HISTOIRES
POUR
UN
LIVRE DE LECTURE
In
memoriam Wolfgang Borchert,
mort
à Bâle le 20 novembre 1947 â l'âge de 26 ans.
L'homme
en blouse blanche dit :
-
Si on jouait ?
Le
second répond :
-
Chaque jour il manque des pièces. Tiens! Celui-là a perdu la tête.
-
Prends n'importe quel pion, on en fera un fou.
-
Il y a trop de fous dans le jeu ; tuons-en quelques-uns !
Un
ou deux pions passent par la fenêtre. et les infirmiers, comme si de
rien n'était, la lampe de poche à la main, continuent leur ronde de
nuit.
L'homme
en blouse blanche dit :
-
Tu as raison, ça fait sale. Dégageons ça d'ici.
-
Mais, répond le second, comment faire pour supprimer les protections
sur la peinture blanche des toilettes ? C'est tout de même
triste, on vient de les refaire.
-
Pas grave, reprend le premier, va chercher un pinceau, on se servira
de ce qui reste, la grande flaque, là, pour uniformiser la couleur,
ça ne sera pas mal non plus en rouge.
Puis
les deux infirmiers traînent,comme un sac, par les bras, le corps
hors des toilettes. Ensuite, ils vont finir leur nuit.
L'homme
en blouse blanche pousse le chariot à médicaments. Lorsqu'il arrive
à la troisième chambre, un gémissement venu de la première l'
inquiète un instant. Il s'en ouvre à son coéquipier.
-
Bah ! dit celui-ci, dans le noir tu te seras trompé. J'avais
mis la mort au rats dans l'armoire à pharmacie.
-
Quelle idée aussi!
-
Il fallait bien prendre des précautions : quelqu'un aurait pu voler
le paquet.
L’infirmier
pousse le chariot recouvert d'un drap blanc où l'on a allongé le
mort.
-
Deux secondes cinquante-quatre, dit l'homme en blouse blanche et un
grand plaf résonne dans la cour où poussent des rosiers
rouges.
-
Deux secondes trente-quatre, constate le second, lorsqu'une deuxième
masse vient s'écraser sur les arbustes en fleurs.
-
Comme quoi il est bon de vérifier par l'expérience les lois de la
physique: les corps ne chutent pas à la même vitesse.
-
Le second a peut-être triché, il avait ouvert la fenêtre avant de
sauter !
-
Mais l'autre pour briser la vitre a pris de 1'élan.
-
Tu as raison. Recommençons. Deux autres s'il vous plaît !
-
Et mes rosiers ? dit le jardinier, c'est bien 1a peine de se
donner tant de mal !
Les
deux hommes rangent soigneusement leur chronomètre et vont déjeuner.
-
Qu'on nettoie la cour, ça fait désordre, dit le médecin-chef.
Enfin! Admet-il avec un haussement d'épaules, c'est pour le bien de
la science.
Trois
hommes discutent au fond du couloir.
-
Ne me les tuez pas tous, dit le médecin-chef! on va nous couper les
crédits.
-
Ah ! Si seulement vous nous aviez prévenu ce matin répond
l'infirmier. On vient juste de terminer d'en enterrer quatre vivants.
SI vous voulez, on peut gratter et essayer de les réanimer.
-
Ça ne fait rien intervient le troisième. Il y en a tous les jours
qui arrivent des casernes. Et puis si ça ne suffit pas on en
choisira dans les services surchargés. Avec un petit coup de scalpel
bien placé, le tour est joué !
-
Ça va se savoir, reprend l'infirmier.
-
On fera signer une décharge aux familles.
-
Soit, dit le médecin-chef, mais ne n'en gâchez pas plus de deux par
jour.
-
On s'ennuie tellement ici! commente l'infirmier en regagnant le
service.
La
famille a apporté au malade une petite voiture de course rouge qu'il
fait rouler accroupi à quatre pattes, sur le tuyau du radiateur.
-
Oh, mais c'est bien, dit l'infirmier. Vous avez trouvé une belle
occupation. Et puis vous avez tout le couloir du quatrième pour la
faire rouler. Je vais vous montrer.
Le
patient et d'infirmier se renvoient le jouet sur le lino. Le véhicule
négocie mal un virage et tombe dans d'escalier. Le malade a basculé
à sa suite.
L'infirmier,
qui est descendu voir s'il remue encore, dit :
-
Zut ! un accident de la circulation.
Et
il met les débris de la voiture rouge dans sa poche.
Au
milieu de la ville, près de la cathédrale se dresse une maison de
pierres de taille, avec des barreaux aux fenêtres sur la hauteur de
ses quatre étages. Les oiseaux qui chantent au lever du jour évitent
soigneusement de se poser sur ses toits d'ardoise car il en monte de
temps à autre comme des cris de cochons qu'on égorge.
Ce
bâtiment que les passants évitent, contre lequel, la nuit, les
hommes au retour des sorties d'agrément pissent leur trop plein
d'alcool, ce n'est pas la prison, pas même une caserne, cette
silhouette fantomatique que le petit matin rend semblable à une
dalle de cimetière, ce n'est que hôpital psychiatrique d'une
agglomération heureuse.
L'homme
passe la grille haute hérissée de pointes qui se referme sèchement
derrière lui avec le bruit d'un couvercle sur une marmite de fonte.
L'air hagard, il observe autour de lui la rue où déambulent les
passants pressés et les enfants qui sortent de l'école. Il a posé
sa valise. Il dit :
-
L'enfer existe: J'en reviens!
Il
reprend sa valise, puis en traversant la rue, se jette sous les roues
de la première voiture.
8
Mars 1988 hôpital militaire de Rennes
Section
Psychiatrie
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire