PHARAON
Voici que presque rien de ce fil ne me
reste.
J.C.
1. Quelqu’un dormait ici : quelqu’un ?
je ne peux croire
Qu’on sommeille innocent dans le
sein des tombeaux,
Qu’on se couche en apnée dans la
nuit provisoire,
Eviscéré
et nu pour tromper les corbeaux.
Quelqu’un dormait ici ; mais
au fait, quelle chambre
Aux murs de chaux, hantée de cauchemars
laiteux,
Abritait le repos de ces corps
qu’on démembre
Et qui
se vident seuls de leurs fluides honteux ?
En silence, écoutant la mer
briser ses marbres,
Ils ne peuvent crier aux
vivants : « Ce sont eux
Qui nous ont ligotés, droits
comme des troncs d’arbre,
Sans le moindre silex pour
rallumer nos feux. »
Les porteurs de flambeaux
regroupés en cortège
Ont escorté au son des sistres
aigrelets
Ce cadavre bourré de coton et de
neige
Auquel tous les regards
disaient : « Tu es trop laid ! »
Voici, fils du vent d’est, à
l’issue des conclaves,
Que s’achève ton règne d’époux
détesté ;
Comme un pou sur le peigne,
enfermé dans la cave,
Tu dors dans le saloir, par le
deuil empesté.
J’ai longtemps traversé les
déserts de l’Egypte,
Ma peau de brique a cuit sous
l’armure. Incendié
De désir sans objet, j’ai réclamé
la crypte
Où les prêtres jaloux rêvaient de
m’expédier.
Car un seul dieu, c’est trop déjà
pour un seul homme,
Vif encor, j’étais un animal poussiéreux,
Brûlant de m’effacer, comme
rageur l’on gomme
Un accent mal placé sur un mot
injurieux.
Les guerriers
de l’Empire, avec leurs poings d’ascètes,
M’ont bourré
comme un sac de coups éblouissants :
Ils m’ont
retourné comme une vieille chaussette ;
Je les ai
remerciés en m’évanouissant.
Lorsque je
regardais au fond de la citerne,
Je
n’apercevais pas les dieux peints sur les murs,
La tête de
Baptiste ou celle d’Holopherne ;
Il ne montait
du trou que l’odeur des fruits mûrs.
Seul, le
pourrissement des essences mortelles,
Le relent des
nourritures de l’au-delà,
Des épis
entassés dans la riche vaisselle
Qui
chargeaient le vaisseau de mon prochain trépas.
Seul l’écho
répétait la troublante prière
Que le soleil
noyé pour son retour dicta ;
C’est en vain,
qu’à témoin, prenant la terre entière,
Spirite, je
disais dans le vide « Es-tu là ? »
Je rêvais,
j’avais tort, rêver n’a pas de terme,
Et la nuit
dans l’esprit porte mauvais conseil :
L’incube sur
ma bouche ancrant sa lèvre ferme
Eteignait
dans mon corps tout espoir de réveil.
Je rêvais de
palais nés des ruines internes,
De bêtes au
crin dur attendries par mon joug,
De soldats
désarmants assis sur les poternes,
De fresques
tracées sans repentir ni rajout.
Tous ces
corps accouplés, au vibrant épiderme,
Dessinaient
les vallées jumelles en amont ;
Je rêvais de
morsure et de rosiers inermes,
De grottes
habitées par de charnels démons.
Le soleil,
attaché aux barreaux de ma cage,
Fumait,
cierge odorant comme bois d’olivier.
Mes contrées
se peuplaient de torves personnages,
Tableaux de
fantaisie ébauchés en graviers.
Mon royaume
tenait dans leurs bras qui se ferment,
Ils
creusaient en pissant des fleuves encaissés,
Et les cités
groupées nées de leurs jets de sperme
Coulaient sur
le miroir des marais asséchés.
Dans la
profondeur bleue tressant mes bandelettes,
Les orbites
vidées par le bec des vautours,
Fantôme
tâtonnant, je cherche les squelettes
Qui berceront
ma nuit de grinçants mots d’amour.
Là, je
n’entendrai plus danser les pieds d’argile
Des statues
couronnées par le pschent, les bravos
De la foule
attablée, ni les chants inutiles
Rythmés par
le bruit sourd des souliers estivaux.
Comme les
morts-vivants que la foudre ranime,
Tout danse et
se répond à l’appel des tambours,
Hystériques
amants dévorés de vermine,
Crabes
entrelacés défilant à rebours.
Quelqu’un
dormait ici, imitant l’écrevisse,
Quelqu’un
qu’on a jeté dans l’Ebre ou dans l’étang,
Sous la fleur
de lotus du Nil, ou les narcisses :
Il cueillait
des roseaux pour sa flûte de Pan.
Dehors,
devant la porte où la chambre s’entrouvre,
Dans le rayon
radieux de la vie qui m’exclut,
Noctambule
arpenteur de quelque vide Louvre,
Geôlier et
prisonnier, je reste seul reclus.
Dans le
vacillement des flammes des chandelles,
Je descends
vers l’humide et sombre déversoir ;
J’efface à
reculons les degrés de l’échelle,
Ignorant que
la brise a rafraîchi le soir.
Les
embaumeurs pressés qui m’avaient pris en grippe,
Par la
blessure ouverte à mon flanc m’ont vidé ;
Ils m’ont,
c’est leur travail, vraiment sorti les tripes,
Mais cette
opération ne m’a pas déridé.
Avant de me
couvrir l’abdomen de bitume,
Maniant
habilement leurs crochets dégainés,
Pour me
décerveler, comme on purge un bon rhume,
Par
filaments, ils m’ont tiré les vers du nez.
Ils ont verni
mon sexe à la peau colorée ;
Brisant mes
os, ils ont placé, c’est leur devoir,
Entre mes
bras croisés, dans la boîte dorée,
La verge
d’Osiris, instrument du pouvoir.
Tel
j’apparais, figé dans la pose immuable,
Parmi les
miens égorgés par les zélateurs,
Et, des
siècles durant, sommeillant sous le sable,
J’attendrai
la venue des blancs profanateurs.
Leurs
pioches, en ouvrant les huis des casemates
Répandront
sur le globe en dépit du savoir
Les poisons
mélangés aux subtils aromates
Dont je suis
l’immortel et léthal réservoir.
Mages et
magiciens, profiteurs et prophètes,
Confondus
dans l’étreinte intime du néant,
Nous nous
envolerons quand passent les comètes
Sur l’étoile
filante au sein des océans.
Nos atomes
épars transformés en lumière,
Porteurs
d’amours malsains et de pensers pervers,
Felouques
transportant les matières premières,
S’en iront
essaimer vers d’autres univers.
2. En
fermentant, je n’avais plus, pour me distraire,
Que
l’exemplaire orné du livre pictural
Qu’on déposa
sur mon mobilier funéraire ;
Lui non plus
ne m’a pas remonté le moral :
Tant que je
brûlerai je ne serai point cendre,
Ma chair mal
partagée gémira « Je me deux ».
Les morts en
devenir ne veulent pas descendre
Des barques
propulsées par les nochers hideux.
Sans cesse je
succède à ma forme initiale,
Quelque nom
qu’on me donne je suis toujours rat :
Contre moi le
carbone nourrit sa cabale
M’empêchant de
rentrer dans mon box, au haras.
Ah quitter
les maisons dans l’incendie ultime !
Allumer des
bûchers aux confins de l’orient,
Voler le feu
d’étoile éclairant mal l’abîme ;
Ne plus
recommencer mais s’abstraire en riant.
L’ennemi
c’est le cœur, c’est le chantre impossible
Qui appelle
au dernier balcon du minaret,
Ce chant de
muezzin lorsqu’on n’est plus que cible,
Au sol, à croupetons,
comme un chien, en arrêt.
L’ennemi,
c’est le cœur, qui ne cesse de battre,
Avec la
conviction de l’arracheur de dents,
Cet organe
borné qui ne se met en quatre
Que dans le
vil espoir d’un sort plus dégradant.
L’ennemi qui
épie, c’est la matière brute,
La partition
jamais achevée du désir,
Le corps
handicapé qui continue la lutte
Et ne peut se
résoudre à se taire et gésir.
Ne pas
dormir, pour que le rêve se prolonge,
Surtout, ne
pas fermer les yeux ; guetteur manchot,
A qui des
bras puissants ont repoussé en songe,
Des bras pour
arracher les grilles des cachots.
Ne pas
manger, la faim, comme le couteau, tranche
Cette grappe
de nœud dans l’estomac. En bas,
Ne vouloir se
remplir que de paille et de branches
Comme
l’épouvantail éventré au combat.
Rien n’y
fait ! –ni la rage- il faut toujours qu’on morde,
Ni la lumière
au bout des corridors secrets,
Puisqu’à hue
et à dia on tire sur sa corde
De pendu
débandé qui balance au gibet.
Promeneur
renversé qui saigne sur la route,
Machine, tes
tuyaux sont-ils enfin bouchés ?
Toi,
l’idolâtre amant des abcès et des croûtes,
Quand, toute
honte bue, pourra-t-on te toucher ?
L’émerveillement
nuit et sa pâle étincelle
Me consume
comme un mégot abandonné,
Propriétaire
idiot de l’étroite parcelle
Où je pensais
connaître un repos ordonné.
Car voilà
qu’après trois mille années de silence,
On m’arrache
au musée, pourrissant, paraît-il ;
On fourgue ma
momie dans un cul d’ambulance
Et mon
caisson plombé dans un avion civil.
Voilà que sur
mon cas, des gens en blouse blanche,
Médecins,
physiciens, se penchent à nouveau :
Pour mieux me
conserver ils me coupent en tranches,
Dévidant du
passé le fragile écheveau.
Semi-vie,
demi-mort, habitent ma chair flasque :
Ne pas savoir
choisir, c’est tout le drame humain ;
Les agents infectieux
ont pénétré les masques
Des
infirmiers penchés sur mes restes. Demain
Ils voudront
me cloner et casser mes cellules,
Malgré les
cris d’effroi poussés par les mollahs :
L’expérience
ne sert de rien aux incrédules ;
Ils
m’appelleront Koch, Marburg ou Ebola.
Moi qui n’ai
pas aimé, ou sinon par paresse,
Cactus
contemplatif satisfait du désert,
Je ne veux
plus jamais, soleil, changer d’adresse
Ni me trouver
mué en narrateur disert.
Je suis las
de jouer seul dans des palais vides,
De retomber
sans cesse en enfance, ivre et nu,
Las de toute
émotion, aussi blasé qu’avide,
Las d’avoir
décidé et d’être devenu.
Les Dieux
m’ont convié au banquet: la table est pleine,
De fruits, de
végétaux, d’animaux embrochés ;
Je ne sais
pas saisir le sable de l’arène,
Qui s’écoule
à mesure qu’on croit l’empocher.
J’étais
enlacé à une effigie de glace,
La chaleur de
juillet l’a fondue ; moins que l’air,
Son odeur sur
ma peau n’a laissé d’autre trace
Que
l’électricité transportée par l’éclair.
Aussi,
renoncez au projet de me recoudre
Car je veux
retourner à la brise d’été,
Immatériel
photon, feu de suif, me dissoudre
Dans la larme
de cire, informe et hébété.
3. J’ai
rendez-vous avec l’inconnu, en voyage,
Avec le
tribunal de mes actes manqués.
Je ne
reconnais rien, pas plus le paysage
Que mon
visage obtus, par les vitres tronqué.
J’ai
rendez-vous avec quelque chose qui doute,
Qui halète,
tapi à l’intérieur de moi.
J’ai
rendez-vous avec l’accident de la route,
J’ai
rendez-vous avec le dernier jour du mois.
J’ai
rendez-vous avec la peur et la colère,
La certitude
ne peut plus me consoler ;
Les aigles
dessinées s’envolent de leur aire,
Le réel est
comme un papier-peint décollé.
C’était dans
l’ombre glauque infestée de moustiques
Qu’il posait
à côté de son cheval de bois :
Pour un tour
de manège à dix sous l’on s’applique
A mimer sans
recul le chevreuil aux abois.
Un éclat de
soleil de ses yeux en plastique,
Et le cœur
dilaté comme une outre de vin
Pisse à
goutte alanguie son acide acétique
Qui, pour chaque sanglot, creuse un nouveau ravin.
Goût pour
toujours perdu de la première sèche
A l’approche
incendiaire du baiser volé,
De ce jour si
parfait qu’il alluma la mèche
Des bombes
disposées sous nos pieds accolés.
Dire que j’ai
raté ce qui s’est passé entre !
Je n’ai rien
vu, j’ai seulement tremblé, fendu
Par le désir
en trois, sans sentir sur mon ventre
La flaque de
l’alcool trop vite répandu.
Incrédule
j’ai dû frotter ma main gluante
Contre mon
ombilic, ma lampe d’Alladin
Avant que
monte en moi la voix tonitruante
Qui
assurait : « Voici des fleurs de mon jardin ».
J’ai perdu
mes dix francs : lac, oh mes dix francs, seize,
Telle était
la réponse à la charade, et moi,
Pour conjurer
le sort j’avais mis de la braise
Sous
l’oreiller brodé du cercueil de son choix.
Lac, oh mes
dix francs, seize, où un soir sans cravate
Il n’avait pu
entrer qu’en nouant un foulard,
Pour voir les
tragédiens se tirer dans les pattes
Et les
soldats des rois se rentrer dans le lard.
Je m’étais
dit : « Tu ne crois en rien. Comme à Rome
Pour ton
passage je déposerai l’écot,
La pièce que
Caron réclame aux meilleurs hommes
Pour
traverser le Styx avec arme et paco. »
J’ai perdu
mes dix francs, je n’ai pas mis l’obole
Dans ta
bouche comme le veut la tradition.
Le coussin de
satin a mangé mon symbole :
Tu cours
après ta dématérialisation .
Dans le
métro, en revenant du cimetière
J’ai trouvé
sur les marches de l’escalator
Une pièce
perdue, la même, mon salaire :
L’au-delà me
rendait le prix de mon effort.
Il faut
avaler. Rien ne sert de lutter contre,
Même si l’on
n’a pas achevé le repas.
Je suis
encore en retard, je n’ai pas de montre.
Pourquoi
m’avoir appris, père, à marcher au pas ?
Je vais être
en retard pour la prochaine extase
Comme le
lapin blanc d’Alice pour le thé.
Mon univers
instable a branlé sur sa base ;
Trembler
n’est pas de mise à l’orée de l’été.
Le cœur est
plus léger que le poids de la plume,
Ses
contractions en vain agitent le fléau.
Mal installé
entre le marteau et l’enclume,
Prince
orphelin, je joue tout seul sous le préau.
C’était aux
pieds du pâtre au chef couvert d’épines,
Et nous
avions tous trois plus que deux fois vingt ans.
Je pensais
« Tout est bu », et les voix sibyllines
Tambourinaient ;
« Ne crois pas ce que tu entends ».
Il pleuvait
de la paix en pleine canicule,
De la
satisfaction, du rêve à cent pour cent,
Des pleurs de
reddition, l’armada ridicule
Du bonheur à
crédit souscrit au prix du sang.
J’ai saisi
l’anneau d’or que renfermait la boîte,
Je me suis
pris le doigt dans le trop bel écrin ;
La perle se
dissout et j’ai le cœur qui boite,
Pendule
déréglé suspendu à son crin.
Comme l’homme
craintif reclus dans la caverne,
Je ne sais de
la vie qu’un reflet à l’envers.
La tâche de
soleil sur la grisaille en berne
Dans ma
langue me dit : « Retourne dans l’hiver,
Tu peux
t’approprier l’image, mais m’atteindre,
Ce n’est que
l’illusion qui te pousse à marcher ;
Je brûle
d’exister lorsque tu veux t’éteindre,
Nous ne
pouvons passer qu’en trichant des marchés. »
La vie est
devenue rapide, naine, étroite,
Rien ne
mérite qu’on s’attarde à percevoir ;
Vers le
plaisir sans fond les routes toute droites
Ouvrent sur
des chemins barrés par les miroirs.
Je vais être
en retard pour cette fin du monde,
Je vais être
en retard au jugement dernier,
J’aurais dû
me priver des ultimes secondes
Dans la douce
chaleur qui monte des charniers.
Je vais être
en retard quand s’ouvriront les portes
Du paradis
moqueur du Dieu émasculé.
Nul ne lira
le mot d’excuse que j’apporte.
Au seuil du
temple étroit je voudrais reculer.
J’ai écrasé
avec effroi sous ma fenêtre
Le scarabée
venu de nuit me visiter ;
J’ai tué d’un
coup sec le symbole de l’être,
Je suis cet
arbre mort, stérile et dépité.
Et voici
qu’un à un se lèvent les convives,
Me laissant
attablé seul devant le festin ;
Ma langue est
collée à mon palais sans salive
Les vers se
multiplient dans mon bas-intestin.
Je vais
dévorer ces membres excédentaires :
Mange une
main et garde l’autre pour demain.
Je vais être
en retard pour regagner Le Caire,
Sans avoir
rien compris de ce qui fait l’humain.
J’ai misé sur
le noir à la roulette russe :
A ce jeu-là,
c’est sûr, on gagne à tous les coups.
Ah, pour me
dissocier, un bataillon de puces
Ou de
Lilliputiens me passant le licou !
Ma lyre en
main, je rentre dans la pyramide,
Spectateur
effaré de mon propre procès,
Au cœur du
labyrinthe où dort la bête humide,
Ce moi, en
mieux, à qui j’ai promis le lacet.
Quand je
l’aurais tué, rêveur incorrigible,
J’appellerai
tous les insectes africains
Pour bâtir
des statues abstraites et nuisibles
Murmurant aux
vivants : « Ici dormait quelqu’un,
Ici, dans
cette tourbe, et ses bras dans la fange
Se sont
enracinés malgré tous les refus,
Et lorsque
dans l’été le désir le démange,
Il fait
trembler la terre avec ses pleurs confus. »
Panama, Juillet 2000
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