAROLD : Maxime m'a ouvert les yeux, il m'a montré que ce que les autres voulaient de moi était mal.

SCHNEIDER : La vocation de redresseur de tort, le sens moral s'affirmait déjà, sa voie était toute tracée !

HAROLD : Max, lui, voulait simplement que je sois de sa famille.

SCHNEIDER : C'est ce que je vous disais, malheur à l'homme seul! Pas de société sans famille, nid généreux où l'on apprend à respecter l’autorité du père.

HAROLD : Nous n'avons pas de père.

SCHNEIDER : Pauvres enfants !

HAROLD : Quand on nous a placés dans des familles différentes, j'ai pensé mourir. Je voulais m'enfuir pour le rejoindre. Il m'écrivait de n'en rien faire, qu'il viendrait me chercher dès qu'il exercerait un métier qui nous permette de vivre. Et le jour de mes dix-huit ans, il tint parole. Je revivais. Nous avons débarqué à Paris où il avait été muté. D'abord j'ai eu en horreur cette ville corrompue, l'étalage outrancier de la luxure, les dangers que Max affrontait quotidiennement pour me faire une existence confortable.

SCHNEIDER : Ah mais, Schneider est là, mon garçon, pour protéger votre frère: Je lui ressemblais un peu quand j'avais son âge ; c'est émouvant. J'ai de l'affection pour lui. C'est curieux tout de même ce que vous m'apprenez, car même un œil exercé comme le mien décèle une vague ressemblance physique entre vous.

RAROLD : Oui, c'est pour ça que nous nous en tenons à la version officielle. Vous comprenez ? deux garçons qui vivent ensemble, cela fait jaser.

SCHNEIDER : Les gens sont tellement méchants ! Mais à vrai dire, dans cette maison. cela n'aurait rien d'étonnant.

Maxime rentre en civil.

MAXIME : Qu'est-ce qui n'aurait rien d’étonnant ?

SCHNEIDER : Figurez-vous fiston, que j'ai cru en venant d'être trompé d'adresse. Vous ne pouvez pas savoir, vous êtes trop jeune et la rue a changé de nom, mais cette maison que vous habitez était autrefois d'une réputation douteuse, voyez-vous, volets clos et beaucoup de passage : une maison à gros numéro, une abbaye de s'offre-à-tous.

HAROLD : Un claque ?

MAXIME : Oui, un boxon, je sais. Madame Paméla loue pour pas cher, une femme charmante, d'une moralité irréprochable. Et puis c'est pittoresque de retrouver des morceaux du décor d'époque. La table à laquelle nous sommes assis parait sortie d'un wagon-restaurant ? C'était la chambre du train, autrefois il y avait tout une mécanique qui faisait tressauter les banquettes comme dans un vrai compartiment.

HAROLD : (accentuant la diérèse)« La trépida-ti-on excitante des trains
Nous colle des frissons à la base des reins », comme dit le poète !

MAXIME : Je ne peux malheureusement pas vous faire la démonstration, la vétusté de l'appareil et quelques essais mouvementés ont eu raison de la mécanique.

SCHNEIDER : Ne vous mettez pas en peine, le système m'est familier. C'est étrange vraiment, je me suis trouvé il y a longtemps assis dans cette même pièce à cette même table. La vie a plus d'imagination que nous, elle nous ramène parfois sur les lieux de nos erreurs.

MAXIME : Vous, Inspecteur, commettre des erreurs ?

SCHNEIDER : Il faut bien que jeunesse se passe.

MAXIME : Sentence dangereuse ! Ne dites pas cela devant mon frère, il vous prendrait au mot. Pas plus tard que tout à l'heure, il essayait de me cacher qu'il sortait sans autorisation. Et savez-vous pourquoi ? Pour rencontrer des femmes ! d'où la scène que vous avez surprise en entrant.

SCHNEIDER : Oh, ne vous sentes pas tenu à me donner des explications, votre vie privée vous regarde.

MAXIME : Un bon citoyen se doit d'avoir une vie irréprochable et peut en rendre compte à tout moment sans rougir aux autorités... (regardant Harold) Mais le mensonge, quelle abomination ! c'est un blasphème. Et ce benêt:, inconscient du danger auquel il s'expose, s’émerveillait tout à l'heure d'avoir par hasard glissé un pied dans le piège.

SCHNEIDER : Tant que ce n'est que le pied ! Mais vous savez, Harold, votre frère a raison, il faut faire attention.

MAXIME : On ne sait jamais sur qui on tombe.

SCHNEIDER : Ça encore, en s'adressant aux services compétents, il y a des moyens de savoir, mais l'adultère est un acte illégal et scandaleux. On s'amuse, on ne fait pas attention, et hop ! un polichinelle dans le tiroir, trois malheureux couverts d'opprobre, dévorés de remords par le fruit de leur pêché.

HAROLD : Je ne songeais pas à mal et je suis bien trop conscient du risque, j'ai tellement souffert d'être orphelin !

MAXIME : Toi, peut-être ! Mais la perversité des femmes Harold ! tu n'as pas idée, tu ne peux pas comprendre, tu es tellement innocent. Elles te détourneront du droit chemin par leur séduction coupable, elles te rendront responsable de leur faiblesse pour te pousser au mariage, elles voudront te séparer de moi par leurs mensonges.

HAROLD : Ah ça, jamais ! Je ne pourrais jamais me séparer de toi une deuxième fois !

SCHNEIDER : C'est pourquoi, à bien y réfléchir, les professionnelles présentent moins de danger que les autres. Pas de chantage au sentiment, pas d’accident malencontreux, pas de fatigues inutiles pour conquérir des places fortes qu'on peut prendre dans la minute... Que voulez-vous, notre métier ne nous permet pas d'entretenir une vie de famille stable et bourgeoise, nous faisons face à trop de dangers. Quand on a vingt-cinq ans comme vous Maxime, c'est parfois une nécessité que de sacrifier à la nature. On se purge de la misère et du dégoût... et avant la guerre c'était ici l'une des meilleures maisons de Paris, clientèle raffinée, propreté souveraine, et excellant dans les spécialités les plus rares. Il convient de tout savoir des milieux interlopes que notre profession nous oblige à pénétrer. Comme je vous le disais, l'expérience est irremplaçable en la matière.

MAXIME : Ne pourrions-nous pas parler d'autre chose devant mon petit frère ?

HAROLD : Oh oui, vous savez quelque chose du crime de…

MAXIME (menaçant) : Harold !

SCHNEIDER : Mais non. laissez, c'est normal qu'il s'intéresse ce petit.

MAXIME Il s'intéresse trop à mon travail et pas assez à ses études.

SCHHEIDER : A son âge, ce qu'il lut faut c'est entrer dans la vie active, un travail sérieux, une existence laborieuse et rangée. Pourquoi n'épouserait-il pas la carrière ? Pas besoin de diplômes pour le concours; le moins en en sait, le mieux on apprend sur le tas.

MAXIME : Je ne crois pas qu'il soit très opportun que nous exercions la même profession. Et puis Harold n'a que dix-neuf ans, Inspecteur.

SCHHEIDER : Mais justement l'adhésion à un idéal, la fidélité, l'obéissance sont des qualités propres à la jeunesse. Si j avais trouvé plus tôt ma voie, ma conscience ne serait pas chargée par le souvenir de ma coupable inconduite.

MAXIME : Tu ne souhaites pas te lancer dans la vie active, n'est-ce pas Harold?

HAROLD : Je ne me sens pas prêt, le monde extérieur m'attire j'aurais trop peur de ne pas être à la hauteur. Je suis heureux comme ça avec Maxime.

SCHNEIDER : Je vous comprends, fiston, profitez-en bien.
Silence. Mastications diverses.

Vous avez vu les manchettes des journaux du soir Maxime ? « Double meurtre énigmatique ». Les scribouillards croient déjà en savoir plus que nous. Des témoins auraient vu la victime, la jeune fille étranglée, vous savez bien ?..

MAXIME : Non.

SCHNEIDER : Mais enfin, tout le commissariat ne parlait que de ça cet après- midi. Vous n'étiez pas 1à ?

MAXIME : J'ai pris mon service vers deux heures. J'étais de garde, vous savez.

HAROLD : Tu as déjeuné dehors ?

MAXIME (sèchement) ! Tu veux la note du restaurant peut-être?

SCHNEIDER : Cessez vos chamailleries et considérez le détail piquant de cette affaire. Aux dires des journaux, cinq heures après sa mort la victime aurait été vue faisant le trottoir devant les grands magasins. Incroyable ce que ces torchons inventent pour faire du tirage! Franchement, tout ce bruit autour d'un banal crime de maniaque ou d'une vengeance de souteneur, je n'aime pas ça. On imagine déjà le résultat, demain ils titreront « Que fait la police ?», les prostituées vont se mettre en grève, les maquereaux régler leurs comptes pendant que nous courons après des fantômes : agitation trouble et pernicieuse. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et surtout pas à étaler au grand jour. C'est à vous faire regretter d'être libéral. Ah, l'heureux temps où je faisais partie des commissions de censure ! L'étranger se faisait alors une autre idée de la France. On ne remuait pas la boue, et si l'on pataugeait dedans, tout le monde prétendait regarder ailleurs. Mais quoi ! plus de principes, la désaffection des églises, la corruption dénoncée publiquement à la télévision. L'information est néfaste: elle accélère la désagrégation sociale, elle encense les criminels ordinaires, les fait passer pour des héros sous prétexte qu'ils ont eu une enfance malheureuse…

MAXIME : Comme s'il n'y avait qu'eux !

SCHNEIDER : ...et nous pour de vrais incapables! Bientôt nous ne pourrons plus lutter.

HAROLD : Une tasse de café, monsieur Schneider ?

MAXIME : Inspecteur, Harold !Un peu de respect pour la fonction!

SCHNEIDER : Mais non fiston, c'est moi qui lui ai permis. (à Harold) Non merci mon garçon, le café le soir me fait trembler le bras quand je vise, et puis, n'est-ce pas Maxime ? nous sommes pressés.

MAXIME : Je vous suis Inspecteur, aveuglement.

SCHNEIDER : Vous n'êtes pas armé, au moins ? N'oubliez pas, vous m'accompagnez à titre amical, vous n'êtes pas en service. Nous nous en tenons au règlement, et au pied de la lettre. Cela pourrait faire des jaloux parmi vos camarades si l'on savait que je s'occupe de si près de votre... carrière.

MAXIME : Je suis à vos ordres, Inspecteur.

SCHNEIDER : Eh bien, au revoir Harold, c'était très bien votre dîner sur le pouce, une atmosphère chaleureuse et familiale, une oasis de repos pour les aventuriers urbains que nous sommes.

MAXIME : Salut Harold.
Il l'embrasse sur les deux joues.

Ne te couche pas trop tard. Et pas de bêtises ! Madame Pamela te verra si tu sors. Demain matin interrogation sur la constitution américaine et les régimes matrimoniaux, alors révise.

SCHNEIDER : Hé, étudiant en droit? ça nous changerait de ces salopards de juges rouges si ce petit devenait magistrat !
Ils sortent. On entend Schneider dans d'escalier.

Vous avez du mérite, Maxime, de vous intéresser de si près à ses études... Alors comme ça, vous êtes orphelin ? racontez-moi un peu…

Harold débarrasse, essuie la table, quitte son tablier, décroche la casquette du pote-manteau, la caresse, va la ranger dans la chambre. On frappe.

Mme PAMELA (derrière la porte) : Monsieur Harold ? Ils sont partis? Je peux entrer vous dire bonsoir ?

Harold ouvre.

Du monde à l'improviste n'est-ce pas ?

HAROLD : Oui, mon frère a ramené son chef.

Mme PAMELA : Oh, comme ce doit être excitant toute cette agitation !

HAROLD : Et ce n'est peut-être pas fini pour ce soir.

Mme PAMELA: Comment ça ? une grosse cachotterie, monsieur Harold ? Oh ! vous aller me mettre dans la confidence ?

HAROLD : Ce sera notre secret, alors ?

Mme PAMELA: Bien sûr, comme le dîner de ce soir, le repassage et... le reste.

HAROLD : Vous êtes si bonne pour moi, madame Paméla !

Mme PAMELA: Quand on a eu une vie de peine et de labeur comme la mienne, qu'on se retrouve seule, qu'on a perdu parents et enfants, on se fait un devoir de soulager la misère des autres ... Vous savez bien, monsieur Harold, que je ne suis pas une mauvaise femme ?

HAROLD : Tout le monde le sait , vous êtes la plus méritante des logeuses du quartier, et la plus dévouée des fidèles de notre paroisse. Sans vous, point de fleurs à l'église, les pigeons qui roucoulent sur notre toit seraient morts de faim cet hiver, et nous, à la rue peut-être.

Mme PAMELA : Mais tous ces regards dans la rue qui m'accusent ! Oh, le mépris des honnêtes gens, les chuchotements dans mon dos dès que j'ai passé la porte des commerçants... Vous savez bien que ce ne n'était pas ma faute, je ne pouvais pas les nourrir.. . Je n'aurais pas pu les aimer, et maintenant ils sont morts peut-être, et je ne le sais même pas.

HAROLD : Vous vous faites du mal pour rien Madame Paméla . Tranquillisez-vous, les orphelins comme moi n'en veulent pas à leurs parents d'occasion, ils ne les connaissent pas, alors ils les vénèrent parce que dans leurs rêves ils demeurent irréprochables. Les autres au contraire conservent toujours des griefs contre eux, ils passent la moitié de leur vie à essayer de les oublier , ils donneraient n' importe quoi pour les échanger, mais ça ne se peut pas. Mais vous et moi, nous nous sommes choisis, nous avons eu de la chance de nous trouver. Aucune mère ne saurait être aussi gentille que vous.

Mme PAMELA : Oh mon petit Harold... je sens que je m'attendris, c'est ma nature profonde qui reprend le dessus, il ne faut pas... Racontez-moi plutôt ; elle est jolie ?

HAROLD : Qui?

Mme PAMELA : Mais , votre cachotterie, notre secret Harold.

HAROLD : Mieux, elle est belle. Elle va venir, vous la verrez si vous restez à la fenêtre . Elle avait l'air tellement désemparé… Vous ne direz rien à Maxime ? Je crois qu'elle cherche une chambre,
alors vous pourriez peut-être...

Mme PAMELA : Je ne sais pas. Il me reste bien la chapelle, mais je suis en pourparlers avec un étudiant en théologie qui m'en offrirait un bon prix ; sinon, je ne vois que la cellule,, mais il y fait froid, et puis les barreaux et les chaînes, ce n'est pas très gai pour une jeune fille.

HAROLD : c'est que... je lui ai laissé espérer…

Mme PAMELA : Vous auriez dû me consulter avant de vous avancer. Si je ferme les yeux sur cette visite, par amitié pour vous, je dois vous prévenir que je ne suis guère favorable à l'idée d'installer des jeunes filles sous mon toit. Cela attire toutes sortes d'individu indésirables. Que diable ! Ce n'est plus un bordel ici !

HAROLD (choqué) : Oh, Madame Paméla, c'est une jeune fille tout ce qu'il y a de plus correct. et Je la reçois en tout bien tout honneur !

Mme PAMELA : Je sais Harold que tu es un gentil garçon. Mais Maxime aussi, et il ne faut pas trop lui mentir. Si cela devenait sérieux, je serai forcée de lui en parler. Je n'ai jamais su longtemps mentir ; la vérité malgré moi sort toute nue de ma bouche.

HAROLD : Vous savez bien qu'il surveille mes sorties et m'interdit de lier connaissance avec des étrangers. Ses réactions sont tellement violentes.

Mme PAMELA : Et imprévisibles !

HAROLD : C'est pour ne pas le faire souffrir que je me tais.

Mme PAMELA : Il veut te protéger parce qu'il a vécu. Il sait mieux que toi ce qui est dangereux. Il faut se méfier des jeunes filles sans expérience. Avec les femmes mûres, évidemment, ce n'est pas pareil. Elles connaissent les douleurs et les pièges de l'existence. Si cela arrivait maintenant…

HAROLD : cela quoi ?

Mme PAMELA : Je saurais éviter les drames, je serai douce et toujours disponible. Je ne ferais pas souffrir celui que j'aime. Les adolescentes ne savent pas ce que c'est que l'amour. Mais moi on peut me faire confiance, je sais comment n'y prendre. Vois-tu, mon petit, j'ai bien souffert de la violence des hommes. Deux fois j'ai été abusée, j'étais bien jeune alors, ma mère tenait encore commerce et je ne comprenais pas pourquoi j'avais une si grande famille, des oncles et des tantes qui si gentils avec moi.

On sonne.

HAROLD : La voilà, c'est elle, elle est venue au rendez-vous, je suis tellement heureux, Madame Paméla !

Mme PAMELA: Un baiser là, sur le front, pour acheter mon silence.
Il l'embrasse distraitement.

Et donnez-moi l'uniforme de votre frère que je le repasse pour demain. Sinon il criera et il se doutera de quelque chose.

HAROLD : Vous êtes mon ange-gardien Madame Paméla.

Il va chercher l'uniforme dans la chambre, le donne à Mme Paméla, croise les doigts, porte la main a son cœur et dévale l'escalier.

Mme PAMELA (seule) : Ah, le drap bleu, un peu rêche au toucher, le même tissu qu'il portait. Il se faisait appeler Eddy mon Frédéric, un vrai prénom de cinéma. Ma mère le faisait entrer gratis et lui glissait un petit billet s'il ramenait du beau monde.

Elle frotte le tissu contre sa joue.

Pour un peu il y aurait encore son odeur à l'endroit où la sueur imprègne le tissu, à l'endroit où l'usure le rend brillant.

Des pas dans l'escalier; elle se prépare à sortir quand entre Catherine. Mme Paméla la toise avec mépris et dit sèchement :

Bonsoir, ma fille. Et n'oubliez pas, ici, c'est une maison honnête. Vous m'avez bien comprise ?

Elle sort. Harold entre derrière Catherine.

HAROLD : Ne vous inquiétez pas mademoiselle, elle joue les adjudants mais c'est un cœur d'or en vérité, une femme qui a eu bien du malheur, perdu ses enfants, violée à dix-huit ana sous le toit de sa propre mère.

Catherine pleure, renifle.

Vous pleurez ? C'est merveilleuse Vous avez donc le cœur sensible à ce point ?

CATHERINE : Il doit y avoir des gens qui sont faits pour le malheur ; à qui la vie ne réserve que des surprises désagréables !

HAROLD : Comme vous êtes bonne, elle est dure avec vous et voue la plaignez !

CATHERINE : Oh, je parlais de moi vous savez.

HAROLD : Vous avez donc été bien malheureuse ! On ne soupçonne jamais les plaies des autres.

CATHERINE : Ce n'est pas bon de s'apitoyer sur soi-même. Il faut m'excuser, mais je me sens si faible, si seule, si perdue. Voila, je range mon mouchoir, j'oublie mes ennuis.

HAROLD : Ce n'est pas grave, pleurer fait du bien : « Tout ce qui reste à l'intérieur pourrit » ; c'était une devise des jésuites, savez-vous ? Cela soulage souvent de se confier.

CATHERINE : Il y a des choses qu'on se fait honte d'avouer.

HAROLD : Songez à moi comme votre confesseur.

CATHERINE : Mais je ne sais rien de vous, je vous connais à peine .

HAROLD : C'est merveilleux, justement! Nous avons tout le temps de découvrir ensemble.

CATHERINE : Mon histoire n'a rien d'amusant ! abandonnée à la naissance ; j'ai été élevée dans un orphelinat de province.

HAROLD : C'est merveilleux !

CATHERINE : Un rien vous tire des cris admiration! Eh bien non, c'était sinistre l'orphelinat !

HAROLD : Je sais.

CATHERINE : Si vous vous moquez de moi, je n'en vais.

HAROLD : Non. Comprenez : ce qui est merveilleux, c'est que nous sommes orphelins tous les deux. Moi aussi j'étais un gosse égaré. Vous voyez, c'est un signe, nous étions faits pour nous rencontrer. Vraiment, Schneider a raison, la vie a plus d'imagination que nous !

CATHERINE : Schneider ?

HAROLD : un homme remarquable, et philosophe aussi ! C'est le chef de mon frère.

CATHERINE : Mais vous disiez que vous étiez orphelin ?

HAROLD : ça n'empêche pas, mon frère aussi. Oh, bien sûr, on n'est moins orphelin quand on se découvre un frère. Et puis Max était un grand frère merveilleux. Tous les autres reculaient devant son autorité, ils imitaient sa démarche et ses manières pour se donner l'air d'être des durs. Il défendait son prestige et mon honneur à coups de poing. Quand nous sortions en rang et en uniforme pour la promenade, il fermait la marche. Les surveillants lui faisaient confiance, il gardait le troupeau. Plus loin sur la route il y avait une sorte de pensionnat de jeunes filles. Quand il passait elles se mettaient aux fenêtres et se faisaient la courte échelle pour le regarder par dessus le mur. Il était beau, nous étions des gamins, il avait d'air d'un homme… Mais vous pleurez encore ?

CATHERINE : C'est que j'avais une sœur aussi.

HAROLD : Pourra-t-on dire encore que nous nous sonnes rencontrés par hasard ! C'était notre destinée, n'est-ce pas ?

CATHERINE : Je n'avais qu'elle, je n'avais qu'elle au monde. Quand l'orphelinat a voulu nous placer, on nous a séparées.

HAROLD : C'est extraordinaire !

CATHERINE : Très courant au contraire, deux enfants cela fait beaucoup pour une seule famille.

HAROLD : Max et moi, nous avons été séparés aussi.

CATHERINE : Dès que ma sœur a réussi à gagner un peu d'argent elle m'a fait venir. Elle avait loué un petit appartement, pas loin d'ici d'ailleurs.

HAROLD : Le hasard continuait à nous rapprocher : un jour, vous verrez, la chance se manifeste, et vous rend tout d'un coup tout le bonheur dont on a été privé. Il faut y croire puisque nous nous sommes rencontrés. Mais, pourquoi me disiez-vous cet après-midi que vous cherchiez un logement? Vous ne vous entendez plus avec votre sœur?

CATHERINE : Hélas, c'est elle qui ne peut plus m'entendre.

HAROLD : Je ne comprends pas.

CATHERINE : Elle est morte.

HAROLD : C'est... C'est horrible ! Comment est-ce arrivé ?

CATHERINE : Au début je ne savais pas quels sacrifices elle s'imposait pour moi. Quand j'ai compris il était trop tard, elle était usée par la vie et rançonnée par son protecteur. Mais c'est trop pénible, je ne veux plus en parler, je ne veux plus voir les murs où nous avons vécu ensemble. Je suis trop malheureuse.

HAROLD : Je vous consolerai, je vous protégerai.

CATHERINE : Vous m'offririez un toit ? Pour cette nuit au moins ?

HAROLD (gêné): C'est que... la propriétaire... les voisins... et mon frère qui va rentrer je ne sais quand, demain matin, ou dans la nuit peut-être. Et il ne serait pas très content de vous trouver là.

CATHERINE : où allez-vous quand ?..

HAROLD : Quand quoi ?
Silence.

CA'I'HERINE : Vous êtes gentil et naïf , Harold. Vous me croyez bonne fille, et honnête. Je vais partir, je n'ai pas le courage de vous tromper.

HAROLD : Mais nous avons à peine eu le temps de faire connaissance !

CATHERINE : Justement, votre logeuse, elle, ne s'y est pas trompée. Je me sens si sale... Il fallait pourtant que nous vivions, que je partage sa honte. Vous ne comprenez pas ? Je me suis vendue pour de d'argent.

HAROLD (sur un ton dégagé) : Ah oui ? Oh, vous savez, j'ai les idées larges… plus que Max par exemple. C'est la misère qui vous a poussée, et votre sœur malade.

CATHERINE : Non, l’appât du gain, l'argent, le sale argent... Marie et moi, nous étions jumelles. Toutes petites déjà nous avions compris les avantages que nous offraient notre similitude, car nous étions parfaitement identiques. Quand nous nous sommes installées ensemble, pour des raisons d'économie d'abord, nous avons organisé notre emploi du temps de façon à nous faire passer pour une seule et même personne... Voilà, vous savez tout, c'est odieux !

HAROLD : Mais vous vous repentez ?

CATHERINE : Oui, je sais que la mort de ma sœur est le châtiment de notre mensonge... Je vois bien maintenant que vous me méprisez.

HAROLD : Ce serait de l'orgueil de ma part. Je suis ému par votre histoire, touché par votre sincérité, vous m'avez fait confiance et je voudrais tellement alléger votre douleur.

CATHERINE : Alors venez vous asseoir près de moi.

HAROLD : Je ferai l'impossible pour vous consoler.

CA'I'HERINE : C'est curieux, on se croirait dans un train ?

HAROLD : Oui, et autrefois le siège remuait. Ici, c'est un ancien bordel...Oh, pardon !

CATHERINE : Encore un signe du destin sans doute !

HAROLD : Ça m'a échappé !

CATHERINE : Ce n'est pas grave, J'ai l'habitude des hommes maladroits.

HAROLD : Ne peut-on rien dire qui ne vous blesse ?

CATHERINE : Plus de mots, Harold...

HAROLD : Qu'allons-nous faire ?

CATHERINE : Les gestes consolent mieux que les paroles.

HAROLD : C'est que je n'ai qu'une expérience limitée en la matière.

CATHERINE : Avec une aussi jolie frimousse ? un vrai gâche-métier ,aurait dit ma sœur.

HAROLD : Oh madame !

CATHERINE : N'est-il pas mignon ? Et il m'appelle madame, et il rougit en plus ! Tu as une amie ?

HAROLD Je ne vois pas beaucoup de monde en dehors de Max.

CATHERINE Timide simplement ? Non, puceau peut-être?

HAROLD :Pas vraiment, vous savez bien, l'orphelinat…

CATHERINE : Je sais, je peux tout entendre, tout comprendre.

Silence.

Tu me trouves laide peut-être ?

HAROLD : Non, je…

CATHERINE : Désirable alors ?

HAROLD : Je ne sais pas.

CATHERINE : Pourtant tu m'as fait venir en cachette de ton frère.

HAROLD : Max croit toujours que mes relations avec les gens me détournent de mon travail.

CATHERINE : Et tu te sens seul ?

HAROLD : Parfois la nuit, quand il me laisse.

CATHEHINE : Et je suis si seule moi aussi, à peine la moitié d'une survivante.

HAROLD : Je serai ton petit frère, Cathy…

CATHERINE (avec véhémence) : Non, non, je ne veux plus être aimée comme une sœur, plus jamais ! Je veux l'amour d'un homme, Harold, comme je n'en ai jamais eu parce que je suis une fille sans père.

HAROLD : D'un homme ? Comme vous y allez ! je ne sais pas si je saurai.

CATHERINE : Notre rencontre, tu l'as dit, c'était un signe du ciel. Nous sommes nés pour nous retrouver. Marie est morte pour que je sois dans tes bras cette nuit.

HAROLD : Vous froissez ma chemise, Catherine.

CATHERINE : Tu as la peau si douce. Je te fais peur ?

HAROLD : Je…

Elle l'embrasse, il essaye de se détacher d'elle, la porte s'ouvre, il tombe de la banquette , Mme Pamela entre , elle tient un cintre de bois sur lequel est pendu l'uniforme.

Mme PAMELA: Je vois que je dérange. Eh bien j'arrive à temps! vous alliez faire du joli Harold.

HAROLD : Le ciel m'est témoin madame Paméla, ce n'est pas ma faute.

Mme PAMELA : Tous les hommes disent la même chose ! Et vous, défendez-vous mon petit !

CATHERINE : Harold dit la vérité madame , c'est moi qui me suis un peu laissée aller.

Mme PAMELA : Alors, il faut partir tout de suite, avant que Monsieur Maxime revienne. Vous comprenez ? Ce sera mieux pour tout le monde.

CATHERINE (se jetant à ses pieds, en pleurs) : Oh, je vous en supplie madame, je n'ai plus de toit , je ne sais pas où coucher. Je suis désespérée.

Mme PAMELA : C'est le lot des femmes de votre espèce. Relevez-vous ma fille , ça ne prend pas avec moi.

CATHERINE : Je vous en prie, je me sens comme une bête traquée.

Mme PAMELA : Vous n n'êtes pas recherchée par la police au moins ?

Catherine se relève.

HAROLD (gloussant) : Ce serait se jeter dans la gueule du loup !

CATHERINE : Non, rassurez-vous, et je peux gagner ma vie.

Mme PAMELA : C'est là précisément le point qui m'inquiète.

HAROLD : Nous lui trouverons un travail honnête ?

Mme PAMELA: Une fois qu'on a goûté au vice on ne peut s'empêcher d'y retomber. Si je n'étais pas arrivée à temps d ailleurs…

CATHERINE : Louez-moi une chambre pour la nuit au moins. Je m'en irai demain, et personne d'autre ne saura.

Mme PAMELA : Je ne sais pas si je dois, c'est une lourde responsabilité.

HAROLD (prévenant et reprenant l'uniforme) : Débarrassez-vous, madame Pamela.

Mme PAMELA (après réflexion) : Je suppose que vous louer une chambre est encore le meilleur moyen d'éviter le pire. Ce serait invivable s'il se passait quelque chose de grave et que nous soyons obligés de nous soupçonner les uns les autres. Je ne voudrais pas introduire un fruit pourri dans notre petit jardin d'Eden. Et puis je n'ai plus rien qui convienne à une jeune fille. Il reste la chapelle à la rigueur. Vous êtes croyante au moins ?

CATHERINE : Je respecte Dieu qui ne m'a jamais envoyé ni la syphilis, ni le sida, juste quelques petits rhumes par les froides nuits d'hiver.

Mme PAMELA : Je vous préviens, le mobilier est un peu spécial, c'est-à-dire que le lit est en forme de cercueil, confortable d'ailleurs, capitonné, oreillers de dentelle, première classe, mais deux places naturellement.

CATHERINE : Ce sera parfait. J'espère seulement que je n'aurai pas de cauchemars.

Mme PAMELA: Dormir dans un cercueil n'a rien d'impressionnant dès lors qu'on est en paix avec sa conscience. Tenez, voici la clé, au bout du couloir, dernière porte, allez voir.

C ATHERINE : Merci madame, je ne saurais jamais comment vous prouver ma reconnaissance.

Mme PAMELA: Deux semaines de loyer d'avance seront une preuve suffisante. Allez, je sais ce que c'est que d'être dans la mouise et de manger de la vache enragée. Ah, les jeunes gens d'aujourd'hui n'ont pas assez conscience de leur chance.

Catherine sort.

L'uniforme n'est-il pas bien repassé Harold ?

HAROLD : Non, pas ce soir!

Mme PAMELA: Regardez comme le pli est bien marqué.

HAROLD : Je ne peux pas jouer, elle va revenir. Et Max peut rentrer d'une minute à l'autre.

Mme PAMELA: Si vous en étiez si certain, vous ne vous seriez pas attardé avec elle.

HAROLD : c'est trop d'imprudence, un jour nous nous ferons surprendre.

Mme PAMELA:: J'ai besoin de vous, vous êtes si beau, vous portez si bien la tenue !

HAROLD : Tout de même, trois fois par semaine, cela devient intenable. Au début Je croyais vous rendre service une bonne fois pour toutes. Est- ce que vous n'oublierez jamais à la fin ?

Mme PAMELA : Je suis toute gonflée de souvenirs, je suis devenue laide et grosse à force de les laisser grandir en moi en espérant qu'ils finiraient par m'étouffer. Mais ma pénitence n'est pas suffisante. Dieu ne veut pas de moi ; il faut m'aider, Harold, à raviver ma douleur pour expier mes fautes.

HAROLD : Je ne veux plus !

Mme PAMELA : En voilà un vilain caprice ! Et moi qui faisais tout pour arranger les choses à votre convenance. Mais tout compte fait, c'est inutile. Vous avez raison, il ne faut pas mentir à Maxime, nous lui avouerons tout dès qu'il sera rentré.

HAROLD : Que lui avouerons-nous?

Mme PAMELA : Que certains soirs nous nous servons de son uniforme et que vous invitez des demoiselles de petite vertu qui vous renversent sur la banquette du train.

HAROLD : C'est bon. c'est bon, je vais le passer, mais cette comédie ne pourra durer éternellement.

Catherine rentre. Pendant le dialogue qui suit Harold se déshabille pour passer l'uniforme.

CATHERINE : Ce sera idéal pour cette nuit.

Mme PAMELA: Vous avez remarqué le vitrail?

CATHERINE : Une splendeur !

Mme PAMELA : Il représente l'annonce faite à Marie, c'est un cadeau qu'un client de province qui aimait l'habit ecclésiastique avait fait à ma mère pour ses Pâques. Et il vient de Lourdes, imaginez un peu !

CATHERINE : Je ne comprends pas bien ; qu'est-ce qu'il fait ?

Mme PAMELA : Rien d'indécent rassurez-vous. Il m'aide à raviver mes souvenirs défaillants.

CATHERINE : Comme il a la peau blanche !

Mme PAMELA : Il n'y a rien à redire, il est vraiment bien fait.

CA'I'HERINE : Et ces jolies jambes, la rondeur des mollets, pas de ces pattes de coq toutes maigres comme ont les adolescents de nos jours.

Mme PAMELA : Oui, les muscles épousent si bien les formes du tissu qu'on croirait qu'il n'y aura pas assez de drap pour les contenir.

CATHERINE : Et cela souligne la taille bien prise. Et le V de ce buste, la largeur des épaules ; ne croirait-on pas une statue du Louvre ?

Mme PAMELA : L'esclave de Michel-Ange qui bombe le torse pour se débarrasser de ses liens.

HAROLD : Vous me gênez mesdames.

Mme PAMELA: Cela vous est désagréable qu'on vous admire ?

HAROLD : Ne m'aimant pas beaucoup moi-même, j'ai toujours l'impression qu'on se moque.

Il passe le pantalon, elles reprennent à voie plus basse.

CATHERINE : Indéniablement l'uniforme lui sied.

Mme PAMELA: Moins bien qu'à monsieur Maxime cependant. Maxime ressemble tellement à Eddy.

CATHERINE : Eddy ?

Mme PAMELA : Chut ! il est prêt !

Harold arpente la scène de long en large, écarte les femmes de son passage, fait mine de sortir, rentre en claquant la porte.

HAROLD (forçant sa voix) : Où est ta mère Pamela ?

Mme PAMELA : Mais non monsieur Harold. vous vous êtes encore trompé : Eddy, comme tout le monde en ce temps-là m'appelait par mon vrai nom, Thérèse.

HAROLD : On joue où on ne joue pas ? il faudrait savoir ! Comment voulez- vous que je me concentre si vous m'interrompez tout le temps !

Mme PAMELA : C'est mieux : là, vous approchez l'esprit du personnage.

HAROLD : Tais-toi, souillon tu devrais avoir honte, tes mains sont rouges, ta poitrine tombe déjà. Ta mère, voila une vraie femme, pas effrayée par le travail, toujours au turf sans jamais se plaindre.

Mme PAMELA : Si tu voulais de moi Eddy, je travaillerais d'arrache-pied à faire le pied de grue.

HAROLD : Avec ta santé fragile tu ne serais qu'une charge supplémentaire. Où est mon petit cadeau Thérèse ? l'enveloppe de la semaine.. Non vraiment, je ne veux plus madame Paméla. Tout cela est dégradant et profanatoire, et salit l'image radieuse de la police.

Mme PAMELA: Rien n'est dégradant Eddy, puisque je t'aime.

HAROLD : Voila bien les femmes toujours à vous jeter leur amour à la tête ! Toujours à vouloir vous lier les mains. Mon père le disait bien : « Eddy, épouse une machine à laver, et pour le défoulement, achète-toi une voiture ».

Mme PAMELA : Il n'y a pas d'enveloppe Eddy, c'est moi le cadeau de la semaine.

HAROLD : Et qui te désirerait ? Suis-je un vieillard impuissant pour m'amouracher d'une collégienne. Moi ? soyons sérieux, je claque des doigts et les filles tombent comme des mouches, sept d'un coup comme le tailleur de l'histoire. As-tu seulement considéré le matériel, la largeur du buffet, la fermeté des muscles ? Tiens frappe, là, au ventre, un mur de béton, mes abdominaux. Et je ne parle pas des ressorts cachés de la mécanique, on croirait que je me vante.

CA'I'HERINE : Quel spectacle dégoûtant !

Mme PAMELA : (à genoux) : Je te paierai Eddy, si je te dégoûte.

HAROLD : Payer, quel vilain mot, corrompre un fonctionnaire, c'est un délit, Thérèse.

Mme PAMELA : Pardon Eddy, je sais que tu es incorruptible, c'est moi qui suis si misérable.

Harold recule, elle le poursuit à quatre pattes.

HAROLD : Toujours à te traîner le ventre à terre comme une chienne chaude !

Elle dégrafe son corsage et l'enlève.

CA'I'HERINE : Seigneur, mais elle va se déshabiller !

Mme PAMELA : Oh, Eddy, une laisse pour m'attacher à toi, et un joli collier à pointes.

HAROLD : Ne me touche pas, tu casses le pli de mon pantalon.

Mme PAMELA: Je le repasserai à nouveau, Maxime, comme tous les jours.

HAROLD : Vous vous trompez dans le texte... Mais faites donc attention! vous allez arracher les boutons.

Mme PAMELA: Tes Jambes, Maxime sont comme celles d'Eddy, aussi dure la brosse de tes cheveux.

HAROLD : Contrôlez-vous, voyons, vous n'aller pas me forcer à me servir des menottes.

Il détache la paire de menottes de sa ceinture et les garde à la main.

Mme PAMELA : Pieds et poings liés, Maxime, Je suis à toi !

HAROLD : Allons bon! la voilà qui délire à nouveau... Mme Paméla, je veux bien essayer de vous faire plaisir, mais comprenez, cette situation est vraiment désagréable, devant une amie, cet étalage de notre vie privée !


CATHERINE : Ne vous dérangez surtout pas pour moi, mais il me semble que j'entends une sirène de police qui se dirige par ici.

On entend une voiture qui s'arrête et des bruits de portière.

Mme PAMELA (extasiée) : Seigneur, il revient !
HAROLD : Nous sommes bons pour le flagrant délit.

CATHERINE : Je ne veux pas le voir Harold,, il me fait tellement peur !
HAROLD : Vite, cachez-vous dans la chambre.

La porte du rez-de-chaussée claque.

CATHERINE : c'est vraiment la maison des portes qui claquent, ici !

Mme PAMELA : Ah, restez polie ! la singularité de la situation ne saurait justifier vos écarts de langage !


Elles se retirent dans la chambre. Harold éteint dans la plus grande précipitation. La porte s'ouvre.

MAXIME : Hou! il fait sombre comme dans une âme de criminel ici. Où est donc cette foutue lumière ?

Il tâtonne sans trouver le commutateur. .Harold se tient à l'avant-scène, dos à lui.

Vingt-deux! un flic, Je suis fait ! Ils ont retrouvé ma trace. Et il a déjà préparé les bracelets... Eh collègue ?.. Vous cherchez quelqu'un ?.. quelque chose peut-être ?.. (faussement jovial) Pas de perquisition sans mandat, vous savez ?.. Ma parole, il est raide comme la justice ! Pourquoi ne répond-t-il pas... Et cet imbécile de Schneider qui a voulu que je laisse mon arme ! Il faut pourtant que j'arrive jusqu'à la chambre.

HAROLD : Non, Max !je vais t'expliquer.

MAXIME : Pas de familiarités intempestives tant que vous n'avez pas établi les preuves formelles de ma culpabilité.

HAROLD (comme en lui-même) : Quelle culpabilité ?

MAXIME  (soulagé) : Il ne sait rien!

Harold se Jette à ses pieds.

HAROLD : Oh Maxime. tu sais bien que je t'aime et que je ne pensais pas à mal.

MAXIME : Ça alors! je ne pensais pas avoir déjà causé tant de ravages sans m'en apercevoir jusqu'au sein de mes relations de travail. La situation devient pour le moins cocasse. Gilbert ?..René ?.. Il faut faire toute la lumière sur l'incident.

Il allume.

Comment ? Harold ? Et dans mon uniforme ? Il m'avait bien semblé aussi que depuis que tu t'étais fait réformer tu développais un goût paradoxal pour les vêtements militaires !

Il inspecte la pièce.

Et tu donnes aussi dans le chemisier de dentelles ? Inutile de mentir, je suis atterré par la soudaine révélation de tant de vices ! Et moi qui te prenais pour un garçon sage ! Il s'en passe de belles dès que j'ai le dos tourné. C'est donc Carnaval toute l'année dans cette tôle ?

HAROLD (timidement) : Ce n'est pas à moi.

MAXIME : Tu l'as volé sans doute, petit inconscient ? Sais-tu que les magasins sont pleins de caméras de surveillance ? Je serai la risée du Commissariat si tu te fais piquer. As-tu seulement pensé un instant à ma carrière ?

HAHOLD : C'est le corsage de Madame Paméla.

MAXIME : A d'autres ! depuis quand se déshabille-t-elle dans notre salle-à manger ? Elle aura eu un malaise, et elle est couchée dans notre chambre peut-être ?

HAROLD (bafouillant) : Voilà, c'est exactement ça... la vue du sang…

MAXIME : Ah, n'aggrave pas ton cas en te payant ma tête. Et toi que faisais-tu dans ma tenue de service ?

HAROLD : Il fallait reprendre la couture derrière, je servais de mannequin, et madame Paméla s'est piquée, et comme elle avait un peu bu…

MAXIME : Hop là ! la Belle-au-bois-dormant s'est effondrée la moustache en croix sur le carreau... Je vais te la réveiller, moi !

HAROLD : Non !.. E1le... est à moitié nue.

MAXIME : Pendant les heures de service, comme le médecin, je ne suis plus un homme. Et puis j'en ai vu d'autres !

Harold tremble, Maxime se dirige vers la porte de la chambre et l'entrouvre.

Tiens ? à en juger par la forme des draps, elle est mieux conservée que je ne croyais la vieille ! C'est curieux comme la vérité parfois est difficile à croire. J'en parlerai à Sohneider pour avoir son avis sur la question. ( A Harold, cassant) L'inspecteur a oublié un dossier qui a dû glisser sous les banquettes. Cherche Harold !.. Tu as de la chance que je sois pressé Tu vas m'enlever tout ça immédiatement, et dès que Cendrillon aura recouvré ses esprits tu me la renvoies dans ses foyers ; mon lit n'est pas une auberge espagnole.

HAROLD : Voilà le dossier.

MAXIME : Et les jumelles dans ma chambre ?

HAROLD (dubitatif) : Euh, jumelles, dis-tu ?

MAXIME : Jumelles: instrument d'optique pour voir de loin sans être vu, celles dont tu te sers le soir pour épier les voisins.

HAROLD : Ne bouge pas je te les apporte.

Il rentre dans la chambre.

MAXIME (seul): La prochaine fois j'éviterai la sirène, nous verrons bien.

HAROLD : Voilà.

MAXIME : Nous reprendrons cette affaire point par point demain matin, confrontation générale et interrogatoires séparés... Tu ne me mentirais pas, n'est-ce pas, Harold ?

Il le prend par le menton, cherche ses yeux.

HAROLD : Je... je ne pourrais pas !

MAXIME : Et puis, elle est bien vieille pour toi, elle pourrait être ta mère !

Harold : Que vas-tu imaginer !

MAXIME : c'est bon : il faut que j'y retourne. Soyez sage, et couchez- vous vite.

Il sort en claquant la porte. Les femmes sortent de la chambre.

Mme PAMELA (avec ravissement) : Oh, quelle humiliation ! J'ai cru mourir dix fois !

CATHERINE : J'ai eu si peur. Il m'a vue dans le lit, et il ne m'a pas reconnue.
Mme Paella remet son corsage.

HAROLD : Comment aurait-il pu vous reconnaître ? Il ne vous a jamais vue.

CATHERINE : c'est la peur qui me fait dire des sottises.

HAROLD (protecteur) : Redescendez vite Madame Paméla, et n'oubliez pas, vous avez eu un malaise.

Mme PAMELA ;: Je vais vraiment en avoir un si je ne prends pas un petit verre de chartreuse. Que de surprises en une nuit ! Comme ça me rappelle ma jeunesses !

Elle sort.

CATHERINE : Oh Harold, tu as menti, pour me protéger, et avec quelle autorité !

Harold se regarde dans le miroir.

HAROLD : C'est vrai qu'on est bien dans cette peau-là, le tissu vous pèse lourd sur les épaules. on est lesté par le poids de son arme.

CATHERINE : Et ça te va si bien Harold. que tu as l'air plus épais, plus grand, plus fort.

HAROLD (enchaînant) : A l'aise, résolu, sûr de moi.

CATHERINE : J'ai eu si froid, si peur. Touche ma main, j'en tremble encore.

HAROLD : Mais je suis là pour que tu n'aies plus peur.

CATHERINE : Je me sens tellement rassurée dans tes bras. Serre-moi fort Harold, mon agent, mon flicard, mon petit poulet d'amour.

Il l'embrasse.

HAROLD : Tu veux me faire plaisir ? S'il te plaît, appelle-moi Maxime.


Rideau