dimanche 13 mai 2018

Georges Eekhoud


Georges Eekhoud (1854-1957)

Emile Verhaeren : Georges Eekhoud, écrivain de la ferveur
(préface à L’œuvre de Georges Eekhoud, de Maurice Bladel, paru à la Renaissance d’Occident (Bruxelles) en 1922)

« Georges Eekhoud aime la Flandre, ou plutôt sa Campine, avec une âpreté et une ferveur qu’aucun de nous ne met dans le patrial amour. Il aime, si j’ose dire ainsi, d’outre en outre.
Quelques-uns de nous n’aiment qu’à tête reposée. Leur pays est pour eux plein de douceur, de tranquillité et de charme. Une maison claire au bord de la Lys ; des gens simples et calmes autour d’un foyer ; un peu de lumière sur la façade ; de jolis usages et de pittoresques coutumes poétisant la vie ; un amour se déroulant à travers une prairie ou un clos ; une église, un marché, un tir à l’arc, un jeu de boules pour situer telle ou telle aventure, et la nouvelle est imaginée et aussitôt écrite.
D’autres aiment à assombrir ces mêmes mœurs et ces mêmes gens que leurs confrères ensoleillent. Ceux-là s’imaginent une Flandre triste et brumeuse où les vents d’automne soufflent la misère, la détresse et parfois le crime et la ruine. Les hommes de l’Escaut ou des bords de la mer nous sont représentés frustes et gros, fiers, avec des instincts brutaux et des âmes sournoises. Les chaumes des plaines y sont accroupis comme des bêtes ; les routes y sont peu sûres ; les bois y guettent ceux qui passent ; une atmosphère de méfiance, de rage et de danger baigne chaque chapitre et quelquefois chaque page.
Parfois la sensibilité mêle sa liesse à ces drames farouches. Les cabarets  retentissent de chants ardents et lourds avant de trembler aux cris d’une rixe ou d’un meurtre. Et les murs propres et blancs se marquent soudain d’une tache rouge.
Tout cela est, certes, admirablement décrit et montré avec justesse et puissance. Même parfois un caractère d’homme, de femme ou de jeune fille hausse le roman ou la nouvelle, jusqu’à l’étude psychologique. Quoi qu’on dise, nous savons imaginer et analyser, dès que nous le voulons. Il est trop facile de nous ranger, sans appel, parmi les écrivains uniquement descriptifs.
Pourtant, si complète que soit notre manière de montrer et de traiter les êtres et les choses de chez nous, il manque à la plupart de nos maîtres ce que Georges Eekhoud prodigue dans ses livres, je veux dire la ferveur. Non pas l’amour, mais plus que l’amour. On sent chez lui comme une tension de tout l’être, comme une frénésie de sympathie et de tendresse. Il voudrait souffrir à la place de ceux qui souffrent dans ses romans ; il voudrait être humble et déjeté comme les va-nu-pieds de ses nouvelles ; il voudrait participer fut-ce au prix de n’importe quel sacrifice, à la vie sombre et hostile de ses pacants et de ses vagabonds. Le cœur plus que le cerveau alimente et dirige l’art de Georges Eekhoud et voilà pourquoi nous l’admirons, certes, mais surtout nous l’aimons, à travers chacun de ses livres si intensément humains. »
Émile Verhaeren


Georges Eekhoud
(Emile Verhaeren - L'Art Moderne, 18 septembre 1892.)

Là-bas, cet irréductible ? — Georges Eekhoud.

A le voir d'esprit ouvert à la curiosité universelle, à le suivre, commentant, traduisant, ressuscitant les poètes anglais, scandinaves, allemands, italiens, on le croirait cosmopolite. Au contraire plus que n'importe qui, dans son art, il est de son sol, de son pays, bien plus, de son village. Avant d'être flamand, il est Campinois.

Rien ne mord sur le silex de sa nature fruste et rude. Il demeure d'une résistance d'enclume, que les marteaux font retentir, mais qui ne bouge pas. Son essai sur Shakespeare et son temps prouve combien les Anglo-Saxons ont sollicité ses goûts. Egalement les véristes ultramontains, pendant longtemps, furent conquérants de son attention généreuse. En France, Léon Cladel lui fut cher.

La moelle de son art, c'est la tendresse foncière l'émotion passionnée et violente ; l'amour entêté et âpre. Sa sensibilité va de la douceur et de la naïveté à la sauvagerie et à la folie. Indiciblement claire en tel conte où des couples s'en vont par des jardins plantés de groseilliers et de buis, elle s'aggrave, elle gonfle et monte et souvent atteint le spasme. Son dernier livre aime jusqu'à faire crier. Il brûle comme une plaque à blanc.

Si l'on cherche une philosophie dans les oeuvres d'Eekhoud, on y trouve le panthéisme. Cette théorie en est l'universelle reine, comme en toutes celles qui viennent des Nords tristes et ardents. Elle déborde des êtres sur les choses, les peuplant de notre cœur, les spiritualisant de notre âme, les conviant à la vie totale, perpétuelle.

Au reste, serait-il possible à un esprit aussi silencieux et en même temps aussi profond d'être autre chose que spinoziste ?

Trop activement adore-t-il ses bruyères et ses plaines et leurs soirs et leurs nuits, trop pertinemment surprend-il le même langage chez les plantes et les bois, chez les bêtes et les gens, pour ne point conclure à leur identité foncière. La fruste et éloquente matière, la nature merveilleuse et éternelle, le monde des sens et de l'intellectualité communient en chacune de ses pensées, se manifestent en tout son rêve. Si la terre, l'horizon, les pierres, l'air, les brumes, les nuages, la pluie, la lumière n'étaient âmes attirantes et enveloppantes, comment justifier les lyrismes et les apothéoses ? Le sol patrial, le coin de dilection, le morceau de cœur qu'est pour Eekhoud la Campine anversoise, n'existent qu'autant qu'ils lui apparaissent : êtres émotionnels et divins.

Mais qu'on s'entende. Si l'ardeur pour son terroir perdure en lui, elle s'affranchit de toute notion conventionnelle de patrie. Cette quelconquerie géographique n'ayant aucun caractère sacré et intime, n'étant l'expression ni de ses souvenirs, ni de ses goûts, ni de sa race, le laisse dans l'indifférence la plus rigide. C'est une intercalation dans la prière fervente que profèrent ses livres, c'est une surcharge dans le texte.

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Son oeuvre est déjà nombreuse ! Outre trois volumes de vers négligés par lui, en voici le catalogue : Kees Doorik, les Kermesses, les Milices de Saint-François, les Nouvelles Kermesses, la Nouvelle Carthage (Anvers), les Fusillés de Malines, le Cycle patibulaire.

Ces livres réalisent une gradation. De volume en volume, la personnalité s'intensifie, la langue se spécialise, le caractère des personnages s'aiguise en autochtonité.

Les premières études rustiques s'influençaient de certaines conceptions déjà émises en des romans célèbres. Le fond était différent, mais certaines en[t] rées en matière, tels déroulements d'action, quelques descriptions de sites et de milieu rappelaient les procédés consacrés. Aussi les phrases, d'où n'étaient point rejetés encore les mots trouvés sur le terrain d'autrui, les expressions et les tournures caractéristiques de maîtres admirés, parasitaient l'écriture. Un sarclage était indispensable. Il se fit lentement, mais impitoyablement. Et bientôt, plus d'ivraie. Le froment pur grandit clair. Une odeur de labour âcre monta, une saveur de bonne et authentique récolte parfuma le livre. Sur les charrois de sa moisson, Eekhoud pouvait planter le « mai », le sien, avec des fleurs et des guirlandes, à ses seules couleurs flottantes et victorieuses. Il se créa une langue violente, rude, gutturale. Il trouva en français telles combinaisons de vocables qui équivalaient à des idiotismes flamands ; il réussit à donner telle impression si particulière en le mode d'expression littéraire qu'il s'était choisi que la synthèse de certains de ses contes s'incarne bien mieux en un mot néerlandais qu'en un terme latin. La richesse de son lexique s'accrut, la nouveauté et l'audace le heurtèrent. La faute nette et patente fut certes évitée, mais l'assurance que les conquêtes totales du soi-même lui donnèrent, l'entraîna vers une complète émancipation de la correction pimbêche et du style canonique.

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Pour saisir en leur vie profonde les protagonistes des Kermesses, des Milices et du Cycle, il faut bien se pénétrer de l'histoire des provinces belges et spécialement du passé de la Campine. Terre pauvre et tragique, celle-là, terre âpre et ingrate, non pas le tablier verdoyant et fleuri des Flandres, mais la loque rêche et grise des landes stériles, le sablon morne et pâle où poussent des plantes en paquet de ficelle et des arbres en bois de cercueil. Les villages rares, les indigènes violents et naïfs, les mœurs lointaines et touchantes et par dessus tout un vent de fanatisme. On y fit une guerre de paysans, jadis, en 92, aussi rageuse qu'en Vendée. On y mourut simplement, fermement, en héros silencieux. Si bien que le sang de la Campine semble plus glorieusement rouge que n'importe quel autre.

C'est au fond de ce pays que se retranchent les résistances les plus âpres aux illusions modernes de faux progrès et à l'embrigadement universel vers l'idéal bourgeois. Là bas, se lèvent encore des rustres massifs, des types de volonté immesurable, des ardents incompressibles, des soucieux de haine profonde, des marcheurs hors de tout rang, des endurcis de liberté fauve, des farouches d'eux-mêmes et des autres, des taciturnes couvant la révolte, sortes d'anarchistes des campagnes, hors la loi depuis des années et qui rôdent autour des fermes, traqués par les gendarmes et secourus — soit peur, soit fraternité — par les paysans, mais plus encore par leurs femmes et leurs filles. Tels sont les personnages de Georges Eekhoud.

Autrefois, dans Kees Doorik et les Milices, il les choisissait parmi les tranquilles et les paisibles. Il les aimait honnêtes de la vieille honnêteté de leur race, probes et fiers, ne s'affirmant terribles que poussés à bout. Certes les carrait-il d'un bloc, en face de toute vie banale et factice, têtus et foncièrement eux. Pourtant l'enjeu de leur tendresse ou de leur haine n'était point d'une témérité très éclatante. Il étudiait les rapports de maîtres à valets, de nobles à rustres ; il inaugurait des études de mœurs d'une spécialité mitigée. Dans les Kermesses, le ton monte. Dans les Fusillés de Malines, il s'élargit. Dans le Cycle patibulaire, le plein crescendo est atteint.

Le livre marque rouge. En une suite de nouvelles, tous les misérables du bois et de la plaine, du taillis et de la dune apparaissent : voleurs, canailles, pervers, meurtriers, brigands, rôdeurs, assassins, soudainement grands par l'idée qu'ils ont de leur révolte. Aucun de leurs vices n'est tu. Une vie fourmillante, criante de réalité, crue d'audace se manifeste ; elle empêche l'étude de s'empanacher d'exagération feuilletonesque ; elle se burine sur un fond d'eau-forte, violemment, encre et craie. Les extrêmes de la violence sont atteints surtout dans ce « Quadrille du lancier », la dernière nouvelle, où l'apothéose de l'irrégulier, du dégradé, du rejeté est si audacieusement et magistralement faite qu'on s'étonne qu'elle ait été écrite impunément. Heureusement, en Belgique, le parquet est insouciant du livre.

En face des larrons, des traqués et des fouaillés, qui, pour rester libres mènent une vie d'enfer, Eekhoud a dressé plusieurs types de femmes admirables de soumission et de fidélité totales. Telles figures sont d'une humanité toute de larmes et de bonté. Elle planent sur les récits comme de belles lumières. Leur psychologie tout autant que celle des parias auxquels elles ont voué leur âme se dévoile magistralement ajourée d'analyse. Et c'est Gentilie et c'est Blanchelive-Blanchelivette, caractères extrêmes, cœurs de résignation poignante, chiennes de sacrifice, aussi simples et accueillantes devant la mort que devant la vie. Le drame obscur et âpre, tragique et familier de l'existence rebelle et pourchassée, est enfermé dans la cave de leur pensée pour n'en sortir qu'en phrases courtes, en actes audacieux et décisifs, en dénouements terribles et logiques. Le crime et le vice y apparaissent comme de belles fleurs écarlates.

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Si Georges Eekhoud est parvenu à réaliser ces durables poèmes de violence et de sang, c'est qu'il a fait route vers eux entre sa pitié et sa tendresse. Il a aimé dans les gars d'abord la rusticité et l'intransigeance, la primitivité et la foi, le silence et le courage, l'âpreté et la colère. Puis leurs passions naïves et sincères, leurs misères tragiques, leur bonté souterraine, leur honneur spécial. Enfin la conquête s'est faite tout entière. Il les a trouvés aussi beaux, plus beaux, peut-être, criminels qu'innocents, exaltés que calmes, vaguant que sédentaires, traqués que paisibles. Et jamais il ne les a mieux honorés de sa force et de son prestige de poète. Peut-être aussi les évidentes fraternités qui lient les écrivains d'aujourd'hui aux irréguliers l'ont-elles soutenu au point que, vengeant ceux-ci des mépris, les dressant haut devant l'admiration et l'inquiétude, il a d'un même coup magnifié ceux-là.


Rémy de Gourmont  Le Livre des Masques (1921)


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GEORGES EEKHOUD


Il y a peu de dramaturges parmi les nouveaux venus, j’entends d’observateurs fervents du drame humain, doués de cette large sympathie qui engage un écrivain à fraterniser avec tous les modes et toutes les formes de la vie. Aux uns les mouvements du vulgaire semblent négligeables, peut-être parce qu’ils manquent de cet esprit de généralisation philosophique qui élève à la hauteur d’une tragédie l’aventure la plus humble. D’autres ont et avouent la tendance à tout simplifier, n’observent et ne comparent les faits que pour en extraire des résumés et des quintessences ; ils ont scrupule et comme pudeur à raconter des mécanismes si souvent décrits : ils établissent des portraits d’âmes, ne gardant de l’anatomie physique que la seule matérialité nécessaire à soutenir le jeu des couleurs. Un tel art, outre qu’il a l’inconvénient de répugner au peuple des lecteurs (qui veut qu’on lui conte des histoires et qui alors les demande au premier venu), est le signe d’une évidente et trop dédaigneuse absence de passion : or le dramaturge est un passionné, un amoureux fou de la vie, et de la vie présente, non des choses d’hier, des représentations mortes dont on retrouve les décors fanés dans les cercueils de plomb, mais des êtres d’aujourd’hui avec toutes leurs beautés et leurs laideurs animales, leurs âmes obscures, leur vrai sang qui va jaillir d’un cœur et pas d’une vessie gonflée, si on les poignarde au cinquième acte.
M. Georges Eekhoud est un dramaturge, un passionné, un buveur de vie et de sang.
Ses sympathies sont multiples et très diverses ; il aime tout, « Nourrissez-vous de tout ce qui a vie. » Obéissant à la parole biblique, il se fortifie à tous les repas que le monde lui offre ; il s’assimile la tendre ou la dure sauvagerie des paysans ou des marins avec autant de certitude que la psychologie la plus déliée et la plus hypocrite des créatures ivres de civilisation, l’inquiétante infamie des amours excentriques et la noblesse des passions dévouées, le jeu brutal des lourdes mœurs populaires et la perversion délicate de certaines âmes adolescentes. Il ne fait aucun choix, mais il comprend tout, parce qu’il aime tout.
Cependant, soit volontairement, soit cloué au sol natal par les nécessités sociales, il a limité le champ de ses chasses fantastiques aux limites mêmes des vieilles Flandres. Cela convenait à son génie, qui est flamand, merveilleusement, excessif en ses extases sentimentales comme en ses débauches vitales, Philippe de Champaigne ou Jordaens, allongeant des faces maigres dramatisées par les yeux de l’idée fixe ou déployant tout le rouge débordement des chairs joyeuses. M. Eekhoud est donc un écrivain représentatif d’une race, ou d’un moment de cette race : cela est important pour assurer à une œuvre la durée et une place dans les histoires littéraires.
Cycle patibulaire, qui, réimprimé, vient d’être rendu au public, Mes communions, parues l’an passé, semblent les deux livres de M. Eekhoud où ce passionné crie le plus hautement et le plus clairement ses charités, ses colères, ses pitiés, ses mépris et ses amours, lui-même troisième tome de cette merveilleuse trilogie dont les deux premiers ont pour titre, Maeterlinck, Verhaeren.
Jouant un peu sur le mot, je l’ai appelé « dramaturge », au mépris des étymologies et de l’usage, quoiqu’il n’ait jamais écrit pour le théâtre ; mais à la façon dont ses récits sont machinés et comme équilibrés à miracle sur le revirement, sur le retour à leur vraie nature des caractères d’abord affolés par la passion, on devine un génie essentiellement dramatique.
Il a le génie des revirements. Un caractère, puis la vie pèse et le caractère fléchit ; une nouvelle pesée le redresse et le dresse selon sa vérité originelle : c’est l’essence même du drame psychologique, et si le décor participe aux modifications humaines, l’œuvre prend un air d’achèvement, de plénitude, donne une impression d’art inattendu par la logique acceptée des simplicités naturelles. Cela pourrait être un système de composition (pas encore mauvais), mais non pas ici : les chuchotements de l’instinct sont écoutés et accueillis ; la nécessité de la catastrophe s’impose à cet esprit lucide (qui n’a point troublé son miroir en soufflant dessus) et il relate clairement les conséquences des mouvements sismiques de l’âme humaine. Il y a de bons exemples de cet art dans les nouvelles de Balzac : El Verdugo n’est qu’une suite de revirements, mais trop sommaires : le Coq Rouge de M. Eekhoud, aussi dramatique, est d’une analyse bien plus profonde et, enfin, s’ouvre largement comme un beau paysage transformé sans effort par le jeu des nuées et les vagues lumineuses.
Pareillement belle, quoique d’une beauté cruelle, la tragique histoire appelée simplement Une mauvaise rencontre où l’on voit la transfiguration héroïque de l’âme pitoyable d’un frêle rôdeur dompté par la puissance d’un geste d’amour et, sous le magnétisme impérieux du verbe, fleuri martyr, jet de sang pur jaillissant en miracle des veines putréfiées de la charogne sociale. Plus tard Mauxgavres jouit et meurt de l’épouvante d’avoir vu ses paroles se réaliser jusqu’à leurs convulsions suprêmes et la cravate rouge du prédestiné devenue le garrot d’acier qui coupe en deux les cous blancs.
Il y a dans un roman de Balzac un rapide épisode, et confus, qui rappellerait cette tragédie aux généalogistes des idées. Par haine de l’humanité, M. de Grandville donne un billet de mille francs à un chiffonnier afin d’en faire un ivrogne, un paresseux, un voleur ; quand il rentre chez lui, il apprend que son fils naturel vient d’être arrêté pour vol : ce n’est que romanesque. Cette même anecdote, moins la conclusion, se retrouve dans À Rebours où des Esseintes agit, mais sur un jeune voyou, à peu près comme M. de Grandville et pour un motif de scepticisme haineux. Voilà un possible arbre de Jessé, mais que je déclare inauthentique, car la perversité tragique de M. Eekhoud, chimère ou effraie, est un monstre original et sincère.
Si la sincérité est un mérite, ce n’est pas sans doute un mérite littéraire absolu ; l’art s’accommode fort bien du mensonge et nul n’est tenu de confesser ni ses « communions », ni ses répulsions ; mais j’entends ici par sincérité cette sorte de désintéressement artistique qui fait que l’écrivain, n’ayant peur ni de terrifier le cerveau moyen ni de contrister tels amis ou tels maîtres, déshabille sa pensée selon la calme impudeur de l’innocence extrême du vice parfait, — ou de la passion. Les « communions » de M. Eekhoud sont passionnées ; il s’attable avec ferveur et, s’étant nourri de charité, de colère, de pitié, de mépris, ayant goûté à tous les élixirs d’amour fabriqués pieusement par sa haine, il se lève, ivre, mais non repu, des joies futures.

Eekhoud par Magritte
 
DES HOMMES !


A Léon Bazalgette. 

C'EST au Tir National de Bruxelles que les Allemands fusillèrent nombre de Belges convaincus d'avoir entretenu des intelligences avec les Alliés. Et la liste de ces victimes est longue. On les a exhumées pieusement pour leur faire d'imposantes funérailles nationales. Journaux et orateurs ont exalté leur courage, leur patriotisme, leur talent, leur adresse et leur ingéniosité d'informateurs. Rien de mieux; rien de plus juste. Je m'associai de grand cœur à ces témoignages d'admiration.

Mais en lisant les articles dévolus à ces braves, il m'arriva de tomber sur un alinéa où l'on faisait entendre, sommairement et presque négligemment, qu'à côté de ces patriotes dont le journal ne se lassait de publier les noms et de ressasser les états de service et les titres à notre reconnaissance, avaient été enfouis une demi-douzaine et peut-être plus, de soldats allemands — oui, des Allemands que leurs propres compatriotes avaient passé par les armes parce qu'ils refusèrent de faire l'office de bourreaux !

Le journal n'en disait pas davantage sur le sort de ces fusillés allemands. C'est à peine s'il les félicitait. Il ne citait pas leurs noms, à ceux-là. Mettons qu'il les ignorait. Et à supposer qu'il leseût connus, sans doute ne les eût-il pas jugés dignes d'être mentionnés. Il est probable que leurs compatriotes même les avaient voués comme odieux et méprisables à l'obscurité et à l'anonymat... On les avait jetés dans une sorte de fosse commune. Voués pour jamais à l'oubli, au néant...

Pour ma part, j'avouerai que le paragraphe ou ne peut plus laconique
enregistrant cette insubordination de soldats allemands et le châtiment qu'elle leur avait valu, m'arrêtèrent dans ma lecture pour me plonger dans des méditations à la fois douloureuses et consolantes.


Ah! quel courage, quelle volonté, quel caractère autrement résolu, il leur avait fallu à ces héros obscurs pour aller au-devant du trépas, pour le choisir, le conjurer, le préférer à la vie!

Si l'on songe aux atrocités commises par les soudards dans tant de nos cités et de nos villages, à quelles extrémités cette écume du militarisme ne se livra-t-elle pas sur des transfuges chez qui l'uniforme n'avait pas étouffé tout sentiment d'humanité!
Crachats, coups de pied, et le reste... Songez à Aerschot, à Tamines, à Gelrode...
On tenta préalablement de les faire revenir sur leur incroyable détermination. On feignit d'attribuer leur rechignement à une pusillanimité passagère, à une réaction nerveuse, à une crise de sentimentalisme indigne d'un mâle, d'un dur à cuire. Cette faiblesse ridicule leur passerait. Ils finiraient par se faire une raison comme les autres et par se résigner aux inéluctables nécessités de la discipline. Certes, il répugne à un vrai soldat d'être réduit à devoir descendre froidement des civils, des hommes désarmés, de faibles femmes!
Mais ces civils n'ont-ils pas contribué à compromettre le succès des armées allemandes?... Puis, pour ces exécutions, le soldat n'est qu'un instrument de la loi martiale. Il n'encourt aucune responsabilité.
Menaces, sophismes, tentatives de persuasion ou d'intimidation ; rien n'eut de prise sur ces âmes droites, butées dans leur foi humanitaire! Nos réfractaires tinrent bon...



Hélas, ils n'auront peut-être même pas connu la sympathie, le remerciement fraternel, la gratitude de ceux dont se détournaient leurs fusils! N'importe. Ils auront éprouvé la suprême volupté des grands stoïques, des confesseurs sublimes : celle d'avoir tout un monde contre eux, de se sentir menacés par tout un océan de préjugés et d'erreurs — mais de se savoir seuls justes, d'être seuls à
avoir raison contre tout un monde.


Qui les guide, qui les inspire? Le seul amour de l'humanité. Encore une fois, nul plus que moi, n'admire les fusillés belges du Tir National — le Tir National, quelle sinistre ironie dans ce nom! quelle cible patriotique que ces cœurs et ces poitrines! — Nul ne lira et relira leurs noms avec plus de piété, nul ne rendra hommage plus fervent à tant de beaux Belges!

Mais c'est pourtant à vous, soldats de l'ennemi, que je songe peut-être avec plus de solidarité et de communion encore. Eux, les nôtres, savaient que les attendaient la gloire, la reconnaissance de tout un peuple. Désormais l'immortalité serait acquise au moindre de leurs noms. Tandis qu'à vous les pauvres, répudiés ou méconnus, ne demeure que l'approbation de votre conscience !

Des nôtres furent de vrais Belges, vous fûtes, vous, de vrais Hommes !
Des hommes comme j'en souhaite à l'Humanité future, au monde nouveau, à un univers de chaleur cordiale et de spirituelle clarté...
Oui, les Six ou les Sept, — on ignore même jusqu'à leur nombre, mais ils représentent tout de même un formidable total — vous fûtes de dignes Allemands de la patrie de Schiller, de celui qui chanta avec Beethoven, la fraternité des peuples en son « Ode à la Joie ».

C'est à pleines gerbes que je voudrais répandre des fleurs sur votre fosse commune et en baisant les lèvres de vos plaies, j'exalterais un des plus beaux gestes de protestation et d'exécration que le véritable courage osa dresser contre la Guerre !


                                                              GEORGES EEKHOUD 21 janvier 1919.

Monument A G EEKHOUD  ANVERS

Cette nouvelle sera ensuite publiée dans le recueil « DERNIERS KERMESSES » - Edition de la SOUPENTE – 1920.
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Trois nouvelles du Cycle Patibulaire   

(libre de droits) 2è édition 1926 :



LE MOULIN-HORLOGE

Et le Verbe s'est fait Chair
Je sais un moulin broyant aux infâmes le pain de l'expiation.
Point d'ailes qui batifolent au vent salubre et frisquet des espaces. Rien du moulin à toit pointu comme un capuchon, par-dessus lequel les belles filles jettent leur blanc bonnet,—du moulin campé sur la butte ou la digue, regardant croître les moissons et la marée;—ni du moulin romantique, du moulin à eau des ballades, trempant ses palettes dans les cascades folles et s'éclaboussant avec un grondement de tonnerre bon enfant;—du moulin montagnard qui réduit gaves et ruisseaux en écume plus blanche que la farine. Jamais de bergamasques mitrons n'en prennent allègrement le chemin, un sac sur l'épaule; jamais de pimpantes meunières, affligées d'un meunier jaloux, n'y coquettent avec les chasse-mulets égrillards.... Non, c'est le pire moulin de Sans-Souci, car de quoi pourraient bien se soucier les patentés et inamovibles canapsas?
Je sais une horloge palpitante et convulsive, une horloge en peine comme une âme, marquant l'heure, exclusive et spéciale, à des trappistes involontaires qui firent un emploi subversif de leur temps et de leurs bras.
Mouvement de l'horloge, mouvement du moulin se confondent, battant le même tic-tac. C'est de la farine qui s'écoule dans ce sablier fatidique. Horloge et moulin ne font qu'un.
Il y a cinq ans, je vis ce moulin-horloge, et depuis, ne parviens pas à l'oublier, et depuis, mon pain pétri de farine peu suspecte a contracté une indélébile amertume de larmes et de sueur; et depuis, toutes mes heures sonnent au cadran des irréguliers, et comme une épave, je flotte à la dérive....
Je sais un moulin sinistre que desservent d'incompatibles moulants maillotés de gris terreux et de fauve comme des bêtes puantes.
N'osant les détranger, la société les étrange. Ils sont jeunes, copieux, pleins de vie, mais tarés pour le reste de leurs jours. Il n'est anabaptiste assez efficace qui leur confère une nouvelle virginité légale. Il n'existe eau lustrale assez lénitive, eau régale assez corrosive pour laver leurs stigmates. Et telle, la contagion de leurs turpitudes que leurs rédempteurs deviennent leurs complices!
Manutention unique! Meuniers contre nature, ne moulant de blé que celui de leur propre pain!
Depuis ma naissance, j'appréciai bien des appareils, découvris nombre d'engins funèbres, d'ustensiles et d'outils plus condamnables et plus meurtriers que des armes avérées, souvent je parcourus des ateliers ressemblant à des arsenaux ou à des champs de torture, mais nulle part rien ne me troubla comme ce moulin-horloge, dont la grouillante épure me délabre....
Mon guide préjugeait-il mon impression? Il usa de précautions oratoires, recourut à d'extrêmes ménagements avant de me conduire devant cette suprême scène d'ilotisme. Le digne homme m'y prépara, comme à la nouvelle d'une catastrophe. Il paraît que tous ceux qui affrontèrent la même géhenne en sortirent blêmes et défaits. Dans ces conditions qu'adviendrait-il de moi?
Conformément à l'itinéraire, on monte d'abord dans les combles. Le grenier ne contient, outre la provision de céréales, qu'une manière d'auge, en forme d'entonnoir, de la contenance d'un setier, et dont la pointe s'engage, à travers le plancher, dans le corps de la machine fonctionnant en-dessous. Les meules invisibles mettent le plancher en trépidation. Il est temps de remplir la trémie lorsque cesse le ronflement souterrain. Aussi, en attendant que la mesure se soit écoulée, deux servants apathiques, affalés sur des sacs, sommeillent ou baguenaudent. Et si le brusque silence du moteur, cessant de leur chanter sa berceuse, ne les arrache pas à leur indolence, un coup frappé contre le plafond ou un juron caverneux, venant d'en bas, les rappelle en sursaut à leur office périodique.
C'était la trémie banale et anodine de tous les moulins, et les deux faîtards chargés de l'alimenter ne risquaient guère de succomber à la tâche.
A notre entrée, empressés, mais maussades, ils s'étaient mis debout et en position militaire, par respect.
Je fis la moue, ébauchai un imperceptible mouvement d'épaules voulant dire: «Peuh! le terrible moulin et les pitoyables meuniers, en vérité!»
Mon inquisitorial conducteur surprit ma pensée, et avec ce séreux et frigide sourire professionnel des gardes-malades et des geôliers:
—Doucement, cher Monsieur, n'augurez pas trop favorablement de ce préliminaire. Comme j'ai eu l'honneur de vous en avertir, le moteur de ce moulin est extrêmement particulier, je dirai même excessivement particulier.... Puissiez-vous vous familiariser aussi promptement avec les autres organes de l'appareil, avec la cause qu'avec l'effet. Notez bien que vos répulsions probables seront toutes physiques, toutes nerveuses.... Lorsque nous sortirons du laboratoire, pour peu que vous réfléchissiez au motif de cette révolte sensorielle, vous conviendrez que c'est surtout l'apparat, la mise en scène, et peut-être le symbolisme de ce travail qui rebutent et crispent vos fibres affectives.... En y regardant de plus près, il n'y a pas là de quoi fouetter un chat ou plaindre un malandrin! Mirage! simple mirage, je vous assure! Illusion d'optique sentimentale! Mais nos contemporains envisagent le réel à travers une lentille grossissante, se montent le coup, nourrissent de si subtiles délicatesses, préjugés si morbides, et, appréhendant d'occultes actions dans les conjonctures les plus naturelles, deviennent plus irritables, plus chatouilleux qu'un écorché!
Pendant ce nouveau préambule, mon introducteur soulevait une trappe et nous descendions un escalier en colimaçon. Arrivés au bas, il s'arrêta encore, la main posée sur le loquet, comme pour m'accorder une dernière minute de grâce.
Puis il poussa brusquement la porte et la battit après m'avoir fait passer devant lui, pour me couper la retraite.
Nous nous trouvions dans une vaste pièce carrée, relativement basse, qu'éclairait fallacieusement un rang de quatre fenêtres offusquées par de poudreuses toiles d'araignées,—mais il y flottait encore plus de brumes que de ténèbres. D'abord j'avais écarquillé les yeux sans rien voir. Je perçus le courant d'air d'un mouvement giratoire, des ailes ou des volants passaient en me frôlant de leur haleine, j'entendis rauquer et corner une sorte de locomobile, sans suspecter le moins du monde que cette rumeur haletante, rythmique pouvait provenir d'une batterie de poitrines humaines. Puis, autour de l'arbre de couche, emboîté dans le corps du moulin, masqué par un travail de charpenterie, je distinguai une énorme roue horizontale, une lourde roue sans jantes et à dix rais. A mesure que cette masse tournait, de compacte elle devint grouillante et articulée; j'y démêlai des tronçons humains et vivants; tantôt un torse, tantôt une cuisse, maintenant une paire de mollets, aussitôt après des poings convulsés, et encore un profil, un galbe, l'attache d'un col athlétique, la rondeur d'un menton, le méplat d'une tempe, et souvent rien que le rictus d'une bouche, la grenade rouge des lèvres, l'émail d'une mâchoire, la flamme d'une prunelle. Un instant encore et ces ébauches se précisèrent, les silhouettes prirent corps, les membres épars se réunirent et me représentèrent une trentaine de garçons robustes, de fière encolure, actionnant, trois à chaque rais, la roue immense et pesante. Penchés en avant, empoignant les rais comme des bras de levier et de treuil, pesant de toute leur énergie sur le manche, ils poussaient, marchaient au pas, balançaient les hanches, la croupe levée, de l'allure moutonnière et passive d'une bête de somme. Ils rôdaient, rôdaient, sempiternellement, sans proférer une parole, mais non sans renâcler comme ces rosses aveugles qui manœuvrent des chevaux de bois et pour qui le carrousel forain représente le vestibule de la fourrière et de l'enclos d'équarrissage.
Uniformément vêtus de vestes courtes, découvrant la saillie et la rondeur du râble, leurs têtes glabres et rases coiffées d'un bonnet rond, ils viraient, pour virer encore et toujours.
Leurs cheveux soyeux ou crépus, ces cheveux d'adolescents, orgueil de leurs mères imprévoyantes, tombèrent pitoyablement sous les ciseaux affectés, en cette colonie, à la tonte des ouailles. Et, aussitôt, à les voir bretaudés et poupards, on se demande quelles Dalilas de grands chemins livrèrent ces Samsons à la rancune de notre bourgeoisie philistine?...
Pour plus de commodité, la plupart ont retroussé leurs manches et quitté leurs sabots.
Ils sont donc trente pendards charnus, trente frelampiers dans la fleur de l'âge, qui émeuvent le moulin!
Chaque fois qu'il passe devant moi, un de ces moteurs humains, toujours le même, lance à haute voix le chiffre des révolutions exécutées par l'équipe. Il est l'aiguille principale de cette horloge, l'annonciateur des minutes révolues, le timbre monotone et discord, funèbre comme un glas. Ainsi tintent les clarines aux fanons des vaches égarées et coassent les clarinettes funambulesques.
Et chaque fois qu'il braille: un... trois... sept... treize..., c'est une minute à la sinistre horloge.
Et chaque fois qu'il arrive à deux cents, c'est une heure à l'horloge de la Malchance.
Alors il se tait et s'arrête tout court. Le surveillant réveille les deux clampins du grenier. Au-dessus un sac de grain s'écroule dans la trémie.
J'ai remarqué qu'en nous jetant le chiffre de ses rotations, le compteur se détournait de notre côté et que ses partenaires, en virant, nous dévisageaient à leur tour.
Malgré le clair-obscur, la brume et la poussière, ces yeux m'ajustent et me pénètrent. Il y en a de phosphorescents et de veloutés, de mouillés comme une pelouse crépusculaire, d'aigus comme la bise de décembre. Les uns câlins et raccrocheurs évoquent le luminaire des alcôves, d'autres angoissent et fascinent ainsi qu'une lanterne de coupe-gorge. Et dans ces visages glabres, blanchis par les longues claustrations, les yeux les plus pâles, les yeux d'azur et de rosée paraissent ténébreux et nocturnes.
A mesure que le nombre des révolutions augmente, le marqueur clame d'une voix de moins en moins assurée. Et, conjointement, ses compagnons ralentissent le pas, élargissent leurs enjambées, arc-boutent, se calent avec plus d'effort, et en s'arrêtant sur moi, les prunelles deviennent de plus en plus appelantes.
Aux derniers tours la roue gémit, s'enlise, ne démarre qu'à peine; les propulseurs piétinent sur place, marquent le pas. Ceux qui se déhanchaient et se carraient avec une certaine jactance, s'alanguissent, se relâchent. Sourires ambigus, moues veloureuses dégénèrent en une grimace de détresse.
—Deux cents!... Halte!
Un tour de plus et ils croulaient.
Trente nouveaux colons, dispos et séjournés, qui, adossés aux murs, badaudaient, bras croisés, en attendant le moment de tourner à la meule, relèvent leurs camarades exténués. Ces remplaçants se bousculent avec un empressement inconcevable. Ils se disputeraient même les places à la roue, ils se battraient pour entrer dans la coursière, si le roulement n'avait été réglé d'avance, et si des gardiens n'intervenaient dans les compétitions.
La corvée rapporte à ces bannis les quelques centimes nécessaires pour se procurer, à la cantine, le tabac et d'autres douceurs. A la fin de la semaine, ils palpent leur mouture en ces grossiers méreaux de plomb, monnaie fictive des colonies pénitentiaires.
Et voilà pourquoi, jamais en notre matériel pays, limiers de trait jappant de plaisir, frétillant de la queue, prodigues de caresses, au moment où le maraîcher brutal ou le garçon boulanger sournois les attelle sous la charrette surchargée, ne témoignèrent impatience plus fébrile et plus inattendue, que ces fils de chrétiens appelés à remplir cet office bestial.
L'état lamentable de ceux qu'ils suppléent ne les rebute pas. Et même si de nombreux relais ne guettaient l'instant de s'atteler à la machine, à peine relevés de corvée, leurs frères rendus, à bout de forces, retourneraient avidement à ce supplice rémunérateur.
Remontée après chaque heure, l'horloge se remet en mouvement avec une intrépidité nouvelle, les aiguilles fraîches évoluent sans accroc, les barres craquent sous les poignes affermies, les pieds se lèvent et retombent en cadence, la voix du nouveau marqueur, le timbre de l'horloge résonne plus franchement.
Mais, peu à peu, la gorge du compteur se resserre et se voile, l'impulsion se ralentit, les visages épanouis se contractent; je vois des gouttelettes sourdre à leurs fronts, les muscles se bandent moins facilement, la respiration s'embarrasse, les yeux affleurent aux orbites et les têtes penchent vers les croupes qui les précèdent.
Quelques tours après, les corps charnus fument comme des chevaux de labour et se noient dans leurs propres effluves. Une troublante vapeur d'étuve et de chambrée sature le manège. Le crissement des dents, le anhèlement des poitrines couvre le ronron félin des meules. La psalmodie du compteur n'est plus qu'un râle....
Combien nombrai-je de fois deux cents tours, combien s'écoulèrent de ces heures excentriques, combien de fois les moteurs rompus, écartelés, firent-ils place à des organes nouveaux? J'ignore aussi bien la somme des voix sonores et cuivrées que fêla cette horloge patibulaire!
Et cette procession de physionomies qui me sourirent moitié sardoniques, moitié filiales, qui m'implorèrent en se dirigeant obstinément de mon côté, qui repassèrent chacune deux cents fois, toujours plus pressantes et plus pitoyables, avant de se dissiper,—dans quels limbes—- inexaucées!
Sans cesse se reformaient d'autres cortèges de patients, et les nouveaux venus rappelaient, sans les répéter, leurs obsédants prédécesseurs.
A chaque relais, je regrettais ceux qui ne défileraient plus, et pourtant, à peine les fraîches recrues s'étaient-elles mises en marche que je ne vivais plus que par elles et me suspendais à leurs mouvements!
Pupilles dilatées où alternèrent tant de lumière et tant de nuit! Regards inconciliables qui désarmèrent et s'attendrirent peu à peu! Sueur plus lamentable que des larmes de vierges! Fluide des aberrations majeures!...
Aux approches du deux centième tour, les meules cessant de broyer le grain semblaient se retourner contre leurs moteurs, et moudre, et mordre avec la rancune de la matière électrisée, cette chaude et copieuse levée humaine!
Mais le moulin avait beau réduire et fouler ses moulants, la liste en était inépuisable. Il y avait toujours des ressorts et des mouvements de rechange.
Je restai sur place, ne pouvant, ne voulant bouger, me remettant à compter à chaque nouvelle réparation, les deux cents minutes de l'heure abominable.
Et lorsque la voix du marqueur s'étranglait, que la buée s'épaississait jusqu'à me dérober les formes de ces patients bien-aimés, je souffrais, m'épuisais, me fondais comme eux.
La langueur de ces jeunes corps descendait dans mes reins, le long de mes vertèbres, ces yeux vidaient mes os, pompaient ma moelle, ces bouches aspiraient mon reste de souffle, ces regards conjurateurs m'avaient imprégné de leur détresse, ces lèvres jaculatoires m'enduisaient de leurs tièdes et poignantes implorations, les effluves de cette adolescence déchue, me damnaient, me réprouvaient avec elle. A quelles extrémités m'aurait entraîné ce vertige? Leur rédempteur deviendrait leur complice....
Quand mon guide, effrayé de mon mutisme et de mon inertie, me signifia que les ateliers se fermaient et m'arracha, presque de force, à cette dissolvante atmosphère, j'étais plus ivre qu'après une valse effrénée, j'avais vieilli d'au moins dix ans et je ne sais quelle force, quelle énergie, quelle sève j'avais dilapidées, quelle portion de mon être avaient neutralisée ces patients et s'était éventée à leur approche.
Un immense dégoût m'avait pris de tout autre milieu et de tout autre temps. Le soleil m'offusqua, je trouvai la liberté superflue, et même la vie....
Désormais, nul exorcisme ne serait assez puissant pour combler le vide universel.
Je sais un moulin broyant le pain de l'infamie, je sais une horloge aux rouages de chair pantelante, aux mouvements saccadés comme un spasme. Horloge et moulin ne font qu'un.
Le moulin-horloge marque une heure exclusive à des trappistes involontaires, les honnêtes gens diront à la plus abjecte des peautrailles.
C'est à Merxplas, là-bas, tout au fond de la Campine.... On les a parqués et numérotés, ils sont plus de deux mille....
Et depuis ma confrontation avec ce mirifique phénomène du moulin-horloge, mon pain a contracté une amertume indélébile, et quoi que j'entreprenne, toutes mes heures sonnent au cadran de la malchance.



 
LE TATOUAGE

A Sander Pierron.
Une bouffée d'air vicié que me fouette au visage l'entrebâillement d'une porte de cabaret devant lequel je passais ce soir, flâneur—rôdeur peut-être—par la pluie de neige fondue, me remet en mémoire une aventure d'il y a quelques hivers, dans un quartier déjà tombé sous les pioches des équarrisseurs de pittoresques cités.
Explorant le dédale savoureux dénommé «Coin du diable», nous étions tombés, un camarade et moi, au «Bummel», le bal illustre de la région.
Une salle surchauffée, électrisée de fluide humain, saturée d'exhalaisons rousses comme du brouillard en novembre. Des fresques criardes s'assortissaient aux hurlements des cuivres de l'orchestrion.
Des ouvriers endimanchés, nombre d'apprentis de métiers vagues et surtout une nuée de ces êtres réfractaires et asymétriques que l'engeance qui les traque et les méprise appelle voyous, s'y trémoussaient deux par deux ou avec des danseuses le plus souvent veules et bonnes filles. Par moment dans cette cuvée de jeune chair gueuse le remous ressemblait à une ébullition.
Malgré la touffeur, au milieu du petit estaminet servant d'antichambre à la salle de danse rougeoyait un grand poêle flamand à l'ardeur duquel, machinalement, des fumeurs de pipes venaient exposer le bas de leur dos, en remontant le bas de leurs vestes.
Dans le tas de lurons qui s'affriolaient de houblon, d'alcool, de vertige et de chair, l'un d'eux mémorable—à preuve ce récit—nous requit aussitôt par son galbe hors pair, une étonnante souplesse de mouvements, une élégance inattendue.
Une jolie tête brunette et souriante aux vifs yeux noirs, légèrement bridés, sur un corps extrêmement bien fait. La dégaine délurée, il porte un complet mastic qui, par hasard, à l'air d'avoir été taillé sur mesure et un chapeau boule, chocolat, qu'il rejette en arrière. Et le débraillé, l'air casseur qui choquerait chez les autres polissons de sa trempe, lui sied comme une grâce et un affinement de plus.
Il fringue presque sans relâche, ivre de pétulance, se réjouissant de l'élasticité adolescente de ses jambes bien modelées aux muscles mobiles et chatouilleux qu'on voit frissonner, comme de volupté, sous la culotte tendue, tandis qu'il hume les ambiances en frétillant de la narine et en claquant de la langue.
Sa pantomime rajeunit et pimente les quadrilles, les «lanciers», les «ostendaises», toutes les chorégraphies de l'endroit. Tortillements, ronds de jarrets, déhanchements, appels de pieds et de mains, rejets en arrière de la jambe comme pour décocher une ruade à chaque volte de valse, et sa façon d'enlever sa danseuse en la faisant ballonner autour de lui dans un effarement de jupes, et encore au milieu d'un cavalier seul, ses révérences, croupe en l'air, comme un qui joue au saut de mouton, tandis qu'entre ses jambes son visage lutin et falot sourit à sa partenaire; toute cette frénésie, toutes ces scurrilités, bien des gestes plus osés encore, peuvent être très canailles, mais ils nous semblent à nous et à toute la galerie qui s'en régale et s'en pourlèche même les babines, souverainement plastiques.
Aussi de quels bravos, de quels rires, on l'encourage, de quelles privautés on l'accable, en quels frais de séduction les jolies filles se mettent pour lui?
Même ses repos sont composés avec un instinctif souci de la ligne et du modelage.
Très suggestive par exemple sa pantomime—mon camarade, le sculpteur, me poussa du coude pour m'en faire apprécier l'harmonieux enchaînement—quand feignant une lassitude, il affecte de s'allonger sur le dos, la tête dans ses mains jointes, entre les coudes rapprochés, sur la banquette régnant le long du mur, mais pour se détendre, élastique, comme un fauve replié et pour empoigner d'un bond, avec une étreinte goulue, sa danseuse préférée, pour la happer victorieusement au passage et accorder aussitôt ses pas aux siens dans les capricieuses spirales des danseurs.
Ah c'est le boute-en-train, l'âme, la figure dominante et magnétique de ce bastringue, et à côté de ce vivant athlétique, à qui ses vêtements s'adaptent aussi bien que les muscles à ses os, combien feraient piteuse mine nos cocodès conformes et guindés?
Aussi notre intérêt d'artistes épris de beaux modèles se concentre sur ce dandy populaire, ce Brummel du Bummel—comme le sculpteur le disait assez spirituellement, plus tard, car ce soir-là il admirait trop pour plaisanter, il était emballé comme moi, ma parole!
Et vrai, c'est non sans éprouver une bizarre contrariété qu'après une dernière danse, nous le vîmes gagner la porte avec sa favorite, une grande noire, aux yeux brillants, aux lèvres rouges souriantes et humides comme une perpétuelle éclosion de roses, une gaillarde aux insolentes torsades mal contenues par un peigne flamboyant de strass, un peu la mine capiteuse des cigarières de Séville.
Un sentiment qu'il m'aurait été difficile d'exprimer en ce moment, tant il était complexe, subtil et, en quelque sorte latent, mais qui me revint depuis—et que mon camarade me déclara plus tard, avoir éprouvé aussi—m'était venu au sujet de ce galbeux polisson.
Voici: tout le temps qu'il se prodigua à nos yeux en de si réjouissantes postures, nous n'attachâmes pas un instant à sa personne une idée bien déterminée de sexe. Il plaisait à toutes les femmes, il les recherchait même semble-t-il, et cependant cela ne nous avait pas choqué de le savoir le point de mire des prunelles de presque tous les hommes.
Bien plus, au cours de la soirée, nous l'avions vu danser à deux ou trois reprises avec l'un et l'autre garnement de son âge, et danser ces fois-là tout aussi crânement, en montrant le même entrain, la même bonne grâce, le même plaisir.
Par la suite nous nous sommes rappelés cette grâce d'androgynat, cette grâce neutre et ambiguë qui se dégageait du gaillard, et nous ne perdrons certes jamais le souvenir d'un prestige pervers—pourquoi pervers? ne conviendrait-il pas de dire innocent, absolument candide, au contraire?—qu'il allait d'ailleurs proclamer avec une sublime éloquence.
J'ajouterai encore, afin d'assurer toute leur portée aux constatations réunies en ce récit—que personne dans ce bastringue, ne le connaissait. Comme nous il y était probablement venu pour la première fois; on ignorait son nom, son métier, son logis. Ce monde assez farouche et méfiant d'ordinaire, avait été conquis par sa verve, son exubérance, sa mine ravissante et son intarissable belle humeur.
Mon ami le sculpteur, me raconta plus tard qu'il avait cherché en observant ce personnage agréablement énigmatique, à deviner le métier qu'il pourrait exercer. Mais les habitudes du corps de ce drôle, déroutaient toutes conjectures. S'il avait appris un métier manuel c'était sans doute en amateur, car son corps souple et cambré, son torse digne d'un mignon de Cellini, ses bras et ses jambes dont Benvenuto eût doté son Persée, ne trahissaient aucun de ces tics ou de ces déformations contractés à la suite des efforts et des actions musculaires monotones, enclumées et sempiternelles.
Enfin, pour exhumer jusqu'à la plus intime des impressions que nous donna ce joli pauvre diable, au moment où il se retirait avec la belle noiraude, je caressai l'illusion qu'il n'aimait point cette créature-là, à l'exclusion de toutes les autres. Et, l'avouerai-je, cette vague conviction, contribua sans doute à me rendre, son éclipse moins douloureuse. Aurais-je rêvé ce fait, ou mon imagination ébranlée par ce qui se passa aussitôt après, l'aurait-elle ajouté après coup aux événements qui précédèrent la péripétie dont il me reste à parler, mais au moment où il passait devant nous, en emmenant sa compagne, il me gratifia d'un regard d'une intelligence surhumaine, lisant, devinant jusqu'aux rêves trop volatils pour être fixés même par la musique, le parfum ou la prière....
Comme le couple sortait, au risque de rendre à ce bal faubourien la vulgarité et la crapule de tous les dimanches, du dehors un individu poussa la porte et bouscula nos amoureux.
C'était un gaillard d'une épaisse carrure, barbu congestionné. Mais nous eûmes à peine le temps de le dévisager.
Fou furieux, en proie, nous ne savions pour le moment à quel sentiment de courroux et de rage homicide, cet individu s'était jeté sur le jeune homme au complet mastic. Avant que moi, le sculpteur ou tous les autres eussions pu l'empêcher, cette brute, étendue sur notre favori, le vautrait par terre, l'assommait de coups de poing, lui arrachait les vêtements du corps; le tout en lui hurlant des injures où rauquait, où râlait la passion la plus incendiaire.
Ce fut l'affaire de quelques secondes. Revenus aussitôt de notre consternation, nous nous étions précipités sur le forcené, et malgré sa force de démon, quoiqu'il s'agrippât à sa victime en s'aidant de ses genoux, de ses griffes et même de ses crocs, nous parvînmes enfin à lui faire lâcher prise et à le pousser dans un coin où, maîtrisé, collé au mur, il ne cessa de pleurer et de baver à la fois.
Je fus avec le sculpteur et la jeune femme noire, de ceux qui ramassèrent l'adolescent tout à l'heure si fringant et si radieux!
L'acharnement de son agresseur avait été tel qu'il n'avait plus que sa culotte qui lui tint encore au corps. Son veston de coupe si conquérante couvrait le carreau de subits haillons. La chemise arrachée, presque en lambeaux, mettait à nu le torse et les bras. Du sang marbrait ses joues et lui coulait du nez et des oreilles; l'œil gauche sortait à moitié de l'orbite.
Des hommes étaient allés chercher de l'eau et les femmes approchaient leurs mouchoirs pour en oindre et en caresser son cher visage quand, les premiers qui s'étaient portés à son aide reculèrent en proie à une surprise, qui se changea aussitôt en stupeur, et dont ils sortirent en poussant un sourd murmure.
Les rires méprisants s'enflèrent en une huée d'anathème.
Repoussé en arrière, je jouai des coudes, j'écartai les rangs de badauds malveillants qui m'obstruaient le passage et m'offusquaient la vue.
Je ne compris pas tout d'abord le revirement qui se produisait contre ce séducteur.
En le contemplant de plus près, je m'aperçus que la poitrine, le dos et les bras du jeune gars étaient complètement tatoués de curieux et grossiers emblèmes, de devises en langues et en argots divers qui le tigraient de leurs rébus et de leurs hiéroglyphes!
Il n'y avait pourtant encore là rien de si répréhensible. Peut-être avait-il été marin, soldat ou voleur? Or c'est au moyen de semblables exercices graphiques que les pauvres ilotes trompent l'ennui de l'entre-pont, de la caserne et du bagne? Tout au plus, regrettais-je que l'ingrat eût profané et déshonoré par ce bariolage barbare la païenne perfection de sa chair d'éphèbe.
Un nouveau mouvement dans l'assemblée m'arrache au cours de ma douloureuse contemplation!
Le malheureux a deviné ce qui fait rire les uns, hurler les autres, reculer les plus nombreux.
Parmi ces devises et ces emblèmes, gravés comme dans l'écorce des arbres et dans les murailles des geôles, ressortait en caractères plus grands la déclaration d'un amour sacrilège accompagnée des emblèmes d'une forfaiture sans appel aux yeux de la morale chrétienne:
Daniel est à André.
Alors, oubliant ses blessures, le sang qui coule, son œil prêt à s'éteindre, l'adolescent se rengorge, redresse la tête, bombe la poitrine comme pour mieux exposer ses stigmates, et, désignant de la main, le forcené qui sanglote toujours dans un coin: «L'André en question, c'est lui-même! Puis après? Je l'aimai car il fit longtemps très bon pour moi. Il me protégea et il fit mon éducation. Il s'est payé. Nous sommes quittes».
Et, rieur à travers ses larmes de sang, tandis que tous se taisent, subjugués par sa crânerie, il retire de la gueule du poêle, le tisonnier chauffé à blanc, et appliquant celui-ci sur la devise abjurée, il ne daigne ni voir fumer sa chair, ni l'entendre grésiller. L'horrible torture ne lui arrache pas une grimace, pas un gémissement.
Il la prolonge, jouissant de son supplice.
A mesure que s'efface, fumante, la monstrueuse déclaration, ses yeux stoïques et humides de beau martyr, surtout son œil sanglant et blessé, contemple si tendrement la jeune femme qui s'était détournée de lui, ses yeux l'enveloppent d'une caresse tellement suave et poignante, qu'elle aussi, bravant la justice et les vertueux équilibres, se jette à son cou et dépose sur ses lèvres un long baiser de plénière solidarité.




LE QUADRILLE DU LANCIER

...in which places I saw and practised such villainy as is abominable to declare.
Robert Greene. (Repentance.)
Par à force d'avoir purgé tous les dégoûts.
Tristan Corbière. (Le Renégat.)

I

A l'impression métallique et rêche du ciel crépusculaire surplombant la caserne du 45e lanciers, les clairons qui sonnaient au rassemblement ajoutèrent, comme des gouttes de cuivre fondu.
Les consignés, environ une centaine, à la fois anxieux et affriolés, avertis d'une conjoncture point banale, dégringolèrent des chambrées dans la cour.
Soldats médiocres ou franches soudrilles, il n'y en avait aucun qui ne s'estimât un troupier modèle comparé au salaud dont ils allaient faire justice. Avant de procéder à un nettoyage exemplaire, le commandant avait attendu que le jour fût tombé et que les bons sujets fussent dehors, estimant superflu et presque malsain de les employer pour exécuteurs des plus basses œuvres. D'ailleurs, cette expérience du caractère humain que possèdent les chefs de troupes lui garantissait que le condamné ne rencontrerait pas tortionnaires plus acharnés et plus implacables que les arsouilles et les remplaçants retenus au quartier.
Ils se placèrent en ordre de bataille sur deux rangs se faisant face à vingt pas d'intervalle.
Grave, tordant les crocs de sa moustache, important mais agacé, le capitaine souffla quelques mots à l'oreille d'un maréchal des logis qui, avec deux cavaliers, se rendit dans l'aile du bâtiment que couronnaient les cachots. En esprit, les hommes suivaient l'ascension du piquet vers les combles; ils se représentaient la sommation faite là-haut au très principal intéressé, les dispositions sommaires qu'il prendrait avant de descendre avec sa garde.
Mais, comme il arrive toujours en semblables attentes de palpitants spectacles, leur imagination courait la poste et il s'écoula des minutes, durant lesquelles le commandant brossait à coups de cravache la chimérique poussière de ses bottes, avant que le protagoniste du drame promis débouchât avec son escorte.
Un murmure comparable au bruissement des feuilles sèches chassées par le vent de novembre courut parmi les troupiers haletants. Puis prévalut un de ces silences permettant de surprendre la distillation des pensées et le pantèlement des cœurs.
Malgré sa condition fâcheuse et l'opprobre de cette confrontation, le coupable, tout jeune encore, demeurait un cavalier fort plastique, de taille avantageuse, d'une jolie physionomie, pour ainsi dire moulé dans son uniforme paille et grenat garni de jaune orange. Il portait la grande tenue, mais sans le sabre, les éperons et le czapska. Il écarquillait les yeux comme un oiseau de nuit brusquement exposé à la lumière et quelques brins de paille mêlés à sa chevelure noire et crépue donnaient à croire qu'on l'avait surpris dormant étendu sur sa litière.
Quoique libre de ses mouvements, il s'avançait avec la lenteur et la gaucherie d'une recrue. Il semblait essoufflé, et comme il s'arrêtait pour reprendre haleine, les soldats qui le flanquaient l'entraînèrent par les bras jusqu'à dix pas du capitaine.
Désireux d'éviter ces prunelles hostiles et sarcastiques opiniâtrement braquées vers lui, le jeune homme levait les yeux et affectait de suivre le vol de quelques moineaux qui regagnaient en pépiant leur nid situé dans les toits mêmes sous lesquels on l'avait incarcéré, lorsque soudain il entendit hennir là-bas à l'autre bout de la caserne et s'ébrouer l'instant d'après en battant des sabots, avec l'impatience d'une monture fringante trop longtemps retenue à l'écurie, un cheval, son propre cheval, le joli alezan si bien ajusté au cavalier. La noble bête appelait-elle son maître? L'idée qu'il ne la monterait jamais plus lui rendit plus cruel encore le sentiment de son déshonneur et, pour la première fois depuis son arrestation, il eut peine à refouler ses larmes....
Cependant, après avoir toussé, le capitaine déploya une pièce administrative et lut, non sans bafouiller, le procès-verbal du flagrant délit.
Les yeux humides toujours tournés vers le faîte, les bras ballants, le patient s'efforçait de n'écouter que le guilleri des moineaux, le hennissement de son brave cheval et aussi les premiers accords d'un bal de guinguette qui turbulait non loin du quartier, mais il avait beau s'évertuer, les périphrases pudibondes et ronflantes du réquisitoire dominaient toutes les autres rumeurs, et les termes de sa condamnation: «...attentat aux mœurs... dégradation ignominieuse... mise au ban de l'armée...» lui brisaient le tympan comme des percussions de cymbales ou le lui déchiraient comme des éclats de fifres.
Arrivé au bout de sa lecture: «Faites votre office!» proféra d'une voix plus sourde le commandant en s'adressant au maréchal des logis.
Celui-ci, après une pause crispante, se décida enfin à aborder le condamné et, à gestes précipités, il lui arracha tout d'une tire les chevrons et les galons des manches, les torsades des épaules, les brandebourgs, les passements et jusqu'aux boutons du dolman. Afin de faciliter cette opération infamante, au préalable insignes et ornements avaient été décousus puis rattachés légèrement à l'uniforme. Malgré cela l'opérateur suait à grosses gouttes; plusieurs fois il fut forcé de s'y reprendre; il voyait trouble; sa main lâchait prise; pressé d'en finir il allait trop vite.
Avant d'entrer au service ce gradé avait été valet de mareyeur et, à chaque broderie qu'il enlevait au misérable, il se souvenait du sifflement que produisait la peau des anguilles vives ramenée au bout de son couteau ébréché. Il n'était pas jusqu'à la pâleur livide et surtout les convulsions du dégradé au contact de son poing qui ne rappelassent à l'exécuteur les bestioles violâtres qui se tordaient, écorchées et tronçonnées, sur l'étal.
Le sourire de bravade et de forfanterie que les lèvres de l'anathème étaient parvenues à dessiner, au commencement, dégénérait, de stade en stade, en un sardonisme tellement atroce, que l'exécuteur se détournait pour ne plus le rencontrer.
Ce rictus faussement hilare était d'ailleurs démenti par l'inépuisable détresse qui vitrait, dilatait et humectait les yeux de la victime.
Pour finir, le tourmenteur emporta d'un coup sec et précis les larges bandes oranges faufilées à la culotte. Et à cette suprême avanie, lorsque le misérable ramena vers l'exécuteur ses yeux lamentables, une fièvre brûlante les avait subitement séchés: ils n'étaient plus noyés de larmes mais ils étaient injectés de sang.
Cette fois le maréchal des logis recula et battit en retraite, hanté pour le restant de ses jours par l'expression vengeresse de ces prunelles sanguinolentes.
Le capitaine aussi s'était retiré de la scène. Pour les formalités qui restaient à accomplir il répondait de la très bonne volonté de ses hommes. Point n'avait été besoin de les styler.
Les deux rangs se rapprochèrent de façon à former un long et étroit couloir depuis l'endroit où se trouvait le condamné jusqu'à la grande porte ouverte à pleins battants.
Le pauvre diable pressentit qu'une autre épreuve, un surcroît de torture lui était réservé.
A quelle gymnastique vont-ils se livrer tous ces rossards, alignés à quelques pas l'un de l'autre pour avoir plus de jeu? La jambe droite portée en avant, on les croirait prêts à se fendre comme à la salle d'armes. Mais jamais ces faciès ne trahirent pareille préoccupation agressive. Ils prennent donc leur mission bien au sérieux! Ces lèvres pincées, ces regards épieurs, ces têtes carnassières obliquement tendues vers sa piètre personne! On dirait autant de spadassins ou plutôt de coupe-jarrets apostés sur la grand'route....
Tzim la la! Les croque-notes de la guinguette attaquent le finale de l'endiablé quadrille dont la pastourelle vient d'accompagner la dégradation du misérable.... En avant deux! Et en cadence!...
Non, ils sont trop de monde à lui en vouloir. Pitié, les anciens copains! Tout, mais pas cela! Qu'on le ramène plutôt au cachot pour ne plus jamais l'en extraire; qu'on l'y dérobe à la vue de ses semblables, qu'on l'y laisse même crever de faim et de soif. Tenez, il y retourne de son propre mouvement....
Mais les pitauds qui étaient allés le dénicher tout à l'heure et qui, postés derrière lui, n'ont cessé de le surveiller, répriment cette velléité d'indépendance et, rattrapant le gaillard par les épaules, le font pirouetter sur lui-même et, d'une double ruade décochée au bas du dos, l'envoient entre les deux colonnes mal intentionnées.
Dzim la! En avant deux!
De file en file, les coups de pieds pleuvent drus et rythmiques, scandés par la musique forcenée, à temps et à point voulu, presque avec le une... deuss... de l'école de peloton: replié vers la fesse, le bas de la jambe fait ressort du jarret et projette la botte dans les reins du pâtiras. D'aucuns mais combien rares, manquent la cible, à dessein, et se bornent à esquisser le geste. La masse truculente de ces mouflards aigris par les punitions et les corvées prend un âpre délice à ce jeu féroce. Ils frétillent et piaffent en attendant leur tour. A l'approche du souffre-douleur ils tirent la langue, la serrent entre les dents, bandent leurs muscles, contractent tout le corps, en vue d'une action unique. Ils sont littéralement hors d'eux-mêmes. Pas souvent qu'ils rateraient le pékin! Et avec la malice hypocritement salace de chenapans employés à des œuvres d'équité sociale, ils lui décochent la pennade juste entre les jumelles. Les plus agiles, après l'avoir fouillé de la jambe droite, le rattrapent de la gauche. Et tous ricanent, trigaudent, joignent l'invective aux voies de fait, applaudissent aux atouts les mieux rabattus, et se répandent en interjections rauques, en ahanements de goujat qui bat la semelle pour se réchauffer les arpions. Jamais les bélîtres n'apportèrent tant de zèle et d'émulation à la manœuvre. Cette rigolade sera la plus carabinée de leur temps de service!
Il y a jusqu'au fracas étrangement mat et étouffé de cette volée de coups assénés à la défilade qui les a mis en liesse. Un ancien débardeur compara ce bruit à celui d'une pile de ballots s'écroulant à fond de cale. A un bûcheron, il rappela l'aigre bise d'hiver qui secoue rageusement la forêt effeuillée. Mais un manutentionnaire trouva mieux encore: par la suite, chaque fois qu'il jouait des pieds dans le pétrin, il songeait à la plainte sourde de la pâte humaine ce soir à jamais fameux!...
Inerte, privé de toute pensée, durant plusieurs secondes l'homme ricoche et bondit. Une escaffe le renverse, une autre le ramasse. S'il s'abat c'est pour se relever aussitôt comme une haridelle sous le fouet du charretier.
Enfin, il touche à la limite de cette voie de douleurs. Quatre à six tourmenteurs encore à dépasser et il sera dehors, libre, au large. Mais le large et la liberté l'épouvantent bien autrement que les épreuves qu'il a subies dans ce préau. Cette rue faubourienne, ces terrains vagues, ces enclos lépreux piqués, çà et là, de quelque bec de gaz palpitant comme une chauve-souris enflammée, cette atmosphère vespérale ne lui a jamais paru aussi farcie d'embûches.
Un horrible imprévu le guette....
Et plutôt que de sortir avec empressement, il se bute, il se rebiffe, il ne bronche plus sous les coups. Au besoin il repasserait entre les deux haies de tourmenteurs pour réintégrer son cachot de miséricorde. Mais, exaspérés par cette inertie, d'ailleurs pressés d'en finir, les derniers partenaires réunissent leurs efforts et, le visant à la fois, le projettent sur le pont-levis au-delà de la porte.
Avec un fracas sépulcral, les vantaux massifs battirent derrière lui, tandis qu'une huée prolongée le salua par-dessus les créneaux de la muraille.

II

Il se tint blotti dans l'encoignure, sous la voûte ténébreuse, pesant contre la porte, haletant après les quatre murs, après la clémente solitude de la geôle. Au fond il mit du temps à se rendre nettement compte de ce qui lui arrivait. Incapable de toute volition, il ne se découvrait plus que de vagues instincts. Il claquait des dents, il était aveuglé et fourbu, mille chandelles giraient sous ses paupières, il ne cessait de frissonner, mais parfois des sanglots d'asphyxié, des hoquets d'épileptique le secouaient et le tordaient tout entier. Le haro de ses ennemis se répercutait encore en ses oreilles et il lui semblait que leurs pieds continuassent de le fouler.
Sa tenue, si glorieuse il y avait à peine cinq minutes, à présent dégarnie de ses affiquets et de ses passementeries, défaite comme une guenille, trouée par places, ne tenant presque plus à son corps, représentait une livrée de honte, une caricature de l'uniforme; une de ces friperies de carnaval qui boivent la sueur et proclament la crapule de plusieurs générations de masques, un paillasson auquel s'étaient raclées avec rage les plus boueuses semelles du régiment.
Et dire que son équipement était moins avarié encore que l'épave humaine qui le revêtait. Impossible de tomber plus bas, d'être plus abject, plus odieux que ce rebut de l'armée. Sous l'uniforme il ne comptait plus un seul camarade. Aucun de ceux avec lesquels il avait roulé, grenouillé de bouge en bouge, les soirs de vadrouille, avec lesquels il s'était cependant vautré dans de dégradantes promiscuités, ne lui pardonnerait cette turpitude suprême à côté de laquelle les pires infamies devenaient de bonnes œuvres. Les plus mauvais drôles s'étaient cru le droit et même le devoir de le jeter à la voirie!
Et son châtiment ne faisait que commencer:
Désormais le meilleur samaritain se détournerait de lui. Le lépreux aurait peur de lui toucher la main. Il était irréparablement interdit, hors la loi, hors la société, hors la famille! Pour lui plus de parents, plus de sœurs, même plus de mère!...
A cette pensée, la première qui lui revint, il recouvra aussi l'usage de ses membres et fit un mouvement pour enjamber le garde-fou de la douve, mais, tout à coup les dissonnants accords du quadrille raclé et soufflé pendant son supplice secouèrent de nouveau la torpeur cauteleuse de la banlieue.
Et les discordances, la couleur fauve, la frénésie, la continuelle fêlure de cette musique digne du rogomme et des gueulées du voyou, ces cuivres aussi mal embouchés que des escarpes, ce cancan provocateur et cynique sur lequel on venait de lui faire danser le plus macabre des cavalier-seul, viola brusquement sa conscience et convertit son désespoir en un démesuré besoin de représailles!
—Quelle bêtise j'allais commettre! se dit-il, en s'éloignant allègrement de la caserne. Une vaste blague, la vertu! Et les honnêtes gens, autant d'hypocrites qui ne punissent que le scandale.... J'eus tort de me faire pincer: voilà tout.... La nature se moque bien des lois humanitaires et des convenances sociales.... Les gueux pour lesquels brille le beau soleil et verdoient les arbres des grands chemins sont plus nombreux que les promeneurs rassis et poussifs et si les nuits obscures protègent les liaisons permises, elles ne favorisent pas moins les amours frauduleuses!...
Il ferait beau voir les animaux domestiques réduire à l'impuissance les rapaces et les carnassiers.... Imbécile qui me croyais l'exception, le seul dérogateur de mon espèce!... Quoi, j'ai vingt-trois ans à peine, et pour une peccadille, pour une mésaventure, je me serais appliqué à moi-même cette peine de mort que l'excellente justice de ce monde épargne souvent aux chourineurs effrénés.... C'en est fait.... Si l'ordre et la règle me condamnent sans rémission, je m'enrôle au service de la fantaisie et du bon plaisir; je passe à l'armée des francs vauriens et des insoumis....
Pas de danger, ma fine, que les coucheurs des pouilleries et les turlupins des correctionnelles me vomissent, m'expurgent de leur milieu pimenté....
En voilà qui ne disputent point sur les goûts ou les couleurs!... Je sais une franc-maçonnerie dans laquelle mon caractère et ma jeunesse me vaudront une cordiale hospitalité!...
Et tandis qu'il s'étourdissait de sophismes jetés ou phrases saccadées, entrecoupées de ricanements, il se suggérait des mystères et des rites qu'il n'aurait su poétiser en termes assez spécieux....
Aux confins du monde rationnel, au delà des extrêmes tolérances, les stigmatisés, les incurables de son espèce se réfugiaient en des lazarets clandestins, pour y trouver un soulagement au seul mal que ne pourraient adoucir nos sœurs de toutes les charités!
De trop explicites gazettes lui avaient révélé les mœurs ségoriennes des colonies pénitentiaires. A côté des chambrées de mendiants et de frelampiers, celles de la caserne avec leurs farces risquées et leurs indécentes brimades étaient de virginales nurseries. Les chauffoirs des dépôts de vagabonds perpétuaient les priapées des antiques étuves. Et, comme dans des serres torrides établies pour la culture la plus forcée, on y voyait fleurir des végétations monstrueuses ressuscitées du paganisme ou importées de l'Orient.
L'atmosphère y régnait plus suffocante que l'ozone et plus délétère que la mofette. De livides désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux follets sur la tourbière. Ici, le feu de l'enfer prévalait contre le feu du ciel, car nulle part ailleurs les salamandres des ardeurs maudites et des lacs asphaltides ne se traînaient et se mêlaient avec autant d'effronterie. Et à présent le dégradé aspirait à cette vie patibulaire et goûtait par anticipation la cuisante et sinistre tendresse du galérien pour son compagnon de boulet....

III

Il était tellement obsédé par ces mirages néfastes, qu'en passant devant l'entrée du bal où le quadrille ne cessait de vacarmer il bouscula deux danseurs, passablement gris, qui en sortaient bras dessus, bras dessous.
La lanterne rouge de l'enseigne leur permit de dévisager le maladroit. Ses traits décomposés, ses yeux hagards, l'expression farouche et incendiaire de sa physionomie les frappèrent aussitôt; mais ce qui les estomaqua au point de les dégriser, ce fut l'extraordinaire état de son accoutrement. Ce débraillé, à lui seul, constituait un attentat au décorum et à l'ordonnance.
—Où diable ce paroissien avait-il été s'arranger ainsi?
Subitement, ils comprirent: son aventure avait fait du bruit. La rencontre était vraiment piquante. Une aubaine! Attention! On allait rire!
Et l'un des deux faubouriens lui vitriola la face du même sobriquet que venaient de lui hurler les échos de la caserne. Cette fois encore, la résolution l'abandonna; il demeura lâche, baissé, sous l'injure. Et avant qu'il eût repris connaissance, songé à repousser ces agresseurs ou du moins à s'enfuir, d'autres gaillards, attirés à la porte par les exclamations et les sifflets de ralliement de leurs camarades se massaient autour du dégradé et lui coupaient la retraite.
Un mot les mit au courant. Leur mauvais gré se compliquait de cette hostilité que les gens du peuple, principalement les faubouriens et les ruraux investisseurs de la ville, nourrissent contre tout ce qui porte l'uniforme. Des guet-apens et des rixes ensanglantaient sans cesse les abords de la caserne. Plusieurs fois le bouge même où les galants de barrière faisaient sauter leurs dulcinées, avait été démoli de fond en comble par la soldatesque en manière de représailles et par esprit de corps, à la suite d'avanies infligées à l'un ou l'autre lancier.
Si le cavalier qui venait de tomber dans cette bande de batailleurs avait déserté ou reçu la cartouche jaune pour un autre motif, sans doute l'auraient-ils accueilli en triomphateur, mais, quoique peu pointilleux sur le chapitre de la morale, cette fois, la nature de son offense les indisposait plutôt contre lui et ils se réjouissaient cruellement de pouvoir justifier leurs préventions à l'égard de l'arme entière à laquelle avait appartenu l'expulsé, et à laquelle ils attribuaient les mêmes déshonorantes pratiques. Ils seraient encore moins cléments pour le coupable que ses anciens frères d'armes. Déjà ils l'entraînaient à l'écart pour le mettre à de nouvelles questions, le coucher longuement sur la claie, le torturer avec ces atermoiements au moyen desquels les virtuoses de la brimade allongent la crevaison d'un chien galeux.
Un des principaux marlous s'interposa:
—Ne salissons pas nos mains à ce bougre: accordons lui plutôt l'occasion de se racheter. A cet effet fondons-le dans notre basse-cour et voyons s'il se montrera coq ou chapon!
Exultant à ce mirifique programme, la bande charria, sans plus tarder, le sujet à l'intérieur du bal. Si les femelles de ces lurons ne demandaient pas mieux que d'accorder une revanche à ce joueur par trop grec, par contre le patron de l'établissement, soucieux d'éviter de ruineuses mises en contravention, se fit un peu tirer l'oreille avant d'autoriser ce sport passablement décolleté, mais comme il dépendait exclusivement de cette clientèle excentrique et qu'en somme en irritant ces détestables coucheurs il courrait plus de péril qu'en s'aliénant la rousse et les pandores, il finit par se rendre à leurs injonctions comminatoires. En conséquence on ferma les portes, on bâcla les fenêtres pour empêcher les indiscrétions; on suspendit les danses. Quelqu'un imposait même silence aux gagistes, mais la majorité insista au contraire pour que le divertissement fût assaisonné de musique. Leur avis prévalut, et les croque-notes furent invités «à mener le plus de boucan possible» afin de donner le change aux mouchards du dehors. «Puis, qui sait, ce bacchanal ficherait peut-être du gingembre au refroidi!»
—Attention! clama le boute-en-train qui venait d'émettre cette hypothèse profonde,—l'honneur est aux doyennes du sérail. Allez-y, chacune, de votre boniment! Mais, jusqu'à nouvel ordre, bas les pattes!
Pour tenter la conversion du renégat on n'accordait à chaque prêcheuse que la durée d'une figure de quadrille.
Au signal l'orchestre entama avec rage le «pantalon» de la danse fatidique et on vit s'avancer sur la piste une chiffonnière édentée, une pierreuse qui tenta de circonvenir le patient avec des grimaces de guenon amoureuse et lui débita des ordures camardes.
La galerie souligna ces lugubres lazzi par des bourrades et des huées.
Après cette maugrabine, aux premières mesures de «l'été» s'amena une colporteuse presque aussi mûre, qui entretint l'indulgente hilarité des comparses mais n'obtint aucun autre succès.
Pour la «poule» cette vétérane du trottoir céda le terrain à une harengère un peu moins marquée, plus propre aussi, dont, au milieu de fort profondes ténèbres, un permissionnaire ivre se fût peut-être rassasié, quitte à l'étriper ensuite.
Celle-ci fit place à une commère rondelette, vraiment accorte, un morceau friand sur lequel il ne fallait pas cracher; toutefois le mijauré ne répondit pas plus à ses avances qu'à celles des trois précédentes gorgones.
Les assistants commençant à le trouver difficile, se remirent à l'interpeller sans expurger leur vocabulaire.
Il ne se laissa pas démonter par leurs reproches et opposa la même froideur, le même dédain aux paroissiennes qui défilèrent après cette favorite de la corporation. Brunes ou blondes, amazones imposantes ou gamines délurées, sirènes serpentines ou boulottes douillettes, vampires décharnés ou goules ventrues, aucune ne parvint à lui tisonner le tempérament.
La toute dernière, celle que les juges du tournoi tenaient en réserve: un trottin de modiste, une rousseaude encore mineure, l'air d'un collégien précoce, sans poitrine et sans hanches, n'obtint pas plus de résultat que la kyrielle qui l'avait précédée.
Quand cette maigrichonne se retira en s'avouant vaincue, ce fut un tollé, un hourvari, une explosion de sarcasmes et d'invectives.
—Eh bien, s'il en est ainsi!—hurla le chef de la bande, à toutes ces femmes horriblement mortifiées,—il y passera de force! A la curée les mâtines!
—A la bonne heure! se dit le dégradé. Mieux vaut subir leurs violences que leurs fadaises!
Et comme toutes, vieilles et jeunes, se ruaient à la fois dans l'arène, il leur décocha un regard tellement frigide, tellement rébarbatif, qu'elles tombèrent en arrêt, matées par sa superbe, confondues par l'énormité de son aversion.
Mais il se ravisa subitement sous l'afflux d'une inspiration satanique: le moment était venu de s'amuser à cette expérience tout autant, même mieux que les facétieux récidivistes.
Bientôt, avec l'aide du mauvais génie, le lancier déchu serait peut-être le seul à se divertir. Oui, rirait bien qui rirait le dernier! Les candides repris de justice ne se doutaient guère de ce qui les attendait, du tour abominable que ce cachottier était résolu à leur jouer.
On le vit se départir de son attitude répulsive, de sa contenance hargneuse. Allait-il s'humaniser à la fin? Ses traits se détendirent; il se rengorgea, se campa avantageusement, et, les bras croisés sur la poitrine, laissa errer sur son houleux entourage des regards ressemblant à des œillades. Où voulait-il en venir? Il songeait tout simplement à prolonger l'épreuve, à gagner du temps en leurrant ces bagasses, en les promenant par des alternatives de confiance et de déception, jusqu'à la minute fatidique où sa conspiration éclaterait à tous les yeux. Rien n'avertit les matériels Philistins et leurs rouées Dalilas de la catastrophe que leur préparait ce méchant Samson, pas même le sourire faux et sybillin effleurant furtivement ses lèvres.
Oui, il joua tellement bien la comédie que les femelles s'y laissèrent prendre et rentrèrent momentanément leurs griffes, malgré les objurgations des mâles avides de carnage et pressés d'en finir. Voilà qu'elles se reprirent à le supplier en chœur, à lui chuchoter de tendres et humbles déclarations: leurs paroles impatientes, leurs rogues reproches expiraient en soupirs langoureux. C'est tout au plus si elles s'enhardirent jusqu'à l'embrasser, à l'étreindre dans leurs bras, à le presser contre leurs gorges palpitantes. A la longue, comme il demeurait calme, souriant, énigmatique, sans se prononcer encore, en cette crispante posture d'un bellâtre que sa fatuité empêche de désigner son élue,—les mieux tournées abandonnèrent jupes et corsages, recoururent à des attitudes savantes, à des pratiques jusqu'à présent souveraines et irrésistibles.
Lui continuait de les berner en secret....
Alors, toujours sans le brutaliser, elles achevèrent la besogne de ceux qui l'avaient dégradé et le débarrassèrent pièce par pièce de son uniforme dépareillé. Loin de leur opposer la moindre résistance, il semblait encourager ces privautés, si bien qu'elles finirent par le réduire au costume sommaire du conscrit examiné par le conseil de révision.
A l'époque où il passa cette visite, véritable parangon de beauté mâle et adolescente, ses formes nerveuses et musclées avaient arraché des jurons approbateurs aux grognards chargés de jauger et de trier la viande à canons. Mais aujourd'hui, une influence mystérieuse, un pouvoir occulte étrangement suggestif était intervenu pour enchérir encore sur ses perfections naturelles, pour le transfigurer, le parer d'une splendeur surhumaine.
Aussi devant ce nu impeccable, les femmes demeurèrent elles quelques moments éblouies, tenues en suspens, ne sachant plus quel parti prendre, muettes, retenant même leur haleine, sentant leurs jambes se dérober sous elles, sur le point de tomber à genoux....
Puis le désir l'emportant sur la dévotion, leur nostalgie charnelle s'invétérant jusqu'au paroxysme, elles fondirent sur lui, toutes le voulant à la fois, toutes résolues à s'en emparer coûte que coûte, à en prendre leur part, dussent-elles pour cela le lacérer et se disputer les lambeaux de sa personne comme elles venaient de se partager les bribes de son reste de tenue.

IV

Les hommes de l'assemblée, presque tous jeunes et athlétiques gaillards de plein air: braconniers, valets d'abattoirs, tape-dur, rôdeurs de barrière, s'étaient égosillés à flatter et à stimuler leurs compagnes. Fiévreux, trépignant d'impatience, avec des rires, des grognements, des exclamations, des battements de pied, des claquements de langue, des jurons, des tortillements et des dislocations de mancheur, ils semblaient des villageois intéressés dans un combat de coqs, avec cette différence qu'ici chacun pariait pour sa poule contre ce coq récalcitrant.
Peu jaloux, même partageux par industrie, ces galants ne demandaient pas mieux que de céder, en passant, les faveurs de leurs gourgandines à ce joli benêt. Celle qui triompherait de sa froideur n'en acquerrait que plus de prestige.
A la longue, cependant, les marauds s'échauffaient à la place de cet homme de bois et ils refoulaient à grand'peine leur envie de s'élancer sur les tentatrices et de les venger de sa frigidité par un tribut surabondant. Et en même temps qu'ils se trémoussaient d'ardeur et râlaient de convoitise, ils ne trouvaient plus d'imprécation assez énorme pour en agonir le piteux damoiseau.
L'épreuve se prolongea. D'insinuantes et de câlines qu'elles s'étaient montrées jusqu'à présent, les femelles se firent agressives et malignes; une rancœur, une âcreté acheva d'encanailler leurs grâces banales et leurs appas publics.
Le dépit les enlaidissait à tel point que l'attention angoissée et tendue, la solidarité fougueuse et vengeresse de la galerie se relâchèrent.
Graduellement les drôles en vinrent à partager la répugnance que ces maritornes grimaçantes et gorgiases, l'écume aux lèvres, rauques de lubricité, inspiraient à cet adonis.
Oui, peu à peu, et en leur for intérieur, ils désavouaient leurs violentes complices.
Comment en arrivèrent-ils à se rappeler avec un regret attendri, avec presque l'envie de les revivre et de rattraper les occasions négligées, tant de polissonneries commises en manière de récréations à l'époque de leurs baignades d'apprentis lâchés par les fabriques?
Leurs flopées gagnaient à pas accélérés les rives du canal de batelage. Par les crépuscules caniculaires leurs plongeons troublaient les eaux stagnantes et ravageaient les îlots d'algues et de fétides nénufars; puis, mettant de spéculatives lenteurs à se rhabiller, prenant plaisir à se voir au naturel, leurs ébats licencieux, leurs jeux outrés sur les berges poudreuses scandalisaient la digestion des pudiques merciers gavés de fritures et de matelotes.
La nudité de ces vauriens, leur carnation spéciale persistait à trahir les efforts et les attitudes du métier, le jeu de l'outil, les tics et les manœuvres professionnels; leurs membres s'étaient façonnés à la gymnastique artisane; leur chair, imprégnée des poussières et des suées du labeur, gardait le flottement, la cassure, les bourrelets, le ragoût topique, quelque chose de l'usure, du foulage et de la patine des haillons dépouillés. Ce déshabillage vicieux se tonalisait avec la région usinière. Il marquait l'heure ambiguë de cette «pleine eau» clandestine, abrégée et dramatisée par l'apparition des bonnets à poil. Garçons de peine et goujats correspondaient physiquement aux torpides effluences du serein. Ils s'assimilaient le charme paludéen, la douloureuse et toujours convalescente beauté de cette nature suburbaine.
Leur dégaine efflanquée et blafarde, leurs muscles émaciés par places, remplis et presque trop fournis en d'autres, leurs bras maigres, leurs vertèbres saillantes, leurs mollets variqueux, leur suggérait mutuellement de morbides comparaisons, les induisait en de scabreuses espiègleries. De furieux corps à corps aboutissaient à des rapprochements douillets et frileux, à des tendresses détournées....
Oui, comment en arrivèrent-ils, tous ces garnements rogues et fortement émoussés, à se remémorer à présent les tiédeurs veloutées et les insidieuses caresses de l'adolescence? Comment leurs narines peu subtiles retrouvèrent-elles l'odeur spéciale de ces soirs glauques où la campagne fausse s'électrise comme une chambrée de fiévreux? Mais qui expliquera jamais le dynamisme de nos êtres? Et la complaisance du fer que la rouille dévore.... Et la limaille s'accrochant à l'aimant?...
Au surplus, depuis longtemps appâtés de force musculaire, friands d'exploits intrépides, de rixes bien rouges et de défis téméraires, capables d'envier à un rival ses prouesses de fracasse et de pugiliste plutôt que ses équipées galantes, capables aussi de sacrifier une maîtresse à un féal compagnon, à mesure que leur attention se détachait des sirènes échevelées et glapissantes, ils se prirent à admirer le courage et l'impassibilité du patient et à mesure aussi que s'invétérait leur répulsion pour leurs amantes de tout à l'heure, ils se sentirent non seulement indisposés de moins en moins contre cet original, mais trouvèrent son tempérament fort plausible, se prirent même à son égard d'un commencement de compassion, lequel ne tarda pas à dégénérer en une affective indulgence. Ce mystérieux retour d'affinités s'accusa de minute en minute. Jamais ces forcenés n'avaient rencontré ce genre de force, cette bravoure-là, ce mépris des pires ignominies, cette assurance, cette radieuse crânerie, cette désinvolture de jeune dieu supérieur à toutes les lois et à tous les pactes du commun des créatures.
Et le calme céleste qu'il puisait dans son abjection, sa nonchalance féline, son impavide jeunesse, surtout l'ostensible et blasphématoire dégoût de la femme dans ce corps viril d'une cambrure épique, d'un moule ineffable, servi par des attitudes sculpturales, flattait à la fin un penchant qu'ils n'avaient jamais découvert sous leurs rugueuses carcasses et démêlé dans la houle et l'effervescence de leurs postulations.
C'était plus qu'en peintres et en statuaires vibrants, même plus qu'en acrobates et en lutteurs de carrefour qu'ils appréciaient la supérieure plastique de ce mécréant. Non seulement ils l'avaient absous mais ils l'aimaient d'une ambiguë tendresse, ils étaient prêts à embrasser sa cause.
Ils s'abstinrent de joindre plus longtemps leurs invectives et leurs reproches orduriers aux gravelures dont le criblaient les bourrelles ; leurs pieds cessèrent de battre la mesure du chahut incendiaire et leurs poings de se crisper au fond de leurs poches ou de se tordre, brandis vers lui comme des casse-tête; l'angoisse serra leur gorge, son fluide leur empoisonna les moelles, leurs entrailles souffrirent pour lui, leur chair pâtit dans sa chair, leurs corps s'incorporèrent au sien....
Détourner chez ces copieux sacripants le torrent des instincts sexuels, déplacer le siège de leurs affections, fomenter l'érotisme le plus subversif: c'était donc là ce qu'avait tramé l'infâme. Le maléfice opérait au delà de ses plus vindicatives espérances:
Il s'était produit en ces natures plantureuses et massives un de ces répréhensibles et véhéments transports qui fanatisaient les païens à la vue des tortures superbement endurées par les martyrs et qui dictent aujourd'hui une impérieuse vocation d'assassin aux gavroches grelottant d'un spasme sanguinaire dans les livides aubades de la guillotine....
Le perturbateur avait suggestionné de tout son fluide ces faubouriens intraitables et bourrus, ces luxuriants sauvageons. Et à présent, en retour, il sentait les ondes de leur monstrueuse sympathie envahir l'espace et l'envelopper, lui-même, des pires baisers et des plus secrètes caresses. Une expression de jouissance sublimée s'épandait sur son visage. On aurait cru assister à l'apothéose d'un confesseur de la foi ravi dans l'invisible chœur des anges. Sa capiteuse agonie troublerait à jamais les sources amatives de ceux qui en avaient été les témoins et ces barbares qui venaient de le livrer aux représailles de leurs femelles devenaient ses premiers néophytes, ses disciples passionnés et vengeurs!
La rage, la haine, la soif de revanche qui avait succédé tout à l'heure en lui à ses remords et à son désespoir, faisait place à son tour à une sensation de béatitude infinie, d'éperdue félicité, de triomphe suprême. Il était fier de lui-même, réconcilié avec sa faute au point d'en tirer gloire: sa conscience légitimait et exaltait ses erreurs....
Les buveurs oubliaient de pinter, les pipes s'éteignaient l'une après l'autre, les voix rudes des mâles se taisaient. Envahis par l'angoisse ambiante, les musiciens renonçaient à torturer leurs cuivres bossués et leurs boyaux de chat, et dans la salle on n'entendait plus à présent que les sinistres glapissements des louves aboyant à la lune par une nuit de gel, ou de faux ricanements d'hyènes tenues en respect par une comminatoire effigie tombale....
Quelque temps, trop occupées de leur victime, elles ne remarquèrent pas le silence réprobateur dans lequel se renfermait la chambrée si tapageuse et si rutilante du commencement de la partie. Mais la possession magnétique s'établissant de plus en plus étroitement entre les regardants et la victime, le fluide qu'ils échangeaient devenant de plus en plus intense, ce calme et cette immobilité autour d'elles leur causèrent une vague inquiétude, puis elles furent intriguées par l'air extatique dont leur proie les narguait, puis, elles découvrirent la crise inouïe qui s'était produite dans les sens de leurs souteneurs.
Damnation! Non content de se dérober à leurs avances et à leurs pratiques, l'aberré passionnel leur volait, leur arrachait les tendresses de ces bons mâles. S'il défaillait, s'il se pâmait ainsi, c'était enivré par le bouquet de leur abominable tendresse.
Désormais elles, les coucheuses et les nourricières fidèles, n'existeraient plus pour ces ruffians débridés!
Se pouvait-il? Plus moyen d'en douter.
Alors, avant de se retourner contre les lâcheurs, elles voulurent en finir avec l'androgyne qui les avait débauchés. Avec une recrudescence de rage, elles se mirent à le griffer, à le mordre, à lui tirer les cheveux. Quelques-unes le percèrent de leurs épingles, de leurs broches, le déchiquetèrent à coups de ciseaux. Les hideuses vieilles proposaient de le mutiler, mais les jeunes les en empêchèrent, ne désespérant pas encore de leurs prestiges. En attendant, elles le faisaient mourir à petits coups. A défaut de sève, elles se gorgeraient de sang. Lui, cependant, continuait de rire aux démons. Son exaltation le rendait disvulnérable ou plutôt, à mesure qu'elles le criblaient de blessures, il lui semblait que ses idolâtres y promenaient des lèvres balsamiques et on n'aurait su s'il se débattait dans les affres du trépas ou dans un spasme de félicité divine.
Ses complices demeuraient stupéfaits, cloués sur place, partagés entre l'envie de le délivrer et la jouissance de cette sublime agonie. Ainsi, les prêtres sacrifient dans la messe le rédempteur qu'ils adorent.
L'ayant vu chanceler, car elles lui avaient ouvert les veines et il perdait le sang en abondance, ils firent un mouvement pour se porter à son secours. Il eût été aussi difficile de parvenir jusqu'à lui que de retirer un fétu de paille du milieu d'un feu de prairie. N'importe, ils l'arracheraient mort ou vif de leurs serres et ils immoleraient toutes ces harpies sur le corps du seul bien-aimé.
Devinant leur impulsion, il eut encore la force de leur faire signe de s'arrêter. Pourquoi subsister plus longtemps? N'avait-il pas épuisé en ces quelques minutes la somme de joies terrestres, vidé jusqu'au tréfond la coupe des voluptés majeures? Il étendit vers eux des mains conjuratrices pleines d'onction et de charité. Avant de les fermer pour toujours, par-dessus l'enchevêtrement et les replis des ménades, il laissa reposer ses yeux d'ombre et de vertige sur le cercle de ces possédés. O ce qu'il y avait de délicieusement félon, d'ineffablement sacrilège, d'amoureusement sinistre dans ces mémorables yeux d'archange déchu!...
Alors, aspirant, inhalant dans un dernier effort de ses poumons toute la dévotion qui émanait de ces ensorcelés, pour s'en griser comme d'un vin eucharistique, pour s'en oindre comme d'un chrême efficace entre tous, n'espérant nul viatique plus digne de son paganisme, lui-même sentit s'épancher, avec la vie, tout ce qu'il couvait de désirs et de nostalgies, tout ce qu'il distillait de sèves, et l'essentiel de son être aller vers eux et se consumer dans les flammes de leur perdition.

Une petite compil?


http://www.mediafire.com/file/ip1go2fd1cil87a/eekhoud_choix.pdf/file

sinon avec un peu de patience tout est disponible ici :
 http://www.aml-cfwb.be/numerisation/peps/auteurs/889
(Verhaeren pour les fans aussi, pour moi qui le place au-dessus de Hugo par exemple, les poèmes d'Eekoud me laissent plutôt froid en revanche)



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