dimanche 25 novembre 2018

fabrique des ruines: brouillons



Trains


A Helsingfors, la caissière du restaurant ambulant refusait les roubles péniblement obtenus avant de quitter la Suède, au débarcadère du ferry : « je ne veux plus appartenir à la Russie, je veux appartenir à une république libre. Sans marks finlandais on ne mange pas ! »
officiers et des soldats en armes gardaient les issues pour que personne ne tente de descendre. Ils avaient confisqué tout ce qu’ils trouvaient comme produits de toilette et médicaments, et fait se déshabiller quelques femmes dans un compartiment isolé, pour observer le règlement.
Dans ce qu’il restait des trente opposants venus de Suisse en voiture diplomatique, la plupart s’étaient égayés dans les wagons, se mêlant aux dames encore chic et aux officiers à moustaches cirées qui lorgnaient avec suspicion ces pauvres en guenilles.]
V2
16 avril 1917, Minuit
Le train était entré à Petrograd par la gare de Finlande.
C’était un train régulier, il y en avait encore, un attelage de voitures de troisième classe au brinquebalement familier. Partout les quais étaient chargés de groupes de soldats, dans des uniformes plus ou moins exotiques, auxquels il manquait les boutons dorés des vareuses. Des soldats qui crachaient vers le train à chaque fois qu’une tête à casquette se montrait aux ouvertures. Ils regardaient l’air effarés ceux qui, du train, agitaient leurs chapeaux, criant « longue vie à la révolution ».
Dans ce qu’il restait des trente opposants venus de Suisse en voiture diplomatique, -car Platten, l’organisateur du voyage, n’avait pas été autorisé à franchir la frontière, ni Radek qu’on avait descendu du train à Stockholm après un meeting improvisé dans une salle d’attente, la plupart s’étaient égayés dans les wagons. L’enfant qui s’était pris d’une passion subite pour Sokolnikov durant les premiers jours du voyage s’éveillait dans les bras d’un soldat russe dont il tenait le coup embrassé, partageant avec lui une ration de crème aigre.
Lorsque Nadedzha et Illich avaient changé de voiture pour s’installer dans un wagon vide, un lieutenant au teint pâle, après leur avoir tourné autour avec agressivité, s’en était pris aux immigrés. A mesure que le ton de la conversation montait, les soldats un à un s’étaient massés, se hissant sur les bancs de bois, pour voir qui parlait ainsi de la guerre prédatrice, à laquelle il fallait mettre fin.
C’était bien là-dessus qu’avait compté Ludendorff et Romberg en leur ouvrant la voix pour traverser l’Allemagne en wagon plombé, dans un train tractant une unique voiture, avec au bout du convoi, derrière un trait de craie, deux officiers allemands pour toute escorte. On n’avait même pas examiné leurs bagages ni leur passeports quand ils étaient monté à bord à Gottmadingen. Les allemands avaient bien fait les choses ; pour montrer que malgré la guerre ils ne manquaient de rien, ils avaient mis deux cuisiniers à disposition qui servaient des repas pléthoriques. Dehors, par les fenêtres, ils n’avaient vu que des femmes aux champs, des enfants, des adolescents, pas un seul homme ; tous les hommes valides étaient au front. Juste avant de traverser Berlin, le train s’était arrêté le long d’une voie de garage, et un groupe d’espions étaient montés occuper un des compartiments vers l’arrière. Seul l’enfant s’était plaint, leur criant en français : « Mais qu’est-ce qu’il fait le conducteur ? » et Illich avait monté le ton, disant : « Je préférerais que vous ne fumiez pas, ça me dérange quand je travaille ». Ils n’avaient plus entendu parler d’eux jusqu’à Sassnitz où ils avaient pris le ferry pour Trelleborg.
A Beloostrov, dernière gare avant la frontière, des camarades les avaient rejoints, les arrachant à la compagnie des soldats, avec une délégation d’ouvrières. On demandait à Nadezhdja un discours, mais elle restait hébétée dans l’anticipation de l’imminence du retour, incapable de prononcer un mot.
Un peu avant minuit, le 3 avril, ancien calendrier, le train pénétra dans la gare de Petrograd.
Malgré l’heure –il n’y avait plus de jour, il n’y avait plus de nuit-, la foule sur le quai montait comme une mer, agitant des bannières rouge. Une fanfare jouait la Marseillaise. Les compagnons de lutte pleuraient en bousculant la délégation des marins de Kronstadt. Précédant les députés du soviet des soldats et des travailleurs de Pétrograd un capitaine se hissa sur la plateforme, se figea au garde-à-vous et salua Illich qui, pris au dépourvu, salua à son tour. Le long du chemin jusqu’à la maison Kschessinska,que les bolcheviques avaient pris à la danseuse étoile du Mariinsky, la maîtresse du Tsar, les soldats de la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul formaient un cortège ininterrompu de porteurs de flambeaux, illuminant d’un halo tremblant les chromes de la voiture blindée.
Ce reflet, c’était la lumière des thèses rédigées dans le train du retour que l’exilé répéta devant les révolutionnaires, tous ceux qui au seins de sa propre minorité les désignèrent comme les « délires d’un fou » : déchéance du gouvernement provisoire vendu à l’impérialisme et au capital, paix sans condition ni annexion, collectivisation des terres, nationalisation des banques, suppression de la police, de l’armée, de la bourgeoisie incapable de réunir une assemblée constituante, tout le pouvoir aux soviets, la révolution permanente destinée à s’étendre au monde.
Il n’avait tort que sur le dernier point.
Petrograd résonnait du bruit de toutes les discussions politiques : c’était ce bourdonnement ininterrompu que Nadezhja entendait par la fenêtre ouverte sur le jardin, vers trois heures du matin, dans les nuits blanches, quand l’obscurité ne vient pas.
Vinrent les émeutes de juin, les cadets légitimistes et les cosaques tirèrent à nouveau sur la foule.
On arrêta les agitateurs. Illych, déguisé en pompier, rasé de près et portant perruque, muni d’un faux passeport d’ouvrier, reprit le train pour la Finlande.
Les trains, il en circulait en tous sens : en se rapprochant de Vyborg, vers septembre, il entendit les soldats discuter ouvertement de l’insurrection armée, et raconter comment ils avaient jeté à l’eau leurs officiers qui voulaient les faire marcher contre les ouvriers, forts de la décision du gouvernement de rétablir la peine de mort pour les déserteurs et les mutins.
Puis arriva Octobre.










Cosmic train
Ne fut-il que l’homme d’un rêve ?
A neuf ans la scarlatine le laissa presque sourd : c’est pour ça qu’il rêva de communication. C’est parce qu’il n’entendait plus qu’il s’interrogea sur l’origine du chant et la musique des sphères.
Comme il n’entendait plus la rumeur du monde on le retira de l’école. De toute façon, il n’était déjà pas comme les autres, son père était polonais, ils vivaient dans la forêt comme des ours, ils ne savaient pas s’arrêter de faire des enfants jusqu’à ce qu’au dix-neuvième la mère meure en couche. Comme il n’avait plus rien à apprendre, Konstantin commença à lire méthodiquement tous les livres de la bibliothèque paternelle, et le premier sur lequel il tomba décida de son destin. C’était une traduction de Jules Verne : De la Terre à la Lune. Dans l’appentis de la maison de bois il construisait des instruments pour séparer les gaz et regarder les étoiles.
Comme tout ce qui l’intéressait ne servait à rien qu’à ajouter au désordre, son père décida de l’envoyer à Moscou vivre de pain noir en étudiant les mathématiques. Il se construisit un cornet acoustique pour écouter la voix des professeurs, sa seule invention qui ait jamais fonctionné dirait-il plus tard. Pour ne pas mourir de froid il commença à hanter la seule bibliothèque ouverte de la ville, celle que le comte Rumyantsev avait offerte avec ses collections d’art à la ville et au peuple. Il y avait là un libraire du nom de Nikolai Fyodorv, un drôle de libraire, qui ne croyait pas à la propriété des idées et des livres, qui écrivait des articles, mais refusa toute sa vie de les laisser publier, un drôle de chrétien, orthodoxe mais pas trop, qui croyait à l’immortalité physique et à la résurrection des morts par des moyens scientifiques. « Tout le monde doit avoir accès au savoir, et tout doit devenir sujet de connaissance et d’action » enseignait-il à qui voulait l’entendre, à voix basse, car on chuchote dans les bibliothèques. Fyodorv était un optimiste, il pensait que la mortalité était l’unique cause du mal, du nihilimse, et du caractère destructif de l’homme ; contrôler le climat, les catastrophes naturelles, lutter contre les maladies, coloniser les océans, s’approprier l’énergie du soleil et explorer l’espace en viendrait à bout. C’est lui qui souffla à Konstantin sa devise : « la Terre est le berceau de l’humanité, mais personne ne reste toute sa vie dans son berceau ». Il avait dix-sept ans quand, profitant du temps libre que lui laissait le petit emploi de commis de librairie déniché par son mentor, il esquissa le plan de son premier vaisseau spatial.
Mais Konstantin ne resta pas longtemps dans la capitale, car dès que son père apprit que le peu d’argent qu’il lui allouait finissait en acide sulfurique et en mercure, il l’enjoignit de faire servir le peu qu’il avait appris à trouver un métier honnête : c’est comme ça qu’il devint instituteur à Borovsk, se maria à la fille d’un pasteur local à qui il ne ferait que sept enfants afin qu’elle ne subisse pas le même sort que sa mère. Ses expériences se heurtèrent à l’incompréhension générale, et il s’en fallait de peu que les enfants qu’il enseignait lui jetassent des pierres : l’hiver, on le voyait se promener sur le lac gelé dans un fauteuil roulant propulsé par des voiles, l’été il allumait des incendies dans les bois voisins pour remplir d’air chaud des montgolfières qui lui échappaient et faisait pleuvoir des cendres sur les fermes alentour, s’écrasant invariablement sur les toits des artisans du bourg. Il dressait des plans de centrifugeuses, de tunnels de soufflerie pour tester l’aérodynamisme de l’aéroplane à aile unique qu’il avait conçu trente ans avant les frères Wright, de dirigeables plus avancés que ceux de Zeppelin vingt ans avant Zeppelin, mais qu’il ne construisit jamais, car les commissions scientifiques sérieuses lui refusèrent toujours les crédits nécessaires, tout en l’élisant à l’académie des sciences pour le récompenser de ses articles visionnaires et le décourager de tenter de publier les romans de science fiction qu’il continuait à écrire en secret. Pour éviter qu’il mette ses inventions en pratique on lui accorda enfin une promotion qui le ramena à Kaluga, d’où il était parti trente ans plus tôt, pour enseigner les mathématiques. Il s’installa dans le chalet qu’il ne quitterait plus pendant les quarante années suivantes, qu’en deux ou trois occasions plus ou moins heureuses, continuant à affirmer qu’il n’existait pas de science sans projet philosophique… et vice-versa, et à démontrer que le rêve était le moteur de l’action.










Maroussia
Elle arpente le quai de la gare de Leningrad, dans la même petite robe noire qu’elle porte depuis ses 18 ans, chaussée de baskets blanches qui ne la quitte ni l’hiver, ni l’été. Ceux qui la connaissent ont tendance à s’éloigner au plus vite, ceux qui la reconnaissent s’approchent au contraire pour lui arracher un mot mystérieux qui prenne valeur de prophétie. Elle se jette sur Mitia, essoufflée, l’air inquiet, et sans dire bonjour demande « où allez-vous » .Il répond qu’il va à Moscou. Elle dit, « parfait » qu’elle a un concert prévu là-bas, et qu’elle ne peut absolument pas y aller, mais il acceptera peut-être de le donner à sa place.
Mais je ne suis plus pianiste Maria, ma main gauche est faible, on va me huer, et puis je ne connais rien de votre programme. Elle déroule très vite ce programme, mais ce n’est pas grave, il n’a qu’à jouer ce qu’il veut, le tout c’est qu’elle ne peut pas y aller. Non, il dit que c’est impossible, qu’elle arrête de le supplier, que le train est déjà à quai, qu’il va le rater. Et quand il démarre, il la voit remonter à contre-sens, à la recherche d’un autre pianiste qui surgirait impromptu et pourrait la remplacer dans cette tâche qu’elle ne peut accomplir. 


3 août 49, à Elena Gnessin
Une fois à Moscou je n’ai pu vous écrire tout de suite, puisque les onze jours dont je disposais entre ma sortie de clinique mon retour à Leningrad) et mon départ pour Sortavala, se sont passés au lit dans l’impossibilité de rédiger aucune lettre. Ici, dès mon arrivée je suis tombée sur toutes les bénédictions dont j’avais été si longtemps privée ; le silence, les bois, les bords de lacs, et –honte à moi- je ne me suis même pas aperçue que dix jours de mes vacances s’étaient envolés sans que j’y prenne garde !.. Je vous aime et vous respecte plus que vous n’imaginez, telle la Cordelia de Shakespeare – je vous aime sans en dire un mot.
Je ne voudrais pas jeter sur ce message purement lyrique l’ombre portée de considérations mercantiles, mais le sujet que je vais aborder n’y ressemble que de loin. Permettez que je le dise en aussi peu de mots que possible. Par le plus grand des hasards, je me suis trouvée durant mon voyage vers Sortavala en présence de deux compagnons inattendus, MM Meyerovitch et Lokschin, jeunes compositeurs et théoriciens. J’avais eu vent de leur grand savoir et l’excellence du duo qu’ils foraient m’avait été signalée par d’importants musiciens –mais la découverte dépassa tout ce qu’on pouvait en attendre. Comme il est difficile de parler de deux personnes à la fois, je vous entretiendrai d’abord de Lokschin. Sans le moindre doute cet homme a du génie. Dans quel domaine ? Mais, tous ! à commencer par ses compositions, que je connais peu, mais la main qui les guide trahit ce qu’elle sont : son esprit –et j’ai rencontré cher Elena Fabianovna quelques uns des plus brillants esprits de ce temps ; son intelligence, sa modestie, son potentiel artistique.
Le laisser passer, pour nous, pour votre Institut serait rater un événement majeur sans même l’avoir vu venir ! Tout lui vient naturellement dans le domaine de l’art, comme à une autre échelle à une sorte de… Mozart. Tel est la clé de son influences profonde, aussi puissante que mystérieuse ; j’imagine fort bien l’idolâtrie qu’il suscitait chez ses étudiants –à la recherche de plus de poésie, car on les a nourris de trop de prose… Que peut-il enseigner ? Ce qu’on voudra ; théorie, harmonie, instrumentation , composition, déchiffrage, accompagnement. Il n’a que 29 ans, et se contenterait d’un modeste poste d’assistant pour débuter. Rien ne l’en empêche plus, son poste au Conservatoire ayant été supprimé par souci d’économie…Quelques informations supplémentaires ; il a obtenu son diplôme en 1944 dans la classe de Miaskovsky qui l’a pris comme assistant : il est juif ; il est très sérieusement malade (il ne vit qu’avec un tout petit morceau d’estomac) mais son attitude vis-à-vis de sa maladie est courageuse et volontaire, ce qui devrait suffire à attirer l’attention sur lui… S’il n’y avait qu’un poste à pourvoir, prenez Lokschin.
S’il s’agissait du cours d’accompagnement, je lui céderais volontiers la moitié du temps que j’y consacre, me concentrant sur la partie vocale, mais il saura faire quoi qu’on lui demande.

16 avril 1949, à Mikhail Gnessin, Sortavala
Avant mon départ, j’ai reçu un magnifique bouquet de fleurs de Galina Maverykievna. Très touchée, je l’ai emporté avec moi, et à la correspondance du train de Moscou pour Sortavala, j’ai effectué une petit visite de cinq minutes à Lubov Vassielvna Shaporin. C’était la fête d’anniversaire des dix ans de sa petite-fille, Sonetchka : alors je lui ai donné le bouquet comme je n’avais pas prévu cet anniversaire et que le temps manquait pour acheter un cadeau. A la gare de Finlande, j’ai immédiatement reçu ma récompense sous la forme d’un autre bouquet. Venaient d’arriver une heure plus tôt de Moscou Lokschin et Meyerovitch, qui m’accompagnèrent jusqu’à Sortavala. Bunin qui devait les accueillir à l’occasion de son mariage leur avait fait faux bond et j’ai récupéré le bouquet de la mariée.
C’est de ces jeunes gens que je veux vous parler, et non des fleurs, cher Mikhail Fabianovitch. J’ai déjà écrit à Elena Fabianovna, quoique je regrette de ne pas être parvenue à rédiger la lettre purement lyrique que je souhaitais lui adresser de la cliique, et à Moscou non plus. Ce n’est que les deux derniers jours que je me suis sentie mieux, et à Sortavala, j’étais en effet de nouveau en forme, courant les cascades et les bois dans l’oubli de tout…
Bref, les Intermezzi du voyage étaient de deux sortes, notre trio et la maladie de Lokschin. Pour faire court l’érudition extraordinaire de ces deux personnages, et la menace du naufrage dont les ailes noires pourraient recouvrir un artiste qui n’a pas 29 ans révolus…
Pour aller droit au but, nous devons les intégrer à l’Institut. Parlons de Lokschin d’abord. Il possède sans nul doute un don qui en fait un génie ; je n’ai encore qu’une vision très partielle de ses compositions, mais le petit aperçu qu’il m’en a donné était merveilleux, moderne et conçu sur grande échelle : il est tellement à l’aise dans l’univers musical que je n’ai jamais rien vu de tel. Peu importe l’époque ou le style, il joue de mémoire symphonies, quauor, œuvres vocales, ce que vous lui demandez. Il joue brillamment, avec immédiateté et commente de plus la pièce, l’air de ne pas y toucher, accentuant toujours les traits essentiels. (Il entend 13 sons différents dans un accord.) Quelque chose dans sa sincérité passionnée m’a rappelé votre propre caractère.
Un supplément d’information : l’élève de Miskovsky –son élève préféré- diplomé en 1943 (peut-être 44, je ne sais plus), membre de l’Union des Compositeurs depuis 1941 ; juif, a enseigné au Conservatoire de 1944 à 1948, renvoyé sans qu’on l’en ait informé personnellement, il a échappé aux particularités de l’année en cours –sous le pré »texte de réduction d’effectif, mais cela n’est écrit nulle part ce qui fait que personne ne s’en préoccupe ; Mravinsky a joué à Novosibirsk une de ses compositions symphoniques avec grand succès. Il peut enseigner la théorie et la composition dans n’importe quelle section. Théorie, harmonie, instrumentation (sans doute ce qui lui plairait le plus), déchiffrage, accompagnement… Faut-il offrir aux étudiants, un brouet sans saveur ou leur donner l’eau de la vie et du champagne ? ce n’est que trop clair…
Ajoutez à cela un aspect plus personnel ; il vit sans estomac (les ¾ ont été excisés), il ne lui reste en quelque sorte que l’âme. Il est de notre devoir de prendre en charge et de chérir de telles personnes –alors que ses moyens d’existence ne reposent que sur ce qu’iol peut « fourguer » à la radio de temps à autre… c’est terrible… Vous pouvez en parler à Nicholas Yakoblevitch si vous voulez… Que notre Institut absorbe les plus brillants, exceptionnels, promesses pour l’avenir tandis que notre si précieuse Elena Fabianovna le dirige encore en personne.
Voici que la voiture va partir pour la ville… La pendule s’est arrêtée hier et la nuit dernière il y a eu une coupure d’électricité, si bien que nous faisons tout à tâtons. J’écris depuis six heures du matin, et comme les trains ne circulent qu’un jour sur deux, j’ai peur d’en rater un et dois donc mettre fin à cette missive.



Electricité 

Dziga Vertov Man with the Camera eye Avertissement ;
Ce film est une expérience dans le domaine de la COMMUNICATION CINEMATOGRAPHIQUE des éléments visibles, sans l’aide des intertitres, Sans l’aide d’un scenario, sans l’aide du théâtre (un film sans décors ni acteurs). Ce travail expérimental vise à créer un langage cinématographique universel absolu basé sur la totale séparation du langage du cinéma avec celui de la littérature et du théâtre.
Au départ il ne s’agit que de remplir un ancien théâtre vide, un espace de projection, où l’on décrira les instruments qui ont servi à sa production, des caméras fimées par d’autres caméras, les gestes du projectionnistes et ceux du cameraman. Les même rideaux de velours usé qui ferment l’espace de la scène, closent les accès, ferment les portes de la vie, alors que la vie est ici, dans l’illusion de son déroulement.
Quand les rabats des sièges de bois s’abaissent, en même temps que les rideaux s’ouvrent, la foule pénètre, coiffée uniformément de casquettes et de képis. Les lumières du lustre trop ouvragé s’éteignent, et un orchestre silencieux, forcément muet, entame le prélude. Su un balancement de clarinette et basson, la flûte entonne la gamme du quotidien ; il reste un violoncelle et une trompette pour causer du passé. Du mélange cacophonique des lignes qui dessinent le réseau des tramways et des bus au sortir du dépôt de Bakhmetievsky, tandis que des cochers dorment sur leurs calèches, les mendiants dans les parcs, les bustes des mannequins de coiffure dans les vitrines des salons.
Le violon douloureux dans la lumière d’été mal filtrée par les persiennes, c’est la femme, au lever qui enfile ses bas.
Scherzo : le fil se trame, les mécanismes se mettent lentement en route dans les usines le long des tuyaux des cuves à pétrole, dans l’atelier de couture, un bruit joyeux de basson cancanant et de pizzicati de cordes irréguliers qui se fondent dans la masse.
Blues : l’image arrêtée sur la table de montage.
Le cortège funèbre, le registre du bureau des mariages, des divorces, les douleurs d’un accouchement, les touristes endimanchés à la réception de l’hôtel Métropole. En voiture ! en ambulance. Au feu !


L’image écrit aujourd’hui, fabrique hier.






J’interroge la forêt et le bois ne dit rien ; Que voulez-vous savoir ? La tablette de Oui-ja dit l’avenir est sombre, à toi de le construire. Et sans doute, tu le regretteras.




Le rideau mordoré du théâtre se lève et à mesure qu’il révèle le décor de scène, l’Atlantide des mondes que nous avons construits s’engloutit dans le cercueil douillet des passés bâillonnés.
KCE…Et puis, soudain peut-être le miracle se produit, les choses s’articulent les unes aux autres, le montage surgit et tout est comme si aucune autre voie n’était possible, et la chose en soir arrive enfin à son état d’origine, par un coup de baguette magique. L’existence, le présent éternel.
Le partage des eaux. Les eaux ruisselantes de Rachmaninov, un seul violon sur le frissonnement d’aube des possibles. Une trompette, l’aurore qui survient, contrariée par le mécanisme des pompes et des générateurs. La petite valse des ampoules dans l’usine, le léger tournoiement de fée-clochette avant la soudure qui fond le métal et le verre. Piccolo, boîte à musique, nuage de carbone et d’espoir immatériel, sans poids, petite âme égarée sur le ruban de latex de la chaîne rotative. La boue sur quoi tout cela s’est construit, l’élévation du bâtiment sonore, les corps à genoux dans la travée humide, le ciel qui par-dessus s’éclaire des flash de l’orage ou des cités illuminées, le déchirement du temps que pareille lumière suppose, des horizons bouchés aussitôt qu’entrevus.
Les chevaux, la cavalcade des héros sur la plaine aride, qui mène au combat, à l’amère illusion des victoires. Au rythme élargi et létal de l’extase. A la fin si abrupt que rien n’a survécu.
Et nous avons poussé sur le fumier puant de la réalité.














J’écris l’histoire je fabrique l’avenir


Le taxi, loué pour la journée un prix astronomique, glisse le long du parc du Village des Enfants ; derrière les grilles défoncées où la rouille a mangé la dorure, un enchevêtrement de lianes affaiblies par l’hiver trahissent encore la présence des maigres feuillages des lopins potagers où Nicolas lui-même fit pousser des patates et que les citadins se sont redistribuées clandestinement pour rallonger la soupe : au loin la silhouette de pagode du théâtre chinois, l’enfilement palladien du pont de marbre, et en tournant la tête les fantômes des coupoles de la salle de concert au centre de l’île, avec les vantaux défoncés de ses portes d’orangerie, où ne résonnera jamais plus une note de sa musique.
Le manuscrit encombre la banquette arrière, trop grand pour tenir dans une poche ou une sacoche, trop de portées, raccordé à la va-vite par des charnières de scotch toilé pour en tourner les pages comme d’un livre, beaucoup moins chic que le costume d’homme d’affaire qu’il a revêtu pour la photo, celui qu’il endosse chaque fois qu’il faut retourner en ville, l’air d’un américain qui va porter un paquet d’actions au coffre. Dans le rétroviseur avant il contrôle la position d’une mèche rétive, bohème et romantique qui se décolle de la masse noire gominée des cheveux plaqués en arrière, masse machinalement une fois de plus l’arrête du nez trop gros aux narines épatées qui trahit les traits lourds du visage paysan. Les yeux brillent, pierres sombres sous les cils trop fins qui illuminent les hautes pommettes d’un regard de biche, déplacé, tour à tour volontaire et veule.
D’un palais l’autre : l’entrée principale des studios se dresse comme un promontoire à colonne couronnée d’un bousin de tôle qui lui donne l’allure d’une station de métro. Traverser l’allée des jardins de l’aquarium vers la rotonde de verre et d’acier du bâtiment central où les dîneurs attablés de haute société applaudirent autrefois l’avant-première de l’ouverture du casse noisette, passer les hangars édifiés sur le terrain labouré où s’élevait le château de glace, tambouriner du poing contre la porte en fer qui ouvre sur le sous-sol et les locaux techniques, mais personne ne vient ouvrir, elle cède sous la pression, longer les couloirs mal éclairés vers les salles adjacentes d’où monte le bruit de déménagement des bureaux sans cesse transportés.
Sur l’estrade les ouvriers en bleu ont installé un demi-piano, un bout de clavier qui fera office de décor, ils accrochent une toile brune pour masquer l’enchevêtrement des fils électriques, ce genre de tissu beige devant lesquels les photographes ambulants immortalisent les vaches et les plus beaux specimen de bêtes de concours.
Sur le côté les techniciens filment des plans d’une jeune femme sans maquillage, robe d’été, blanche qui baille sur sa maigre poitrine : elle sourit pour le bout d’essai, profil, face, le visage sombre des filles du sud, les cheveux un peu brûlés par la décoloration négligeamment jetés sur la droite en gerbe. Une rampe de boutons électrique trône à sa gauche, ils font des plans rapprochés des commutateurs qu’elle actionne lentement, plusieurs fois de suite comme pour une démonstration publicitaire. Au moment où s’allume le panneau rouge, moteur, elle le voit du coin de l’œil, fait signe « coupez » au cameraman et indique à celui qui tient un appareil plus léger, sans chambre, une petite camera Pathé à trois objectifs interchangeables de continuer à filmer le collègue qui feint d’effectuer ses réglages, se précipite vers lui en trottinant comme une petite fille enthousiaste. Il dit je ne t’avais pas reconnue, qu’il la prenait pour une actrice : ça doit être la magie du cinéma… « C’est juste l’affaire d’un plan, ça ne prendra pas plus de dix minutes. Tu t’assoies, tu tournes les pages, tu lis ta partition comme si tu entendais la musique venir du studio voisin. »
Elle, la fille de Moscou, l’élève modèle qui est parvenue à intégrer l’académie des lettres, malgré le nez camus, c’était la secrétaire de Meyerhold tu temps où il la croisait dans les rues du village, qui a refait depuis tous les films de l’occident pour les audiences soviétiques, qui a coupé, charcuté, amélioré Mabuse, Metropolis, et fait de Chaplin une star qui a été Carmen et la rédactrice de la chute des Romanov, qui a écrit le scénario de La Grève en arbitrant les débats entre Vertov et Eisenstein, leur soufflant une partie de leurs arguments sur la pertinence d’introduire de la fiction dans le cinéma-vérité.
Elle desserre sa cravate, fait retomber d’un doigt la mèche rebelle sur le front, claque des doigts pour signifier à l’opérateur qu’il faut tourner, il n’y a pas de clap. « Regarde-moi ». Désorienté par l’agitation, au loin dans le studio voisin un ténor s’est mis à chanter un chant de marche, il lève vers elle un œil inquiet et noir. « Fronce les sourcils, fais-moi le regard de Beethoven ». Quand c’est fini, elle dit qu’il faudra rajouter des bruits d’instruments qui s’accordent au début, qu’il peut laisser le projet au bureau pour qu’on envoie le tout chez le copiste, et que le violoncelle du début, c’ est joli mais ça ne va pas, qu’il faut le remplacer par un theremine : « c’est un documentaire sur l’électricité après tout ». Ben oui, c’est comme elle veut, cette fois, elle ne se laissera pas voler la place, c’est elle le patron.


Eisenstein confronte plans et sons qui semblent se contredire dans le but de dégager une nouvelle idée, qui puise sa force du conflit pour le dépasser. Bien loin de la conception réaliste du cinéma, pour Eisenstein, le son doit être utilisé en « contrepoint » vis-à-vis d’un morceau de montage visuel, ce qui repose sur la « non-coïncidence » du son et de l’image
_____________________


La peur, l’angoisse des mondes inconnus, la course sous-terraine des hordes silencieuses, dont les voix réunies crient l’espoir et la faim, le sourire qui vient sur les corps qui pourrissent, où tout devient égal sous la neige épandue ; cet autre froid plaintif dans l’ombre nostalgique de l’attente infinie de lendemains odieux. Mais il ne reste rien à bâtir, rien de mieux, que le poids des passés qui fausse la balance.
Nous étions là pourtant et nous ne sommes plus.
Les rats gris aveuglés par le poids des travaux, les troupes affamés que le sang neuf excite, la charge scintillante et le tranchant des sabres, l’éclat taché de brun des matraques des rouges.
J’ai fabriqué la nuit d’où j’écris sans limite, et ce ciel d’ouragan murmurant ma colère, la puissance impromptue des regrets qui me quittent, la fadeur des espoirs retournés à ma terre.
Je ne suis pas Beethoven, je suis un artiste de la renaissance. Je mélange sans fin les combinatoires. Je suis Bach égaré dans un monde profane. Moi qui suis des millions dans l’univers hostile, trompant la turpitude et le désir obscène J’invente le passé, je produis l’avenir.
Et voici que se lève une aube de caserne, avec la brume au loin du fleuve qui pâlit.
La mère morte alors qu’il a quinze ans, le père, arrêté six ans plus tard sur dénonciations calomnieuse, mais alors il étudie la musique, les mathématiques, l’architecture, il façonne dans sa tête les villes à venir
---------------
Ecrire requiert de la force, le sentiment d’une absolue nécessité, la conviction que l’illusion dans laquelle on se place est partagée par ceux qui recevront les bribes de ce qui échappe à notre silence, à la vacuité d’un signal sans récepteur, quand le poste grésille entre deux fréquences dont il est impossible de percevoir le contenu, l’existence seulement, mais pas la signification.
Que reste-t-il à dire quand on chanté pour briser ses chaînes et que l’on est chargé de nouvelles ?
La création en soi est la résistance, la lutte contre le silence imposé quand le monde se conforme à ce qui ne doit pas être dit, que l’on chuchote derrière les douches ou dans le bruit de la friture, pour ne pas être entendu du voisin, ou ne pas s’effrayer soi-même de la forme qu’a pris sa pensée, de la réalité qu’elle revêt enfin, dressée comme une barrière d’herbe dans le désert gelé des vérités officielles. Tout ce qui procède de l’émotion, même le son qui n’a pas de sens, tout est nuisible à l’ordre planifié, nos murmures et nos plaintes sans mots réclament la fin des tyrannies, celles du quotidien, du bien commun, de l’espoir trompé d’un monde plus humain.
Le doute, la douleur, mais la joie trop extrême sont également néfastes, ils tachent de noir ou de couleur le gris des uniformes.
Qu’est-ce qu’elle donne d’autre la vie, qu’un moment de terreur et d’agonie ? que l’espace entrevu dans le fon d’un verre d’alcool de grain ? Viens camarde, on va se descendre la bouteille d’eau de Cologne… le génie reste intact, demeure au fond de l’âme l’étincelle qui communique avec l’espace, avec les espaces des astres immobiles, le clignotant des petites étoiles dans le ciel irréel, intouchable, inexploré, ce ferment qui n’a pas fini de fermenter comme la levure qui fait monter le pain et la pâte à piroshki
______________________
Le soir il va négocier son talent à l’opéra, son piano accompagne les petites ballerines, comme il double sous l’écran du cinéma les images qui défilent des machines fumantes à l’assaut des spectateurs hurlant : ce monde est habité par la répétition. Le jour, il dessine des réseaux, des machines dans les bureaux de recherche des chemins de fer, quand ses trajets se limitent à la traversée des rues qui séparent la gare et le théâtre, le bruit des rails répète aussi, comme l’histoire la même note obstinée que ne contredit que le sifflets de vapeur actionnés telles des cornes de brumes, la masse d’acier animée petit à petit par la vitesse qui fonce aveuglément, le ventre plein des éclopés de retour de la guerre civile, les mêmes locomotives chargées de douze jeu de sirènes qui entonnent l’introduction de la symphonie au matin du 7 novembre, restaurant le ferraillement des blindés et les éclats des canons commandés par les feux d’artifice, ceux qui ont pris la ville dans les rougeoiements d’incendie reflétées par les eaux du Don tranquille.
Comme tous les élèves du conservatoire, il a les consignes écrites des vents de la fanfare, ceux qui savent souffler dans le premier cuivre venu, ces choses étranges à six pavillons qui sonnent aussi canardeux qu’un tuyau d’arrosage planté d’entonnoirs. Dans l’autre poche il a aussi les consignes rédigées à l’intention des ouvriers des chemins de fer, qui entonneront comme les foules entassées sur les places, les notes de la Marseillaise pour faire contrepoint à celles de l’Internationale jouée par l‘orgue à roue des Machines à sifflets à vapeur. Et le résumé du déroulement de la symphonie découpé dans le journal local depuis trois jours afin que toute la ville joue comme un seul homme à milliers de voix : pas de spectateurs, pas d’auditeurs, tous les acteurs du présent, mimant la fin d’un monde et la surrection du suivant, réintroduisant l’ordre dans le chaos qui mit fin au silence de l’immobilité.
« Au matin du 5ème anniversaire, tous les navires du port fluvial, y compris les petits barges et les barques se rassembleront près des docks de la gare à 7 heures précises. Tous les bateaux auront reçu les instructions écrites d’un groupe de musicien. Le destroyer porteur de la machine à sifflets vapeur sera ancré, entouré de ses conserves, plus haut, en face de la tour.
A 9 heures toute la flotille sera en position. Toutes les machines mobiles, les trains locaux, les vaisseaux de combat et les tracteurs arriveront en même temps. Les ouvriers des chemins de fer, ceux des usines de construction aéronautiques, les cadets des Régiments, les étudiants du conservatoire, les musiciens professionnels et les troupes des théâtres seront en place sur les docks depuis 8h30.
A 10 heures, les troupes, l’artillerie, mitraillettes et canons mobiles ainsi que tout le reste des véhicules automobiles se placeront en position selon les ordres reçus. Avions et hydravions se tiendront prêts à décoller.
Pas plus tard que 10h30 les hommes en charge de produire les signaux, avec leur batteries de drapeaux bleu, blanc rouge, jaune et noirs auront pris leurs positions aux terminaux régionaux et ferroviaires. Le canon de midi a été décommandé.
L’équipe pyrotechnique donnera le signal aux véhicules venant de la périphérie d’avancer vers le centre-ville en prenant soin de faire le moins de bruit possible.
Au cinquième coup de canon, le premier et le second district actionneront leurs alarmes ; au dixième les sirènes des bureaux et des docks les rejoindront. Au 15ème les avions décolleront et les cloches sonneront à toutes volées. Au 18ème les sirènes des squares et des machines à vapeur qui y auront été positionnées, la première compagnie de l’Académie Militaire quittera le parc pour rejoindre les docks en jouant la marche Varashanka. Un dernier appel de sirène retentira au 21ème coup de canon avant que tout retourne au silence.
Pause.
Le triple appel des sirènes retentira accompagné d’un Hourra hurlé par la foule sur les docks. Les machines à sifflet vapeur donneront le signal du final en jouant l’Internationale (quatre fois). Au milieu une fanfare fera entendre la Marseillaise soutenue par un chœur de moteurs automobiles. La foule des places se mettra à chanter à la seconde répétition. A la fin du 4ème couplet les cadets et l’infanterie retourneront vers le parc ou la foule les saluera d’un nouveau Hourra.
A la fin un chœur festif et universel combiné avec toutes les alarmes, sirènes, jouera durant trois minutes, accompagné par les cloches.
Marche cérémonielle, Artillerie, flotte, mitraillettes reçoivent leurs signaux du chef d’orchestre installé au sommet de la tour. Le drapeau rouge et blancs est utilisé pour les batteries, le bleu et jaune commande les sirènes, le drapeau rouge quatre couleurs pour l’artillerie, le drapeau rouge uni pour les interventions en solo des bateaux, des trains, et du chœur d’automobiles. Au signal de la batterie, l’Internationale est répétée deux fois pendant la procession finale. Les engins devront continuer à tirer aussi longtemps que sont maintenus les signaux.
Les instructions ci-dessus sont impératives et leur exécution irrévocable sous la responsabilité des autorités militaires et des institutions scolaires associées. Tous les participants devront avoir sur eux leurs propres consignes durant les célébrations.
L’organisateur et chef d’orchestre de la « Symphonie des Sirènes est M. Arseny Avraamov, commissaire pour les arts au sein du Commissariat populaire à l’éducation (Narkompros).
La symphonie des sirènes est un monumental ouvrage prolétarien pour la création duquel ont été employé des sons provenant uniquement des machines et des usines. Son exécution rappelle au peuple son véritable rôle, le pouvoir de décider de sa propre histoire. « La musique, parmi tous les arts est celui qui possède le plus grand pouvoir d’organisation social. Le travail collectif, qu’il soit militaire ou agricole ne peut se concevoir sans musique et sans chants… Le système capitaliste donne naissance aux dérives anarchistes. Sa peur de voir les travailleurs marcher, unis, empêche la musique de se développer en liberté. » C’est pourquoi Arseny Avramov a proposé au Commissaire Lunacharsky un projet de loi visant à brûler tous les pianos qui sont le symbole du carcan religieux et bourgeois du système tempéré sur lequel s’est bâtie la musique occidentale, système qui mutile depuis Bach le sens musical du peuple et des compositeurs, et leur remplacement par des instruments destinés à produire des sons synthétiques seuls capables de rendre compte de la texture complexe du son, tel que les enregistrements en ont révélé le spectre.












Il y a toujours un moment où il faut faire sa valise. Alors on ne la défait plus, on la stocke toute faite sous son lit, avec juste le nécessaire de survie pour l’arrestation imminente. On s’assoit dessus sur le demi-palier de l’escalier en écoutant les rumeurs du petit matin, le pas des miliciens, de la police secrète, le pilon du mendiant unijambiste qui arpente le trottoir. Evidemment ça fait encore plus drôle quand on a jamais quitté son royal faubourg de se retrouver en exil à la campagne, sur une colline verdoyante d’où se déploient des paysages de cartes postale, au milieu des fleurs jaunes et des plans de tabac, avec en bas le bourdonnement lointain des trains, ceux qui vous ont amené ici, ceux qui en emportent d’autres vers des destinées moins enviables, alors que tout ce qu’on vous demande, à vous, c’est de vous taire, de remettre ces suites de mots sans suite dans la petite valise, comme celle oubliée à Vienne où dorment pour plus tard le matériel d’orchestre des partitions détruites de Mosolov.
Ailleurs ? qu’est-ce que j’aurais fait de plus ailleurs ? j’aurais tenté de dormir, torturé par l’impossibilité d’écrire alors que la certitude est en moi de ma responsabilité de changer le monde d’un trait de plume : je me serais retourné dans le même lit sordide, dévoré par les punaises, j’aurais du sortir acheter du concombre, un saucisson de Poltava, du pain noir, moulé, le moins cher, celui que je préfère, et un demi-litre de vodka que je couperai comme je mouille mon vin pour le faire durer.
« C’est lorsqu’on m’eut enlevé plume et papier et qu’on m’eut interdit de faire quoi que ce soit que j’ai été le plus heureux. Je n’avais plus l’angoisse de faire quelque chose par culpabilité, ma conscience était tranquille et j’étais heureux ; C’était lorsque j’étais en prison. Mais si on me demandait si je veux y retourner ou être dans une situation semblable à celle de la prison, je dirais : non, JE NE LE VEUX PAS. (fin 1936 p690 )
Je veux l’agitation des usines, les sifflets, les noms d’oiseau qui saluent de crachats le génie de mes improvisations, les agitateurs de la rationalité qui au lieu d’applaudir hurlent « va donc à Koursk ! » qu’on exile ces parasites fainéants ces rêveurs petit-bourgeois, ces inutiles, ces dangereux témoins de l’absurdité. Ou bien je me dissoudrai en petites sphères, en billes brillantes qui crèvent comme des bulles de savon.
« Dans le wagon, à part moi il y avait deux personnes. L’un vraisemblablement un ouvrier, était fatigué et dormait, ma casquette enfoncée sur les yeux. L’autre, un gars encore jeune, était habillé comme un gars de la campagne : chemise russe rose sous le veston, houppe frisée dépassant de la casquette…
Sur le quai deux miliciens emmènent un citoyen au poste. Il marche, mains dans le dos, tête baissée.
Le train s’ébranle…
Le gandin en chemise rose me regarde d’un œil effronté. Je lui tourne le dos et regarde par la fenêtre.
Des empoignades terribles secouent mon ventre : alors je serre les dents, crispe les poings et contracte les jambes.
Nous passons Lanskaïa et Novaïa Diérièvna. Voici en un éclair le faîte doré de la pagode bouddhique, voici la mer qui apparaît.
A cet instant, oubliant tout alentour, je bondis, et cours à petit pas vers les toilettes. Une vague folle fait osciller et tournillonner ma conscience…
Le train ralentit. Nous approchons de Lakhta. Je reste assis, redoutant de bouger, de peur qu’à l’arrêt on ne me chasse des toilettes.
Le train démarre et la jouissance me fait fermer les yeux…
Le train s’arrête à nouveau. C’est Olguino. Ce qui veut dire : encore ce supplice !..


Je rassemble toutes mes forces et sors des toilettes en vacillant. Dans le wagon plus personne… Soudain je m’arrête et regarde stupidement devant moi. Là où j’avais laissé ma valise, il n’y a plus rien… Bien sûr pendant que j’étais aux toilettes, on m’a volé ma valise ! C’était prévisible ! » ( trad Yvan Mignot La vieille p815 juin 1939)


______________________________




Les hommes en noir ont prévenu le concierge de l’hôtel « inutile qu’on en réfère à la direction ? ». Il se pourrait qu’on entende du bruit dans les étages, tard dans la nuit. On ne voudrait pas qu’un employé s’en inquiète. C’est juste un petit jeu, une fête entre vieux amis. Dans la chaufferie pour ne pas incommoder les clients étrangers de l’hôtel. D’ailleurs y en-a-t-il des étrangers en ce moment, assez ciglés pour vouloir fêter Noël dans un pays où il n’y a plus d’église ? Et montrez-nous la liste qu’on prenne les précautions nécessaires pour les envoyer passer la nuit ailleurs.
Les hommes en noir, il les a bien vus attablés à la réception, derrière des journaux transparents : ils les a vus aussi clairement qu’il les devine dans les miroirs. Sauf que l’instant d’après, ils sont encore là, jamais tout à fait les mêmes, sanglés dans l’uniforme commun des fascistes et de la police secrète. Un surtout, gueule de méditerranéen, noir de poil et de cheveux aussi, comme l’amant de son enfance. Il sait qu’ils sont là pour lui, qu’il faudra bien à un moment les inviter à boire eux aussi.
Eux ne refuseront pas comme cette femmelette de poète surréaliste. Ils ne s’excuseront pas dans un sourire. Ils le soutiendront même quand il ne marchera plus très droit pour prendre l’escalier qui conduit au sous-sol.
On va jouer aux cartes, un de ces jeux qu’il a appris chez les occidentaux, un genre de poker menteur où chaque gage c’est un grand coup de latte en travers de la gueule, idéal par grand froid quand la bouteille est presque vide pour faire rougir le visage de paysan que son séjour à la clinique psychiatrique a de nouveau émacié.
L’avant-veille, ils l’ont lâché faute de personnel, et il n’a rien eu de plus pressé que de sauter dans le train. Là dans la ville des nuits blanches on l’a suivi à la trace, à l’odeur. Pas même un tour chez sa femme, l’ancienne, la comédienne aux beaux yeux…deux fois bigame, le gars, pour voir les enfants. Préfère les voyous accrochés à ses basques, les dandys loqueteux qu’il traîne de bar en bar, qui se frottent quand le petit jour vient. Un va-nu-pied, un bon à rien, un corrupteur de travailleurs en goguette qui l’écoutent déclamer des vers sentimentaux ; « Octobre tu m’as déçu ». C’est là que ça déraille : un franc revers de main baguée dans la gueule. Tapis !
Quand l’inspecteur arrive le corps pend au tuyau de la chaufferie, avec en guise de corde une ceinture de prix, solide comme un crochet de boucher. Une main levée pour s’agripper au zinc comme s’il avait voulu au dernier moment éviter l’irréparable, comme si le jeu de l’étrangleur avait mal tourné malgré lui. Comment est-il monté là-haut, sans table, ni tabouret. Les veines de l’autre poignet, le bras qui pend sont un peu tailladées, il a dû se rater une première fois, ou il était trop ivre pour trancher dans le vif.
On l’a remonté dans la chambre, déposé sur le lit, refermé la chemise blanche et les boutons de la braguette : il faudra une photo publiable pour le journal et les livres d’histoire.
L’homme en noir est entré sans frapper : il est venu s’assurer des termes du rapport. Où ça des coups ? il est tombé dans l’escalier en rentrant du cabaret. On ne peut pas faire témoigner les prostitués mâles qui l’on ramené ivre-mort : une telle chose n’existe pas chez nous. A quoi bon ajouter une tâche de plus sur sa mémoire ?
L’homme en noir a cassé l’encrier vide, le petit pot en pâte de verre que lui avait offert Isadora Duncan. Il a dit « Sale affaire, c’est avec ça qu’il s’est ouvert les veines ». Il a regardé sa montre. A l’heure qu’il est le dernier témoin a dû recevoir le message qu’il laisse au monde, écrit avec son sang. Tout le monde sait qu’il était coutumier du fait. Quand l’encre lui manquait, il s’ouvrait les veines pour y tremper sa plume. Des notes comme ça, il y en avait plein sa valise. Comment ça, il n’y a plus rien ?
Il sourit, allongé sous le cordon électrique qui se décolle du mur. Il est redevenu beau, et propre surtout, pour l’éternité.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire