dimanche 25 novembre 2018

La fabrique des ruines A




Kannegiser : De l’âge d’argent à l’âge d’acier




« Ils comprirent que toute forme de beauté, toute forme d’amour venaient des dieux, ils devinrent libres et fiers, et les ailes leur poussèrent. » Kuzmin Les Ailes 1906


Les mêmes causes produisent-elles les mêmes effets ? où chercher les sources de la vocation poétique ?
Mikhail Kuzmin vécut une enfance à la campagne, proche de familles de Vieux Croyants qui influencèrent la foi naïve de ses Chants sacrés. Deux ans avant de gagner la capitale (il devait avoir dix ans) son frère aîné, plus vieux de six ans l’initia aux jeux de la masturbation mutuelle : « Craignant que j’en parle à la maison mon frère me prit en grippe, et commença à « jouer » avec Sacha Toplyakonsky, qui avait cinq ans de plus que moi. Mon frère était amoureux de cet ami dont il essaya de me séparer, au moment où son intérêt pour ma personne commença à grandir. En ce temps-là évidemment je n’y comprenais rien.»
En octobre 1925, Sergei Essenin écrit dans sa courte autobiographie : « Je suis né dans le village de Konstantinovo, district de Kuzmin, arrondissement de Ryazan, le 21 octobre 1895.
A l’âge de deux ans, on m’envoya dans la famille aisée de mes grands-parents paternels, qui avaient trois fils adultes, avec qui je passai l’essentiel de mes tendres années. Mes oncles étaient espiègles et affectueux. A l’âge de trois ans ils me firent monter un cheval à cru et l’envoyèrent au grand galop. J’étais mort de peur en m’agrippant à son encolure. L’un de mes oncles (Sacha) me mit dans une barque, rama loin du bord, me déshabilla et me jeta comme un chiot par-dessus bord. Tandis que je tentais de surnager en agitant maladroitement les mains, il me criait : « Petit misérable, tu n’es vraiment bon à rien ! » Petit misérable était le surnom gentil qu’il me donnait habituellement. A huit ans, mon autre oncle m’utilisait comme chien de chasse, me faisant chercher à la nage les canards qu’il avait abattus. Je savais bien grimper aux arbres. Parmi les garçons du voisinage j’avais la réputation d’un solide bagarreur car j’avais toujours des plaies au visage. Ma grand-mère seule me reprochait ma conduite de voyou, tandis que mon grand-mère qui m’encourageait à en découdre lui disait : « N’y touche pas, vieille folle, c’est comme ça qu’il deviendra dur et fort ! »
C’est en tant que musicien, pianiste et chanteur que Kuzmin, l’un des derniers élèves de Rimsky-Korsakov apparut pour la première fois en public en 1906 interprète de ses Chansons d’Alexandrie en vers libres, blasons d’un âge d’argent balbutiant ; le spectacle a lieu dans la Tour de Vyacheslav Ivanov, poète symboliste qui tient salon les mercredis, en compagnie de sa femme chantre du lesbianisme : on monte sur la table pour déclamer des vers, on s’allonge au boudoir de Madame, sur des matelas répandus à même le sol, couverts de tissus orientaux.
« Petit bouc, coupe au bol, bottes rouges à talons d’argent, chemises de brocard sous un manteau paysan de précieux coutil, parfum, rouge, les yeux soulignés de mascara, d’abondant anneaux sertis de pierres rares, mes Chants d’Alexandrie, ma musique, mes goûts, tout devait produire une impression pour le moins stupéfiante » :
Quand on me dit Alexandrie
Je vois des murs blancs de villa
Dans un jardin semé d’œillets
Et le pâle soleil d’une soirée d’automne
Tandis qu’au loin chantent des flûtes


Quand on me dit Alexandrie
Je vois la ville s’apaiser sous un ciel plein d’étoiles
Les marins ivres des quartiers sombres
La danseuse imitant la guêpe
Au son des tambourins que rythment les hourras




Kuzmin arrivait tard chez Ivanov, après ses « escapades » avec Konstantin Somov, le peintre, son camarade de jeu occasionnel et Walter Nouvel dans les jardins de Tauride qu’ils appelaient dans leur correspondance, en français, Le Pays du Tendre. C’est là que Kuzmin avait rencontré Pavlik Mazlov, au nez de Pierrot, à la bouche succulente, à qui il allait dédier son cycle de poèmes L’amour, cet été là, un de ces garçons de bains payants, anciens valets de ferme, déguisé en soldat de fortune, comme les établissements pour hommes de Saint-Pétersbourg en comptait des légions. Dans leur langue codée, c’était les pays chauds. Kuzmin et Nouvel avaient projeté de visiter tous les Pays chauds de la ville, mais leur enthousiasme était tombé au bout du vingt-cinquième, leurs pas les ramenant à un établissement où exerçait, depuis huit ans un Alexandre de 22 ans, « grand, très bien fait aux yeux clairs, aux cheveux presque blonds ».
Journal, 23 décembre 1905 : « je me suis trouvé dans ce genre de situation, absolument stupide mais pas désagréable, où l’on sait tous deux qu’on sait, mais qu’aucun ne parle. Il me dévisageait, sans oser le moindre geste, avec ce regard de sirène que ne traversait ni l’ivresse, ni la folie, seulement une certaine forme de terreur, mais dès qu’il commença à me laver, il n’y eut plus place pour le moindre doute.’


C’est avec Somov – et non Ivanov qui le sollicita en vain dans son club des Hafizites- qu’il partagea Mazlov, notant en septembre 1906:
« Quel événement inattendu ! Je demandai à Konstantin ; -est-il possible que cela de nos vies ne passe pas à la postérité ? Si ces terribles journaux demeurent, il en sera ainsi et dans le nouvel âge à venir on nous regardera comme des « marquises de Sade ». J’ai compris aujourd’hui l’importance de nos vies et de notre art. »


Ce n’est qu’en pénétrant, grâce à Nouvel, -qui avait, échangeant les rôles, écrit la musique de sa dernière comédie- dans le cercle des théâtres, auprès de Diaghilev que Kuzmin devint un dandy. Il se coupa les cheveux et la barbe, ne conservant qu’un court bouc qui élargissait sa mâchoire en pointe, renonça au long manteau archaïque et aux bottes paysannes pour l’un de ses 365 vestons colorés (souvent de velours rouge pour s’accorder à la couleur du maquillage de ses pommettes) qui lui valurent le surnom de « Prince des Elégances ».


Kuzmin n’était que deux yeux magnétiques et rien en dessous, en fait un regard de bœuf aux cils peints sur un visage de chat siamois. Il se savait laid, mais, ne doutant pas du pouvoir de fascination qu’il exerçait sur l’entourage, il réunissait autour de lui un harem de sémillants officiers aspirants-poètes qu’il s’amusait à retourner à sa guise. Tel est l’avantage de l’extrême laideur, provoquer les plus flamboyantes passions.


Dans les grandes occasions, il autorisa Somov, admirateur d’un 18è siècle libertin, à lui poser des mouches, « un cœur au coin de l’œil, une demi lune et une étoile sur la joue, un petit phallus derrière l’oreille ». Lettre à Ruslov (1907) : « J’aime la vieille musique française et italienne : Mozart, Bizet, Delibes, dans les modernes, Debussy… par-dessus tout j’aime Berlioz ; je préfère la musique vocale et les ballets, je préfère la musique de chambre, mais pas les quatuors… J’aime le son d’un orchestre militaire en plein air… Jaime les chats. J’aime les perles, les grenats, les opales et ces pierres semi-précieuses que sont les agates, les pierres de lune, l’œil de tigre. J’aime les roses, le mimosa, les narcisses et les œillets, je n’aime pas les lys, les violettes, les myosotis. Je n’aime pas les plantes sans fleurs. J’aime dormir nu sur la fourrure. »


En 1906, alors qu’il n’est qu’un petit compositeur confidentiel, le succès vient à Kuzmin par le scandale que provoque son premier roman Les Ailes, histoire de l’initiation de Vania, un orphelin de la campagne par un mentor urbain, qui -comme c’était arrivé à l’auteur avec un mystérieux Prince George- l’entraîne en Italie à la découverte du désir et des plaisirs de l’hédonisme. La peinture –impressionniste- d’une scène se déroulant aux Pays Chauds choqua autant qu’elle enthousiasma les admirateurs d’antiquité et de renaissance. Il s’ensuivit une pluie de lettres de reconnaissance.


Parmi la foule des anonymes, Nikolaï Gumilev, fervent monarchiste, versé dans le symbolisme en tant qu’élève d’Annensky au lycée de Tsarkoye Selo, mais déjà familier de la Tour d’Ivanov, se fit durant quelques années des Ailes un bréviaire, sans qu’on sache si l’admiration des paysages ensoleillés le frappa plus que l’encouragement à vivre selon son désir.


Les plus conformistes ne sont pas forcément ceux qu’on pense.
Toute forme de sexualité est nuisible à l’action politique, dès lors qu’elle s’affiche sur le devant de la scène. Ainsi Maxim Gorki, traduit dans toutes les langues européennes, bolchévique depuis 1905, ami de Lénine, comme lui prudemment retranché à l’étranger tandis que les rouages du tsarisme se délitent, confie en 1908 dans une lettre à Léonid Andreyev, dramaturge de seconde zone, à propos des pièces d’Ivanov et de Kuzmin : « Ce ne sont que des esclaves dépassés, qui ne peuvent s’empêcher de confondre liberté et homosexualité. Pour eux la « libération individuelle » se confond à glisser d’un cloaque à un autre, réduite à la liberté du pénis, et rien d’autre. »


Dès 1909, Kuzmin est devenu l’un des principaux rédacteurs de la revue littéraire Apollon ; c’est là qu’il publie en 1910 au milieu d’articles obscurs A propos de la merveilleuse clarté, manifeste de l’acméisme à naître, qui signe la mort des courants symbolistes. La même année, Nikolaï Gumilev, épouse Anna Akhmatova qu’il courtise depuis qu’elle a 14 ans. Entre les bureaux de la revue et leur appartement de Tsarskoye Selo, ils fondent avec Mandelstam la première Guilde des Poètes, sous l’égide de laquelle paraît, à petit tirage, mais réimprimé treize fois la première collection de poèmes d’Akhmatova, Soir, précédée d’une préface de Kuzmin, qui vit de loin en loin avec eux.




Au Théâtre des Intermèdes, créé avec Boris Pronin, Meyerhold, à qui Kuzmin a inspiré le pseudonyme de Docteur Dapertutto, pour le protéger de ses fonctions officielles dans les théâtres impériaux, on donne après minuit des divertissements comme Black and White ou La tragédie nègre dans des décors de Sapunov. Le Docteur Dapertutto se transforme parfois en maître de ballet, expérimentant la tendance au grotesque qu’il théorisera bientôt.


Meyerhold, habitué des mercredis d’Ivanov où il improvisait déjà des spectacles mêlant l’assistance aux acteurs, était devenu un fervent supporter du théâtre de Kuzmin, y compris des trois comédies religieuses qui lui valurent l’admiration de Blok. Mais, le succès littéraire se faisant attendre, Kuzmin revint à la composition de spectacles musicaux sous la direction artistique d’Arthur Lourié, futur musicien cubiste. En 1911 l’opérette de Kuzmin, vieille de deux ans, Les plaisirs d’une femme de chambre triompha au Maly Theatre, entraînant la création du Théâtre Intime où étaient réunis Kuzmin, Evreinov, Meyerhold et Nouvel.


Le jour de la Saint-Sylvestre 1912 dans la cave de la maison Dashkon, place des Arts ouvrit le cabaret du Chien errant (l’avatar visible du précédent Théâtre intime ) sous la direction de Boris Pronin et le patronage de Kuzmin qui n’avait pas un sou à mettre dans l’affaire mais l’autorité (im)morale qui convenait aux improvisation théâtrales et musicale d’après minuit. Attendu à la porte par le patron en personne on ne mettait pas le pied avant 23 heures trente sur la volée de marches descendantes qui menaient aux lieux du secret.


Sur un mur rouge pompéien, Sudeikin avait dessiné des motifs de fleurs du mal belle-époque et d’oiseaux fantastiques en fond de scène des cellules du Chien Errant. Là, dans d’improbables improvisations se produisaient poètes, danseurs, acteurs dont Olga, la femme du peintre. Ce n’était pas un lieu pour les « pharmaciens », les bourgeois épatés de l’époque, mais pour la bohème des acméistes et des futuristes, descendus de la Tour d’Ivanov dans les entrailles de la ville en ébullition. Leurs joutes en forme de monodrame constituaient l’essentiel des attractions du lieu. Maïakovsky ne s’interrompait que pour saluer d’un battement de grosse caisse l’entrée de Khlenikov ou d’un autre futuriste, à moins que Mandelstam brisa ses tirades en lui lançant : « ferme-là Maïakosky, tu n’es pas un orchestre roumain ! »


En mémoire du 1er janvier 1913, Akhmatova, celle qui déclame chargée d’agathes, que Blok trouve terrifiante, dont Mandelstam se souvient comme un ange noir « dans son châle de pierre ossifié » écrit :


Nous sommes tous pochtrons et putes
 Ici dans la joie accolés :
Au mur, oiseaux et fleurs disputent
Sous de noir nuages noués.

Tu tire de ton brûle-gueule
Des volutes, formes en l’air ;
Ma jupe étroite, pas bégueule,
Montre ma maigreur au travers.

Des volets bouchent les fenêtres
Qui tiennent l’orage en respect
Dans tes yeux je crois reconnaître
Le regard du chat circonspect.

O mon cœur lourd dans quelle transe
Attends-tu le tocsin de fer ?
Comme dans la fille qui danse
Jouent déjà les feux de l’enfer.
La danseuse, c’était Olga.




Est-ce la passion ou la simple inconscience qui emporta Nikolai Sapunov, peintre symboliste et décorateur de théâtre, en 1912, lorsqu’il se noya dans le golfe de Finlande au large de Terioki pendant une promenade en bateau ? Probablement, avant les militaires, Kuzmin faisait une fixation sur les peintres, il aimait, comme dans le miroir poser et se faire représenter, quand bien même ses portraits ne demeuraient que confidentiels.






La passion et la confusion des genres emporta Vsevolod Knyazev, jeune officier des dragons. Knyazev était un Don Juan, embringué dans toutes sortes d’histoires compliquées avec
les jeunes actrices susceptibles de céder à son charme. Il déboulait à toute occasion dans les locaux de la revue, laissant entendre qu’il n’était pas opposé non plus à des relations plus approfondies. Cela comment-ça-t-il comme souvent par la lecture des Noces de Figaro ?
Le 25 mars 1912 Kurmin notait dans son journal « je l’aime – beaucoup- il est diablement beau » et à peine une semaine plus tard, alors que Knazyev devait regagner son régiment à Riga, il résumait leur nuit en trois mots « Le cher, cher, cher garçon, il est à moi » :


Neuf doux grains de beauté
Marqués par mes baisers
Et les comptant je lis
Un mystère plus sourd que n’est ma fantaisie
Sur tes joues, sur ton cou
Où bat ton cœur dans ta poitrine
Celui plus fort que musc
Que n’efface ma bouche
Grimpant l’échelle du ciel
Nommant les perles des caresses
Sans atteindre jamais
Le seuil du paradis
Où ton aura se couche.
Et voilà le huitième
Plus cher que tout au monde
Que l’ombre dans l’été brûlant
Que la brise de Mai sur les charbons ardents.
Puis au neuvième enfin,
Je ne peux plus compter
Je fonds, je fonds, je fonds,
Consumé par la flamme.


Et comme le balcon de l’appartement des parents de Knyazev donnait sur les jardins de Tauride par lesquels Kuzmin retournait à demeure


Et je t’ai quitté en silence
Toi, tu regardais du balcon
Les trompettes jouaient dans les jardins immenses
« Combien est glorieux notre Seigneur dans Sion »
Je n’ai vu briller qu’une étoile
Sur l’horizon radieux et chaud
Et je n’ai trouvé d’autres mots
En m’éloignant dessous son voile
Que Gloire à Dieu dans son bastion.


Car dans ces années là, Combien est glorieux notre Seigneur dans Sion mis en musique un siècle plus tôt par Bortniansky, - que suivait le vers « aucune bouche ne peut le dire »- joué dans toutes les cérémonies où participaient les militaires, était devenu l’hymne des patriotes russes, se substituant à la célébration tsariste.


Alors, dans les dimanches au lit et les nuits passées au paradis, ils songèrent à publier ensemble les poèmes qu’ils s’adressaient : Ce fut d’abord « la marque de la flèche » tel que Knazyev l’avait écrit dans Captivé, puis « un exemple pour les amoureux » selon un vers de Kuzmin écrit pour lui. Les maisons d’édition marquèrent quelques réticences.


La nuit de la Saint-Sylvestre 1913, Knazyev, ne parvenant pas à choisir entre un amour platonique, et l’accomplissement de son désir physique se tira une balle dans la poitrine dans l’escalier qui menait à l’appartement d’Olga, séparée de Sudeikin, après Blodk désormais rn ménage avec Lourié et Akhmatova.


Tel est le mélange des insignifiantes destinées individuelles et de l’histoire.


En corrigeant dans ses poèmes, en vue de leur publication à titre d’hommage, toutes les références à des accords et des pronoms masculins, son père le tua une deuxième fois, le condamnant définitivement à l’oubli. Lors des obsèques de Blok, au cimetière, Akhmatova et Olga Sudeikina cherchèrent vainement sa tombe. Toute trace de son existence, comme dans les livres, avait disparue.






On ne se méfie jamais assez des poètes…
Surtout s’ils se piquent de philosophie et de politique, encore moins s’ils sont décidés à mourir d’amour.




En 1912 Essenin arrive à Moscou, Après avoir fait quelques semaines le garçon-boucher, comme son père, il a trouvé un emploi de correcteur dans une grande imprimerie. Il distribue à la criée les journaux des révolutionnaires ce qui lui vaut d’être fiché par la police tsariste, antécédent qui collaborera ultérieurement à la constitution de son propre mythe. Par l’intermédiaire de la secrétaire de l’imprimerie avec qui il s’est mis en ménage, il publie ses premiers poèmes. Elle lui donne un premier enfant, il l’abandonne et file à Petrograd, dont, malgré le mépris qu’il affiche pour les centres urbains, il sait que c’est le centre de la vie culturelle.
Il rencontre Blok, le poète absolu, et devient l’amant de Nikolai Klyuev, qui, comme quelques années plus tôt Kuzmin, porte blouse tombant aux genoux et mocassins de peau de chèvre chargés de détourner l’attention de ses traits mongoloïde à demi-cachés par un chapeau démesurément haut. Klyuev et Essenine jouent les poètes paysans, remplissant leurs textes de néologismes patoisants et d’allusions mythologiques absconses. Leurs récitals de poésie, au Chien errant les emporte dans la tornade du succès, quand bien même les futuristes, avec quelque jalousie, les tournent en dérision : « La première fois que je vis Essenine, écrira plus tard Maîakovsky, il arborait une chemise brodée de croix, des mocassins de chanvre. Sachant pertinemment qu’un vrai paysan –et non son avatar théâtral- n’a rien de plus pressé que d’échanger ses nippes contre un costume de ville, je ne crus pas au personnage d’Essenine. Il me parut d’autant plus fabriqué et factice que, puisqu’il écrivait déjà de la poésie à succès, il avait sans doute de quoi se payer des chaussures décentes. »


Comme le fut un temps Raspoutine, Klyuev est un Khlysty, un flagellant, un Christ, un prophète. Descendant des peuples eskimos christianisés du grand nord, Kluyev avait passé une partie de son enfances dans les tentes des nomades entre le christianisme hérétique d’une mère pleureuse professionnelle et lrs légendes païennes du panthéon Lapp et sibérien. Ses poèmes, Chants de la Fraternité exaltent les vieux rituels extatiques et orgiaques d’un Sacre du Printemps, un nationalisme exacerbé, l’approche du Christ par la chair, la victoire sur le pêché par l’abus du pêché. « L’amour est puissant qui justifie la multitude des pêchés ».
La position de Kuzmin, du temps où il avait encore foi dans le Christ plus ou moins homosexuel des Vieux croyants était à peu près la même : « Dieu n’est-il pas le créateur de toute cela ? l’eau, les arbres, le corps. Le péché consiste à résister à la volonté de Dieu. Si la destinée de l’homme le pousse à désirer quelque chose d’interdit de toutes ses forces, c’est dans le fait d’y résister que réside le pêché. »




En 1914 Leonid Kannegiser a dix-sept ans. Depuis le 29 mai, il tient un journal. La déclaration de guerre le surprend durant son voyage en Italie. Il ne rêve que de s’engager comme volontaire pour monter au front. « J’arrête d’écrire, je tourne dans ma chambre comme un lion en cage et pour la millième fois je décide que j’y vais ! Demain matin sans doute en me réveillant, je me dirais : quelle sottise, pourquoi partir ? J’ai une chambre, un lit, à manger, du café, de l’argent, et aucune pitié pour ceux qui n’ont rien de tout ça. Si je meurs dans cette guerre, il y aura indubitablement un sens caché à cela, un but plus élevé à cette destinée… » Ses parents le retiennent et l’envoient étudier à l’institut polytechnique.
L’année suivante avec Sergei Essenine, sous l’influence duquel les poèmes de Léonid se sont peuplés de motifs ruraux et religieux, ils écrivent des vers à deux voix :
-L’été ne fut jamais si beau qu’à Konstantinov, mon frère, dans le bateau…
- Sur les eaux bleues de la Volga, où nagent les cygnes, nous avons juré où qu’on soit, de ne nous séparer jamais.
L’étudiant ingénieur se dépouille de son uniforme, le paysan baise avec ses mocassins. Deux aveugles se touchent qui ne communiquent que par les mots inappropriés qu’ils répètent pour eux-mêmes, dont la résonance n’a pas de sens, car leurs réalités divergent.
-Tu es trop beau.
-Tu es trop laid, trop maigre, toi qui es riche, tu n’as même pas la chair qui t’habillerait, tu n’as que l’esprit qui ne nourrit pas le corps !
Rien n’est possible entre le rebelle et le conformiste. Ce n’est qu’un amour d’été.


Klyuev et Essenin, éphémères figures de la Guilde, passent de l’appartement de Goumilev à Tsarskoye Selo, au théâtre chinois du palais d’été pour déclamer leurs vers devant l’impératrice. Essenin vient de faire paraître son premier recueil Radounitsa, Le jour de joie, le jour des Morts. La très pieuse Alexandra Fedorovna s’ennuie de son mari et de son fils partis guerroyer. A Essenin qui songe à lui dédier son prochain recueil, elle demande :
-Vos vers sont très beaux, mais pourquoi sont-ils si tristes ?
Grâce à ces relations, Essenin obtient une affectation dans le train sanitaire 143. Ses retards au retour des permissions le mettent souvent sur la liste des punitions. Aux premières heures de la révolution, il déserte.
Les spectacles nocturnes ont pris fin ; le Chien errant a fermé ses portes en mars 1915, lieu supposé d’une trop grande subversion. D’aucuns prétendent que la police locale débarqua pour empêcher Maïakovsky de réciter à nouveau Voilà pour vous ! poème qui, bien que se référant aux événements déjà lointains du conflit russo-japonais, avait déjà fait scandale lorsque l’auteur l’avait déclamé à La lanterne rose en 1913.
Vous, vautrés d’orgie en orgie
Qui possédez baignoires et toilettes assises […]
Comprendez-vous multiples riens
Pressés de vous remplir la gueule
Qu’un lieutenant Petrov tranché par un obus
Perd ses jambes au front quand vous avez trop bu […]
Donner ma vie pour vos pareils
Mangeurs de chair en limousine ?
J’irai plutôt servir du jus de pamplemousse
Aux putes entassées dans les bars de Moscou.


Le mois suivant Scriabine meurt, laissant inachevé l’Acte Préalable de son Mysterium dont l’exécution dans un temple sphérique sur l’Himalaya était supposée accompagner la dissolution de l’humanité et de l’univers dans l’extase, permettant la création d’un être meilleur. Son disciple Sergey Tanïev, dernier élève de Tchaïkovsky, prit froid lors de ses obsèques et mourut d’une pneumonie quelques semaines plus tard.




Mais en décembre 1916, la rumeur lointaine de la guerre n’a pas éteint les ampoules des lustres rue Saperny dans la demeure d’Achim Kannegiser, l’un des rares juifs à qui le Tsar a octroyé un titre de noblesse héréditaire pour services rendus en tant qu’ingénieur naval et directeur de centrales électriques. Le salon littéraire de sa femme Rosa accueille aussi bien les poètes acméistes, les chiens fous révolutionnaires que les généraux d’empire.
Marina Tsvetaeva, qui, dès sa première visite, se découvre un faible pour Sergei, le frère ainé de Léonid, remarque l’étrange échange de regards profonds entre Leonid Kannegiser et Essenine. Durant sa première soirée à Petersburg, elle ne croise pas Akhmatova, déjà brillante étoile, son futur soleil jumeau, mais retrouve Mandelstam qui l’emmènera bientôt visiter les églises et les cimetières. Elle ne peut rester pour entendre chanter Kuzmin, parce que Sophia Parnok, empêchée par la migraine, l’attend à l’hôtel, où elle s’est endormie, étrangère à l’excitation de sa compagne d’avoir pu devant l’assistance de beaux esprits, déverser, sans choquer, ses dernières strophes pacifistes.
Transgressant les lois de l’empire et profitant du relâchement général en faveur des riches, Sergei Kannegiser, récemment promu officier, se marie selon le rite hébraïque. Son frère écrit Un marriage juif:
Sept bougies sur le candélabre
Fondent, plus une dans Sa main.
L’orgue pleure en longue palabre
La patrie aux bords du Jourdain.


Le rabbin, visage et ton rogue,
Lève l’anneau vers le plafond
Somnolent de la synagogue,
Sa voix plane telle un faucon.


Adonai ! ô terreur sacrée
Entends-tu les lamentions
Des roses fauchées massacrées
Dans Tes jardins perdus de Sion ?


Aux premiers jours de la révolution de février, le jeune marié, devant le ralliement des régiments d’élite aux foules d’ouvriers sur lesquels ils avaient tiré la veille, se suicide, craignant peut-être que ses hommes ne se retournent contre lui, comme il était arrivé au commandant du régiment Volynsky, exécuté par ses subordonnés.


Le comité exécutif du Soviet de Pétrograd se réunit au palais de Tauride, dans l’ancien hémicycle de la Douma. Le 3 mars ils ordonnent l’arrestation du Tsar qui a abdiqué la veille sous la pression de l’Etat-Major. Ils reconnaissent la légitimité d’un gouvernement provisoire à condition que celui-ci proclame l’abolition de la police, les droits du soldat-citoyen, la libération de tous les prisonniers politiques et le suffrage universel.




Leonid devient élève à l’école d’officiers d’artillerie des cadets Mikhaïlovsky. Sa popularité le porte rapidement à la tête des l’association des cadets SR. Il n’y restera que quelques mois, le temps de se convertir à la religion orthodoxe, dans l’époque même où toutes les discriminations sont proclamées abolies. Transporté par l’héroïsme militaire et l’ascension du ministre de la guerre du gouvernement Lvov au poste de premier ministre, Kannegiser écrit


L’inspection du Régiment :


Le soleil luit aux baïonnettes
Des fantassins. Derrière en rang
Les Cosaques dressent la tête
Vers Kerensky au cheval blanc.


Sous ses yeux que l’effort accable
Le silence des unités
Gonfle sa voix inoubliable :
« Russie, gagne ta liberté ! »


Feu, acier- âme et cœur convolent-
Chênes aux chaines résistant
L’aigle Marseillaise s’envole
Hurlée par nos clairons argent.


Aux armes ! les démons pâlissent
Comme l’obscurité s’abat,
Les archanges envient complices
Nos cavaliers chus au combat.


Si la mort creuse son entaille
Mère Patrie O mon bonheur
Que je tombe dans la bataille,
Agonisant, balle en plein cœur,


Dans un rêve de pur délice
Je verrai dans le flux sanglant,
Passer, Russie libératrice,
Kerensky sur son cheval blanc.






La surprise et l’enthousiasme devant les événements de février envahissent les poèmes de Kuzmin : « Comme si cent ans s’étaient écoulé, en une semaine…
Que dis-tu une semaine ?.. vingt-quatre heures ! »
Il chante l’espoir d’une révolution « jeune, chaste, droite » ! « miracle longtemps attendu » sous la figure d’ « un ange en cotte de travailleur », mais goûte surtout, au-delà du soulagement de la démobilisation probable de ses partenaires, Yurkun surtout que chaque jour rapprochait du front, l’atmosphère de vacances, l’euphorie des masses d’ouvriers qui encombrent les rues, arborant de larges sourire, à qui l’on peut se frotter sans la crainte du rejet. Le 12 mars 1917, il est parmi les 1400 artistes réunis au théâtre Milhailovsly pour créer le groupe Liberté des Arts qui s’oppose au projet du nouveau gouvernement de fonder un ministère garant de la survie des Arts du passé. Kuzmin est même élu aux côtés de Blok, Maïakovsky et Meyerhold au sein de la commission chargée de préparer une constituante des artistes.






En août 1917, Kuzmin, traitant tous les opposants à la révolution d’ « animaux et d’ordures » déclare à Georgy Chulkov (révolutionnaire de 1905 et promoteur de L’Anarchisme Mystique) : « Il va sans dire que je suis un bolchévique. J’avoue que je préfère Lenin à tous nos libéraux qui se disputent sur la défense de la patrie. Se battre au 20è siècle est absurde et inutilement agressif. »










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Alors qu’il tente de s’offrir en sacrifice, devant le Palais d’Hiver, la nuit du 25 au 26 octobre 1917, Kannegiser se répète comme un mantra contre la débandade son poème de février l’Inspection du régiment.


Cette nuit-là ils ne sont qu’un millier dont 140 femmes, 40 vétérans éclopés et une unité de cyclistes pour défendre le siège du gouvernement provisoire. Les cadets minés par leurs propres dissensions, lassés d’attendre l’ennemi, -les soldats de Kronstadt ont trois heures de retard –se sont égayés pour aller dîner en ville. Précipitée par la tentative de couper les ponts qui mènent aux faubourgs ouvriers et l’arrestation ratée des chefs bolchéviques, l’insurrection est programmée depuis des jours, toute la ville bruit de sa rumeur, les journaux l’ont annoncée. Le signal de l’attaque ne vient pas. Dans la forteresse Pierre et Paul, les chefs sont incapables de trouver la lanterne rouge qu’il était prévu d’agiter du haut des remparts : les canons qui devaient soutenir les troupes sont des pièces de musée, incapables de faire feu. Le
croiseur Aurore n’est pas parvenu à sa position, vers 21h 40 il tire enfin, à blanc, les canons de la forteresse ouvrent tant bien que mal le feu sur le coup de 23h, cassant une fenêtre et un bout de corniche…Sur la place les rouges tirent en l’air.
Un groupe de marins se lance à l’assaut en criant du Maïakovsky :
« Mange tes ananas, mastique tes gélinottes,
Ton dernier jour arrive bourgeois »


Le même Maïakovsky réécrit l’histoire avec le lyrisme qui allait bientôt inspirer Eisenstein
« Comme si des mains serraient la gorge
La jolie gorge du palais
et la cour du palais
pressait le torse de la foule
avec ses bras de grilles. »


A 3 heures du matin, la nouvelle que le palais d’Hiver est tombé atteint l’institut Smolny.


Quand les bolchéviques envahissent les lieux au matin, ils ne trouvent qu’un verre de thé dans son porte-verre en argent à demi vide sur la table ronde couverte d’un drap blanc brodé au monogramme impérial. Le bureau de Kerensky est vide. Il a quitté les lieux la veille, déguisé en marin, dans une voiture prêtée par l’ambassade des Etats-Unis. Dans les dédales du palais, les révolutionnaires errent sans trouver les ministres.


Kannegiser reviendrait. Au lieu de rentrer chez ses parents, il erra dans la ville jusqu’à se trouver comme par hasard devant l’institut Smolny. Dans les jardins, devant la colonnade, les derniers Mensheviks et les SR se dispersaient à contre-cœur, abasourdis par le retournement de Lunacharsky et la dernière tirade de Trostky «à ceux qui sont partis et nous conseillent de transiger et de renoncer à notre victoire nous disons ; vous avez fait banqueroute, il n’y a plus de rôle à jouer pour vous : retournez d’où vous n’auriez jamais dû sortir, dans les poubelles de l’histoire ! » Il entra dans la salle du Congrès pour entendre la proclamation du Pouvoir aux Soviets, qui promettait Paix, pain et Terre et vit sous l’ovation générale des soldats débraillés Lenine haranguer la foule dans le petit matin tandis que Leonid Pasternak (le peintre, le père du poète) le croquait sur le vif. « Son discours n’était pas politique, devait confier Kannegiser le lendemain, c’était le cri de l’âme d’un homme qui avait attendu depuis trente ans cet instant. Je croyais entendre la voix de Savonarole. »






Alors la ville sombra dans la violence, l’ivresse et l’orgie. A l’exemple des héros qui avaient pris le palais, les soldats s’emparaient des caves des commerces et des riches, perpétrant des pogroms d’ivrognes. Les soldats reçurent l’ordre de casser les bouteilles : les gens se couchaient à terre pour boire directement aux caniveaux. Ils se battaient dès qu’ils étaient suffisamment ivres.
Vladimir Antonov-Ovseïenko (membre du comité militaire du Sovnarkom, dirigeant militaire de la prise du Palais d’Hiver : « Une orgie sauvage et sans précédent se répandit sur Petrograd. Nous avions essayé de les stopper en murant les entrées. La foule passait par les fenêtres, s’emparait du stock des bistrots. On tenta d’inonder les caves. Les pompiers envoyés pour les noyer se noyèrent eux même dans l’alcool… Toute la ville était infectée par la folie de l’ivresse.


Je dis Fermez vos volets
On fracturera les verrous
Ouvrez vos caves, vite, valets,
La lie de la terre déferle sur vous


A l’occasion, aux cris de « rançonnons les rançonneurs », on lyncha quelques bourgeois trop bien mis : « Il n’y a rien d’immoral à ce que le prolétariat liquide une classe entrée en décadence : ce n’est que son droit » clamait Trostky.


En décembre le gouvernement abrogea tout l’ancien code pénal tsariste, au passage les articles 995 et 996 qui décriminalisaient de fait les relations sexuelles entre personnes du même sexe. Cette abolition aurait aussi légalisé le meurtre, le viol et l’inceste. Le 6 décembre pour la première fois depuis la révolution française, les femmes obtenaient le droit de divorcer. Le lendemain, la création de la Cheka est officialisée. La loi cédait devant la réalité. L’opinion désormais allait refaire loi.


A partir de décembre, Kannegiser ne passe plus une seule nuit dans la maison de son père, car c’est dans les heures du petit matin que la police politique referme sur les contre-révolutionnaires ses filets.


Le 3 janvier 1918 au matin du 72è jour du gouvernement, constatant qu’il avait dépassé de 24 heures la durée de la Commune de Paris, Lénine esquissa quelques pas de danse dans la neige.







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