mercredi 12 novembre 2014

MAISON CLOSE (pRoses vol 3) Pharaon







                                                                                                      PHARAON



                                                                                  Voici que presque rien de ce fil ne me reste.

                                                                                                                                            J.C.

 1.        Quelqu’un dormait ici : quelqu’un ? je ne peux croire
Qu’on sommeille innocent dans le sein des tombeaux,
Qu’on se couche en apnée dans la nuit provisoire,
            Eviscéré et nu pour tromper les corbeaux.

Quelqu’un dormait ici ; mais au fait, quelle chambre
            Aux murs de chaux, hantée de cauchemars laiteux,
Abritait le repos de ces corps qu’on démembre
            Et qui se vident seuls de leurs fluides honteux ?

En silence, écoutant la mer briser ses marbres,
Ils ne peuvent crier aux vivants : « Ce sont eux 
Qui nous ont ligotés, droits comme des troncs d’arbre,
Sans le moindre silex pour rallumer nos feux. »

Les porteurs de flambeaux regroupés en cortège
Ont escorté au son des sistres aigrelets
Ce cadavre bourré de coton et de neige
Auquel tous les regards disaient : « Tu es trop laid ! »

Voici, fils du vent d’est, à l’issue des conclaves,
Que s’achève ton règne d’époux détesté ;
Comme un pou sur le peigne, enfermé dans la cave,
Tu dors dans le saloir, par le deuil empesté.

J’ai longtemps traversé les déserts de l’Egypte,
Ma peau de brique a cuit sous l’armure. Incendié
De désir sans objet, j’ai réclamé la crypte
Où les prêtres jaloux rêvaient de m’expédier.

Car un seul dieu, c’est trop déjà pour un seul homme,
Vif encor, j’étais un animal poussiéreux,
Brûlant de m’effacer, comme rageur l’on gomme
Un accent mal placé sur un mot injurieux.

Les guerriers de l’Empire, avec leurs poings d’ascètes,
M’ont bourré comme un sac de coups éblouissants :
Ils m’ont retourné comme une vieille chaussette ;
Je les ai remerciés en m’évanouissant.

Lorsque je regardais au fond de la citerne,
Je n’apercevais pas les dieux peints sur les murs,
La tête de Baptiste ou celle d’Holopherne ;
Il ne montait du trou que l’odeur des fruits mûrs.

Seul, le pourrissement des essences mortelles,
Le relent des nourritures de l’au-delà,
Des épis entassés dans la riche vaisselle
Qui chargeaient le vaisseau de mon prochain trépas.

Seul l’écho répétait la troublante prière
Que le soleil noyé pour son retour dicta ;
C’est en vain, qu’à témoin, prenant la terre entière,
Spirite, je disais dans le vide « Es-tu là ? »

Je rêvais, j’avais tort, rêver n’a pas de terme,
Et la nuit dans l’esprit porte mauvais conseil :
L’incube sur ma bouche ancrant sa lèvre ferme
Eteignait dans mon corps tout espoir de réveil.

Je rêvais de palais nés des ruines internes,
De bêtes au crin dur attendries par mon joug,
De soldats désarmants assis sur les poternes,
De fresques tracées sans repentir ni rajout.

Tous ces corps accouplés, au vibrant épiderme,
Dessinaient les vallées jumelles en amont ;
Je rêvais de morsure et de rosiers inermes,
De grottes habitées par de charnels démons.

Le soleil, attaché aux barreaux de ma cage,
Fumait, cierge odorant comme bois d’olivier.
Mes contrées se peuplaient de torves personnages,
Tableaux de fantaisie ébauchés en graviers.

Mon royaume tenait dans leurs bras qui se ferment,
Ils creusaient en pissant des fleuves encaissés,
Et les cités groupées nées de leurs jets de sperme
Coulaient sur le miroir des marais asséchés.

Dans la profondeur bleue tressant mes bandelettes,
Les orbites vidées par le bec des vautours,
Fantôme tâtonnant, je cherche les squelettes
Qui berceront ma nuit de grinçants mots d’amour.

Là, je n’entendrai plus danser les pieds d’argile
Des statues couronnées par le pschent, les bravos
De la foule attablée, ni les chants inutiles
Rythmés par le bruit sourd des souliers estivaux.

Comme les morts-vivants que la foudre ranime,
Tout danse et se répond à l’appel des tambours,
Hystériques amants dévorés de vermine,
Crabes entrelacés défilant à rebours.

Quelqu’un dormait ici, imitant l’écrevisse,
Quelqu’un qu’on a jeté dans l’Ebre ou dans l’étang,
Sous la fleur de lotus du Nil, ou les narcisses :
Il cueillait des roseaux pour sa flûte de Pan.

Dehors, devant la porte où la chambre s’entrouvre,
Dans le rayon radieux de la vie qui m’exclut,
Noctambule arpenteur de quelque vide Louvre,
Geôlier et prisonnier, je reste seul reclus.

Dans le vacillement des flammes des chandelles,
Je descends vers l’humide et sombre déversoir ;
J’efface à reculons les degrés de l’échelle,
Ignorant que la brise a rafraîchi le soir.

Les embaumeurs pressés qui m’avaient pris en grippe,
Par la blessure ouverte à mon flanc m’ont vidé ;
Ils m’ont, c’est leur travail, vraiment sorti les tripes,
Mais cette opération ne m’a pas déridé.

Avant de me couvrir l’abdomen de bitume,
Maniant habilement leurs crochets dégainés,
Pour me décerveler, comme on purge un bon rhume,
Par filaments, ils m’ont tiré les vers du nez.

Ils ont verni mon sexe à la peau colorée ;
Brisant mes os, ils ont placé, c’est leur devoir,
Entre mes bras croisés, dans la boîte dorée,
La verge d’Osiris, instrument du pouvoir.

Tel j’apparais, figé dans la pose immuable,
Parmi les miens égorgés par les zélateurs,
Et, des siècles durant, sommeillant sous le sable,
J’attendrai la venue des blancs profanateurs.

Leurs pioches, en ouvrant les huis des casemates
Répandront sur le globe en dépit du savoir
Les poisons mélangés aux subtils aromates
Dont je suis l’immortel et léthal réservoir.

Mages et magiciens, profiteurs et prophètes,
Confondus dans l’étreinte intime du néant,
Nous nous envolerons quand passent les comètes
Sur l’étoile filante au sein des océans.

Nos atomes épars transformés en lumière,
Porteurs d’amours malsains et de pensers pervers,
Felouques transportant les matières premières,
S’en iront essaimer vers d’autres univers.



                                              


2.         En fermentant, je n’avais plus, pour me distraire,
Que l’exemplaire orné du livre pictural
Qu’on déposa sur mon mobilier funéraire ;
Lui non plus ne m’a pas remonté le moral :

Tant que je brûlerai je ne serai point cendre,
Ma chair mal partagée gémira « Je me deux ».
Les morts en devenir ne veulent pas descendre
Des barques propulsées par les nochers hideux.

Sans cesse je succède à ma forme initiale,
Quelque nom qu’on me donne je suis toujours rat :
Contre moi le carbone nourrit sa cabale
M’empêchant de rentrer dans mon box, au haras.

Ah quitter les maisons dans l’incendie ultime !
Allumer des bûchers aux confins de l’orient,
Voler le feu d’étoile éclairant mal l’abîme ;
Ne plus recommencer mais s’abstraire en riant.

L’ennemi c’est le cœur, c’est le chantre impossible
Qui appelle au dernier balcon du minaret,
Ce chant de muezzin lorsqu’on n’est plus que cible,
Au sol, à croupetons, comme un chien, en arrêt.

L’ennemi, c’est le cœur, qui ne cesse de battre,
Avec la conviction de l’arracheur de dents,
Cet organe borné qui ne se met en quatre
Que dans le vil espoir d’un sort plus dégradant.

L’ennemi qui épie, c’est la matière brute,
La partition jamais achevée du désir,
Le corps handicapé qui continue la lutte
Et ne peut se résoudre à se taire et gésir.

Ne pas dormir, pour que le rêve se prolonge,
Surtout, ne pas fermer les yeux ; guetteur manchot,
A qui des bras puissants ont repoussé en songe,
Des bras pour arracher les grilles des cachots.

Ne pas manger, la faim, comme le couteau, tranche
Cette grappe de nœud dans l’estomac. En bas,
Ne vouloir se remplir que de paille et de branches
Comme l’épouvantail éventré au combat.

Rien n’y fait ! –ni la rage- il faut toujours qu’on morde,
Ni la lumière au bout des corridors secrets,
Puisqu’à hue et à dia on tire sur sa corde
De pendu débandé qui balance au gibet.

Promeneur renversé qui saigne sur la route,
Machine, tes tuyaux sont-ils enfin bouchés ?
Toi, l’idolâtre amant des abcès et des croûtes,
Quand, toute honte bue, pourra-t-on te toucher ?

L’émerveillement nuit et sa pâle étincelle
Me consume comme un mégot abandonné,
Propriétaire idiot de l’étroite parcelle
Où je pensais connaître un repos ordonné.

Car voilà qu’après trois mille années de silence,
On m’arrache au musée, pourrissant, paraît-il ;
On fourgue ma momie dans un cul d’ambulance
Et mon caisson plombé dans un avion civil.

Voilà que sur mon cas, des gens en blouse blanche,
Médecins, physiciens, se penchent à nouveau :
Pour mieux me conserver ils me coupent en tranches,
Dévidant du passé le fragile écheveau.

Semi-vie, demi-mort, habitent ma chair flasque :
Ne pas savoir choisir, c’est tout le drame humain ;
Les agents infectieux ont pénétré les masques
Des infirmiers penchés sur mes restes. Demain

Ils voudront me cloner et casser mes cellules,
Malgré les cris d’effroi poussés par les mollahs :
L’expérience ne sert de rien aux incrédules ;
Ils m’appelleront  Koch, Marburg ou Ebola.

Moi qui n’ai pas aimé, ou sinon par paresse,
Cactus contemplatif satisfait du désert,
Je ne veux plus jamais, soleil, changer d’adresse
Ni me trouver mué en narrateur disert.

Je suis las de jouer seul dans des palais vides,
De retomber sans cesse en enfance, ivre et nu,
Las de toute émotion, aussi blasé qu’avide,
Las d’avoir décidé et d’être devenu.

Les Dieux m’ont convié au banquet: la table est pleine,
De fruits, de végétaux, d’animaux embrochés ;
Je ne sais pas saisir le sable de l’arène,
Qui s’écoule à mesure qu’on croit l’empocher.

J’étais enlacé à une effigie de glace,
La chaleur de juillet l’a fondue ; moins que l’air,
Son odeur sur ma peau n’a laissé d’autre trace
Que l’électricité transportée par l’éclair.

Aussi, renoncez au projet de me recoudre
Car je veux retourner à la brise d’été,
Immatériel photon, feu de suif, me dissoudre
Dans la larme de cire, informe et hébété.



                                                                                                            


3.         J’ai rendez-vous avec l’inconnu, en voyage,
Avec le tribunal de mes actes manqués.
Je ne reconnais rien, pas plus le paysage
Que mon visage obtus, par les vitres tronqué.

J’ai rendez-vous avec quelque chose qui doute,
Qui halète, tapi à l’intérieur de moi.
J’ai rendez-vous avec l’accident de la route,
J’ai rendez-vous avec le dernier jour du mois.

J’ai rendez-vous avec la peur et la colère,
La certitude ne peut plus me consoler ;
Les aigles dessinées s’envolent de leur aire,
Le réel est comme un papier-peint décollé.

C’était dans l’ombre glauque infestée de moustiques
Qu’il posait à côté de son cheval de bois :
Pour un tour de manège à dix sous l’on s’applique
A mimer sans recul le chevreuil aux abois.

Un éclat de soleil de ses yeux en plastique,
Et le cœur dilaté comme une outre de vin
Pisse à goutte alanguie son acide acétique
Qui,  pour chaque sanglot, creuse un nouveau ravin.

Goût pour toujours perdu de la première sèche
A l’approche incendiaire du baiser volé,
De ce jour si parfait qu’il alluma la mèche
Des bombes disposées sous nos pieds accolés.

Dire que j’ai raté ce qui s’est passé entre !
Je n’ai rien vu, j’ai seulement tremblé, fendu
Par le désir en trois, sans sentir sur mon ventre
La flaque de l’alcool trop vite répandu.

Incrédule j’ai dû frotter ma main gluante
Contre mon ombilic, ma lampe d’Alladin
Avant que monte en moi la voix tonitruante
Qui assurait : « Voici des fleurs de mon jardin ».

J’ai perdu mes dix francs : lac, oh mes dix francs, seize,
Telle était la réponse à la charade, et moi,
Pour conjurer le sort j’avais mis de la braise
Sous l’oreiller brodé du cercueil de son choix.

Lac, oh mes dix francs, seize, où un soir sans cravate
Il n’avait pu entrer qu’en nouant un foulard,
Pour voir les tragédiens se tirer dans les pattes
Et les soldats des rois se rentrer dans le lard.

Je m’étais dit : « Tu ne crois en rien. Comme à Rome
Pour ton passage je déposerai l’écot,
La pièce que Caron réclame aux meilleurs hommes
Pour traverser le Styx avec arme et paco. »

J’ai perdu mes dix francs, je n’ai pas mis l’obole
Dans ta bouche comme le veut la tradition.
Le coussin de satin a mangé mon symbole :
Tu cours après ta dématérialisation .

Dans le métro, en revenant du cimetière
J’ai trouvé sur les marches de l’escalator
Une pièce perdue, la même, mon salaire :
L’au-delà me rendait le prix de mon effort.

Il faut avaler. Rien ne sert de lutter contre,
Même si l’on n’a pas achevé le repas.
Je suis encore en retard, je n’ai pas de montre.
Pourquoi m’avoir appris, père, à marcher au pas ?

Je vais être en retard pour la prochaine extase
Comme le lapin blanc d’Alice pour le thé.
Mon univers instable a branlé sur sa base ;
Trembler n’est pas de mise à l’orée de l’été.

Le cœur est plus léger que le poids de la plume,
Ses contractions en vain agitent le fléau.
Mal installé entre le marteau et l’enclume,
Prince orphelin, je joue tout seul sous le préau.

C’était aux pieds du pâtre au chef couvert d’épines,
Et nous avions tous trois plus que deux fois vingt ans.
Je pensais « Tout est bu », et les voix sibyllines
Tambourinaient ; « Ne crois pas ce que tu entends ».

Il pleuvait de la paix en pleine canicule,
De la satisfaction, du rêve à cent pour cent,
Des pleurs de reddition, l’armada ridicule
Du bonheur à crédit souscrit au prix du sang.

J’ai saisi l’anneau d’or que renfermait la boîte,
Je me suis pris le doigt dans le trop bel écrin ;
La perle se dissout et j’ai le cœur qui boite,
Pendule déréglé suspendu à son crin.

Comme l’homme craintif reclus dans la caverne,
Je ne sais de la vie qu’un reflet à l’envers.
La tâche de soleil sur la grisaille en berne
Dans ma langue me dit : « Retourne dans l’hiver,

Tu peux t’approprier l’image, mais m’atteindre,
Ce n’est que l’illusion qui te pousse à marcher ;
Je brûle d’exister lorsque tu veux t’éteindre,
Nous ne pouvons passer qu’en trichant des marchés. »

La vie est devenue rapide, naine, étroite,
Rien ne mérite qu’on s’attarde à percevoir ;
Vers le plaisir sans fond les routes toute droites
Ouvrent sur des chemins barrés par les miroirs.

Je vais être en retard pour cette fin du monde,
Je vais être en retard au jugement dernier,
J’aurais dû me priver des ultimes secondes
Dans la douce chaleur qui monte des charniers.

Je vais être en retard quand s’ouvriront les portes
Du paradis moqueur du Dieu émasculé.
Nul ne lira le mot d’excuse que j’apporte.
Au seuil du temple étroit je voudrais reculer.

J’ai écrasé avec effroi sous ma fenêtre
Le scarabée venu de nuit me visiter ;
J’ai tué d’un coup sec le symbole de l’être,
Je suis cet arbre mort, stérile et dépité.

Et voici qu’un à un se lèvent les convives,
Me laissant attablé seul devant le festin ;
Ma langue est collée à mon palais sans salive
Les vers se multiplient dans mon bas-intestin.

Je vais dévorer ces membres excédentaires :
Mange une main et garde l’autre pour demain.
Je vais être en retard pour regagner Le Caire,
Sans avoir rien compris de ce qui fait l’humain.

J’ai misé sur le noir à la roulette russe :
A ce jeu-là, c’est sûr, on gagne à tous les coups.
Ah, pour me dissocier, un bataillon de puces
Ou de Lilliputiens me passant le licou !

Ma lyre en main, je rentre dans la pyramide,
Spectateur effaré de mon propre procès,
Au cœur du labyrinthe où dort la bête humide,
Ce moi, en mieux, à qui j’ai promis le lacet.

Quand je l’aurais tué, rêveur incorrigible,
J’appellerai tous les insectes africains
Pour bâtir des statues abstraites et nuisibles
Murmurant aux vivants : « Ici dormait quelqu’un,

Ici, dans cette tourbe, et ses bras dans la fange
Se sont enracinés malgré tous les refus,
Et lorsque dans l’été le désir le démange,
Il fait trembler la terre avec ses pleurs confus. »




                                                                     Panama, Juillet 2000

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