Kannegiser :
De l’âge d’argent à l’âge d’acier
« Ils
comprirent que toute forme de beauté, toute forme d’amour
venaient des dieux, ils devinrent libres et fiers, et les ailes leur
poussèrent. » Kuzmin Les
Ailes 1906
Les
mêmes causes produisent-elles les mêmes effets ? où chercher
les sources de la vocation poétique ?
Mikhail
Kuzmin vécut une enfance à la campagne, proche de familles de Vieux
Croyants qui influencèrent la foi naïve de ses Chants
sacrés.
Deux ans avant de gagner la capitale (il devait avoir dix ans) son
frère aîné, plus vieux de six ans l’initia aux jeux de la
masturbation mutuelle : « Craignant que j’en parle à la
maison mon frère me prit en grippe, et commença à « jouer »
avec Sacha Toplyakonsky, qui avait cinq ans de plus que moi. Mon
frère était amoureux de cet ami dont il essaya de me séparer, au
moment où son intérêt pour ma personne commença à grandir. En ce
temps-là évidemment je n’y comprenais rien.»
En
octobre 1925, Sergei Essenin écrit dans sa courte
autobiographie : « Je suis né dans le village de
Konstantinovo, district de Kuzmin, arrondissement de Ryazan, le 21
octobre 1895.
A
l’âge de deux ans, on m’envoya dans la famille aisée de mes
grands-parents paternels, qui avaient trois fils adultes, avec qui je
passai l’essentiel de mes tendres années. Mes oncles étaient
espiègles et affectueux. A l’âge de trois ans ils me firent
monter un cheval à cru et l’envoyèrent au grand galop. J’étais
mort de peur en m’agrippant à son encolure. L’un de mes oncles
(Sacha) me mit dans une barque, rama loin du bord, me déshabilla et
me jeta comme un chiot par-dessus bord. Tandis que je tentais de
surnager en agitant maladroitement les mains, il me criait :
« Petit misérable, tu n’es vraiment bon à rien ! »
Petit misérable était le surnom gentil qu’il me donnait
habituellement. A huit ans, mon autre oncle m’utilisait comme chien
de chasse, me faisant chercher à la nage les canards qu’il avait
abattus. Je savais bien grimper aux arbres. Parmi les garçons du
voisinage j’avais la réputation d’un solide bagarreur car
j’avais toujours des plaies au visage. Ma grand-mère seule me
reprochait ma conduite de voyou, tandis que mon grand-mère qui
m’encourageait à en découdre lui disait : « N’y
touche pas, vieille folle, c’est comme ça qu’il deviendra dur et
fort ! »
C’est
en tant que musicien, pianiste et chanteur que Kuzmin, l’un des
derniers élèves de Rimsky-Korsakov apparut pour la première fois
en public en 1906 interprète de ses Chansons
d’Alexandrie
en vers libres, blasons d’un âge d’argent balbutiant ; le
spectacle a lieu dans la Tour de Vyacheslav Ivanov, poète symboliste
qui tient salon les mercredis, en compagnie de sa femme chantre du
lesbianisme : on monte sur la table pour déclamer des vers, on
s’allonge au boudoir de Madame, sur des matelas répandus à même
le sol, couverts de tissus orientaux.
« Petit
bouc, coupe au bol, bottes rouges à talons d’argent, chemises de
brocard sous un manteau paysan de précieux coutil, parfum, rouge,
les yeux soulignés de mascara, d’abondant anneaux sertis de
pierres rares, mes Chants
d’Alexandrie,
ma musique, mes goûts, tout devait produire une impression pour le
moins stupéfiante » :
Quand
on me dit Alexandrie
Je
vois des murs blancs de villa
Dans
un jardin semé d’œillets
Et
le pâle soleil d’une soirée d’automne
Tandis
qu’au loin chantent des flûtes
Quand
on me dit Alexandrie
Je
vois la ville s’apaiser sous un ciel plein d’étoiles
Les
marins ivres des quartiers sombres
La
danseuse imitant la guêpe
Au
son des tambourins que rythment les hourras
Kuzmin
arrivait tard chez Ivanov, après ses « escapades » avec
Konstantin Somov, le peintre, son camarade de jeu occasionnel et
Walter Nouvel dans les jardins de Tauride qu’ils appelaient dans
leur correspondance, en français, Le
Pays du Tendre.
C’est là que Kuzmin avait rencontré Pavlik Mazlov, au nez
de Pierrot, à la bouche succulente, à
qui il allait dédier son cycle de poèmes L’amour,
cet été là,
un de ces garçons de bains payants, anciens valets de ferme, déguisé
en soldat de fortune, comme les établissements pour hommes de
Saint-Pétersbourg en comptait des légions. Dans leur langue codée,
c’était les pays
chauds.
Kuzmin et Nouvel avaient projeté de visiter tous les Pays
chauds
de la ville, mais leur enthousiasme était tombé au bout du
vingt-cinquième, leurs pas les ramenant à un établissement où
exerçait, depuis huit ans un Alexandre de 22 ans, « grand,
très bien fait aux yeux clairs, aux cheveux presque blonds ».
Journal,
23 décembre 1905 : « je me suis trouvé dans ce genre de
situation, absolument stupide mais pas désagréable, où l’on sait
tous deux qu’on sait, mais qu’aucun ne parle. Il me dévisageait,
sans oser le moindre geste, avec ce regard de sirène que ne
traversait ni l’ivresse, ni la folie, seulement une certaine forme
de terreur, mais dès qu’il commença à me laver, il n’y eut
plus place pour le moindre doute.’
C’est
avec Somov – et non Ivanov qui le sollicita en vain dans son club
des Hafizites- qu’il partagea Mazlov, notant en septembre 1906:
« Quel
événement inattendu ! Je demandai à Konstantin ; -est-il
possible que cela de nos vies ne passe pas à la postérité ?
Si ces terribles journaux demeurent, il en sera ainsi et dans le
nouvel âge à venir on nous regardera comme des « marquises de
Sade ». J’ai compris aujourd’hui l’importance de nos vies
et de notre art. »
Ce
n’est qu’en pénétrant, grâce à Nouvel, -qui avait, échangeant
les rôles, écrit la musique de sa dernière comédie- dans le
cercle des théâtres, auprès de Diaghilev que Kuzmin devint un
dandy. Il se coupa les cheveux et la barbe, ne conservant qu’un
court bouc qui élargissait sa mâchoire en pointe, renonça au long
manteau archaïque et aux bottes paysannes pour l’un de ses 365
vestons colorés (souvent de velours rouge pour s’accorder à la
couleur du maquillage de ses pommettes) qui lui valurent le surnom de
« Prince des Elégances ».
Kuzmin
n’était que deux yeux magnétiques et rien en dessous, en fait un
regard de bœuf aux cils peints sur un visage de chat siamois. Il se
savait laid, mais, ne doutant pas du pouvoir de fascination qu’il
exerçait sur l’entourage, il réunissait autour de lui un harem de
sémillants officiers aspirants-poètes qu’il s’amusait à
retourner à sa guise. Tel est l’avantage de l’extrême laideur,
provoquer les plus flamboyantes passions.
Dans
les grandes occasions, il autorisa Somov, admirateur d’un 18è
siècle libertin, à lui poser des mouches, « un cœur au coin
de l’œil, une demi lune et une étoile sur la joue, un petit
phallus derrière l’oreille ». Lettre à Ruslov (1907) :
« J’aime la vieille musique française et italienne :
Mozart, Bizet, Delibes, dans les modernes, Debussy… par-dessus tout
j’aime Berlioz ; je préfère la musique vocale et les
ballets, je préfère la musique de chambre, mais pas les quatuors…
J’aime le son d’un orchestre militaire en plein air… Jaime les
chats. J’aime les perles, les grenats, les opales et ces pierres
semi-précieuses que sont les agates, les pierres de lune, l’œil
de tigre. J’aime les roses, le mimosa, les narcisses et les
œillets, je n’aime pas les lys, les violettes, les myosotis. Je
n’aime pas les plantes sans fleurs. J’aime dormir nu sur la
fourrure. »
En
1906, alors qu’il n’est qu’un petit compositeur confidentiel,
le succès vient à Kuzmin par le scandale que provoque son premier
roman Les
Ailes,
histoire de l’initiation de Vania, un orphelin de la campagne par
un mentor urbain, qui -comme c’était arrivé à l’auteur avec
un mystérieux Prince George- l’entraîne en Italie à la
découverte du désir et des plaisirs de l’hédonisme. La peinture
–impressionniste- d’une scène se déroulant aux Pays
Chauds choqua
autant qu’elle enthousiasma les admirateurs d’antiquité et de
renaissance. Il s’ensuivit une pluie de lettres de reconnaissance.
Parmi
la foule des anonymes, Nikolaï Gumilev, fervent monarchiste, versé
dans le symbolisme en tant qu’élève d’Annensky au lycée de
Tsarkoye Selo, mais déjà familier de la Tour d’Ivanov, se fit
durant quelques années des Ailes
un
bréviaire, sans qu’on sache si l’admiration des paysages
ensoleillés le frappa plus que l’encouragement à vivre selon son
désir.
Les
plus conformistes ne sont pas forcément ceux qu’on pense.
Toute
forme de sexualité est nuisible à l’action politique, dès lors
qu’elle s’affiche sur le devant de la scène. Ainsi Maxim Gorki,
traduit dans toutes les langues européennes, bolchévique depuis
1905, ami de Lénine, comme lui prudemment retranché à l’étranger
tandis que les rouages du tsarisme se délitent, confie en 1908 dans
une lettre à Léonid Andreyev, dramaturge de seconde zone, à propos
des pièces d’Ivanov et de Kuzmin : « Ce ne sont que des
esclaves dépassés, qui ne peuvent s’empêcher de confondre
liberté et homosexualité. Pour eux la « libération
individuelle » se confond à glisser d’un cloaque à un
autre, réduite à la liberté du pénis, et rien d’autre. »
Dès
1909, Kuzmin est devenu l’un des principaux rédacteurs de la revue
littéraire Apollon ; c’est là qu’il publie en 1910 au
milieu d’articles obscurs A
propos de la merveilleuse clarté,
manifeste de l’acméisme à naître, qui signe la mort des
courants symbolistes. La même année, Nikolaï Gumilev, épouse Anna
Akhmatova qu’il courtise depuis qu’elle a 14 ans. Entre les
bureaux de la revue et leur appartement de Tsarskoye Selo, ils
fondent avec Mandelstam la première Guilde des Poètes, sous l’égide
de laquelle paraît, à petit tirage, mais réimprimé treize fois la
première collection de poèmes d’Akhmatova, Soir,
précédée
d’une préface de Kuzmin, qui vit de loin en loin avec eux.
Au
Théâtre des Intermèdes, créé avec Boris Pronin, Meyerhold, à
qui Kuzmin a inspiré le pseudonyme de Docteur Dapertutto, pour le
protéger de ses fonctions officielles dans les théâtres impériaux,
on donne après minuit des divertissements comme Black and White ou
La tragédie nègre dans des décors de Sapunov. Le Docteur
Dapertutto se transforme parfois en maître de ballet, expérimentant
la tendance au grotesque qu’il théorisera bientôt.
Meyerhold,
habitué des mercredis d’Ivanov où il improvisait déjà des
spectacles mêlant l’assistance aux acteurs, était devenu un
fervent supporter du théâtre de Kuzmin, y compris des trois
comédies religieuses qui lui valurent l’admiration de Blok. Mais,
le succès littéraire se faisant attendre, Kuzmin revint à la
composition de spectacles musicaux sous la direction artistique
d’Arthur Lourié, futur musicien cubiste. En 1911 l’opérette de
Kuzmin, vieille de deux ans, Les
plaisirs d’une femme de chambre
triompha au Maly Theatre, entraînant la création du Théâtre
Intime où étaient réunis Kuzmin, Evreinov, Meyerhold et Nouvel.
Le
jour de la Saint-Sylvestre 1912 dans la cave de la maison Dashkon,
place des Arts ouvrit le cabaret du Chien
errant
(l’avatar visible du précédent Théâtre
intime
) sous la direction de Boris Pronin et le patronage de Kuzmin qui
n’avait pas un sou à mettre dans l’affaire mais l’autorité
(im)morale qui convenait aux improvisation théâtrales et musicale
d’après minuit. Attendu à la porte par le patron en personne on
ne mettait pas le pied avant 23 heures trente sur la volée de
marches descendantes qui menaient aux lieux du secret.
Sur
un mur rouge pompéien, Sudeikin avait dessiné des motifs de fleurs
du mal belle-époque et d’oiseaux fantastiques en fond de scène
des cellules du Chien
Errant.
Là, dans d’improbables improvisations se produisaient poètes,
danseurs, acteurs dont Olga, la femme du peintre. Ce n’était pas
un lieu pour les « pharmaciens », les bourgeois épatés
de l’époque, mais pour la bohème des acméistes et des
futuristes, descendus de la Tour d’Ivanov dans les entrailles de
la ville en ébullition. Leurs joutes en forme de monodrame
constituaient l’essentiel des attractions du lieu. Maïakovsky ne
s’interrompait que pour saluer d’un battement de grosse caisse
l’entrée de Khlenikov ou d’un autre futuriste, à moins que
Mandelstam brisa ses tirades en lui lançant : « ferme-là
Maïakosky, tu n’es pas un orchestre roumain ! »
En
mémoire du 1er
janvier 1913, Akhmatova, celle qui déclame chargée d’agathes, que
Blok trouve terrifiante, dont Mandelstam se souvient comme un ange
noir « dans son châle de pierre ossifié » écrit :
Nous
sommes tous pochtrons et putes
Ici
dans la joie accolés :
Au
mur, oiseaux et fleurs disputent
Sous
de noir nuages noués.
Tu
tire de ton brûle-gueule
Des
volutes, formes en l’air ;
Ma
jupe étroite, pas bégueule,
Montre
ma maigreur au travers.
Des
volets bouchent les fenêtres
Qui
tiennent l’orage en respect
Dans
tes yeux je crois reconnaître
Le
regard du chat circonspect.
O
mon cœur lourd dans quelle transe
Attends-tu
le tocsin de fer ?
Comme
dans la fille qui danse
Jouent
déjà les feux de l’enfer.
La
danseuse, c’était Olga.
Est-ce
la passion ou la simple inconscience qui emporta Nikolai Sapunov,
peintre symboliste et décorateur de théâtre, en 1912, lorsqu’il
se noya dans le golfe de Finlande au large de Terioki pendant une
promenade en bateau ? Probablement, avant les militaires, Kuzmin
faisait une fixation sur les peintres, il aimait, comme dans le
miroir poser et se faire représenter, quand bien même ses portraits
ne demeuraient que confidentiels.
La
passion et la confusion des genres emporta Vsevolod Knyazev, jeune
officier des dragons. Knyazev était un Don Juan, embringué dans
toutes sortes d’histoires compliquées avec
les
jeunes actrices susceptibles de céder à son charme. Il déboulait à
toute occasion dans les locaux de la revue, laissant entendre qu’il
n’était pas opposé non plus à des relations plus approfondies.
Cela comment-ça-t-il comme souvent par la lecture des Noces de
Figaro ?
Le
25 mars 1912 Kurmin notait dans son journal « je l’aime –
beaucoup- il est diablement beau » et à peine une semaine
plus tard, alors que Knazyev devait regagner son régiment à Riga,
il résumait leur nuit en trois mots « Le cher, cher, cher
garçon, il est à moi » :
Neuf
doux grains de beauté
Marqués
par mes baisers
Et
les comptant je lis
Un
mystère plus sourd que n’est ma fantaisie
Sur
tes joues, sur ton cou
Où
bat ton cœur dans ta poitrine
Celui
plus fort que musc
Que
n’efface ma bouche
Grimpant
l’échelle du ciel
Nommant
les perles des caresses
Sans
atteindre jamais
Le
seuil du paradis
Où
ton aura se couche.
Et
voilà le huitième
Plus
cher que tout au monde
Que
l’ombre dans l’été brûlant
Que
la brise de Mai sur les charbons ardents.
Puis
au neuvième enfin,
Je
ne peux plus compter
Je
fonds, je fonds, je fonds,
Consumé
par la flamme.
Et
comme le balcon de l’appartement des parents de Knyazev donnait sur
les jardins de Tauride par lesquels Kuzmin retournait à demeure
Et
je t’ai quitté en silence
Toi,
tu regardais du balcon
Les
trompettes jouaient dans les jardins immenses
« Combien
est glorieux notre Seigneur dans Sion »
Je
n’ai vu briller qu’une étoile
Sur
l’horizon radieux et chaud
Et
je n’ai trouvé d’autres mots
En
m’éloignant dessous son voile
Que
Gloire à Dieu dans son bastion.
Car
dans ces années là, Combien
est glorieux notre Seigneur dans Sion
mis en musique un siècle plus tôt par Bortniansky, - que suivait le
vers « aucune bouche ne peut le dire »- joué dans toutes
les cérémonies où participaient les militaires, était devenu
l’hymne des patriotes russes, se substituant à la célébration
tsariste.
Alors,
dans les dimanches au lit et les nuits passées au paradis, ils
songèrent à publier ensemble les poèmes qu’ils s’adressaient :
Ce fut d’abord « la marque de la flèche » tel que
Knazyev l’avait écrit dans Captivé,
puis « un exemple pour les amoureux » selon un vers de
Kuzmin écrit pour lui. Les maisons d’édition marquèrent quelques
réticences.
La
nuit de la Saint-Sylvestre 1913, Knazyev, ne parvenant pas à choisir
entre un amour platonique, et l’accomplissement de son désir
physique se tira une balle dans la poitrine dans l’escalier qui
menait à l’appartement d’Olga, séparée de Sudeikin, après
Blodk désormais rn ménage avec Lourié et Akhmatova.
Tel
est le mélange des insignifiantes destinées individuelles et de
l’histoire.
En
corrigeant dans ses poèmes, en vue de leur publication à titre
d’hommage, toutes les références à des accords et des pronoms
masculins, son père le tua une deuxième fois, le condamnant
définitivement à l’oubli. Lors des obsèques de Blok, au
cimetière, Akhmatova et Olga Sudeikina cherchèrent vainement sa
tombe. Toute trace de son existence, comme dans les livres, avait
disparue.
On
ne se méfie jamais assez des poètes…
Surtout
s’ils se piquent de philosophie et de politique, encore moins s’ils
sont décidés à mourir d’amour.
En
1912 Essenin arrive à Moscou, Après avoir fait quelques semaines le
garçon-boucher, comme son père, il a trouvé un emploi de
correcteur dans une grande imprimerie. Il distribue à la criée les
journaux des révolutionnaires ce qui lui vaut d’être fiché par
la police tsariste, antécédent qui collaborera ultérieurement à
la constitution de son propre mythe. Par l’intermédiaire de la
secrétaire de l’imprimerie avec qui il s’est mis en ménage, il
publie ses premiers poèmes. Elle lui donne un premier enfant, il
l’abandonne et file à Petrograd, dont, malgré le mépris qu’il
affiche pour les centres urbains, il sait que c’est le centre de
la vie culturelle.
Il
rencontre Blok, le poète absolu, et devient l’amant de Nikolai
Klyuev, qui, comme quelques années plus tôt Kuzmin, porte blouse
tombant aux genoux et mocassins de peau de chèvre chargés de
détourner l’attention de ses traits mongoloïde à demi-cachés
par un chapeau démesurément haut. Klyuev et Essenine jouent les
poètes paysans, remplissant leurs textes de néologismes patoisants
et d’allusions mythologiques absconses. Leurs récitals de poésie,
au Chien
errant
les emporte dans la tornade du succès, quand bien même les
futuristes, avec quelque jalousie, les tournent en dérision :
« La première fois que je vis Essenine, écrira plus tard
Maîakovsky, il arborait une chemise brodée de croix, des mocassins
de chanvre. Sachant pertinemment qu’un vrai paysan –et non son
avatar théâtral- n’a rien de plus pressé que d’échanger ses
nippes contre un costume de ville, je ne crus pas au personnage
d’Essenine. Il me parut d’autant plus fabriqué et factice que,
puisqu’il écrivait déjà de la poésie à succès, il avait sans
doute de quoi se payer des chaussures décentes. »
Comme
le fut un temps Raspoutine, Klyuev est un Khlysty, un flagellant, un
Christ, un prophète. Descendant des peuples eskimos christianisés
du grand nord, Kluyev avait passé une partie de son enfances dans
les tentes des nomades entre le christianisme hérétique d’une
mère pleureuse professionnelle et lrs légendes païennes du
panthéon Lapp et sibérien. Ses poèmes, Chants
de la Fraternité
exaltent les vieux rituels extatiques et orgiaques d’un Sacre du
Printemps, un nationalisme exacerbé, l’approche du Christ par la
chair, la victoire sur le pêché par l’abus du pêché. « L’amour
est puissant qui justifie la multitude des pêchés ».
La
position de Kuzmin, du temps où il avait encore foi dans le Christ
plus ou moins homosexuel des Vieux croyants était à peu près la
même : « Dieu n’est-il pas le créateur de toute cela ?
l’eau, les arbres, le corps. Le péché consiste à résister à la
volonté de Dieu. Si la destinée de l’homme le pousse à désirer
quelque chose d’interdit de toutes ses forces, c’est dans le fait
d’y résister que réside le pêché. »
En
1914 Leonid Kannegiser a dix-sept ans. Depuis le 29 mai, il tient un
journal. La déclaration de guerre le surprend durant son voyage en
Italie. Il ne rêve que de s’engager comme volontaire pour monter
au front. « J’arrête d’écrire, je tourne dans ma chambre
comme un lion en cage et pour la millième fois je décide que j’y
vais ! Demain matin sans doute en me réveillant, je me dirais :
quelle sottise, pourquoi partir ? J’ai une chambre, un lit, à
manger, du café, de l’argent, et aucune pitié pour ceux qui n’ont
rien de tout ça. Si je meurs dans cette guerre, il y aura
indubitablement un sens caché à cela, un but plus élevé à cette
destinée… » Ses parents le retiennent et l’envoient
étudier à l’institut polytechnique.
L’année
suivante avec Sergei Essenine, sous l’influence duquel les poèmes
de Léonid se sont peuplés de motifs ruraux et religieux, ils
écrivent des vers à deux voix :
-L’été
ne fut jamais si beau qu’à Konstantinov, mon frère, dans le
bateau…
- Sur
les eaux bleues de la Volga, où nagent les cygnes, nous avons juré
où qu’on soit, de ne nous séparer jamais.
L’étudiant
ingénieur se dépouille de son uniforme, le paysan baise avec ses
mocassins. Deux aveugles se touchent qui ne communiquent que par les
mots inappropriés qu’ils répètent pour eux-mêmes, dont la
résonance n’a pas de sens, car leurs réalités divergent.
-Tu
es trop beau.
-Tu
es trop laid, trop maigre, toi qui es riche, tu n’as même pas la
chair qui t’habillerait, tu n’as que l’esprit qui ne nourrit
pas le corps !
Rien
n’est possible entre le rebelle et le conformiste. Ce n’est qu’un
amour d’été.
Klyuev
et Essenin, éphémères figures de la Guilde, passent de
l’appartement de Goumilev à Tsarskoye Selo, au théâtre chinois
du palais d’été pour déclamer leurs vers devant l’impératrice.
Essenin vient de faire paraître son premier recueil Radounitsa,
Le jour de joie, le jour des Morts. La très pieuse Alexandra
Fedorovna s’ennuie de son mari et de son fils partis guerroyer. A
Essenin qui songe à lui dédier son prochain recueil, elle demande :
-Vos
vers sont très beaux, mais pourquoi sont-ils si tristes ?
Grâce
à ces relations, Essenin obtient une affectation dans le train
sanitaire 143. Ses retards au retour des permissions le mettent
souvent sur la liste des punitions. Aux premières heures de la
révolution, il déserte.
Les
spectacles nocturnes ont pris fin ; le Chien
errant a
fermé ses portes en mars 1915, lieu supposé d’une trop grande
subversion. D’aucuns prétendent que la police locale débarqua
pour empêcher Maïakovsky de réciter à nouveau Voilà
pour vous !
poème qui, bien que se référant aux événements déjà lointains
du conflit russo-japonais, avait déjà fait scandale lorsque
l’auteur l’avait déclamé à La
lanterne rose en
1913.
Vous,
vautrés d’orgie en orgie
Qui
possédez baignoires et toilettes assises […]
Comprendez-vous
multiples riens
Pressés
de vous remplir la gueule
Qu’un
lieutenant Petrov tranché par un obus
Perd
ses jambes au front quand vous avez trop bu […]
Donner
ma vie pour vos pareils
Mangeurs
de chair en limousine ?
J’irai
plutôt servir du jus de pamplemousse
Aux
putes entassées dans les bars de Moscou.
Le
mois suivant Scriabine meurt, laissant inachevé l’Acte Préalable
de son Mysterium dont l’exécution dans un temple sphérique sur
l’Himalaya était supposée accompagner la dissolution de
l’humanité et de l’univers dans l’extase, permettant la
création d’un être meilleur. Son disciple Sergey Tanïev, dernier
élève de Tchaïkovsky, prit froid lors de ses obsèques et mourut
d’une pneumonie quelques semaines plus tard.
Mais
en décembre 1916, la rumeur lointaine de la guerre n’a pas éteint
les ampoules des lustres rue Saperny dans la demeure d’Achim
Kannegiser, l’un des rares juifs à qui le Tsar a octroyé un titre
de noblesse héréditaire pour services rendus en tant qu’ingénieur
naval et directeur de centrales électriques. Le salon littéraire de
sa femme Rosa accueille aussi bien les poètes acméistes, les chiens
fous révolutionnaires que les généraux d’empire.
Marina
Tsvetaeva, qui, dès sa première visite, se découvre un faible pour
Sergei, le frère ainé de Léonid, remarque l’étrange échange de
regards profonds entre Leonid Kannegiser et Essenine. Durant sa
première soirée à Petersburg, elle ne croise pas Akhmatova, déjà
brillante étoile, son futur soleil jumeau, mais retrouve Mandelstam
qui l’emmènera bientôt visiter les églises et les cimetières.
Elle ne peut rester pour entendre chanter Kuzmin, parce que Sophia
Parnok, empêchée par la migraine, l’attend à l’hôtel, où
elle s’est endormie, étrangère à l’excitation de sa compagne
d’avoir pu devant l’assistance de beaux esprits, déverser, sans
choquer, ses dernières strophes pacifistes.
Transgressant
les lois de l’empire et profitant du relâchement général en
faveur des riches, Sergei Kannegiser, récemment promu officier, se
marie selon le rite hébraïque. Son frère écrit Un
marriage juif:
Sept
bougies sur le candélabre
Fondent,
plus une dans Sa main.
L’orgue
pleure en longue palabre
La
patrie aux bords du Jourdain.
Le
rabbin, visage et ton rogue,
Lève
l’anneau vers le plafond
Somnolent
de la synagogue,
Sa
voix plane telle un faucon.
Adonai !
ô terreur sacrée
Entends-tu
les lamentions
Des
roses fauchées massacrées
Dans
Tes jardins perdus de Sion ?
Aux
premiers jours de la révolution de février, le jeune marié, devant
le ralliement des régiments d’élite aux foules d’ouvriers sur
lesquels ils avaient tiré la veille, se suicide, craignant peut-être
que ses hommes ne se retournent contre lui, comme il était arrivé
au commandant du régiment Volynsky, exécuté par ses subordonnés.
Le
comité exécutif du Soviet de Pétrograd se réunit au palais de
Tauride, dans l’ancien hémicycle de la Douma. Le 3 mars ils
ordonnent l’arrestation du Tsar qui a abdiqué la veille sous la
pression de l’Etat-Major. Ils reconnaissent la légitimité d’un
gouvernement provisoire à condition que celui-ci proclame
l’abolition de la police, les droits du soldat-citoyen, la
libération de tous les prisonniers politiques et le suffrage
universel.
Leonid
devient élève à l’école d’officiers d’artillerie des cadets
Mikhaïlovsky. Sa popularité le porte rapidement à la tête des
l’association des cadets SR. Il n’y restera que quelques mois, le
temps de se convertir à la religion orthodoxe, dans l’époque même
où toutes les discriminations sont proclamées abolies. Transporté
par l’héroïsme militaire et l’ascension du ministre de la
guerre du gouvernement Lvov au poste de premier ministre, Kannegiser
écrit
L’inspection
du Régiment :
Le
soleil luit aux baïonnettes
Des
fantassins. Derrière en rang
Les
Cosaques dressent la tête
Vers
Kerensky au cheval blanc.
Sous
ses yeux que l’effort accable
Le
silence des unités
Gonfle
sa voix inoubliable :
« Russie,
gagne ta liberté ! »
Feu,
acier- âme et cœur convolent-
Chênes
aux chaines résistant
L’aigle
Marseillaise s’envole
Hurlée
par nos clairons argent.
Aux
armes ! les démons pâlissent
Comme
l’obscurité s’abat,
Les
archanges envient complices
Nos
cavaliers chus au combat.
Si
la mort creuse son entaille
Mère
Patrie O mon bonheur
Que
je tombe dans la bataille,
Agonisant,
balle en plein cœur,
Dans
un rêve de pur délice
Je
verrai dans le flux sanglant,
Passer,
Russie libératrice,
Kerensky
sur son cheval blanc.
La
surprise et l’enthousiasme devant les événements de février
envahissent les poèmes de Kuzmin : « Comme si cent ans
s’étaient écoulé, en une semaine…
Que dis-tu une semaine ?.. vingt-quatre heures ! »
Il
chante l’espoir d’une révolution « jeune, chaste,
droite » ! « miracle longtemps attendu » sous
la figure d’ « un ange en cotte de travailleur »,
mais goûte surtout, au-delà du soulagement de la démobilisation
probable de ses partenaires, Yurkun surtout que chaque jour
rapprochait du front, l’atmosphère de vacances, l’euphorie des
masses d’ouvriers qui encombrent les rues, arborant de larges
sourire, à qui l’on peut se frotter sans la crainte du rejet. Le
12 mars 1917, il est parmi les 1400 artistes réunis au théâtre
Milhailovsly pour créer le groupe Liberté des Arts qui s’oppose
au projet du nouveau gouvernement de fonder un ministère garant de
la survie des Arts du passé. Kuzmin est même élu aux côtés de
Blok, Maïakovsky et Meyerhold au sein de la commission chargée de
préparer une constituante des artistes.
En
août 1917, Kuzmin, traitant tous les opposants à la révolution
d’ « animaux et d’ordures » déclare à Georgy
Chulkov (révolutionnaire de 1905 et promoteur de L’Anarchisme
Mystique) : « Il va sans dire que je suis un bolchévique.
J’avoue que je préfère Lenin à tous nos libéraux qui se
disputent sur la défense de la patrie. Se battre au 20è siècle est
absurde et inutilement agressif. »
.
Alors
qu’il tente de s’offrir en sacrifice, devant le Palais d’Hiver,
la nuit du 25 au 26 octobre 1917, Kannegiser se répète comme un
mantra contre la débandade son poème de février l’Inspection du
régiment.
Cette
nuit-là ils ne sont qu’un millier dont 140 femmes, 40 vétérans
éclopés et une unité de cyclistes pour défendre le siège du
gouvernement provisoire. Les cadets minés par leurs propres
dissensions, lassés d’attendre l’ennemi, -les soldats de
Kronstadt ont trois heures de retard –se sont égayés pour aller
dîner en ville. Précipitée par la tentative de couper les ponts
qui mènent aux faubourgs ouvriers et l’arrestation ratée des
chefs bolchéviques, l’insurrection est programmée depuis des
jours, toute la ville bruit de sa rumeur, les journaux l’ont
annoncée. Le signal de l’attaque ne vient pas. Dans la forteresse
Pierre et Paul, les chefs sont incapables de trouver la lanterne
rouge qu’il était prévu d’agiter du haut des remparts :
les canons qui devaient soutenir les troupes sont des pièces de
musée, incapables de faire feu. Le
croiseur
Aurore n’est pas parvenu à sa position, vers 21h 40 il tire enfin,
à blanc, les canons de la forteresse ouvrent tant bien que mal le
feu sur le coup de 23h, cassant une fenêtre et un bout de
corniche…Sur la place les rouges tirent en l’air.
Un
groupe de marins se lance à l’assaut en criant du Maïakovsky :
« Mange
tes ananas, mastique tes gélinottes,
Ton
dernier jour arrive bourgeois »
Le
même Maïakovsky réécrit l’histoire avec le lyrisme qui allait
bientôt inspirer Eisenstein
« Comme
si des mains serraient la gorge
La
jolie gorge du palais
et
la cour du palais
pressait
le torse de la foule
avec
ses bras de grilles. »
A
3 heures du matin, la nouvelle que le palais d’Hiver est tombé
atteint l’institut Smolny.
Quand
les bolchéviques envahissent les lieux au matin, ils ne trouvent
qu’un verre de thé dans son porte-verre en argent à demi vide sur
la table ronde couverte d’un drap blanc brodé au monogramme
impérial. Le bureau de Kerensky est vide. Il a quitté les lieux la
veille, déguisé en marin, dans une voiture prêtée par l’ambassade
des Etats-Unis. Dans les dédales du palais, les révolutionnaires
errent sans trouver les ministres.
Kannegiser
reviendrait. Au lieu de rentrer chez ses parents, il erra dans la
ville jusqu’à se trouver comme par hasard devant l’institut
Smolny. Dans les jardins, devant la colonnade, les derniers
Mensheviks et les SR se dispersaient à contre-cœur, abasourdis par
le retournement de Lunacharsky et la dernière tirade de Trostky «à
ceux qui sont partis et nous conseillent de transiger et de renoncer
à notre victoire nous disons ; vous avez fait banqueroute, il
n’y a plus de rôle à jouer pour vous : retournez d’où
vous n’auriez jamais dû sortir, dans les poubelles de
l’histoire ! » Il entra dans la salle du Congrès pour
entendre la proclamation du Pouvoir aux Soviets, qui promettait Paix,
pain et Terre et vit sous l’ovation générale des soldats
débraillés Lenine
haranguer la foule dans le petit matin tandis que Leonid
Pasternak (le peintre, le père du poète) le croquait sur le vif.
« Son discours n’était pas politique, devait confier
Kannegiser le lendemain, c’était le cri de l’âme d’un homme
qui avait attendu depuis trente ans cet instant. Je croyais entendre
la voix de Savonarole. »
Alors
la ville sombra dans la violence, l’ivresse et l’orgie. A
l’exemple des héros qui avaient pris le palais, les soldats
s’emparaient des caves des commerces et des riches, perpétrant des
pogroms d’ivrognes. Les soldats reçurent l’ordre de casser les
bouteilles : les gens se couchaient à terre pour boire
directement aux caniveaux. Ils se battaient dès qu’ils étaient
suffisamment ivres.
Vladimir
Antonov-Ovseïenko (membre du comité militaire du Sovnarkom,
dirigeant militaire de la prise du Palais d’Hiver : « Une
orgie sauvage et sans précédent se répandit sur Petrograd. Nous
avions essayé de les stopper en murant les entrées. La foule
passait par les fenêtres, s’emparait du stock des bistrots. On
tenta d’inonder les caves. Les pompiers envoyés pour les noyer se
noyèrent eux même dans l’alcool…
Toute la ville était infectée par la folie de l’ivresse.
Je
dis Fermez vos volets
On
fracturera les verrous
Ouvrez
vos caves, vite, valets,
La
lie de la terre déferle sur vous
A
l’occasion, aux cris de « rançonnons les rançonneurs »,
on lyncha quelques bourgeois trop bien mis : « Il n’y a
rien d’immoral à ce que le prolétariat liquide une classe entrée
en décadence : ce n’est que son droit » clamait
Trostky.
En
décembre le gouvernement abrogea tout l’ancien code pénal
tsariste, au passage les articles 995 et 996 qui décriminalisaient
de fait les relations sexuelles entre personnes du même sexe. Cette
abolition aurait aussi légalisé le meurtre, le viol et l’inceste.
Le 6 décembre pour la première fois depuis la révolution
française, les femmes obtenaient le droit de divorcer. Le lendemain,
la création de la Cheka est officialisée. La loi cédait devant la
réalité. L’opinion désormais allait refaire loi.
A
partir de décembre, Kannegiser ne passe plus une seule nuit dans la
maison de son père, car c’est dans les heures du petit matin que
la police politique referme sur les contre-révolutionnaires ses
filets.
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