LA
DERNIERE EXTREMITE
1.
Un
renvoi acide et pâteux s'était coincé dans sa gorge encombrée de
glaires. Il avait ouvert les yeux, frappé de plein fouet par la
certitude douloureuse qu'il était en train d'étouffer. Il lutta
pour déglutir et happer un peu d'air, paniquant à l'idée de
demeurer bloqué, de mourir par surprise asphyxié dans l'instant. Au
bord de la syncope, comme au sortir d'une apnée prolongée, il
s'effondra, pantelant, dans une quinte de toux, tandis qu'il
cherchait machinalement son paquet de cigarettes sur la caisse
renversée qui servait de table de chevet. Dans sa précipitation, il
renversa le radio-réveil; un chorus de cuivres assourdissant emplit
la pièce. Les leds vert-pâle marquaient trois heures. Il n'avait
pas eu le temps de trouver le commutateur d'arrêt que ça tapait
déjà en dessous. Il lui restait une heure de sommeil; ça ne valait
plus le coup de se rendormir. Mais au bout de trois taffes tirées
sur sa clope, ses yeux se fermèrent et la cigarette lui tomba des
doigts.
Le
réveil avait sonné à quatre heures. Une chance: le mégot
maintenant éteint n'avait consumé que le drap du dessus, y creusant
trois grands trous aux liserés bruns.
Sur
la pointe des pieds il gagna la cuisine, guidé par la lumière
bleutée qui venait du dehors. Il alluma la cafetière électrique.
Le damier imparfait des fenêtres jaunes et noires du bâtiment d'en
face éclairait faiblement le lino. Il essuya la buée sur un coin du
carreau et regarda ses frères du petit matin se découper en ombres
chinoises dans les carrés illuminés. Là-bas, dans la même cuisine
rudimentaire -confort moderne- une silhouette, torse nu, faisait sa
toilette devant l'évier, un gendarme sans doute, puisque c'était
l'un des bâtiment du casernement, identique à celui qu'il occupait,
séparé des autres tours par une haie basse d'arbustes décharnés
qui marquaient la frontière de l'enclave militaire au sein des
appartements des personnels des autres administrations. Quelques
étages au-dessus, il entendit des voix féminines qui se saluaient
de fenêtre à fenêtre. Les oiseaux n'avaient pas encore chanté.
Sa
ration de café à la main, il ouvrit la porte coulissante du living.
Il heurta le coin de la banquette-lit que son colocataire
n'avait pas repliée, lâcha le bol et jura en dansant sur place.
Aussitôt, ça recommença à taper, au plafond cette fois. Il alluma
la bougie de Noël à demi consumée qui trônait à côté de la
lampe de chevet clippée
sur
la planche à tréteaux. A travers la baie vitrée, le ciel était
rose écœurant,
le jour se levait mais le chant des oiseaux était couvert par les
rugissements des voitures, en bas, sur l'échangeur de l'autoroute.
Au-delà du grand rond point, derrière la ligne de démarcation
matérialisée par le terrain de foot, les fenêtres des H.L.M.
s'éclairaient une à une dans la cité des glandeurs.
Il savait pertinemment qu'il n'y avait guère de différences entre
leur condition. On les stockait dans les mêmes cages exiguës; le
loyer de leur clapier engloutissait la moitié des allocations
versées par l'Etat. Pourtant
il les haïssait de façon irrationnelle. ça venait avec la
fonction: c'était inné; une aversion de chien à chat. Leur saleté
le répugnait. C'était comme un conflit d'odeurs. Il les détestait
de se reproduire, là, quasiment sous ses yeux, parce qu'il se
crevait le cul à courser leurs mômes,
les petits dealers
crépus,
les chapardeurs de supermarché, les égorgeurs de poules. Il n'y
avait plus ni bons, ni méchants ; à chaque coin de rue il
risquait son scalp dans la jungle et il se trouverait toujours des
salauds pour cracher sur sa médaille posthume. On ne fait pas un
métier pareil. Il l'avait cherché.
Il
ramassa sa tasse et retourna se servir un autre bol de café en
claudiquant. Son genou droit lui faisait mal: le choc, le froid, le
chauffage par le sol défaillant réveillaient un rhumatisme précoce.
c'était toujours ça de gagné, une raison de se faire porter pâle.
Les branleurs volaient bien sans scrupule le fric qu'on lui
rackettait en impôts. Le genou, c'est connu, on n'y voit rien à la
radio…
La
radio justement, le voisin du dessous venait de l'allumer, il
reconnaissait le jingle des informations. Il chercha la même station
sur le poste pour avoir l'illusion que les voix en bruit de fond
venaient de chez lui. Le journaliste débitait d'une voix affable les
nouvelles régionales. A Évry, une bande avait incendié une voiture
de police. Un flic de l’Essonne s'était fait trouer la peau en
tentant de s'interposer dans une querelle de fast-food. Même
qu'en-dessous, ça suscitait des commentaires véhéments... De
l'ordre, il fallait remettre de l'ordre dans sa vie avant d'en
remettre à l'extérieur.
Il
fouilla dans son carton de paperasses pour se faire une idée de la
gravité de la situation et tomba sur l'injonction administrative qui
lui apprenait que sa femme avait réclamé contre lui la retenue à
la source de la pension alimentaire. Cette fois, la joie de la paye
n'avait pas duré cinq jours. Après déduction de sa part de loyer
et le remboursement du crédit de la voiture (saloperie de bagnole
qui s'était envolée aussi), il restait à peine de quoi bouffer des
pâtes; il restait un trou à la banque que le salaire du mois
suivant ne suffirait pas à boucher. C'est ça, il travaillait pour
rien, pour combler le gouffre que son ex-femme creusait dans son dos,
dans lequel il finirait par tomber à la renverse, raide.
On
ne brise pas les chaînes dont on s'est volontairement chargé, c'est
la loi. c'était elle son boulet, Stella, l'étoile lointaine,
Stella, qui s'appelait Jacqueline, qui avait fait un prénom de son
pseudonyme de vedette des championnats de France de coiffure 1987,
Stella maquillée comme la pute qu'elle était, qui imitait Sheila
pour amuser la galerie, qui était retournée se chauffer au soleil
du sud, dans l'appartement de Sète offert par ses parents, un H.L.M.
chic avec vue imprenable sur le bassin du port. C'était elle et son
clan qui l'avaient pressé de se marier quand elle était tombée
enceinte la première fois, le contraignant à saisir le premier
mauvais job à portée de main. Lui qui ne rêvait que pelouse et
ballon ovale il avait dû plier, trahir, pointer dans le camp des
matons. Ce métier-là, il avait voulu faire des efforts pour
l'aimer. Parfois, dans une envolée de romantisme héroïque, il se
voyait encore en limier solitaire, en pisteur, en Kojack ou en Hutch,
pas comme on lui faisait faire, en prof,
en pion, en instit,
en assistante sociale. Il avait espéré incarner l'autorité, la
respectabilité; il n'avait trouvé que le rejet, l'insulte et
l'abjection. Après la cage dorée des promesses d'amour juvénile,
elle l'avait enfermé dans cette existence misérable de sous-merde à
mille balles le mois, lui déniant jusqu'à l'espoir d'être un jour
licencié, jusqu'au rêve de toucher le chômage pour retourner
paresser au pays devant un pastis avec ses potes.
C'était foutu. Maintenant qu'il avait perdu par le divorce les
points d'avancement du mariage et du handicap de la petite dernière,
celle qui n'était pas sa fille, ce n'était plus dix ans qu'il
fallait attendre pour espérer planquer et coincer la bulle dans un
poste de province, mais quinze, et peut-être son collier de chien de
garde l'entravait-il pour toujours. Les phrases de consolation de
Lambert,
le délégué syndical du Front lui revenaient en mémoire, comme la
remontée de gerbe qui l'avait étouffé au réveil:
-
Les gosses comme ça, faudrait les faire passer. Ils souffrent toute
leur vie et ils font le malheur de leurs parents. Allez, il avait pas
toujours tort, l'oncle Adolphe.
Parce
que les collègues connaissaient tout de ses malheurs et il lui
semblait que les anciens le regardaient parfois à cause de cet échec
comme un sous-homme. C'était facile pour les blaireaux de se foutre
de sa gueule: il s'appelait Leboeuf, et comme chacun sait, ce genre
d'animal manque de quelque chose.
Le
présentateur du journal était passé aux nouvelles internationales.
La dépêche avait pourtant dû tomber dans toutes les rédactions;
heureusement, les radios négligeaient d'en faire état. Au pire, ce
serait en brève dans les journaux de la soirée. Carrera l'avait
emmené une ou deux fois dans ce troquet pour blancs, à Trappes. Il
avait dit: « Le patron est un ancien d'Algérie, un copain de
régiment à mon père ». Leboeuf n'avait pas cherché à
savoir quelles affaires ils traitaient ensemble. Le café se trouvait
au pied des tours d'une cité identique à celle où ils vivaient,
sauf qu'il faisait face à un poste de police ouvert à
mi-temps.
Les mecs n'avaient pas de chance ; ils vivaient dans le ghetto
où ils bossaient. C'était une belle idée de ronds-de-cuir
d'envoyer des bleus pour lutter contre la violence urbaine. Les
coupables, ils les connaissait de vue. Il les avait plaints à
l'époque. Bien sûr, ce qu'ils avalent fait était condamnable mais
personne ne pouvait se représenter ce que c'était de vivre dans la
terreur, exposé à la haine des voisins de palier. Tous les deux
jours on leur crevait les pneus, on cassait leur pare-brise.
Plusieurs fois on avait jeté des cocktails-Molotov sur leur balcon.
Il ne se passait pas de mois sans qu'un collègue attrape un balle ou
se fasse rouer de coups. Il fallait bien se défendre. C'est pour ça
qu'ils avaient acheté des fusils à pompe; sous la pression d'une
horde de jeunes qui assiégeaient le commissariat, la brigade
spéciale s'était résignée à intervenir après un troisième
rodéo plus remarqué que les deux autres. Le conducteur était
mécano mais c'est pas lui qui tenait le fusil. Stupeur et gêne des
gars quand ils s'étaient rendu compte qu'ils venaient d'appréhender
un collègue, que le tireur fou des film., l'auteur de ce que les
médias ne manqueraient pas d'appeler des ratonnades, était un des
meilleurs éléments de la troupe, titulaire de la médaille du
courage et du dévouement. Heureusement pour eux, ils n'avaient tué
personne, ils s'étaient contentés de sillonner le quartier, de
nuit, tirant à six reprises sur des groupes de maghrébins. Sûr que
le responsable était bien noté, il n'y a qu'un bien noté pour
prendre autant son boulot à cœur. A vingt-huit ans, il avait même
été blessé deux fois en mission... La veille, Carrera lui avait
raconté la conclusion de cette malheureuse histoire et Leboeuf
s'était félicité de ne pas avoir d'autres amis. Il savait qu'il
était suffisamment faible pour se laisser entraîner sur un coup de
tête après quelques verres de trop.
Le
journaliste de la radio préférait terminer par une nouvelle
rigolote:
en Angleterre, quatre bobbies
qui étaient de corvée de stade le jour de la bousculade mortelle à
Sheffield avaient obtenu de la justice des dommages et intérêts
pour les ''visions horribles'' auxquelles ils avaient été exposés.
Leur avocat avait démontré que bien que tous n'aient pas raccroché
l'uniforme, trois au moins avaient sombré dans l'alcool à la suite
des événements. Ceux-là avaient décroché le gros lot, plus à
eux quatre que l'ensemble des familles des victimes. Des gars
débrouillards, comme le collègue du bâtiment O qui rallongeait ses
fins de mois en dealant
de la dope aux flippés
qui n'avaient pas les couilles
de mettre la main dans le placard à saisies. Ceux qui s'étaient
fait des rentes avec un vrai racket, en taxant les macs
et les tôliers de tripot, ceux-là n'habitaient plus la zone. Sans
doute qu'en changeant de campement et de niveau de vie ils avaient
pris du galon. Ses potes
avaient raison, lui, c'était qu'un brave con. Honnête par défaut,
il n'avait pas trouvé le moyen de rentabiliser la peur qu'il était
censé inspirer aux malfrats. Il ne faisait peur à personne, qu'à
lui-même. Il savait par expérience que la tenue n'impressionne que
les pédés,
et que c'est plus l'envie de se faire mettre que la trouille qui leur
fait faire dans leur froc.
Montrer
trop ostensiblement l'uniforme, c'était des coups à se faire
renverser par une bagnole, à prendre une chaîne de vélo en pleine
troncherou une balle perdue en traversant la cité des melons.
C'était suffisamment risqué d'habiter 1à: tout le monde savait, il
n'y avait que des poires pour vivre dans cet enfer.
Le
voisin de dessous avait changé de station. Leboeuf coupa la radio en
fredonnant le tube de l'été dernier qui grésillait dans le
lointain entre deux pubs de bagnoles.
Après
la troisième gorgée de café, l'envie d'un calva commença à le
tarauder, mais s'il cédait, il en boirait un autre, et à six heures
il ne pourrait plus faire autrement que téléphoner pour avertir
qu'il était malade. On lut ferait remarquer que c'était sa deuxième
demi-journée du mois, qu'il ferait bien d'aller voir un médecin,
qu'il valait mieux s'arrêter que de désorganiser le service à
l'improviste. Oui, s'arrêter, autant s'arrêter. Tout ce qu'il
souhaitait dans cette vie de merde, c'est qu'on l'arrête, qu'on lui
foute la paix.
Il
rejeta les papiers en vrac dans le carton-bibliothèque. Il remua les
bouteilles vides du bar en briques et cagettes, repéra un fond de
kitch. La mixture lui permit d'avaler ses cachetons, celui contre la
tension et l’anxiolytique qui le potentialisait. Il se laissa
tomber dans le fauteuil de camping.
Quand
la panique lui serrait si violemment la gorge, il cédait et
s'accordait une de ces journées interdites volées au travail, un
sursis avant l'abattoir. Il ne connaissait pas d'autre moyen de
forcer la bête à se rendormir, pas d'autre compromis possible que
flotter, rideaux fermés dans la nuit artificielle, éclairée par
les lueurs de l'écran de la téloche,
dont il coupait le son pour ne pas faire profiter l'immeuble des
gémissements des salopes
en chaleur dans les cassettes de cul pirates récupérées par
Carrera ; quand il était seul, il passait des après-midi entières
à se tamponner, à se rapprocher de la jouissance sans l'atteindre.
Il montait le contraste et la lumière pour interroger en pause les
gros plans anatomiques, il
se retirait dans la monde de sa tête, pouponné par une troupe de
tribades,
éventé tel un pacha paresseux ordonnant pour sa distractions de
délicats supplices. Parfois la dépression l'emportait sur la
lubricité: le cul sans imagination des professionnelles le laissait
tiède; fatigué du geste, il astiquait mécaniquement sa queue molle
sans obtenir d'autre sensation qu'une douleur lancinante dans
l'articulation du poignet. Il s'asseyait sur le tabouret à traire,
un trépied de bois blanc qu'il affectionnait pour sa raideur; le
battement continu finissait par lui faire bleuir et enfler
les
couilles, rendant sa démarche hésitante et marquée, l'obligeant à
se casser en deux pour atténuer le tiraillement vertigineux qui lui
rappelait son vice tout au long du jour. L'âme en deuil, il ne
retrouvait la vole du plaisir qu'en recourrant aux images violentes,
au précieux catalogue allemand de bijoux intimes qui contenait des
photos de chattes rasées aux lèvres pendantes, percées d'anneaux,
de seins traversés d'aiguilles. Il s'imaginait plonger des poinçons
dans les aréoles d'une victime dont le faciès hurlant lui rappelait
le visage de pierre de Stella, de Jacqueline. Il l'attachait au
toboggan, nue au milieu du bac à sable, il faisait couler le sang de
sa vulve avide en lui cousant les nymphes. Il lui excitait le clito
au couteau de cuisine. Tous les mecs du cantonnement la tringlaient
et la cinglaient au passage avec des barbelés.
Au
plus fort de ces transes, il lui arrivait d'essayer sur lui-même
quelques tortures élémentaires: il s'éteignait des mégots sur les
cuisses et le ventre pour se représenter avec plus d'exactitude la
sensation de la femme marquée au fer à ses initiales. Il épiait
aux jumelles, à travers les trous pratiqués dans les rideaux des
chiottes les gamines en jupette à quatre pattes dans le bac à
sable. Il superposait à leur entrejambe si lisse les dégâts de la
défloration qu'il y aurait causée. Si seulement il avait eu une
voiture pour maîtriser sa fuite…
Le
kirsch-fantaisie
circulait dans ses veines et le
réchauffait.
La pensée des petites filles impubères éventrées dans le hall de
l'immeuble lui mettait du baume au
cœur.
C'était le moment idéal pour parvenir à un simulacre de
satisfaction: Michel n'était pas rentré, il faisait la nuit En
fouillant du bout du pied sous la banquette, il ramena quelques
mouchoirs raides et un maillot de bain à motifs de drapeau
américain, le chiffon préféré de Carrera. Il ramassa avec
méfiance le slip taché de jaune et renifla à distance les relents
imprégnés dans la doublure blanche. Il rejeta le morceau de tissu
et prit une grande inspiration de sa propre odeur. Le rouge lui monta
aux joues et les parfums mêlés ramenèrent sur l'écran rosacé de
ses paupières closes d'autres visions de cauchemar, un con parsemé
de vésicules d'herpès purulent qui éclataient en geyser,
l'écoulement blanchâtre d'un orgasme suspect, les poches de sang
prêtes à craquer d'un réseau hémorroïdaire. Machinalement il se
mit à claquer la langue et accéléra en râlant le rythme de sa
masturbation. Il pensa dans un flash que la bouteille d'huile de
cuisine ne devait pas être loin, derrière la banquette-lit où
Carrera la remisait après ses propres séances. Une sorte de tension
puis de vide au creux des reins lui arracha une brève
convulsion Pour la première fois de la semaine, il allait venir.
A ce moment précis les compresseurs et les marteaux-piqueurs se
mirent en branle sous les fenêtres de la cuisine. Les vibrations lui
remontèrent comme des coups de poignard dans la moelle. Il avait
oublié que les ouvriers du gaz creusaient une tranchée au pied du
bâtiment Les intrus se manifestaient pour lui faire sentir qu'ils
l'avaient pris en faute. Il débanda illico. Ses rouilles pleines lui
pesaient dans le bas-ventre. Un mal de tête diffus lui barrait le
front. Il
était
encore temps d'arriver en retard au boulot.
2.
Sur
le palier, il se heurta à une montagne de cartons. On était
pourtant loin de la période des mutations; probablement un jeune
couple qui croyait échapper à l'enfer en se rapprochant de son lieu
de travail. Dans la cité, c'était le mouvement perpétuel, ça ne
cessait pas de de se déplacer, d'empiler des cantines, de plier
bagages, de déballer, c'était la grande marée de l'insatisfaction.
Ils arrivaient et décampaient au rythme des travaux, collaborant au
désordre, au chantier perpétuel. Les femmes, celles qui ne
travaillaient pas, passaient leurs journées à boucler leurs valises
dans l'espoir illusoire d'un retour au pays.
Même
lorsque elles étaient aigries par tant de faux départs, elles
continuaient à jeter avec leur déception des tables à langer, à
repasser, des chaises cassées, des séchoirs, qui s'entassaient
devant leur porte.
Déplacer
de l'air, ranger les meubles, remplir des malles de choses inutiles,
ça devait être dans les gènes. Il lui arrivait aussi d'en
ressentir la démangeaison. Longtemps après qu'avaient cessé les
changements de résidence administrative de son père, sa mère avait
continué à déménager toute seule, à balader les meubles de pièce
en pièce ; ça lui prenait sans prévenir et alors plus rien
d'autre n'avait d'importance. Ranger frénétiquement devenait la
seule occupation tolérable et toute la maisonnée était sommée de
se mettre à l'ouvrage. De ce point de vue là, chez Leboeuf, les
huissiers avaient fait du bon boulot et, pour ainsi dire, réglé
définitivement le problème: trois cageots, deux tabourets, quelques
briques, c'était moins encombrant à déplacer qu'une armoire
normande ou un buffet Henri II.
Le
bruit des marteaux-piqueurs enflait avec chaque marche descendue. Le
poids de la réalité tombait sur ses épaules, la rumeur de la
ville, l'air toxique des pots d'échappement, les vapeurs de kérosène
lui coupaient le souffle. S'il avait eu cent balles en poche, il
aurait foncé chez le deal
du bâtiment O chercher une barrette.
Puis il serait remonté se cloîtrer devant un film de cul. Mais tôt
ou tard, Carrera rentrerait de sa nuit, il faudrait dégager le
living et le laisser dormir. Pour se donner du courage, il pensa aux
calvas qu'il sifflerait au tabac de la gare, sur son ardoise.
Comme
il posait le pied sur le palier du premier, un coup de feu retentit.
Instinctivement, Leboeuf se baissa. Les marteaux-piqueurs se turent.
Des hurlements brefs. Plus rien. Des bruits de coups. Des pleurs. De
l'autre côté des haies de fusains, les femmes des gendarmes
pointaient des doigts accusateurs. Les chiens aboyaient. Quelqu'un
avait pété les plombs à l'étage. Leboeuf se dit: « Pourvu
que ça soye pas un collègue qui s'est flingué ! ». Dans
les douze derniers mois il y en avait eu quatre du lotissement qui
avaient passé l'arme à gauche, un seul d'entre eux par manque de
discernement en jouant à la roulette russe. Et pareil en province.
Les journaux n'y faisaient allusion que pour préciser que le drame
n'était pas imputable au service.
Pourtant,
on sentait bien que ça couvait : une véritable épidémie de
désespoir. Peut-être que c'était pareil dans les autres
corporations, maïs quand un plombier se suicidait personne ne
faisait de communiqué destiné à établir que c'était sans rapport
avec son activité professionnelle. Leboeuf connaissait les
statistiques, Carrera les lui répétait à chaque affaire. Des morts
volontaires, on en comptait un tous les neuf jours; 80% se
flinguaient, 56% seulement avec leur arme de service. Peu faisaient
ça sur leur lieu de travail. La majorité avaient moins de 35 ans.
Intriguées
par la détonation, les ménagères échangeaient des regards
apeurés. Leboeuf fut tiré de ses réflexions par l'ouverture
brutale d'une porte sur sa gauche. Une adolescente en larmes et en
nuisette en jaillit, poursuivie par une matrone qui s'arrachait les
cheveux en invoquant la madone. S'époumonant à hurler plus fort que
sa fille, la rombière s'agrippa au col de son blouson.
-
Je n'en peux plus, elle va me rendre folle! Un bambin accroché à
ses jupes tenait l'automatique fumant.
-
Elle a tiré par la fenêtre avec le pistolet de son père. Mais
qu'est-ce que j'ai fait au ciel?
-
Faites-les taire, ce bruit, les marteaux-piqueurs, je ne les supporte
plus, tonna la gamine hystérique entre deux torrents de sanglots
convulsifs.
-
Une bonne paire de claques, madame, suggéra Leboeuf qui ne voulait
surtout pas s'en mêler.
-
Me touche pas avec tes sales pattes, gros porc! hurla la furie.
Sinon, je crache le morceau. .
Quel
morceau? Qu'est-ce qu'elle avait à baver la pétasse? Il pria
mentalement que Carrera se soit retenu d'y tremper sa mouillette. La
gosse était mignonne mais mineure.
-
Je suis déjà en retard. Je vais dire au gardien d'appeler un
médecin.
-
Non, surtout pas de scandale! Son père la battrait.
Leboeuf
arracha le flingue au gamin qui chialait aussi. Il le fourra au fond
d'un tiroir dans un meuble de l'entrée, en prenant soin de repasser
la porte au plus vite.
-
Elle a blessé personne?
-
Oh, ils ne vont tout de même pas m'enlever ma petite fille pour la
mettre à l'asile. Je n'y survivrai pas.
La
mère chougnait plus fort que la fille qui, se sentant encouragée,
repartait de plus belle.
-
Rentrez chez vous, calmez-vous, conseilla Leboeuf, et il ajouta à la
cantonade:
-
Y a pas un homme dans le coin pour aider la dame?
Une
voix gouailleuse lui répondit d'en haut:
-
Il est pas là votre collègue?
C'était
la nympho du cinquième, penchée par-dessus la rampe de l'escalier;
ses seins, encadrés par le déshabillé lâche, pendouillaient dans
le vide; ses efforts pour se rajuster faisaient seulement saillir un
peu plus les pointes.
« il
manquait plus qu'elle' » songea Leboeuf, et aussitôt après:
« il suffirait de monter lui dire: T'es en chaleur, ma
poulette ? C'était le train de 8 heures 45 cette gonzesse. »
Tout le bloc était passé dessus sauf lui. Le risque d'une
rebuffade, d'un affront public (car des mégères jalouses veillaient
derrière l’œil des judas) le dissuada de tenter le coup.
-
Il sera là cet après-midi, Casanova, s'entendit répondre Leboeuf
avec une agressivité incontrôlée.
-
Sois pas jaloux. Mon mari n'est pas là et j'ai une fuite.
-
C'est un plombier qu'il vous faut, ma petite dame... Pas un plombeur,
ajouta-l-il mentalement.
Sûr
que Michel allait la lui boucher sa fuite à cette raclure !. Il
regrettait déjà sa sortie malencontreuse. Il entendait la rumeur
enfler, les remarques ambiguës dont la tra-la-la du cinquième ne
manquerait pas de se faire l'écho auprès des voisines désœuvrées.
Au
début, quand il vivait encore
en ménage,personne
ne pouvait y trouver à redire ; ça
se voyait des trucs comme ça, qu'un jeune couple héberge, avec
contrepartie financière, un collègue nécessiteux. En regroupant
les mômes ils avaient cette chambre à sous-louer qui pouvait payer
le crédit de la voiture. Personne d'autre n'avait répondu à
l'annonce punaisée
en
salle de permanence. Tout aurait dû les séparer: sorti bien classé
des écoles, Carrera avait pu dénicher un meilleur poste ;
célibataire, il était naturellement plus à l'aise. Leurs rapports
étaient nés de la dépendance et de la nécessité.
Carrera mettait la viande sur la table. Au lieu de le détester
d'emblée, Leboeuf s'était attendri sur son accent provençal. La
similitude de leur condition l'avait ému, car ils étaient tous deux
issus de ce sud fantasmatique où l'homme, bronzé et noir de poil se
fraye son chemin dans la jungle avec bagout et orgueil, la clope au
bec, le flingue en bandoulière, la bite au poing. Carrera,
c'était Leboeuf, en mieux; ce qu'il aurait pu être si la diva des
campings ne lui avait pas mis le grappin
dessus. Stella n'avait pas fait mine de les encourager à s'entendre.
A l'arrivée du nouveau, il y avait presque un an que Leboeuf ne la
baisait
plus. Carrera
n avait mis que deux semaines à prendre le relais. Après le
quatrième mois, ils avaient cessé de se cacher. Le bruit, plus que
la jalousie, empêchait Leboeuf de dormir. Puisque ça se passait
sous son nez, il avait fini par les épier à travers un soufflet
crevé de la cloison mobile du living. La première fois il avait eu
le sifflet coupé devant l'agilité et l'application
du bel italien. Il n'avait encore rien vu. Il aurait dû les jeter
dehors et retourner la situation à son avantage, mais il ne savait
plus trop où était son intérêt, il espérait reprendre son bien;
d'une façon comme d'une autre il pensait faire son beurre. Baiser
Stella, même par procuration lui ramenait quelques bribes de sa
virilité piétinée. Il ne les avait pas surpris, mais c'est exprès
qu'il s'était laissé surprendre.
-
Tu peux venir voir, il est pas contre, avait finalement lâché
Jacqueline.
Comme
il obtempérait sans broncher, Stella s'était rapidement montrée
plus chienne; elle cherchait à l'atteindre, mais il était devenu
insensible à toute douleur infligée par elle. L'excitation
l'emportait. Tout ce qu'elle lui avait interdit, elle se le laissait
faire: quand Carrera la prenait par derrière, elle mimait son
bonheur avec des poses exagérées de danseuse exotique. Son
maquillage coulait dans l'effort et les gouttes de rimmel lui
roulaient jusqu'aux lèvres. Ce qu'il attendait arriva: usant de son
autorité, Oarrera finit par la convaincre de l'inviter à
participer. Il déclarait en bon copain:
-
Je te rends service, je baise ta femme. Y a pas de raison que t'en
profite pas.
Leboeuf
était heureux: c'était film de cul permanent à la maison. c'était
mieux qu'avant, il éprouvait en plus le trouble du voyeur. C'était
mieux que Stella toute seule, cette chair étrangère qui cognait
contre la sienne. Il remplissait avec bonheur son rôle
d'accessoire.Les cassettes de X étranger que ramenait Carrera
défilaient à jet continu.
Une
nuit, les cris avaient réveillé les mômes.
Puis
il était venu un temps où l'étalon s'était fatigué de se
défoncer toujours pour le même public. D'un commun accord ils
avaient commencé à inviter des amis. Des hommes uniquement, avait
exigé Stella: les femmes sont si mauvaises langues. Il y avait eu un
gendarme d'en face, un pompier d'un peu plus loin. C'était Michel
qui les ramenait. Puis il y avait eu ce gars qui demandait qu'on le
frappe et qu'on l'encule quand il fourrait la femme.
-
Pas question qu'on se touche entre hommes, avait dit Leboeuf.
-
Tu le touches pas, prends la ceinture, moi je m'occupe du reste. On
fait ce qu'on veut tant que ça ne se sait pas.
A
partir de ce jour-là, Leboeuf avait préféré se mettre hors-jeu.
Certains voulaient filmer ; ça sentait le roussi. Et puis il y
avait eu l'embrouille avec les mômes qui commençaient à appeler
Michel Papa. Ils avaient dû les faire taire à coups de trique. Il
n'aimait pas se souvenir de ça. C'est à cause des gamins que les
amoureux avaient commencé à s'engueuler. Carrera s'excitait à
l'idée qu'ils regardent. L'accident, la grossesse de Jacqueline
n'avait pas arrangé les choses. Pour celle-là, la petite dernière
qui n'était pas normale, on ne lui ferait pas porter le chapeau;
c'est la semence de Don Juan qui était pourrie.
Depuis
le départ de Jacqueline, Carrera avait accordé ses faveurs à tout
ce qui portait jupon dans l'immeuble. Il menait une vie de bâton de
chaise. C'était pas sa faute, les femmes lui couraient après.
Leboeuf
lui avait facilement pardonné de l'avoir débarrassé de Stella.
D'autant plus qu'il contribuait en sous-main à l'entretien de la
petite et qu'il prétendait qu'il était prêt à se marier si Stella
voulait de nouveau de lui ; ça par exemple, ç'aurait été un
drôle de poids en moins.
Tandis
qu'il traversait l'esplanade du lotissement, les marteaux-piqueurs
recommencèrent leur vacarme. Leboeuf sentit avec agacement qu'il
transpirait dans son caleçon. Il avait froid aux oreilles et
l'entre-cuisses moite.
Pour
sortir de l’îlot,
il y avait deux solutions: passer devant les préfaas
du lycée en forêt, et, au bout de vingt minutes de marche, gagner
la gare nouvelle, deux quais en pleine nature battus par les vents,
desservis par les omnibus, ou bien prendre la passerelle enjambant
l'autoroute et traverser la cité des bougnoules,
la jungle, pour rejoindre le terminus de la ligne de bus qui
l'amènerait au centre ville avec l'espoir de trouver un direct. Dans
une direction comme dans l'autre il était imprudent de se risquer à
pied et sans arment mais on lui avait dépecé sa dernière mobylette
deux semaines plus tôt, même pas volée, juste réduite en un amas
de pièces indétordables.
Leboeuf
longea les bâtiments des arcades qui abritaient autrefois un
mini-centre commercial. Les boutiques avaient fermé les unes après
les autres, les vitrines étaient brisées, sur certaines on voyait
la trace d'impacts de balles, les pylones portaient encore les traces
d'incendies allumés par les gamins des crouilles. Tout était
graffité, de l'habituel ''Mort aux vaches'' ''Fuck da police''
''Keufs=enculés'' .
Devant
la supérette, le dernier commerce agonisant, une épicerie tenue par
un arabe, un bon, un travailleur, campaient cinq jeunes affalés sur
le macadam. Les femmes groupées sur le trottoir d'en face serraient
dans leur bras leurs cabas vides. Elles hésitaient à franchir
l'allée, même en groupe, à s'exposer aux crachats, aux insultes,
aux ''ta mère elle suce les flics'' des minots rigolards. Il escorta
à contre cœur les trois femmes, la main sur le baudrier. Les gamins
de déplacèrent de quelques mètres et rallumèrent leur pétard. Il
changea de trottoir, il avait reconnu de loin un collègue de brigade
de retour de sa garde de nuit. Il tourna la tête pour éviter de le
saluer.
Leboeuf
avait échappé aux jeunes. Il ne se sentit pas courage d'affronter
leurs grands frères et bifurqua vers le lycée. La forêt avait
brûlé sur cinq cents mètres l'été dernier à cause d'un prof qui
avait choisi de s'immoler par le feu au milieu de la verdure.
Pourtant d'habitude ça ne se suicide pas facilement les gauchistes,
ça n'a pas le sens de l'honneur. Il s'arrêta pour observer les
élèves qui attendaient l'ouverture des portes sur le trottoir d'en
face. Il y avait une jolie petite eurasienne en blouson de skaï
bleu. Elle devait avoir seize ans. Elle portait un collant de laine
noire sous sa mini-jupe. Ses cheveux brillants étaient relevés en
chignon sur sa nuque d'oiseau, si fragile qu'on l'aurait brisée
d'une main. ''La forêt calcinée'' murmura Leboeuf en sourdine,
tandis que se formait dans sa tête l'image de la jeune fille
suspendue par les pieds entre deux bouleaux, son petit cul d'ivoire
qu'il cinglait avec des branches épineuses, son rouge à lèvres
essuyé sur la culotte à pois qui la bâillonnait, sa vulve fouillée
par ses doigts rouges crevassés d'engelures. Sans doute qu'elle
n'était déjà plus vierge.
Comme
il posait le pied sur la chaussée, un cyclomoteur l'effleura dans un
pétaradement sonore. Il serra son bras gauche contre son arme et
passa son chemin.
3.
Leboeuf
examina sa tête dans le morceau de miroir qu'il avait accroché à
la porte de son casier. Il avait l'impression que sa gueule enflait à
vue d’œil. Il n'était pas rasé. Le premier trois-sardines ne
manquerait pas de lui en faire la remarque. Il arrangea en moustache
la mèche qui cachait mal sa calvitie.
Dehors,
un car de CRS en tenue d'assaut défendait la barbaque et barrait les
rues adjacentes. Une meute d'électriciens en colère, accompagnés
de sirènes, scandaient: ''Libérez nos camarades. Ils ne couvraient
pas le vacarme des marteaux-piqueurs qui défonçaient la chaussée
pour la sixième fois en trois mois. Le bordel gagnait, comme une
carrie.
C'était
bien gentil, les collègues en faction en rangers et calots. Ils
n'étaient pas là quand ça avait failli tourner à l'émeute parce
qu'un singe des étages supérieurs avait voulu jouer au héros en se
payant la tête d'un petit noir insolent. Ils n'avaient pu compter
que sur eux-mêmes pour se défaire de la foule hostile. Il avait
fallu, armés de cannes et planqués derrière des foulards, venir
sur ses heures de loisir défendre les copains.
Frapper:
Il avait oublié ce que ça faisait, frapper sur ces salauds que les
juges leur remettaient sans cesse dans les pattes. C'était comme
pisser dans un violon. Il se vit acculé au fond d'une impasse, à
terre, le pantalon déchiré, saignant du nez, une pommette ouverte,
se tenant les couilles, là où les santiags et les chaussures à
coque avaient frappé sans relâche. Un frisson de douleur lui secoua
réellement le bas-ventre. Il eut un bref moment d'hébétude et de
frayeur.
Il
n'y avait que là, entre les rangées d'armoires cadenassées, sous
la lumière pauvre, qu'il se sentait en sécurité. C'était son
monde, l'univers rassurant de la fraternité obsolète, l'odeur
familière des vestiaires de sa jeunesse. Mais ce carré de bien-être
et de sécurité avait perdu sa destination première. Faute de
place, c'était devenu la salle de réunion des clowns en tenue de
ville, les gardiens qui planquaient dans les appartements vides
dominant les carrefours. Deux tables de cantine accolées formaient
leur bureau de fortune. Ce boulot-là, il n'en aurait voulu pour rien
au monde. Etre obligé de se déguiser en pédé pour passer
inaperçu; il y avait des limites à l'abnégation...
Il
soupira. Il enfila la chemise azur dont le dos froissé ne présentait
plus les sept plis réglementaires. Sa vareuse ne fermait pas les
poches pleines. Il avait encore pris du bide. Aussitôt le drap bleu
posé sur ses épaules, un apaisement descendit sur lui comme la
grâce. Il caressa le tissu luisant. Il dégriffa son jean, le plia
et le posa dans le casier par-dessus ses baskets, avec des gestes
lents afin de mieux savourer ce moment où, débraillé, moitié nu
et moitié tenue, il se sentait redevenir un homme.
Martinet
fit irruption dans son dos. Martinet était un clown, il portait des
jeans blancs à revers, un blouson de cuir souple, des Ray-ban et un
pull de ski rouge à motif d'edelweiss. C'était toujours comme ça:
sitôt que Leboeuf ôtait son pantalon, Martinet surgissait comme un
diable de sa boîte. Peut-être qu'à la longue l'habit finissait par
faire le moine. Leboeuf pesta contre ce con qui n'avait rien de mieux
à faire que de mater son cul. Il portait un slip noir. Martinet
demanda:
-
Toujours en deuil, Leboeuf?
-
Joli pull. Tu t'es maqué avec un fleuriste? rétorqua Leboeuf en
enfilant son pantalon.
Martinet
tourna les talons et fila vers la machine à café préparer le jus
pour la conférence des branques.
Leboeuf
boucla sa ceinture commando, accrocha les pinces au passant de
derrières vérifia la position du bâton, des gants, du sifflet et
des clés, ferma avec difficulté sa braguette. Son pantalon était
devenu étroit maïs il se sentait à l'aise ainsi comprimé. Il tira
vers le haut la boule de son paquet et noua sa cravate.
-
Merde, faisait Martinet dans son coin. Qui a plongé la main dans la
caisse casse-croûte? La caisse casse-croûte était alimentée
régulièrement par le graissage de patte. C'était du fric qui
n'existait pas. Leboeuf tâta du bout du doigt à travers le tissu
tendu les billets qu'il venait de planquer dans son slip. Avant
d'aller pointer à l'appel il salua Colbert, le collègue qui gérait
les personnels auxiliaires. On lui avait casé un bureau là,
derrière les armoires de fer, sous un néon violacé, face à la
lumière agaçante de son écran d'ordinateur. Un puni, un mal noté,
qui ne voyait jamais le jour et ne passait sa tenue de combat que
pour se sentir encore de la famille, rassuré par le drapeau de promo
parachutiste qui décorait son coin de mur sale. Leboeuf trembla à
l'idée de finir comme ça, en dactylo, mais il était trop mauvais
en orthographe pour qu'on le cantonne aux écritures.
Le
capitaine de service ne le rata pas:
-
Alors, Leboeuf, ton réveil tourne à l'envers? Puisque t'as raté la
navette, on t'attend au troisième pour déménager le bureau du
colon.
D'habitude
il vidait les corbeilles et balayait sous les banquettes du panier à
salade. Hier, il faisait femme de ménage, aujourd'hui déménageur:
variété exaltante d'un
métier
l'homme, comme disaient dans le temps les affiches de recrutement.
C'était quand même mieux que la circulation. Depuis quelques temps,
quand il se tenait dans son habit de lumière au milieu d'un
carrefour, il ne se sentait plus en sécurité. Au lieu de filer doux
comme avant, les bagnoles semblaient prendre un malin plaisir à le
traquer. Il ne traversait les chaussées qu'avec une extrême
prudence, échappant souvent de justesse, au prix d'un coup de reins
douloureux, à la charge de mystérieuses berlines noires qui
disparaissaient dans un bruit de courant d'air, trop vite pour qu'il
puisse lire le numéro.
Le
nouveau bureau du patron donnait sur la cour intérieure. Tout en
déplaçant les cartons de dossiers, Leboeuf entendait par la fenêtre
ouverte Lambert haranguer ses troupes avant la bataille:
-
Ils nous ont pondu une nouvelle note de service; faut qu'on
intensifie les interpellations de délits de faciès. Il y a un
charter à moitié vide à remplir. O.K. les gars? c'est toujours des
nègres en moins qu'on retrouvera pas dans la rue la semaine
prochaine..
Ça
avait l'air de le réjouir, Lambert. Les gueules de suie, il
n'arrêtait
pas de s'en envoler: un vrai cortège d'oiseaux migrateurs.
Rendement, rapidité, c'était pas de chance de vivre sous un
gouvernement pareil. La répression engendre la violence aveugle.
C'était l'assurance de tomber tôt ou tard sous le marteau d'un
désespéré. Surtout que dans l'esprit de Leboeuf,
tous les étrangers n'étaient pas également mauvais. Les bicots,
c'était sa bête noire, les yougos,
les romanos,
tout ce qui était plus ou moins blanc, en fait. Les blacks il
n'avait rien contre, il y avait bien des gars des îles dans les
rangs. C'est ça, ils n'avaient qu'à se contenter de renvoyer les
mecs.
A voir les ghanéennes des squats
de la rue Saint-Denis qui travaillaient en dortoir pour le prix d'un
paquet de clopes,
l'irrégularité avait des avantages certains
tant pour leurs employeurs que pour la clientèle. Il était loin
lui-même d'être insensible aux reflets de la peau sombre, à
l'odeur de leur sueur qui le titillait
comme un aphrodisiaque, comme un pousse-au-vice. Elles avaient
l'habitude de la soumission au mâle. Elles faisaient partie
intégrante du Rêve, les africaines du moins, pas les insulaires qui
parlaient le français mieux que lui: elles tenaient les
chasse-mouches et les éventails en palmes de damiers. Elles
faisaient rouler l'eau de la mousson entre leurs seins. A l'heure
redoutée et douce du châtiment, c'était son corps à lui qu'il
imaginait suspendu aux branches basses de l'eucalyptus. La négresse,
tout sourire dans son soutien-gorge en feuilles de bananier tenait
dans sa paume rose une batte de carreleur (l'instrument en bois qu'il
contemplait dans les rayons du Castorama;
il résistait à la compulsions de se l'offrir,
pas pour s'en servir, juste pour palper le vernis,
la surface lisse qui s'écraserait contre la peau laiteuse de son cul
dans un bruit sourd de pétard mouillé). Il ne crachait pas non plus
sur les asiatiques: on les disait obéissantes. En Allemagne on
pouvait les acheter sur catalogue. Ils n'avaient pas encore pensé à
ça à la CAMIF.
Vers
la fin de la matinées on l'envoi le carnet à souche planté dans la
poche arrière, initier un jeunot aux tournées d'abattage:
-
Quand on est en retard sur les cotas, on double les rondes pour
couper l'herbe sous le pied aux agents de la préfecture. Pas de
pitié! Le nouveau s'appelait Ramirez. Leboeuf faisait le show pour
le distraire. L'odeur de transpiration mêlée au déodorant bon
marché que dégageait le petit gars le mettait en verve. Il sentait
le Sud aussi. Leboeuf lui expliqua les principes des arnaques les
plus rentables:
-
Quand tu repères un véhicule accidenté, tu préviens d'abord le
poste et ils envoient un dépanneur de la liste. Surtout tu restes en
faction, des fois qu'un finaud de garagiste repère l'épave. Le gus
envoyé par les potes te remet sa carte pour que tu le reconnaisses.
Dans la carte pliée en deux il te glisse un billet pour le service.
Tu le mets dans la boîte à café. Comme on est en période
d'étrennes, il doit te filer au moins cinq cents. Sinon, tu le
signales et on le raye de la liste.
-
Mais c'est pas légal.
-
C'est pas légal, c'est la vie, crétin. Tu fais comme on te dit. Le
gérant de supermarché, il choisit le fournisseur qui lui offre la
plus grosse caisse de champ. Nous, c'est pareil. C'est du cadeau
d'entreprise. Tout le monde le fait. On fait ce qu'on veut tant que
ça ne se voit pas.
La
matinée s'effilochait doucement jusqu'à l'heure l'apéro. A part
pour poser son bulletin de PMU, il ne fréquentait jamais les cafés
environnants. Chacun apportait à son tour la bouteille de jaune
planquée au fond du sac de sport. Sur la table des clowns, au
vestiaire, ils sirotaient discrètement leur pastaga avant la
cantoche.
Le
plus chiant c'était de meubler cette pause idiote, les quatre heures
avant de repiquer au taf. Tour à tour, Leboeuf avait tâté de tous
les boulots au noir, conduit des estafettes de produits dangereux sur
les périphériques, blindé des portes, bricolé des alarmes,
repeint les cuisines et les chiottes des vieilles, retapé des mobs
pour les gosses de riches, chouré des vélos au besoin.
Pendant
ce temps de flottement, il aurait dû se la couler douce, mais l'idée
de la reprise l'obsédait, le parcours d'obstacles que représentait
cette journée à rallonge. Rien ne coulait plus. Tout était haché
comme le résultat d'un trip à l'acide: un hachis menu de temps
gâché qui faisait de l'existence une suite de chocs électriques.
Quand
il se réinstalla dans la voiture de patrouille, il espérait une fin
d'après-midi calme: glandouiller en garde statique engoncé dans son
gilet pare-balle devant l'entrée de l'ambassade. Il devait
surveiller le bon déroulement du transfert du service des visas. Il
n'y avait qu'à éloigner les pépins et à regarder passer les
cartons. Mais en face des locaux auxquels il était affecté, une
haie de marteaux-piqueurs défonçait rageusement le trottoir. Le
bruit, comme une balle de caoutchouc rebondit dans sa tête et
relança sa migraine. Il pensa aux quarante-huit heures de récup qui
l'attendaient au bout de la nuit, au moment où il pourrait, la
conscience tranquille, se claquemurer devant la télé et se repasser
en boucle ses pornos préférés.
Le
dernier tiers-temps, c'était un peu moins la punition. S'il n'y
avait pas de fille dans le groupe, il se retrouvait presque avec
plaisir dans le fourgon qu'il considérait comme le dernier bastion
de l'aventure.
Malheureusement,
c'était de plus en plus rare qu'une fliquette ne vienne pas foutre
sa merde, comme celle qui les avait égaré dernièrement dans un
quartier chaud de la Porte Montmartre où ils avaient échappé in
extremis aux pluies de cailloux lancés des fenêtres par les bandes
de délinquants. Entre mecs, la ballade en fourgon tenait à la fois
du club des cinq en vacances et du rodéo en camping-car.
Adolescents, farceurs dans l'âme, ils étaient fascinés par ce
miroir aux alouettes, cette illusion de liberté renforcée par
l'impunité trompeuse de la nuit, la magie du travail de terrain.
Comme en sport il y avait des jours où l'on ne sentait pas en forme
pour en découdre. Pour ce genre de job il fallait avoir du jus;
moment d'échange, de fraternité, simplicité de la vie au grand
air, parfums doux-amer des explorations à la hâche dans les steppes
de béton.
Lambert
au volant, l'estafette remontait le boulevard de Clichy. Leboeuf
regardait par la porte entrouverte défiler les lumières colorées
des sex-shops tandis que la fatigue dans ses jambes lourdes se
transformait en une chaleur naissante dans les lombaires. L'étalage
des chairs en cuissardes et mini-jupes de cuir le faisait saliver. Il
donnait de grands coups de dents dans le chewing-gum qu'il écrasait
comme une chique pour pallier le manque de clope. Autrefois, leur
arrivée sur la place Blanche, ç'aurait été comme l'irruption d'un
chat dans une volière. Les amendes pour racolage avaient disparu en
même temps que les pipes à l'arrière des fourgonnettes. c'était
le règne du flagrant délit: à part surprendre les travailleuses
motorisées en plein action dans leur véhicule, c'était devenu
impossible de choper les putes. Le corbillard passait au milieu des
filles rangées sur les trottoirs comme autant de haies d'honneur.
Leboeuf songeait au bon vieux temps, aux bénéfices en nature et à
l'argent de la taxe. Il y en avait eu trop de collègues tombés pour
ce motif. Eux, les défenseurs de la morale et de la famille, on les
avait ravalés au rang de chats domestiques désergottés, frustrés,
interdits de chasse. Ils n'avaient même pas le droit de toucher aux
femmes pour les fouiller. Restait les travs, mais c'étaient des
mecs; au mieux ils pouvaient les foutre à poil pour se détendre et
rigoler cinq minutes. Les enflures de journalistes de gauche
prétendaient même que certains ne se privaient pas d'enculer les
noirauds dans les centres de rétention. Il aurait fallu salement
avoir les crocs pour en arriver là. Et puis c'était risqué, il y
avait les délateurs et la hiérarchie qui n'hésitait plus à
condamner ses serviteurs trop actifs.
On
les avait dirigés sur un carambolage carrefour de la Chapelle.
Leboeuf prit une respiration profonde avant de descendre du van. Il
se recomposait une tête de dur pour la représentation. Il se
blindait pour refouler les groupes de traine-savate et affronter
l’œil narquois des revendeurs de shit. C'était juste là, à
l'abri des structures du métro que planquaient les clowns la
journée. La foule des deals et des camés devait le savoir
puisqu'elle triplait la nuit venue.
Le
conducteur de la voiture accidentée était mort sur le coup. Sa
passagère gémissait encore. Elle était pas belle à voir, la
petite dame. Sa tête aux yeux vitreux, au nez écrasée avait frappé
de plein-fouet le pare-brise. Un gros bout d'os lui sortait de la
jambe, un morceau de tibia. Leboeuf entendit sa voix déblatérer
sous sons crâne: « Est-ce que tu mouilles rouge comme ça sous
ta jupe,Stella ? »e Au milieu de la symphonie de klaxons
de l'embouteillage, il se tenait, stoïque et droit, radieux tel un
ange veillant la petite victime si vulnérable, ce pauvre tas de
chair qu'un peu de violence supplémentaire eut à peine étonné
après pareil choc. Il aurait aimé être le responsable de cette
stupeur profonde, de ce masque douloureux. Il se gratta nerveusement
la braguette. Ramirez gerba son dîner.
Un
peu plus loin, ils avaient séparé deux mecs qui en étaient venus
aux mains dans un restaurant de couscous. Pendant que les novices
tentaient de s'interposer dans cette querelle d'ivrogne, les anciens
se tapaient une anisette à l’œil sur le zinc.
Ils
avaient débarqué chez les africains sur le rapport d'un voisin
alerté par les cris. Le gars était en caleçon, la fille poil, se
tordait dans l'entrée en rampant vers la porte.
-
Qu'est-ce que tu lui as fait, ordure ? Hurla Lambert les poings
serrés.
Le
mec s'évertuait à parer les giffles du flic nerveux en récitant:
« C'est ma femme ». Ils appelèrent le SAMU. Les pompiers
débarquèrent dix minutes plus tard. La fille se contorsionnant
toujours en désignant son cul. Pendant qu'on l'emportait, le médecin
s'isola cinq minutes avec le mari.
-
Ben, vous allez pas le croire, confia-t-il à son retour. Il a voulu
la sodomiser, et comme ça ne rentrait pas, il a cru qu'elle était
bouchée et qu'il pouvait lui arranger ça... au Destop.
Sous
le coup de d'étonnement, un des jeunes flics eut du mal à réprimer
un fou-rire. Ramirez fut pris d'un hoquet nerveux; il ne lui restait
plus rien à gerber. Leboeuf, cloué par la surprise, revoyait les
rictus de douleur de la victime; l'odeur de chair rongée lui
remplissait les narines, les hurlements tintaient dans ses oreilles.
Dans ses séquences imaginaires les plus délirantes, il n'avait
jamais mis en scène un truc pareil. Il se rendit compte qu'il
bandait et se retourna en rougissant, de peur que ça se voie.
-
Va falloir nous suivre, Monsieur. Habillez-vous, fit poliment
Lambert, et dès que le capitaine des pompiers eut tourné les
talons: ben, t'as vu ce travail. T'es vraiment aussi con qu'un singe.
On peut même plus s'en servir sans se brûler la queue, de ta
négresse.
Le
mec pleurait dans le fourgon, s'essuyant les yeux avec ses mains
entravées. Lambert conduisant d'un doigt, commentait en adressant à
Leboeuf des regards complices:
-
La prochaine fois, tu seras plus prudent. C'est vrai qu'il paraît
que vous en avez une grosse. T'inquiète pas, tes copains de placard
vont te montrer comment s'y prendre.
Debout
devant son casier, Leboeuf rangea ses affaires, roula sa vareuse
autour de la bouteille de pastis et planqua le tout derrière les
bottines-fantaisie qu'il portait parfois pour le service quand il
avait mal aux pieds. Il fourra dans son sac de sport la chemise dans
laquelle il avait sué toute la journée, son pantalon crasseux, son
flingue. Les autres mettaient leur tenue au pressing. Il n'avait pas
de fric à foutre en l'air. C'est pour ça qu'il n'était jamais
propre. Au moment où il allait enfiler son jean, Martinet surgit.
-
Tu déménages? fit-il en désignant de la tête le sac de sport. Je
te ramène?
-
Sans façon. I'ai rencard avec une fille. Qu'est-ce que je vais lui
mettre, fanfaronna Leboeuf en fermant sa braguette.
Il
réprima une envie de frapper et tituba vers la sortie.
4.
Dans
le train du retour, Leboeuf se sentait un autre homme. Il n'était
toujours pas lui-même. Les épaules voûtées, il luttait contre le
sommeil pour ne pas rater sa station. Sa journée lui pesait dans les
pattes. Il ne serait plus bon à rien. Il n'aurait pas de plaisir
dans le petit matin à jouer avec lui-même.
Des
CRS patrouillaient la rame, intimant aux gamins l'ordre d'éteindre
leur mégot et de ne pas poser les pieds sur les banquettes. Il
présenta rapidement sa carte, fit un signe de connivence pour éviter
qu'ils s'arrêtent à sa hauteur. Il ne voulait surtout pas leur
parler; 11 ne fallait pas avoir l'air de faire partie de la maison.
Partout
des regards l'épiaient, des oreilles ennemies essayaient de capter
ses paroles. Les petits malfrats en goguette repéraient ses allées
et venues. Tôt ou tard, il se ferait coincer le long du bois.
Sur
la route déserte, il s'écarta de l'orée de la forêt. Il avait à
peine fait quelques pas sur la chaussée qu'une Mercedes noire aux
phares éteints surgit dans son dos. Il fit un écart pour l'éviter,
qui l'envoya valdinguer sur le talus. Il avait senti passer le vent
du boulet. Quand 11 se releva péniblement, son poignet lui faisait
mal, le droit, celui dont il ne pouvait se passer.
Il
passa au petit trot devant les commerces abandonnés. Mieux valait ne
pas traîner; sous les voûtes des arcades ; il faisait une
cible idéale pour un tireur embusqué.
Il
se heurta aux cartons empilés dans d'escalier, sur le palier du
deuxième. Une forme en robe de chambre à fleurs et bigoudis
s'encadrait dans la porte de droite.
-
oh, chuchota-t-elle, excusez-moi. On part. J'ai fait des cartons
toute la nuit... Je me demande qui a bien pu me voler mes flûtes à
champagne?
-
Vous allez où?
-
Mon mari a trouvé un appartement à Barbès.
-
Ça
ne vous changera pas... Au niveau des individus, murmura Leboeuf.
-
Vous n'avez jamais vu de femmes venir en mon absence? demanda
l'apparition qui semblait ne pas pouvoir tenir une discussion
cohérente.
-
Oh moi, fit Leboeuf soupçonneux, je ne vois rien, je n'entends rien.
La
porte avait claqué avant la fin de la réponse. Il grommela
''Toquée'' et monta les marches trois par trois.
Quand
il poussa la porte de chez lui, il y avait plus de vingt-quatre
heures qu'il était debout. Il balança son sac de sport dans
l'entrée pour signaler son retour. Au bout du couloir, il aperçut
la lueur vacillante d'une bougie prête à s'éteindre. Il se réjouit
à l'idée que Carrera était debout, et qu'ils pourraient échanger
quelques mots avant d'aller se coucher. Il appela Michel, Michel, pas
trop fort pour ne pas réveiller les voisins. Il réprima un frisson
en poussant de côté la cloison mobile du living.
D'abord
il ne vit que les draps défaits, puis, dans un éclair plus vif de
la bougie, il aperçut la paire de patogas taille 45 qui balançaient
dans le vide par dessus le tas de canettes et de caisses de vin. Il
resta sans voix. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Des étoiles
neigèrent sur ses yeux. Michel était pendu par le cou: la pointe de
sa langue gonflée accentuait son rictus. Ses yeux exorbités
fixaient le plafond. Leboeuf bredouilla « Bordel, bordel »
et redressa machinalement le tabouret renversé. Un violent éclair
de haine le traversa. Il injuria le mort. ''Salopard, t'as pensé aux
conséquences ? grlnça-t-il entre ses dents. Sa voix dans le
silence lui fit peur. Il éclata d'un rire nerveux devant la dégaine
de Carrera qui avait revêtu sa tenue de combat pour se pendre,
jusqu'au calot coincé sous la patte d'épaule. Son flingue sorti de
l'étui était passé dans la ceinture du pantalon, canon pointé
vers les couilles. Il pensa à l'inspecteur qui s'était tiré comme
ça une balle dans les roustons en voulant jouer à l'américain. Il
gloussa, mais des larmes incontrôlées roulèrent sur ses joues. Il
n'avait pas eu le courage d'en finir comme un homme, par balle.
Merde! qu'est-ce qui demandait le plus de cran? Se tirer dans le
cœur? dans la tête? ou se suspendre au lustre avec la perspective
d'agoniser de longues minutes avant l'asphyxie finale? ''Et moi,
chiotte, et moi'' gémit Leboeuf. ''Et Stella ?'' Déjà qu'il
était sans le sou. ''Comment je vais faire pour vivre tout seul ?''
Il lui faudrait trouver un autre colocataire. Et qui accepterait
d'habiter dans l'appartement du pendu? Alors il songea qu'il allait
devoir prévenir les collègues. Qui sait s'il ne se trouverait pas
un connard pour le suspecter de d'avoir poussé. ''T'aurais pas pu
faire ça sur tes heures de travail?'' demanda-l-il au cadavre.
L'enquête, leur passé divulgué au grand jour. Et si Jacqueline,
les enfants, les invités de l'époque se mettaient à table? Lui
aussi avait son flingue dans son sac. Il pouvait sauter dans un
train. Les tuer tous dans la nuit.
Et
après? Il n'avait pas plus le courage que le premier sou pour le
billet. ''Enflure'' pleurnicha-t-il. Dans un accès de panique, il
songea: j'espère qu'ils vont tout de même pas me tabasser. Avant de
mettre en branle la machine infernale, il lui restait quelques
minutes pour se recueillir en tête à tête avec son pote. Il
s'approcha du corps. Il porta timidement la main à la braguette du
pendu, pour voir si, comme on raconte, il était raide. Il remonta
avec précaution la glissière de la fermeture. Carrera portait son
slip américain: une trace humide rendait le bleu plus sombre entre
les étoiles. Il avait joui avant de mourir. ''Peut-être qu'il va
pousser une mandragore dans la moquette'' pensa Leboeuf pour
dédramatiser. Gomme sa main se refermait sur la colonne qui
déformait le tissu moulant, il se dit: ''On se tue pas quand on a ça
entre les jambes''. Un craquement sinistre succéda à son geste et
le cadavre commença à se balancer dans un mouvement de pendule. Ses
larmes redoublèrent. Avec réticence il glissa deux doigts dans la
poche arrière où se dessinait un relief carré. Il en retira une
pochette d'allumettes où était imprimé en gros caractères ornés
le chiffre ''69'' suivi d'un numéro de téléphone manuscrit. Dans
la poche intérieure du blouson, il trouva le portefeuille qui
s'ouvrit sur la photo de Stella à la sortie de la maternité, son
bébé dans les bras. Il y avait six cents francs, c'était étonnant
autant de liquide, et un petit sachet en plastique contenant une
pincée de poudre blanche. Il renifla l'emballage et éternua
bruyamment: une voix sous-terraine, étouffée par la distance, dit:
''A vos souhaits''. Leboeuf murmura ''Y a pas de mal'', et, se
félicitant d'avoir eu la présence d'esprit de fouiller, déchira la
photo avant d’empocher l'argent, les allumettes, la poudre.
Il
décrocha le téléphone pour appeler les gendarmes. Pendant qu'il
racontait son histoire, il entendit les voisins de dessous échanger
ces mots:
-
Qu'est-ce que c'est que ce raffut à pas d'heure?
-
C'est le pédé qui appelle les flics.
Dix
minutes plus tard, tout le bâtiment bourdonnait comme une ruche.
Leboeuf marcha vers la porte comme il serait allé à la guillotine.
Il ne voulait plus rester seul avec la dépouille de Carrera. Il
avait envie de fuir mais tous ces gens étaient plantés sur son
chemin comme autant d'obstacles.
A
travers les cloisons minces et les planchers fins, la nouvelle
s'était répandue comme une traînée de poudre. Des ménagères en
tenue de nuit envahissaient les perrons. Les premiers commentaires
fusaient: ''ils était si gentils, ils aimait tant la jeunesses'',
''si c'est pas malheureux''; certaines pleuraient, les enfants
repoussés se repliaient derrière les portes. Des gars qu'il ne
connaissait pas l'arrêtaient pour lui témoigner leur sympathie:
''si t'as besoin de quelque chose.'' Du premier montaient des
hurlements. La fille qui avait tiré, la veille, en direction des
ouvriers, s'arrachait les cheveux. Le sang de Leboeuf ne fit qu'un
tour. Il se jeta sur elle:
-
Tais-toi, idiote, personne n'en peux plus de tes crises.
-
Il m'a foutue en cloque, et maintenant il est mort, geignit la
gamine.
-
Et tout le bâtiment va le savoir, gémit la mère en feignant de
s'évanouir dans les bras d'une voisine accourue en renfort.
Reprenant ses esprits, elle se précipita sur sa fille en hurlant:
-
Putana, putana.
Puis
elle se retourna vers Leboeuf, s'agrippa au col de son blouson et
supplia:
-
Vous témoignerez pour nous, Hein? pour qu'elle obtienne le mariage
posthume.
Leboeuf
se dégagea et répondit avec calme:
-
Il est pas tombé en service, madame, il s'est pendu... Ne vous en
faites pas, on trouvera l'argent pour le faire passer.
-
Non, reprit la gamine, je veux le garder. pour Michael. On
l'appellera comme lui, sanglota-t-elle en tombant à plat ventre sur
le paillasson en fer.
-
Michel, il s'appelait Michel. Michel-Ange, mais même sa mère ne
l'appelait plus comme ça.
Il
laissa les voisins séparer les femmes et descendit les dernières
marches en tanguant comme un vaisseau livré à la tempête. Il se
sentait dans l'épicentre d'un glissement de terrain et dehors les
marteaux-piqueurs faisaient de nouveau vibrer les murs fissurés de
la résidence. Les gyrophares des pompiers et des voitures de service
balayaient le parking sans les sirènes, pour éviter d'ébruiter
tout de suite la cata. Quelques gendarmes venus en voisins
discutaient ferme avec le légiste autour du bac à sable.
5.
Quand
il ressortit de la gendarmerie, la nuit tombait, une nuit sans lune
ni étoiles, une nuit plus profonde que la nuit polaire qui gagnait
du terrain dans son âme, la promesse d'une obscurité sans fin dans
laquelle il venait de prendre pied. Le voile noir était descendu sur
ses yeux dans le bureau des enquêteurs comme un bain corrosif et
révélateur.
Il
évita les rues droites et les boulevards et s'engagea dans un
circuit de voies torves, accélérant le pas à chaque bifurcation
pour égarer les curieux qui le pistaient. Il analysait les mines
fermées des passants avec angoisse. Son sens de l'orientation
n'avait jamais été des meilleurs; il passa plusieurs fois devant
les mêmes commerces jetant des regards suspicieux aux boutiques qui
s'obstinaient à réapparaître sur sa route. Il aurait erré ainsi
longtemps encore, droit devant lui ou en circuit fermé s'il n'avait
fini par éprouver une pressante envie de pisser et la sensation
douloureuse d'une soif inextinguible.
Il
s'engouffra dans le café des Deux Pigeons lorsque sa devanture se
présenta pour la quatrième fois devant lui. Il commanda un double
pastis, puis un gin, puis un pastis de nouveau.
-
Ah, on y revient toujours, aux drogues dures, plaisanta le garçon en
lui versant l'anisette qu'il descendit cul-sec.
Il
demanda le téléphone.
-
Au sous-sol, avec des pièces.
-
Quelles pièces?
-
Vingt, cinquante, un, deux , deux,cinq francs, dix, vingt. A'prend
tout, elle est comme moi, fit le loufiat avec un sourire niais.
Leboeuf
dut enjamber les cartons de détergent qui lui barraient l'accès aux
chiottes. Son regard se fixa dans le trou noir des W.C. à la turque
et l'image de Carrera pendu s'inscrivit à nouveau sur l'écran de
ses yeux vides. Il était bloqué: il avait la vessie pleine mais
rien ne venait. Seulement une sensation de brûlure et une vague
envie de vomir. Il se raidit lorsque l'image se transforma et
qu'apparut Michel-Ange à cheval sur Scella, puis la fille noire aux
intestins brûlés rampant comme une vipère sur la carpette. Il se
reboutonna difficilement et tira de sa poche le sachet de poudre
blanche. Il en prisa une pincée: les murs des chiottes commencèrent
à tanguer. Appuyé au chambranle de la porte, il se hissa jusqu'au
téléphone et composa le numéro inscrit sur la pochette
d'allumettes.
-
Club Sixty-nine, fit la voix d'aéroport au bout du fil.
-
Est-ce que je peux passer ce soir?
-
Quel est votre numéro de membre? ou qui vous parraine, monsieur?
-
J'appelle de la part de Michel Carrera.
-
Ah ? un ami de la maison. Vous travaillez dans la même
entreprise peut-être? Sans attendre la réponse, 1a voix continua à
dicter ces consignes mystérieuses:
-
Vous vous présenterez sur la recommandation du 88. Nous tenons à
garantir l'anonymat de notre clientèle.
La
correspondante lui indiqua rapidement une adresse de la rue François
Miron, puis raccrocha abruptement.
Il
quitta le café sans attendre sa monnaie. il lut semblait que les
arabes qui jouaient aux cartes mataient dans sa direction. Le garçon
goguenard regardait aussi avec un étonnement suspect sa braguette
gonflée... Il choppa un taxi et se fit conduire jusqu'aux centre de
Paris.
Quelques
verres plus tarda il sonna à la porte camouflée du club 69. Il dut
plisser les yeux pour fixer l'image dansante du videur noir sur sa
rétine. Il déclina le numéro convenu à la caissière en tutu
rose:
-
Vous n'êtes pas accompagné? Alors c'est 75, consommation comprise.
Leboeuf
vida ses poches des derniers billets trouvés dans le portefeuille de
Carrera.
-
La patronne fait dire à votre ami que quinze ou seize serait le
maximum pour le 139. Vous êtes le 216. Prenez votre carte.
La
salle était tendue de velours grenat. Quelques couples fatigués
dansaient devant le bar. Il devina que se trouvaient parmi eux des
professionnelles: on ne sort pas en ville avec des porte-jarretelles,
des harnais à seins nus, et des martinets à la ceinture. Au fond,
sur l'estrade encadrée de rideaux dorés se déroulait un spectacle
minable de tableaux vivants mettant en scène des collégiennes en
col Claudine. Les plus féminines d'entre elles n'étaient pas des
femmes. Dans la saynète suivante, la petite marchande de légumes
s'efforçait de s'enfoncer les uns après les autres tous les
végétaux contenus dans son panier. Les filles faisaient participer
le public. Elles choisissaient un célibataire attablé, lui
bandaient les yeux, le poussaient sur l'estrade sous une sorte de
douche improvisée. Elles se livraient, en le déshabillant à des
simulacres de préliminaires, et le renvoyaient aux premiers signes
tangibles d'émotion. L'homme ses vêtements roulés en paquet,
s'acheminait vers l'escalier en colimaçon et disparaissait dans les
profondeurs de la boîte.
A
l'étage inférieur, une sorte de dame-pipi âgée portant une blouse
blanche d'infirmière faisait barrage à l'entrée de la cave. Contre
le dépot des vêtements elle remettait aux arrivants un bracelet
numéroté, une serviette et un préservatif. Leboeuf se déshabilla
à contre-cœur en tournant le dos à la vieille dont le regard
perçant tentait d'identifier le bout de chair qu'il cachait de sa
main libre.
Il
hésita sur la direction à prendre: trois couloirs percés de
cabines divergeaient comme à l'entrée d'un labyrinthe.
C'était
là peut-être que Carrera recrutait ses amis à la grande époque,
se disait Leboeuf. La phrase mystérieuse de l'hôtesse d'accueil ne
signifiait-elle pas qu'il avait aussi fait office parfois, de
fournisseur? De temps à autre, certains morceaux du puzzle se
recollaient. Il avait l'impression de voir clair et loin. Et puis,
l'évidence s'atténuait avec l'intensité du flash et sa conscience
volait de nouveau en éclats, ne lui laissait rien d'autre à quoi se
raccrocher que les secousses de désir et d'excitation convulsive, le
brasier sans flamme de la combustion érotique. Les images se
succédaient dans les cellules du mandala comme des diapositives
distribuées par un projecteur déréglé.
Soudain,
au détour du couloir, le Rêve était là, dans toute sa splendeur
naïve d'origine dans la salle centrale aux murs arrondis, une
dizaine de couples faisaient l'amour sur des matelas de skaï marron
posés à même le sol. Leboeuf distinguait mal les imbrications. Ils
étalent parfois cinq ou six, hommes et femmes de tous âges, à
s'occuper de la même personne. Les combinaisons se formaient et se
défaisaient. Sur un podium excentré une maîtresse-femme aux
cuisses chargées de cellulite, donnait de la badine sur le dos d'un
homme maigre cagoulé qui accusait les coups sans gémir. Des bouches
asexués se relayaient de temps à autre pour lui pomper le dard.
Leboeuf, la trique à l'équerre, découvrait avec étonnement le
spectacle. Son attention fut soudain captivée par les cris de
jouissance d'une métisse que son compagnon enculait violemment. La
fille tournée de trois quart vers lui se léchait les lèvres en le
regardant. Son partenaire se pencha vers elle et elle lui dit un mot
à l'oreille. Il l'abandonna le cul levé. La queue bandée du mec
luisait malgré la lumière pauvre et tressautant encore quand il
s'approcha de Leboeuf. Avec un léger accent, l'autre lui dit:
-
Ma copine voudrait que tu la sautes.
Leboeuf
suivit sans répondre, sa bite le tirait en avant. La métisse se
retourna. Une fille vint se placer, jambes écartées au-dessus de sa
bouche. Tout en léchant la femme elle s'ouvrit le sexe pour
encourager son approche. Leboeuf se pencha sur elle dans la position
du mec qui va faire des pompes et sa bite guidée par les doigts aux
ongles longs entra d'une poussée jusqu'à la racine. Il sentit que
cette fois il allait prendre son pied. Il tringlait la fille qui
faisait les yeux blancs et poussait de petits cris aigus en rythme
avec ses coups. La femme qu'elle gamahuchait se massait les pointes
des seins.
Son
sexe épilé faisait paraître plus gros son clitoris enflammé d'où
pendait un anneau. L'autre fille tirait maintenant dessus en le
bloquant entre ses dents. Elle se l'enfilait au doigt comme une
alliance. Le mec qui était allé le chercher matait la scène dans
son dos. De temps en temps, Leboeuf sentait la queue du gars lui
effleurer l'intérieur ou l'arrière des cuisses. Il s'en foutait, il
était tout à son affaire. Le type devait aimer la parlotte car 11
l'encourageait en lui susurrant dans l'oreille:
-
Vast-y, elle aime ça, Maman, qu'on la ramone.
D'autres
types commençaient à faire cercle autour du trio et se branlaient
en silence. La voix dans l'oreille de Leboeuf se faisait de plus en
plus sourde et haletante:
-
Fais-lui voir les étoiles ; mec, faut lui en mettre plein la
techa. Fourre-la nom de dieu ! je l'ai jamais vue mouiller comme
ça...Si, la semaine passée... Putain, la queue qu'il avait, un âne.
Une trique en béton; on en avait sniffé de la bonne avant. Le mec,
c'était un flic, il nous a montré sa carte après... Le pied
intégral: tout flic qu'il était, il s'est fait mettre comme une
petite reine. Il en voulait, 11 pleurait de reconnaissance. Faut
dire, je suis maroquin, je sais y faire... tout en douceur.
Leboeuf,
estomaqué par les derniers mots commençait à sortir de sa transe.
Ses mouvements de piston ralentissaient. C'était rentré comme dans
du flanc, incognito par petites poussées successives. L'arabe était
déjà à moitié dans son cul. ..11 m'encule. pensa Leboeuf et le
mot le fit se contracter brusquement. Il serra les fesses et se
sentit déchiré par une douleur insupportable. Il hurla, se releva,
envoya valser le morback accroché à son dos. Il y eut un mouvement
de recul dans la foule, un vent de panique tandis qu'il fondait sur
le beur et lui bourrait la gueule à coup de poings et le ventre à
coups de pieds. Au milieu des cris, deux hommes tentèrent de le
retenir. Il ne se décramponna que quand les videurs se jetèrent sur
lui. Les gardiens en smok le traînèrent nu le long d'un couloir,
lui arrachèrent le bracelet numéroté. Une porte en fer s'ouvrit et
il fut jeté sur la chaussée humide.
Heureusement,
la rue était déserte. Malgré le froid mordant il se sentit rougir
à l'idée de se faire ramasser comme ça, à poil, par une
patrouille. La porte se rouvrit. Une main invisible lui jeta ses
vêtements. Il manquait son loden, il ne retrouvait pas ses clés
dans la poche de son pantalon. Désorienté, débraillé, la chemise
et la braguette ouverte, il bifurqua dans la rue du Pont
Louis-Philippe pour éviter le poste de police à l'angle de la place
Baudoyer. Il remonta en traînant la patte la rue de Rivoli et longea
les bâtiments du Louvre. Un gigolo étique aux yeux creux cernés de
noir l'aborda à la hauteur du Palais Royal. Leboeuf crut que
l'inconnu lui murmurait ''shit, shit'' et le repoussa en criant avec
colère:
-
Pour qui tu me prends, ducon?
-
Je sais ce que tu cherches, fit le fantôme en portant la main à sa
braguette.
Leboeuf
voulut décocher un crochet, son mouvement dans le vide l'entraîna
vers l'avant et il tomba sur le mosaïque du perron d'un grand hôtel.
Il marcha dans la direction de l'enseigne lumineuse de la Scala. Un
groupe de fêtard l'alpaga au passage. Une fille en fourreau rouge
lui dit:
-
On va danser, tu viens boire un verre?
Sa
couine ajouta:
-
T'as du flouz, chéri?
Les
deux femmes se le renvoyèrent comme une balle de caoutchouc et les
bâtiments de la petite place se mirent à valser autour de la statue
dorée de Jeanne d'Arc. Il traversa en zigzaguant. Les klaxons des
taxis résonnaient comme des aboiements dans sa tête. Les rires des
nlght-clubers décrurent. Il reprit son souffle, appuyé contre un
arbre des jardins du Carrousel et pissa sans ouvrir sa braguette.
C'est alors qu'il distingua les ombres qui arpentaient les jardins.
Les silhouettes menaçantes se reniflaient comme des chiens en rut.
Ils se regroupaient en troupeau, il y en avait dix, vingt, cinquante,
agglutinés comme des moutons décidés à acculer un intrus contre
les barbelés qui clôturaient leur champs. Dans leurs mains
brillaient des couteaux. Et sa mère qui lui avait interdit
d'emporter son canif àl'école! Une peur viscérale lui bétonnait
le bas-ventre. Il grelottait. Il en jaillissait de partout, ils
sortaient de terre comme des morts-vivants. Ils le cernaient comme
les surgeons d'une immense plante carnivore aux mâchoires d'acier.
Il s'évada vers la voie rapide qui longeait le quai et se mit à
courir au milieu de la chaussée, aveuglé par les phares des
voitures qui l'évitaient de justesse. Les bolides sifflaient en le
contournant comme des projectiles à tête chercheuse.
Etranglé
par la panique, il pressa le pas pour semer ses poursuivants.
crachant et vociférant, appelant à l'aide alternativement Michel et
Stella, il déambula le long du quai jusqu'au pont d'Iéna. Là, son
attention fut attirée par les jolis reflets lumineux qui dansaient
sur le fleuve. Les marins avaient allumé un feu sur l'eau. Il
enjamba le parapet de pierre pour se rapprocher de sa vision. En
contrebas de la balustrades il prit pied sur la corniche qu'il
arpenta les bras tendus dans une pose d'équilibriste. C'était un
jeu d'enfant: poussé par les ombres muettes, il avançait doucement
sur la planche savonnée d'un vaisseau pirate. Les mutins lui avaient
fait subir les derniers outrages sans réussir à le faire hurler
sous la torture, à lui faire cracher le trop-plein nauséeux qui lui
déchirait les entrailles. Le silence monté de son ventre le
submergeait comme les nuages de cendres qui précèdent une éruption
volcanique. Il sentait qu'il risquait de s'enflammer comme une torche
et l'eau était si proche...
Il
perçut dans le lointain la rumeur d'une fête et les reflets
orangers incendie naissant. Trois pompiers chargés d'extincteurs
qui ressemblaient à des bouteilles de plongée maïs qu'il devinait
remplies d'acide, marchaient â sa rencontre, braquant dans sa
direction leurs lances portatives. Derrière eux, en formation carrée
se tenaient des flics en tenue dernier cri: avec leur casque
brillant, leur bouclier en plexi, leurs jambières articulées, leur
coque de plastique gris et leurs épaulettes de joueurs de football
américain ; ils semblaient un mélange de Goldorak et de
légionnaires romains. Ils entonnaient un choral fugué pour le
supplier de ne pas sauter et de venir les rejoindre. Leurs canons à
eau projetaient des gerbes plus hautes que les fontaines du Trocadero
pour tenter de repousser les tribus de bushmens et de papous qui
dansaient en haut sur le parvis, rythmant leurs mouvements par la
percussion de leurs sagaies. A gauche, à droite, dévalant les
escaliers et les allées en fer à cheval des jardins, surgissaient
des hordes d'arabes en patins à roulettes qui remplissaient leurs
sarbacanes de fléchettes empoisonnées. Ils s'élançaient au combat
en hurlant « Pas de quartiers ». Brièvement éclairée
par les lueurs rouges des fusées d'artifice qui diffusaient à
travers la fumée des grenades lacrymogènes, la foule des
combattants, comme un insecte à mille membres secoué par les
explosions scintillantes de cierges de Noël plantés dans sa
carapace, se rapprochait de lui, gagnant les pavés du pont.
Tout
se figea soudain dans un silence dramatique: les hommes se
retournèrent ; amis comme ennemis pointaient leurs armes dans sa
direction. Leurs yeux noirs lançaient des éclairs de haine.
Carrera, nimbé de lumière dorée, se détacha du groupe et alluma
son lance-flamme avec son zippo. Cerné par les petites langues de
feu, Leboeuf perdit l'équilibre. Il sombra.
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