vendredi 25 août 2017

La dernière extrémité



LA DERNIERE EXTREMITE



1.


Un renvoi acide et pâteux s'était coincé dans sa gorge encombrée de glaires. Il avait ouvert les yeux, frappé de plein fouet par la certitude douloureuse qu'il était en train d'étouffer. Il lutta pour déglutir et happer un peu d'air, paniquant à l'idée de demeurer bloqué, de mourir par surprise asphyxié dans l'instant. Au bord de la syncope, comme au sortir d'une apnée prolongée, il s'effondra, pantelant, dans une quinte de toux, tandis qu'il cherchait machinalement son paquet de cigarettes sur la caisse renversée qui servait de table de chevet. Dans sa précipitation, il renversa le radio-réveil; un chorus de cuivres assourdissant emplit la pièce. Les leds vert-pâle marquaient trois heures. Il n'avait pas eu le temps de trouver le commutateur d'arrêt que ça tapait déjà en dessous. Il lui restait une heure de sommeil; ça ne valait plus le coup de se rendormir. Mais au bout de trois taffes tirées sur sa clope, ses yeux se fermèrent et la cigarette lui tomba des doigts.

Le réveil avait sonné à quatre heures. Une chance: le mégot maintenant éteint n'avait consumé que le drap du dessus, y creusant trois grands trous aux liserés bruns.
Sur la pointe des pieds il gagna la cuisine, guidé par la lumière bleutée qui venait du dehors. Il alluma la cafetière électrique. Le damier imparfait des fenêtres jaunes et noires du bâtiment d'en face éclairait faiblement le lino. Il essuya la buée sur un coin du carreau et regarda ses frères du petit matin se découper en ombres chinoises dans les carrés illuminés. Là-bas, dans la même cuisine rudimentaire -confort moderne- une silhouette, torse nu, faisait sa toilette devant l'évier, un gendarme sans doute, puisque c'était l'un des bâtiment du casernement, identique à celui qu'il occupait, séparé des autres tours par une haie basse d'arbustes décharnés qui marquaient la frontière de l'enclave militaire au sein des appartements des personnels des autres administrations. Quelques étages au-dessus, il entendit des voix féminines qui se saluaient de fenêtre à fenêtre. Les oiseaux n'avaient pas encore chanté.

Sa ration de café à la main, il ouvrit la porte coulissante du living. Il heurta le coin de la banquette-lit que son colocataire n'avait pas repliée, lâcha le bol et jura en dansant sur place. Aussitôt, ça recommença à taper, au plafond cette fois. Il alluma la bougie de Noël à demi consumée qui trônait à côté de la lampe de chevet clippée sur la planche à tréteaux. A travers la baie vitrée, le ciel était rose écœurant, le jour se levait mais le chant des oiseaux était couvert par les rugissements des voitures, en bas, sur l'échangeur de l'autoroute. Au-delà du grand rond point, derrière la ligne de démarcation matérialisée par le terrain de foot, les fenêtres des H.L.M. s'éclairaient une à une dans la cité des glandeurs. Il savait pertinemment qu'il n'y avait guère de différences entre leur condition. On les stockait dans les mêmes cages exiguës; le loyer de leur clapier engloutissait la moitié des allocations versées par l'Etat. Pourtant il les haïssait de façon irrationnelle. ça venait avec la fonction: c'était inné; une aversion de chien à chat. Leur saleté le répugnait. C'était comme un conflit d'odeurs. Il les détestait de se reproduire, là, quasiment sous ses yeux, parce qu'il se crevait le cul à courser leurs mômes, les petits dealers crépus, les chapardeurs de supermarché, les égorgeurs de poules. Il n'y avait plus ni bons, ni méchants ; à chaque coin de rue il risquait son scalp dans la jungle et il se trouverait toujours des salauds pour cracher sur sa médaille posthume. On ne fait pas un métier pareil. Il l'avait cherché.

Il ramassa sa tasse et retourna se servir un autre bol de café en claudiquant. Son genou droit lui faisait mal: le choc, le froid, le chauffage par le sol défaillant réveillaient un rhumatisme précoce. c'était toujours ça de gagné, une raison de se faire porter pâle. Les branleurs volaient bien sans scrupule le fric qu'on lui rackettait en impôts. Le genou, c'est connu, on n'y voit rien à la radio…

La radio justement, le voisin du dessous venait de l'allumer, il reconnaissait le jingle des informations. Il chercha la même station sur le poste pour avoir l'illusion que les voix en bruit de fond venaient de chez lui. Le journaliste débitait d'une voix affable les nouvelles régionales. A Évry, une bande avait incendié une voiture de police. Un flic de l’Essonne s'était fait trouer la peau en tentant de s'interposer dans une querelle de fast-food. Même qu'en-dessous, ça suscitait des commentaires véhéments... De l'ordre, il fallait remettre de l'ordre dans sa vie avant d'en remettre à l'extérieur.
Il fouilla dans son carton de paperasses pour se faire une idée de la gravité de la situation et tomba sur l'injonction administrative qui lui apprenait que sa femme avait réclamé contre lui la retenue à la source de la pension alimentaire. Cette fois, la joie de la paye n'avait pas duré cinq jours. Après déduction de sa part de loyer et le remboursement du crédit de la voiture (saloperie de bagnole qui s'était envolée aussi), il restait à peine de quoi bouffer des pâtes; il restait un trou à la banque que le salaire du mois suivant ne suffirait pas à boucher. C'est ça, il travaillait pour rien, pour combler le gouffre que son ex-femme creusait dans son dos, dans lequel il finirait par tomber à la renverse, raide.

On ne brise pas les chaînes dont on s'est volontairement chargé, c'est la loi. c'était elle son boulet, Stella, l'étoile lointaine, Stella, qui s'appelait Jacqueline, qui avait fait un prénom de son pseudonyme de vedette des championnats de France de coiffure 1987, Stella maquillée comme la pute qu'elle était, qui imitait Sheila pour amuser la galerie, qui était retournée se chauffer au soleil du sud, dans l'appartement de Sète offert par ses parents, un H.L.M. chic avec vue imprenable sur le bassin du port. C'était elle et son clan qui l'avaient pressé de se marier quand elle était tombée enceinte la première fois, le contraignant à saisir le premier mauvais job à portée de main. Lui qui ne rêvait que pelouse et ballon ovale il avait dû plier, trahir, pointer dans le camp des matons. Ce métier-là, il avait voulu faire des efforts pour l'aimer. Parfois, dans une envolée de romantisme héroïque, il se voyait encore en limier solitaire, en pisteur, en Kojack ou en Hutch, pas comme on lui faisait faire, en prof, en pion, en instit, en assistante sociale. Il avait espéré incarner l'autorité, la respectabilité; il n'avait trouvé que le rejet, l'insulte et l'abjection. Après la cage dorée des promesses d'amour juvénile, elle l'avait enfermé dans cette existence misérable de sous-merde à mille balles le mois, lui déniant jusqu'à l'espoir d'être un jour licencié, jusqu'au rêve de toucher le chômage pour retourner paresser au pays devant un pastis avec ses potes. C'était foutu. Maintenant qu'il avait perdu par le divorce les points d'avancement du mariage et du handicap de la petite dernière, celle qui n'était pas sa fille, ce n'était plus dix ans qu'il fallait attendre pour espérer planquer et coincer la bulle dans un poste de province, mais quinze, et peut-être son collier de chien de garde l'entravait-il pour toujours. Les phrases de consolation de Lambert, le délégué syndical du Front lui revenaient en mémoire, comme la remontée de gerbe qui l'avait étouffé au réveil:
- Les gosses comme ça, faudrait les faire passer. Ils souffrent toute leur vie et ils font le malheur de leurs parents. Allez, il avait pas toujours tort, l'oncle Adolphe.
Parce que les collègues connaissaient tout de ses malheurs et il lui semblait que les anciens le regardaient parfois à cause de cet échec comme un sous-homme. C'était facile pour les blaireaux de se foutre de sa gueule: il s'appelait Leboeuf, et comme chacun sait, ce genre d'animal manque de quelque chose.

Le présentateur du journal était passé aux nouvelles internationales. La dépêche avait pourtant dû tomber dans toutes les rédactions; heureusement, les radios négligeaient d'en faire état. Au pire, ce serait en brève dans les journaux de la soirée. Carrera l'avait emmené une ou deux fois dans ce troquet pour blancs, à Trappes. Il avait dit: « Le patron est un ancien d'Algérie, un copain de régiment à mon père ». Leboeuf n'avait pas cherché à savoir quelles affaires ils traitaient ensemble. Le café se trouvait au pied des tours d'une cité identique à celle où ils vivaient, sauf qu'il faisait face à un poste de police ouvert à
mi-temps. Les mecs n'avaient pas de chance ; ils vivaient dans le ghetto où ils bossaient. C'était une belle idée de ronds-de-cuir d'envoyer des bleus pour lutter contre la violence urbaine. Les coupables, ils les connaissait de vue. Il les avait plaints à l'époque. Bien sûr, ce qu'ils avalent fait était condamnable mais personne ne pouvait se représenter ce que c'était de vivre dans la terreur, exposé à la haine des voisins de palier. Tous les deux jours on leur crevait les pneus, on cassait leur pare-brise. Plusieurs fois on avait jeté des cocktails-Molotov sur leur balcon. Il ne se passait pas de mois sans qu'un collègue attrape un balle ou se fasse rouer de coups. Il fallait bien se défendre. C'est pour ça qu'ils avaient acheté des fusils à pompe; sous la pression d'une horde de jeunes qui assiégeaient le commissariat, la brigade spéciale s'était résignée à intervenir après un troisième rodéo plus remarqué que les deux autres. Le conducteur était mécano mais c'est pas lui qui tenait le fusil. Stupeur et gêne des gars quand ils s'étaient rendu compte qu'ils venaient d'appréhender un collègue, que le tireur fou des film., l'auteur de ce que les médias ne manqueraient pas d'appeler des ratonnades, était un des meilleurs éléments de la troupe, titulaire de la médaille du courage et du dévouement. Heureusement pour eux, ils n'avaient tué personne, ils s'étaient contentés de sillonner le quartier, de nuit, tirant à six reprises sur des groupes de maghrébins. Sûr que le responsable était bien noté, il n'y a qu'un bien noté pour prendre autant son boulot à cœur. A vingt-huit ans, il avait même été blessé deux fois en mission... La veille, Carrera lui avait raconté la conclusion de cette malheureuse histoire et Leboeuf s'était félicité de ne pas avoir d'autres amis. Il savait qu'il était suffisamment faible pour se laisser entraîner sur un coup de tête après quelques verres de trop.
Le journaliste de la radio préférait terminer par une nouvelle rigolote: en Angleterre, quatre bobbies qui étaient de corvée de stade le jour de la bousculade mortelle à Sheffield avaient obtenu de la justice des dommages et intérêts pour les ''visions horribles'' auxquelles ils avaient été exposés. Leur avocat avait démontré que bien que tous n'aient pas raccroché l'uniforme, trois au moins avaient sombré dans l'alcool à la suite des événements. Ceux-là avaient décroché le gros lot, plus à eux quatre que l'ensemble des familles des victimes. Des gars débrouillards, comme le collègue du bâtiment O qui rallongeait ses fins de mois en dealant de la dope aux flippés qui n'avaient pas les couilles de mettre la main dans le placard à saisies. Ceux qui s'étaient fait des rentes avec un vrai racket, en taxant les macs et les tôliers de tripot, ceux-là n'habitaient plus la zone. Sans doute qu'en changeant de campement et de niveau de vie ils avaient pris du galon. Ses potes avaient raison, lui, c'était qu'un brave con. Honnête par défaut, il n'avait pas trouvé le moyen de rentabiliser la peur qu'il était censé inspirer aux malfrats. Il ne faisait peur à personne, qu'à lui-même. Il savait par expérience que la tenue n'impressionne que les pédés, et que c'est plus l'envie de se faire mettre que la trouille qui leur fait faire dans leur froc.
Montrer trop ostensiblement l'uniforme, c'était des coups à se faire renverser par une bagnole, à prendre une chaîne de vélo en pleine troncherou une balle perdue en traversant la cité des melons. C'était suffisamment risqué d'habiter 1à: tout le monde savait, il n'y avait que des poires pour vivre dans cet enfer.

Le voisin de dessous avait changé de station. Leboeuf coupa la radio en fredonnant le tube de l'été dernier qui grésillait dans le lointain entre deux pubs de bagnoles.


Après la troisième gorgée de café, l'envie d'un calva commença à le tarauder, mais s'il cédait, il en boirait un autre, et à six heures il ne pourrait plus faire autrement que téléphoner pour avertir qu'il était malade. On lut ferait remarquer que c'était sa deuxième demi-journée du mois, qu'il ferait bien d'aller voir un médecin, qu'il valait mieux s'arrêter que de désorganiser le service à l'improviste. Oui, s'arrêter, autant s'arrêter. Tout ce qu'il souhaitait dans cette vie de merde, c'est qu'on l'arrête, qu'on lui foute la paix.
Il rejeta les papiers en vrac dans le carton-bibliothèque. Il remua les bouteilles vides du bar en briques et cagettes, repéra un fond de kitch. La mixture lui permit d'avaler ses cachetons, celui contre la tension et l’anxiolytique qui le potentialisait. Il se laissa tomber dans le fauteuil de camping.

Quand la panique lui serrait si violemment la gorge, il cédait et s'accordait une de ces journées interdites volées au travail, un sursis avant l'abattoir. Il ne connaissait pas d'autre moyen de forcer la bête à se rendormir, pas d'autre compromis possible que flotter, rideaux fermés dans la nuit artificielle, éclairée par les lueurs de l'écran de la téloche, dont il coupait le son pour ne pas faire profiter l'immeuble des gémissements des salopes en chaleur dans les cassettes de cul pirates récupérées par Carrera ; quand il était seul, il passait des après-midi entières à se tamponner, à se rapprocher de la jouissance sans l'atteindre. Il montait le contraste et la lumière pour interroger en pause les gros plans anatomiques, il se retirait dans la monde de sa tête, pouponné par une troupe de tribades, éventé tel un pacha paresseux ordonnant pour sa distractions de délicats supplices. Parfois la dépression l'emportait sur la lubricité: le cul sans imagination des professionnelles le laissait tiède; fatigué du geste, il astiquait mécaniquement sa queue molle sans obtenir d'autre sensation qu'une douleur lancinante dans l'articulation du poignet. Il s'asseyait sur le tabouret à traire, un trépied de bois blanc qu'il affectionnait pour sa raideur; le battement continu finissait par lui faire bleuir et enfler
les couilles, rendant sa démarche hésitante et marquée, l'obligeant à se casser en deux pour atténuer le tiraillement vertigineux qui lui rappelait son vice tout au long du jour. L'âme en deuil, il ne retrouvait la vole du plaisir qu'en recourrant aux images violentes, au précieux catalogue allemand de bijoux intimes qui contenait des photos de chattes rasées aux lèvres pendantes, percées d'anneaux, de seins traversés d'aiguilles. Il s'imaginait plonger des poinçons dans les aréoles d'une victime dont le faciès hurlant lui rappelait le visage de pierre de Stella, de Jacqueline. Il l'attachait au toboggan, nue au milieu du bac à sable, il faisait couler le sang de sa vulve avide en lui cousant les nymphes. Il lui excitait le clito au couteau de cuisine. Tous les mecs du cantonnement la tringlaient et la cinglaient au passage avec des barbelés.
Au plus fort de ces transes, il lui arrivait d'essayer sur lui-même quelques tortures élémentaires: il s'éteignait des mégots sur les cuisses et le ventre pour se représenter avec plus d'exactitude la sensation de la femme marquée au fer à ses initiales. Il épiait aux jumelles, à travers les trous pratiqués dans les rideaux des chiottes les gamines en jupette à quatre pattes dans le bac à sable. Il superposait à leur entrejambe si lisse les dégâts de la défloration qu'il y aurait causée. Si seulement il avait eu une voiture pour maîtriser sa fuite…

Le kirsch-fantaisie circulait dans ses veines et le réchauffait. La pensée des petites filles impubères éventrées dans le hall de l'immeuble lui mettait du baume au cœur. C'était le moment idéal pour parvenir à un simulacre de satisfaction: Michel n'était pas rentré, il faisait la nuit En fouillant du bout du pied sous la banquette, il ramena quelques mouchoirs raides et un maillot de bain à motifs de drapeau américain, le chiffon préféré de Carrera. Il ramassa avec méfiance le slip taché de jaune et renifla à distance les relents imprégnés dans la doublure blanche. Il rejeta le morceau de tissu et prit une grande inspiration de sa propre odeur. Le rouge lui monta aux joues et les parfums mêlés ramenèrent sur l'écran rosacé de ses paupières closes d'autres visions de cauchemar, un con parsemé de vésicules d'herpès purulent qui éclataient en geyser, l'écoulement blanchâtre d'un orgasme suspect, les poches de sang prêtes à craquer d'un réseau hémorroïdaire. Machinalement il se mit à claquer la langue et accéléra en râlant le rythme de sa masturbation. Il pensa dans un flash que la bouteille d'huile de cuisine ne devait pas être loin, derrière la banquette-lit où Carrera la remisait après ses propres séances. Une sorte de tension puis de vide au creux des reins lui arracha une brève convulsion Pour la première fois de la semaine, il allait venir. A ce moment précis les compresseurs et les marteaux-piqueurs se mirent en branle sous les fenêtres de la cuisine. Les vibrations lui remontèrent comme des coups de poignard dans la moelle. Il avait oublié que les ouvriers du gaz creusaient une tranchée au pied du bâtiment Les intrus se manifestaient pour lui faire sentir qu'ils l'avaient pris en faute. Il débanda illico. Ses rouilles pleines lui pesaient dans le bas-ventre. Un mal de tête diffus lui barrait le front. Il était encore temps d'arriver en retard au boulot.





2.


Sur le palier, il se heurta à une montagne de cartons. On était pourtant loin de la période des mutations; probablement un jeune couple qui croyait échapper à l'enfer en se rapprochant de son lieu de travail. Dans la cité, c'était le mouvement perpétuel, ça ne cessait pas de de se déplacer, d'empiler des cantines, de plier bagages, de déballer, c'était la grande marée de l'insatisfaction. Ils arrivaient et décampaient au rythme des travaux, collaborant au désordre, au chantier perpétuel. Les femmes, celles qui ne travaillaient pas, passaient leurs journées à boucler leurs valises dans l'espoir illusoire d'un retour au pays.
Même lorsque elles étaient aigries par tant de faux départs, elles continuaient à jeter avec leur déception des tables à langer, à repasser, des chaises cassées, des séchoirs, qui s'entassaient devant leur porte.
Déplacer de l'air, ranger les meubles, remplir des malles de choses inutiles, ça devait être dans les gènes. Il lui arrivait aussi d'en ressentir la démangeaison. Longtemps après qu'avaient cessé les changements de résidence administrative de son père, sa mère avait continué à déménager toute seule, à balader les meubles de pièce en pièce ; ça lui prenait sans prévenir et alors plus rien d'autre n'avait d'importance. Ranger frénétiquement devenait la seule occupation tolérable et toute la maisonnée était sommée de se mettre à l'ouvrage. De ce point de vue là, chez Leboeuf, les huissiers avaient fait du bon boulot et, pour ainsi dire, réglé définitivement le problème: trois cageots, deux tabourets, quelques briques, c'était moins encombrant à déplacer qu'une armoire normande ou un buffet Henri II.

Le bruit des marteaux-piqueurs enflait avec chaque marche descendue. Le poids de la réalité tombait sur ses épaules, la rumeur de la ville, l'air toxique des pots d'échappement, les vapeurs de kérosène lui coupaient le souffle. S'il avait eu cent balles en poche, il aurait foncé chez le deal du bâtiment O chercher une barrette. Puis il serait remonté se cloîtrer devant un film de cul. Mais tôt ou tard, Carrera rentrerait de sa nuit, il faudrait dégager le living et le laisser dormir. Pour se donner du courage, il pensa aux calvas qu'il sifflerait au tabac de la gare, sur son ardoise.

Comme il posait le pied sur le palier du premier, un coup de feu retentit. Instinctivement, Leboeuf se baissa. Les marteaux-piqueurs se turent. Des hurlements brefs. Plus rien. Des bruits de coups. Des pleurs. De l'autre côté des haies de fusains, les femmes des gendarmes pointaient des doigts accusateurs. Les chiens aboyaient. Quelqu'un avait pété les plombs à l'étage. Leboeuf se dit: « Pourvu que ça soye pas un collègue qui s'est flingué ! ». Dans les douze derniers mois il y en avait eu quatre du lotissement qui avaient passé l'arme à gauche, un seul d'entre eux par manque de discernement en jouant à la roulette russe. Et pareil en province. Les journaux n'y faisaient allusion que pour préciser que le drame n'était pas imputable au service.
Pourtant, on sentait bien que ça couvait : une véritable épidémie de désespoir. Peut-être que c'était pareil dans les autres corporations, maïs quand un plombier se suicidait personne ne faisait de communiqué destiné à établir que c'était sans rapport avec son activité professionnelle. Leboeuf connaissait les statistiques, Carrera les lui répétait à chaque affaire. Des morts volontaires, on en comptait un tous les neuf jours; 80% se flinguaient, 56% seulement avec leur arme de service. Peu faisaient ça sur leur lieu de travail. La majorité avaient moins de 35 ans.
Intriguées par la détonation, les ménagères échangeaient des regards apeurés. Leboeuf fut tiré de ses réflexions par l'ouverture brutale d'une porte sur sa gauche. Une adolescente en larmes et en nuisette en jaillit, poursuivie par une matrone qui s'arrachait les cheveux en invoquant la madone. S'époumonant à hurler plus fort que sa fille, la rombière s'agrippa au col de son blouson.
- Je n'en peux plus, elle va me rendre folle! Un bambin accroché à ses jupes tenait l'automatique fumant.
- Elle a tiré par la fenêtre avec le pistolet de son père. Mais qu'est-ce que j'ai fait au ciel?
- Faites-les taire, ce bruit, les marteaux-piqueurs, je ne les supporte plus, tonna la gamine hystérique entre deux torrents de sanglots convulsifs.
- Une bonne paire de claques, madame, suggéra Leboeuf qui ne voulait surtout pas s'en mêler.
- Me touche pas avec tes sales pattes, gros porc! hurla la furie. Sinon, je crache le morceau. .
Quel morceau? Qu'est-ce qu'elle avait à baver la pétasse? Il pria mentalement que Carrera se soit retenu d'y tremper sa mouillette. La gosse était mignonne mais mineure.
- Je suis déjà en retard. Je vais dire au gardien d'appeler un médecin.
- Non, surtout pas de scandale! Son père la battrait.
Leboeuf arracha le flingue au gamin qui chialait aussi. Il le fourra au fond d'un tiroir dans un meuble de l'entrée, en prenant soin de repasser la porte au plus vite.
- Elle a blessé personne?
- Oh, ils ne vont tout de même pas m'enlever ma petite fille pour la mettre à l'asile. Je n'y survivrai pas.
La mère chougnait plus fort que la fille qui, se sentant encouragée, repartait de plus belle.
- Rentrez chez vous, calmez-vous, conseilla Leboeuf, et il ajouta à la cantonade:
- Y a pas un homme dans le coin pour aider la dame?
Une voix gouailleuse lui répondit d'en haut:
- Il est pas là votre collègue?
C'était la nympho du cinquième, penchée par-dessus la rampe de l'escalier; ses seins, encadrés par le déshabillé lâche, pendouillaient dans le vide; ses efforts pour se rajuster faisaient seulement saillir un peu plus les pointes.
« il manquait plus qu'elle' » songea Leboeuf, et aussitôt après: « il suffirait de monter lui dire: T'es en chaleur, ma poulette ? C'était le train de 8 heures 45 cette gonzesse. » Tout le bloc était passé dessus sauf lui. Le risque d'une rebuffade, d'un affront public (car des mégères jalouses veillaient derrière l’œil des judas) le dissuada de tenter le coup.
- Il sera là cet après-midi, Casanova, s'entendit répondre Leboeuf avec une agressivité incontrôlée.
- Sois pas jaloux. Mon mari n'est pas là et j'ai une fuite.
- C'est un plombier qu'il vous faut, ma petite dame... Pas un plombeur, ajouta-l-il mentalement.
Sûr que Michel allait la lui boucher sa fuite à cette raclure !. Il regrettait déjà sa sortie malencontreuse. Il entendait la rumeur enfler, les remarques ambiguës dont la tra-la-la du cinquième ne manquerait pas de se faire l'écho auprès des voisines désœuvrées.

Au début, quand il vivait encore en ménage,personne ne pouvait y trouver à redire ; ça se voyait des trucs comme ça, qu'un jeune couple héberge, avec contrepartie financière, un collègue nécessiteux. En regroupant les mômes ils avaient cette chambre à sous-louer qui pouvait payer le crédit de la voiture. Personne d'autre n'avait répondu à l'annonce punaisée en salle de permanence. Tout aurait dû les séparer: sorti bien classé des écoles, Carrera avait pu dénicher un meilleur poste ; célibataire, il était naturellement plus à l'aise. Leurs rapports étaient nés de la dépendance et de la nécessité. Carrera mettait la viande sur la table. Au lieu de le détester d'emblée, Leboeuf s'était attendri sur son accent provençal. La similitude de leur condition l'avait ému, car ils étaient tous deux issus de ce sud fantasmatique où l'homme, bronzé et noir de poil se fraye son chemin dans la jungle avec bagout et orgueil, la clope au bec, le flingue en bandoulière, la bite au poing. Carrera, c'était Leboeuf, en mieux; ce qu'il aurait pu être si la diva des campings ne lui avait pas mis le grappin dessus. Stella n'avait pas fait mine de les encourager à s'entendre. A l'arrivée du nouveau, il y avait presque un an que Leboeuf ne la baisait plus. Carrera n avait mis que deux semaines à prendre le relais. Après le quatrième mois, ils avaient cessé de se cacher. Le bruit, plus que la jalousie, empêchait Leboeuf de dormir. Puisque ça se passait sous son nez, il avait fini par les épier à travers un soufflet crevé de la cloison mobile du living. La première fois il avait eu le sifflet coupé devant l'agilité et l'application du bel italien. Il n'avait encore rien vu. Il aurait dû les jeter dehors et retourner la situation à son avantage, mais il ne savait plus trop où était son intérêt, il espérait reprendre son bien; d'une façon comme d'une autre il pensait faire son beurre. Baiser Stella, même par procuration lui ramenait quelques bribes de sa virilité piétinée. Il ne les avait pas surpris, mais c'est exprès qu'il s'était laissé surprendre.
- Tu peux venir voir, il est pas contre, avait finalement lâché Jacqueline.
Comme il obtempérait sans broncher, Stella s'était rapidement montrée plus chienne; elle cherchait à l'atteindre, mais il était devenu insensible à toute douleur infligée par elle. L'excitation l'emportait. Tout ce qu'elle lui avait interdit, elle se le laissait faire: quand Carrera la prenait par derrière, elle mimait son bonheur avec des poses exagérées de danseuse exotique. Son maquillage coulait dans l'effort et les gouttes de rimmel lui roulaient jusqu'aux lèvres. Ce qu'il attendait arriva: usant de son autorité, Oarrera finit par la convaincre de l'inviter à participer. Il déclarait en bon copain:
- Je te rends service, je baise ta femme. Y a pas de raison que t'en profite pas.
Leboeuf était heureux: c'était film de cul permanent à la maison. c'était mieux qu'avant, il éprouvait en plus le trouble du voyeur. C'était mieux que Stella toute seule, cette chair étrangère qui cognait contre la sienne. Il remplissait avec bonheur son rôle d'accessoire.Les cassettes de X étranger que ramenait Carrera défilaient à jet continu.
Une nuit, les cris avaient réveillé les mômes.
Puis il était venu un temps où l'étalon s'était fatigué de se défoncer toujours pour le même public. D'un commun accord ils avaient commencé à inviter des amis. Des hommes uniquement, avait exigé Stella: les femmes sont si mauvaises langues. Il y avait eu un gendarme d'en face, un pompier d'un peu plus loin. C'était Michel qui les ramenait. Puis il y avait eu ce gars qui demandait qu'on le frappe et qu'on l'encule quand il fourrait la femme.
- Pas question qu'on se touche entre hommes, avait dit Leboeuf.
- Tu le touches pas, prends la ceinture, moi je m'occupe du reste. On fait ce qu'on veut tant que ça ne se sait pas.
A partir de ce jour-là, Leboeuf avait préféré se mettre hors-jeu. Certains voulaient filmer ; ça sentait le roussi. Et puis il y avait eu l'embrouille avec les mômes qui commençaient à appeler Michel Papa. Ils avaient dû les faire taire à coups de trique. Il n'aimait pas se souvenir de ça. C'est à cause des gamins que les amoureux avaient commencé à s'engueuler. Carrera s'excitait à l'idée qu'ils regardent. L'accident, la grossesse de Jacqueline n'avait pas arrangé les choses. Pour celle-là, la petite dernière qui n'était pas normale, on ne lui ferait pas porter le chapeau; c'est la semence de Don Juan qui était pourrie.
Depuis le départ de Jacqueline, Carrera avait accordé ses faveurs à tout ce qui portait jupon dans l'immeuble. Il menait une vie de bâton de chaise. C'était pas sa faute, les femmes lui couraient après.
Leboeuf lui avait facilement pardonné de l'avoir débarrassé de Stella. D'autant plus qu'il contribuait en sous-main à l'entretien de la petite et qu'il prétendait qu'il était prêt à se marier si Stella voulait de nouveau de lui ; ça par exemple, ç'aurait été un drôle de poids en moins.

Tandis qu'il traversait l'esplanade du lotissement, les marteaux-piqueurs recommencèrent leur vacarme. Leboeuf sentit avec agacement qu'il transpirait dans son caleçon. Il avait froid aux oreilles et l'entre-cuisses moite.


Pour sortir de l’îlot, il y avait deux solutions: passer devant les préfaas du lycée en forêt, et, au bout de vingt minutes de marche, gagner la gare nouvelle, deux quais en pleine nature battus par les vents, desservis par les omnibus, ou bien prendre la passerelle enjambant l'autoroute et traverser la cité des bougnoules, la jungle, pour rejoindre le terminus de la ligne de bus qui l'amènerait au centre ville avec l'espoir de trouver un direct. Dans une direction comme dans l'autre il était imprudent de se risquer à pied et sans arment mais on lui avait dépecé sa dernière mobylette deux semaines plus tôt, même pas volée, juste réduite en un amas de pièces indétordables.
Leboeuf longea les bâtiments des arcades qui abritaient autrefois un mini-centre commercial. Les boutiques avaient fermé les unes après les autres, les vitrines étaient brisées, sur certaines on voyait la trace d'impacts de balles, les pylones portaient encore les traces d'incendies allumés par les gamins des crouilles. Tout était graffité, de l'habituel ''Mort aux vaches'' ''Fuck da police'' ''Keufs=enculés'' .
Devant la supérette, le dernier commerce agonisant, une épicerie tenue par un arabe, un bon, un travailleur, campaient cinq jeunes affalés sur le macadam. Les femmes groupées sur le trottoir d'en face serraient dans leur bras leurs cabas vides. Elles hésitaient à franchir l'allée, même en groupe, à s'exposer aux crachats, aux insultes, aux ''ta mère elle suce les flics'' des minots rigolards. Il escorta à contre cœur les trois femmes, la main sur le baudrier. Les gamins de déplacèrent de quelques mètres et rallumèrent leur pétard. Il changea de trottoir, il avait reconnu de loin un collègue de brigade de retour de sa garde de nuit. Il tourna la tête pour éviter de le saluer.

Leboeuf avait échappé aux jeunes. Il ne se sentit pas courage d'affronter leurs grands frères et bifurqua vers le lycée. La forêt avait brûlé sur cinq cents mètres l'été dernier à cause d'un prof qui avait choisi de s'immoler par le feu au milieu de la verdure. Pourtant d'habitude ça ne se suicide pas facilement les gauchistes, ça n'a pas le sens de l'honneur. Il s'arrêta pour observer les élèves qui attendaient l'ouverture des portes sur le trottoir d'en face. Il y avait une jolie petite eurasienne en blouson de skaï bleu. Elle devait avoir seize ans. Elle portait un collant de laine noire sous sa mini-jupe. Ses cheveux brillants étaient relevés en chignon sur sa nuque d'oiseau, si fragile qu'on l'aurait brisée d'une main. ''La forêt calcinée'' murmura Leboeuf en sourdine, tandis que se formait dans sa tête l'image de la jeune fille suspendue par les pieds entre deux bouleaux, son petit cul d'ivoire qu'il cinglait avec des branches épineuses, son rouge à lèvres essuyé sur la culotte à pois qui la bâillonnait, sa vulve fouillée par ses doigts rouges crevassés d'engelures. Sans doute qu'elle n'était déjà plus vierge.
Comme il posait le pied sur la chaussée, un cyclomoteur l'effleura dans un pétaradement sonore. Il serra son bras gauche contre son arme et passa son chemin.



3.


Leboeuf examina sa tête dans le morceau de miroir qu'il avait accroché à la porte de son casier. Il avait l'impression que sa gueule enflait à vue d’œil. Il n'était pas rasé. Le premier trois-sardines ne manquerait pas de lui en faire la remarque. Il arrangea en moustache la mèche qui cachait mal sa calvitie.
Dehors, un car de CRS en tenue d'assaut défendait la barbaque et barrait les rues adjacentes. Une meute d'électriciens en colère, accompagnés de sirènes, scandaient: ''Libérez nos camarades. Ils ne couvraient pas le vacarme des marteaux-piqueurs qui défonçaient la chaussée pour la sixième fois en trois mois. Le bordel gagnait, comme une carrie.
C'était bien gentil, les collègues en faction en rangers et calots. Ils n'étaient pas là quand ça avait failli tourner à l'émeute parce qu'un singe des étages supérieurs avait voulu jouer au héros en se payant la tête d'un petit noir insolent. Ils n'avaient pu compter que sur eux-mêmes pour se défaire de la foule hostile. Il avait fallu, armés de cannes et planqués derrière des foulards, venir sur ses heures de loisir défendre les copains.
Frapper: Il avait oublié ce que ça faisait, frapper sur ces salauds que les juges leur remettaient sans cesse dans les pattes. C'était comme pisser dans un violon. Il se vit acculé au fond d'une impasse, à terre, le pantalon déchiré, saignant du nez, une pommette ouverte, se tenant les couilles, là où les santiags et les chaussures à coque avaient frappé sans relâche. Un frisson de douleur lui secoua réellement le bas-ventre. Il eut un bref moment d'hébétude et de frayeur.
Il n'y avait que là, entre les rangées d'armoires cadenassées, sous la lumière pauvre, qu'il se sentait en sécurité. C'était son monde, l'univers rassurant de la fraternité obsolète, l'odeur familière des vestiaires de sa jeunesse. Mais ce carré de bien-être et de sécurité avait perdu sa destination première. Faute de place, c'était devenu la salle de réunion des clowns en tenue de ville, les gardiens qui planquaient dans les appartements vides dominant les carrefours. Deux tables de cantine accolées formaient leur bureau de fortune. Ce boulot-là, il n'en aurait voulu pour rien au monde. Etre obligé de se déguiser en pédé pour passer inaperçu; il y avait des limites à l'abnégation...
Il soupira. Il enfila la chemise azur dont le dos froissé ne présentait plus les sept plis réglementaires. Sa vareuse ne fermait pas les poches pleines. Il avait encore pris du bide. Aussitôt le drap bleu posé sur ses épaules, un apaisement descendit sur lui comme la grâce. Il caressa le tissu luisant. Il dégriffa son jean, le plia et le posa dans le casier par-dessus ses baskets, avec des gestes lents afin de mieux savourer ce moment où, débraillé, moitié nu et moitié tenue, il se sentait redevenir un homme.
Martinet fit irruption dans son dos. Martinet était un clown, il portait des jeans blancs à revers, un blouson de cuir souple, des Ray-ban et un pull de ski rouge à motif d'edelweiss. C'était toujours comme ça: sitôt que Leboeuf ôtait son pantalon, Martinet surgissait comme un diable de sa boîte. Peut-être qu'à la longue l'habit finissait par faire le moine. Leboeuf pesta contre ce con qui n'avait rien de mieux à faire que de mater son cul. Il portait un slip noir. Martinet demanda:
- Toujours en deuil, Leboeuf?
- Joli pull. Tu t'es maqué avec un fleuriste? rétorqua Leboeuf en enfilant son pantalon.
Martinet tourna les talons et fila vers la machine à café préparer le jus pour la conférence des branques.
Leboeuf boucla sa ceinture commando, accrocha les pinces au passant de derrières vérifia la position du bâton, des gants, du sifflet et des clés, ferma avec difficulté sa braguette. Son pantalon était devenu étroit maïs il se sentait à l'aise ainsi comprimé. Il tira vers le haut la boule de son paquet et noua sa cravate.
- Merde, faisait Martinet dans son coin. Qui a plongé la main dans la caisse casse-croûte? La caisse casse-croûte était alimentée régulièrement par le graissage de patte. C'était du fric qui n'existait pas. Leboeuf tâta du bout du doigt à travers le tissu tendu les billets qu'il venait de planquer dans son slip. Avant d'aller pointer à l'appel il salua Colbert, le collègue qui gérait les personnels auxiliaires. On lui avait casé un bureau là, derrière les armoires de fer, sous un néon violacé, face à la lumière agaçante de son écran d'ordinateur. Un puni, un mal noté, qui ne voyait jamais le jour et ne passait sa tenue de combat que pour se sentir encore de la famille, rassuré par le drapeau de promo parachutiste qui décorait son coin de mur sale. Leboeuf trembla à l'idée de finir comme ça, en dactylo, mais il était trop mauvais en orthographe pour qu'on le cantonne aux écritures.
Le capitaine de service ne le rata pas:
- Alors, Leboeuf, ton réveil tourne à l'envers? Puisque t'as raté la navette, on t'attend au troisième pour déménager le bureau du colon.
D'habitude il vidait les corbeilles et balayait sous les banquettes du panier à salade. Hier, il faisait femme de ménage, aujourd'hui déménageur: variété exaltante d'un
métier l'homme, comme disaient dans le temps les affiches de recrutement. C'était quand même mieux que la circulation. Depuis quelques temps, quand il se tenait dans son habit de lumière au milieu d'un carrefour, il ne se sentait plus en sécurité. Au lieu de filer doux comme avant, les bagnoles semblaient prendre un malin plaisir à le traquer. Il ne traversait les chaussées qu'avec une extrême prudence, échappant souvent de justesse, au prix d'un coup de reins douloureux, à la charge de mystérieuses berlines noires qui disparaissaient dans un bruit de courant d'air, trop vite pour qu'il puisse lire le numéro.

Le nouveau bureau du patron donnait sur la cour intérieure. Tout en déplaçant les cartons de dossiers, Leboeuf entendait par la fenêtre ouverte Lambert haranguer ses troupes avant la bataille:
- Ils nous ont pondu une nouvelle note de service; faut qu'on intensifie les interpellations de délits de faciès. Il y a un charter à moitié vide à remplir. O.K. les gars? c'est toujours des nègres en moins qu'on retrouvera pas dans la rue la semaine prochaine..
Ça avait l'air de le réjouir, Lambert. Les gueules de suie, il n'arrêtait pas de s'en envoler: un vrai cortège d'oiseaux migrateurs. Rendement, rapidité, c'était pas de chance de vivre sous un gouvernement pareil. La répression engendre la violence aveugle. C'était l'assurance de tomber tôt ou tard sous le marteau d'un désespéré. Surtout que dans l'esprit de Leboeuf, tous les étrangers n'étaient pas également mauvais. Les bicots, c'était sa bête noire, les yougos, les romanos, tout ce qui était plus ou moins blanc, en fait. Les blacks il n'avait rien contre, il y avait bien des gars des îles dans les rangs. C'est ça, ils n'avaient qu'à se contenter de renvoyer les mecs. A voir les ghanéennes des squats de la rue Saint-Denis qui travaillaient en dortoir pour le prix d'un paquet de clopes, l'irrégularité avait des avantages certains tant pour leurs employeurs que pour la clientèle. Il était loin lui-même d'être insensible aux reflets de la peau sombre, à l'odeur de leur sueur qui le titillait comme un aphrodisiaque, comme un pousse-au-vice. Elles avaient l'habitude de la soumission au mâle. Elles faisaient partie intégrante du Rêve, les africaines du moins, pas les insulaires qui parlaient le français mieux que lui: elles tenaient les chasse-mouches et les éventails en palmes de damiers. Elles faisaient rouler l'eau de la mousson entre leurs seins. A l'heure redoutée et douce du châtiment, c'était son corps à lui qu'il imaginait suspendu aux branches basses de l'eucalyptus. La négresse, tout sourire dans son soutien-gorge en feuilles de bananier tenait dans sa paume rose une batte de carreleur (l'instrument en bois qu'il contemplait dans les rayons du Castorama; il résistait à la compulsions de se l'offrir, pas pour s'en servir, juste pour palper le vernis, la surface lisse qui s'écraserait contre la peau laiteuse de son cul dans un bruit sourd de pétard mouillé). Il ne crachait pas non plus sur les asiatiques: on les disait obéissantes. En Allemagne on pouvait les acheter sur catalogue. Ils n'avaient pas encore pensé à ça à la CAMIF.

Vers la fin de la matinées on l'envoi le carnet à souche planté dans la poche arrière, initier un jeunot aux tournées d'abattage:
- Quand on est en retard sur les cotas, on double les rondes pour couper l'herbe sous le pied aux agents de la préfecture. Pas de pitié! Le nouveau s'appelait Ramirez. Leboeuf faisait le show pour le distraire. L'odeur de transpiration mêlée au déodorant bon marché que dégageait le petit gars le mettait en verve. Il sentait le Sud aussi. Leboeuf lui expliqua les principes des arnaques les plus rentables:
- Quand tu repères un véhicule accidenté, tu préviens d'abord le poste et ils envoient un dépanneur de la liste. Surtout tu restes en faction, des fois qu'un finaud de garagiste repère l'épave. Le gus envoyé par les potes te remet sa carte pour que tu le reconnaisses. Dans la carte pliée en deux il te glisse un billet pour le service. Tu le mets dans la boîte à café. Comme on est en période d'étrennes, il doit te filer au moins cinq cents. Sinon, tu le signales et on le raye de la liste.
- Mais c'est pas légal.
- C'est pas légal, c'est la vie, crétin. Tu fais comme on te dit. Le gérant de supermarché, il choisit le fournisseur qui lui offre la plus grosse caisse de champ. Nous, c'est pareil. C'est du cadeau d'entreprise. Tout le monde le fait. On fait ce qu'on veut tant que ça ne se voit pas.

La matinée s'effilochait doucement jusqu'à l'heure l'apéro. A part pour poser son bulletin de PMU, il ne fréquentait jamais les cafés environnants. Chacun apportait à son tour la bouteille de jaune planquée au fond du sac de sport. Sur la table des clowns, au vestiaire, ils sirotaient discrètement leur pastaga avant la cantoche.
Le plus chiant c'était de meubler cette pause idiote, les quatre heures avant de repiquer au taf. Tour à tour, Leboeuf avait tâté de tous les boulots au noir, conduit des estafettes de produits dangereux sur les périphériques, blindé des portes, bricolé des alarmes, repeint les cuisines et les chiottes des vieilles, retapé des mobs pour les gosses de riches, chouré des vélos au besoin.
Pendant ce temps de flottement, il aurait dû se la couler douce, mais l'idée de la reprise l'obsédait, le parcours d'obstacles que représentait cette journée à rallonge. Rien ne coulait plus. Tout était haché comme le résultat d'un trip à l'acide: un hachis menu de temps gâché qui faisait de l'existence une suite de chocs électriques.
Quand il se réinstalla dans la voiture de patrouille, il espérait une fin d'après-midi calme: glandouiller en garde statique engoncé dans son gilet pare-balle devant l'entrée de l'ambassade. Il devait surveiller le bon déroulement du transfert du service des visas. Il n'y avait qu'à éloigner les pépins et à regarder passer les cartons. Mais en face des locaux auxquels il était affecté, une haie de marteaux-piqueurs défonçait rageusement le trottoir. Le bruit, comme une balle de caoutchouc rebondit dans sa tête et relança sa migraine. Il pensa aux quarante-huit heures de récup qui l'attendaient au bout de la nuit, au moment où il pourrait, la conscience tranquille, se claquemurer devant la télé et se repasser en boucle ses pornos préférés.

Le dernier tiers-temps, c'était un peu moins la punition. S'il n'y avait pas de fille dans le groupe, il se retrouvait presque avec plaisir dans le fourgon qu'il considérait comme le dernier bastion de l'aventure.
Malheureusement, c'était de plus en plus rare qu'une fliquette ne vienne pas foutre sa merde, comme celle qui les avait égaré dernièrement dans un quartier chaud de la Porte Montmartre où ils avaient échappé in extremis aux pluies de cailloux lancés des fenêtres par les bandes de délinquants. Entre mecs, la ballade en fourgon tenait à la fois du club des cinq en vacances et du rodéo en camping-car. Adolescents, farceurs dans l'âme, ils étaient fascinés par ce miroir aux alouettes, cette illusion de liberté renforcée par l'impunité trompeuse de la nuit, la magie du travail de terrain. Comme en sport il y avait des jours où l'on ne sentait pas en forme pour en découdre. Pour ce genre de job il fallait avoir du jus; moment d'échange, de fraternité, simplicité de la vie au grand air, parfums doux-amer des explorations à la hâche dans les steppes de béton.

Lambert au volant, l'estafette remontait le boulevard de Clichy. Leboeuf regardait par la porte entrouverte défiler les lumières colorées des sex-shops tandis que la fatigue dans ses jambes lourdes se transformait en une chaleur naissante dans les lombaires. L'étalage des chairs en cuissardes et mini-jupes de cuir le faisait saliver. Il donnait de grands coups de dents dans le chewing-gum qu'il écrasait comme une chique pour pallier le manque de clope. Autrefois, leur arrivée sur la place Blanche, ç'aurait été comme l'irruption d'un chat dans une volière. Les amendes pour racolage avaient disparu en même temps que les pipes à l'arrière des fourgonnettes. c'était le règne du flagrant délit: à part surprendre les travailleuses motorisées en plein action dans leur véhicule, c'était devenu impossible de choper les putes. Le corbillard passait au milieu des filles rangées sur les trottoirs comme autant de haies d'honneur. Leboeuf songeait au bon vieux temps, aux bénéfices en nature et à l'argent de la taxe. Il y en avait eu trop de collègues tombés pour ce motif. Eux, les défenseurs de la morale et de la famille, on les avait ravalés au rang de chats domestiques désergottés, frustrés, interdits de chasse. Ils n'avaient même pas le droit de toucher aux femmes pour les fouiller. Restait les travs, mais c'étaient des mecs; au mieux ils pouvaient les foutre à poil pour se détendre et rigoler cinq minutes. Les enflures de journalistes de gauche prétendaient même que certains ne se privaient pas d'enculer les noirauds dans les centres de rétention. Il aurait fallu salement avoir les crocs pour en arriver là. Et puis c'était risqué, il y avait les délateurs et la hiérarchie qui n'hésitait plus à condamner ses serviteurs trop actifs.

On les avait dirigés sur un carambolage carrefour de la Chapelle. Leboeuf prit une respiration profonde avant de descendre du van. Il se recomposait une tête de dur pour la représentation. Il se blindait pour refouler les groupes de traine-savate et affronter l’œil narquois des revendeurs de shit. C'était juste là, à l'abri des structures du métro que planquaient les clowns la journée. La foule des deals et des camés devait le savoir puisqu'elle triplait la nuit venue.
Le conducteur de la voiture accidentée était mort sur le coup. Sa passagère gémissait encore. Elle était pas belle à voir, la petite dame. Sa tête aux yeux vitreux, au nez écrasée avait frappé de plein-fouet le pare-brise. Un gros bout d'os lui sortait de la jambe, un morceau de tibia. Leboeuf entendit sa voix déblatérer sous sons crâne: « Est-ce que tu mouilles rouge comme ça sous ta jupe,Stella ? »e Au milieu de la symphonie de klaxons de l'embouteillage, il se tenait, stoïque et droit, radieux tel un ange veillant la petite victime si vulnérable, ce pauvre tas de chair qu'un peu de violence supplémentaire eut à peine étonné après pareil choc. Il aurait aimé être le responsable de cette stupeur profonde, de ce masque douloureux. Il se gratta nerveusement la braguette. Ramirez gerba son dîner.


Un peu plus loin, ils avaient séparé deux mecs qui en étaient venus aux mains dans un restaurant de couscous. Pendant que les novices tentaient de s'interposer dans cette querelle d'ivrogne, les anciens se tapaient une anisette à l’œil sur le zinc.

Ils avaient débarqué chez les africains sur le rapport d'un voisin alerté par les cris. Le gars était en caleçon, la fille poil, se tordait dans l'entrée en rampant vers la porte.
- Qu'est-ce que tu lui as fait, ordure ? Hurla Lambert les poings serrés.
Le mec s'évertuait à parer les giffles du flic nerveux en récitant: « C'est ma femme ». Ils appelèrent le SAMU. Les pompiers débarquèrent dix minutes plus tard. La fille se contorsionnant toujours en désignant son cul. Pendant qu'on l'emportait, le médecin s'isola cinq minutes avec le mari.
- Ben, vous allez pas le croire, confia-t-il à son retour. Il a voulu la sodomiser, et comme ça ne rentrait pas, il a cru qu'elle était bouchée et qu'il pouvait lui arranger ça... au Destop.
Sous le coup de d'étonnement, un des jeunes flics eut du mal à réprimer un fou-rire. Ramirez fut pris d'un hoquet nerveux; il ne lui restait plus rien à gerber. Leboeuf, cloué par la surprise, revoyait les rictus de douleur de la victime; l'odeur de chair rongée lui remplissait les narines, les hurlements tintaient dans ses oreilles. Dans ses séquences imaginaires les plus délirantes, il n'avait jamais mis en scène un truc pareil. Il se rendit compte qu'il bandait et se retourna en rougissant, de peur que ça se voie.
- Va falloir nous suivre, Monsieur. Habillez-vous, fit poliment Lambert, et dès que le capitaine des pompiers eut tourné les talons: ben, t'as vu ce travail. T'es vraiment aussi con qu'un singe. On peut même plus s'en servir sans se brûler la queue, de ta négresse.
Le mec pleurait dans le fourgon, s'essuyant les yeux avec ses mains entravées. Lambert conduisant d'un doigt, commentait en adressant à Leboeuf des regards complices:
- La prochaine fois, tu seras plus prudent. C'est vrai qu'il paraît que vous en avez une grosse. T'inquiète pas, tes copains de placard vont te montrer comment s'y prendre.

Debout devant son casier, Leboeuf rangea ses affaires, roula sa vareuse autour de la bouteille de pastis et planqua le tout derrière les bottines-fantaisie qu'il portait parfois pour le service quand il avait mal aux pieds. Il fourra dans son sac de sport la chemise dans laquelle il avait sué toute la journée, son pantalon crasseux, son flingue. Les autres mettaient leur tenue au pressing. Il n'avait pas de fric à foutre en l'air. C'est pour ça qu'il n'était jamais propre. Au moment où il allait enfiler son jean, Martinet surgit.
- Tu déménages? fit-il en désignant de la tête le sac de sport. Je te ramène?
- Sans façon. I'ai rencard avec une fille. Qu'est-ce que je vais lui mettre, fanfaronna Leboeuf en fermant sa braguette.
Il réprima une envie de frapper et tituba vers la sortie.



4.



Dans le train du retour, Leboeuf se sentait un autre homme. Il n'était toujours pas lui-même. Les épaules voûtées, il luttait contre le sommeil pour ne pas rater sa station. Sa journée lui pesait dans les pattes. Il ne serait plus bon à rien. Il n'aurait pas de plaisir dans le petit matin à jouer avec lui-même.
Des CRS patrouillaient la rame, intimant aux gamins l'ordre d'éteindre leur mégot et de ne pas poser les pieds sur les banquettes. Il présenta rapidement sa carte, fit un signe de connivence pour éviter qu'ils s'arrêtent à sa hauteur. Il ne voulait surtout pas leur parler; 11 ne fallait pas avoir l'air de faire partie de la maison.
Partout des regards l'épiaient, des oreilles ennemies essayaient de capter ses paroles. Les petits malfrats en goguette repéraient ses allées et venues. Tôt ou tard, il se ferait coincer le long du bois.

Sur la route déserte, il s'écarta de l'orée de la forêt. Il avait à peine fait quelques pas sur la chaussée qu'une Mercedes noire aux phares éteints surgit dans son dos. Il fit un écart pour l'éviter, qui l'envoya valdinguer sur le talus. Il avait senti passer le vent du boulet. Quand 11 se releva péniblement, son poignet lui faisait mal, le droit, celui dont il ne pouvait se passer.
Il passa au petit trot devant les commerces abandonnés. Mieux valait ne pas traîner; sous les voûtes des arcades ; il faisait une cible idéale pour un tireur embusqué.
Il se heurta aux cartons empilés dans d'escalier, sur le palier du deuxième. Une forme en robe de chambre à fleurs et bigoudis s'encadrait dans la porte de droite.
- oh, chuchota-t-elle, excusez-moi. On part. J'ai fait des cartons toute la nuit... Je me demande qui a bien pu me voler mes flûtes à champagne?
- Vous allez où?
- Mon mari a trouvé un appartement à Barbès.
- Ça ne vous changera pas... Au niveau des individus, murmura Leboeuf.
- Vous n'avez jamais vu de femmes venir en mon absence? demanda l'apparition qui semblait ne pas pouvoir tenir une discussion cohérente.
- Oh moi, fit Leboeuf soupçonneux, je ne vois rien, je n'entends rien.
La porte avait claqué avant la fin de la réponse. Il grommela ''Toquée'' et monta les marches trois par trois.


Quand il poussa la porte de chez lui, il y avait plus de vingt-quatre heures qu'il était debout. Il balança son sac de sport dans l'entrée pour signaler son retour. Au bout du couloir, il aperçut la lueur vacillante d'une bougie prête à s'éteindre. Il se réjouit à l'idée que Carrera était debout, et qu'ils pourraient échanger quelques mots avant d'aller se coucher. Il appela Michel, Michel, pas trop fort pour ne pas réveiller les voisins. Il réprima un frisson en poussant de côté la cloison mobile du living.
D'abord il ne vit que les draps défaits, puis, dans un éclair plus vif de la bougie, il aperçut la paire de patogas taille 45 qui balançaient dans le vide par dessus le tas de canettes et de caisses de vin. Il resta sans voix. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Des étoiles neigèrent sur ses yeux. Michel était pendu par le cou: la pointe de sa langue gonflée accentuait son rictus. Ses yeux exorbités fixaient le plafond. Leboeuf bredouilla « Bordel, bordel » et redressa machinalement le tabouret renversé. Un violent éclair de haine le traversa. Il injuria le mort. ''Salopard, t'as pensé aux conséquences ? grlnça-t-il entre ses dents. Sa voix dans le silence lui fit peur. Il éclata d'un rire nerveux devant la dégaine de Carrera qui avait revêtu sa tenue de combat pour se pendre, jusqu'au calot coincé sous la patte d'épaule. Son flingue sorti de l'étui était passé dans la ceinture du pantalon, canon pointé vers les couilles. Il pensa à l'inspecteur qui s'était tiré comme ça une balle dans les roustons en voulant jouer à l'américain. Il gloussa, mais des larmes incontrôlées roulèrent sur ses joues. Il n'avait pas eu le courage d'en finir comme un homme, par balle. Merde! qu'est-ce qui demandait le plus de cran? Se tirer dans le cœur? dans la tête? ou se suspendre au lustre avec la perspective d'agoniser de longues minutes avant l'asphyxie finale? ''Et moi, chiotte, et moi'' gémit Leboeuf. ''Et Stella ?'' Déjà qu'il était sans le sou. ''Comment je vais faire pour vivre tout seul ?'' Il lui faudrait trouver un autre colocataire. Et qui accepterait d'habiter dans l'appartement du pendu? Alors il songea qu'il allait devoir prévenir les collègues. Qui sait s'il ne se trouverait pas un connard pour le suspecter de d'avoir poussé. ''T'aurais pas pu faire ça sur tes heures de travail?'' demanda-l-il au cadavre. L'enquête, leur passé divulgué au grand jour. Et si Jacqueline, les enfants, les invités de l'époque se mettaient à table? Lui aussi avait son flingue dans son sac. Il pouvait sauter dans un train. Les tuer tous dans la nuit.
Et après? Il n'avait pas plus le courage que le premier sou pour le billet. ''Enflure'' pleurnicha-t-il. Dans un accès de panique, il songea: j'espère qu'ils vont tout de même pas me tabasser. Avant de mettre en branle la machine infernale, il lui restait quelques minutes pour se recueillir en tête à tête avec son pote. Il s'approcha du corps. Il porta timidement la main à la braguette du pendu, pour voir si, comme on raconte, il était raide. Il remonta avec précaution la glissière de la fermeture. Carrera portait son slip américain: une trace humide rendait le bleu plus sombre entre les étoiles. Il avait joui avant de mourir. ''Peut-être qu'il va pousser une mandragore dans la moquette'' pensa Leboeuf pour dédramatiser. Gomme sa main se refermait sur la colonne qui déformait le tissu moulant, il se dit: ''On se tue pas quand on a ça entre les jambes''. Un craquement sinistre succéda à son geste et le cadavre commença à se balancer dans un mouvement de pendule. Ses larmes redoublèrent. Avec réticence il glissa deux doigts dans la poche arrière où se dessinait un relief carré. Il en retira une pochette d'allumettes où était imprimé en gros caractères ornés le chiffre ''69'' suivi d'un numéro de téléphone manuscrit. Dans la poche intérieure du blouson, il trouva le portefeuille qui s'ouvrit sur la photo de Stella à la sortie de la maternité, son bébé dans les bras. Il y avait six cents francs, c'était étonnant autant de liquide, et un petit sachet en plastique contenant une pincée de poudre blanche. Il renifla l'emballage et éternua bruyamment: une voix sous-terraine, étouffée par la distance, dit: ''A vos souhaits''. Leboeuf murmura ''Y a pas de mal'', et, se félicitant d'avoir eu la présence d'esprit de fouiller, déchira la photo avant d’empocher l'argent, les allumettes, la poudre.
Il décrocha le téléphone pour appeler les gendarmes. Pendant qu'il racontait son histoire, il entendit les voisins de dessous échanger ces mots:
- Qu'est-ce que c'est que ce raffut à pas d'heure?
- C'est le pédé qui appelle les flics.


Dix minutes plus tard, tout le bâtiment bourdonnait comme une ruche. Leboeuf marcha vers la porte comme il serait allé à la guillotine. Il ne voulait plus rester seul avec la dépouille de Carrera. Il avait envie de fuir mais tous ces gens étaient plantés sur son chemin comme autant d'obstacles.
A travers les cloisons minces et les planchers fins, la nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre. Des ménagères en tenue de nuit envahissaient les perrons. Les premiers commentaires fusaient: ''ils était si gentils, ils aimait tant la jeunesses'', ''si c'est pas malheureux''; certaines pleuraient, les enfants repoussés se repliaient derrière les portes. Des gars qu'il ne connaissait pas l'arrêtaient pour lui témoigner leur sympathie: ''si t'as besoin de quelque chose.'' Du premier montaient des hurlements. La fille qui avait tiré, la veille, en direction des ouvriers, s'arrachait les cheveux. Le sang de Leboeuf ne fit qu'un tour. Il se jeta sur elle:
- Tais-toi, idiote, personne n'en peux plus de tes crises.
- Il m'a foutue en cloque, et maintenant il est mort, geignit la gamine.
- Et tout le bâtiment va le savoir, gémit la mère en feignant de s'évanouir dans les bras d'une voisine accourue en renfort. Reprenant ses esprits, elle se précipita sur sa fille en hurlant:
- Putana, putana.
Puis elle se retourna vers Leboeuf, s'agrippa au col de son blouson et supplia:
- Vous témoignerez pour nous, Hein? pour qu'elle obtienne le mariage posthume.
Leboeuf se dégagea et répondit avec calme:
- Il est pas tombé en service, madame, il s'est pendu... Ne vous en faites pas, on trouvera l'argent pour le faire passer.
- Non, reprit la gamine, je veux le garder. pour Michael. On l'appellera comme lui, sanglota-t-elle en tombant à plat ventre sur le paillasson en fer.
- Michel, il s'appelait Michel. Michel-Ange, mais même sa mère ne l'appelait plus comme ça.
Il laissa les voisins séparer les femmes et descendit les dernières marches en tanguant comme un vaisseau livré à la tempête. Il se sentait dans l'épicentre d'un glissement de terrain et dehors les marteaux-piqueurs faisaient de nouveau vibrer les murs fissurés de la résidence. Les gyrophares des pompiers et des voitures de service balayaient le parking sans les sirènes, pour éviter d'ébruiter tout de suite la cata. Quelques gendarmes venus en voisins discutaient ferme avec le légiste autour du bac à sable.




5.


Quand il ressortit de la gendarmerie, la nuit tombait, une nuit sans lune ni étoiles, une nuit plus profonde que la nuit polaire qui gagnait du terrain dans son âme, la promesse d'une obscurité sans fin dans laquelle il venait de prendre pied. Le voile noir était descendu sur ses yeux dans le bureau des enquêteurs comme un bain corrosif et révélateur.
Il évita les rues droites et les boulevards et s'engagea dans un circuit de voies torves, accélérant le pas à chaque bifurcation pour égarer les curieux qui le pistaient. Il analysait les mines fermées des passants avec angoisse. Son sens de l'orientation n'avait jamais été des meilleurs; il passa plusieurs fois devant les mêmes commerces jetant des regards suspicieux aux boutiques qui s'obstinaient à réapparaître sur sa route. Il aurait erré ainsi longtemps encore, droit devant lui ou en circuit fermé s'il n'avait fini par éprouver une pressante envie de pisser et la sensation douloureuse d'une soif inextinguible.
Il s'engouffra dans le café des Deux Pigeons lorsque sa devanture se présenta pour la quatrième fois devant lui. Il commanda un double pastis, puis un gin, puis un pastis de nouveau.
- Ah, on y revient toujours, aux drogues dures, plaisanta le garçon en lui versant l'anisette qu'il descendit cul-sec.
Il demanda le téléphone.
- Au sous-sol, avec des pièces.
- Quelles pièces?
- Vingt, cinquante, un, deux , deux,cinq francs, dix, vingt. A'prend tout, elle est comme moi, fit le loufiat avec un sourire niais.
Leboeuf dut enjamber les cartons de détergent qui lui barraient l'accès aux chiottes. Son regard se fixa dans le trou noir des W.C. à la turque et l'image de Carrera pendu s'inscrivit à nouveau sur l'écran de ses yeux vides. Il était bloqué: il avait la vessie pleine mais rien ne venait. Seulement une sensation de brûlure et une vague envie de vomir. Il se raidit lorsque l'image se transforma et qu'apparut Michel-Ange à cheval sur Scella, puis la fille noire aux intestins brûlés rampant comme une vipère sur la carpette. Il se reboutonna difficilement et tira de sa poche le sachet de poudre blanche. Il en prisa une pincée: les murs des chiottes commencèrent à tanguer. Appuyé au chambranle de la porte, il se hissa jusqu'au téléphone et composa le numéro inscrit sur la pochette d'allumettes.
- Club Sixty-nine, fit la voix d'aéroport au bout du fil.
- Est-ce que je peux passer ce soir?
- Quel est votre numéro de membre? ou qui vous parraine, monsieur?
- J'appelle de la part de Michel Carrera.
- Ah ? un ami de la maison. Vous travaillez dans la même entreprise peut-être? Sans attendre la réponse, 1a voix continua à dicter ces consignes mystérieuses:
- Vous vous présenterez sur la recommandation du 88. Nous tenons à garantir l'anonymat de notre clientèle.
La correspondante lui indiqua rapidement une adresse de la rue François Miron, puis raccrocha abruptement.
Il quitta le café sans attendre sa monnaie. il lut semblait que les arabes qui jouaient aux cartes mataient dans sa direction. Le garçon goguenard regardait aussi avec un étonnement suspect sa braguette gonflée... Il choppa un taxi et se fit conduire jusqu'aux centre de Paris.

Quelques verres plus tarda il sonna à la porte camouflée du club 69. Il dut plisser les yeux pour fixer l'image dansante du videur noir sur sa rétine. Il déclina le numéro convenu à la caissière en tutu rose:
- Vous n'êtes pas accompagné? Alors c'est 75, consommation comprise.
Leboeuf vida ses poches des derniers billets trouvés dans le portefeuille de Carrera.
- La patronne fait dire à votre ami que quinze ou seize serait le maximum pour le 139. Vous êtes le 216. Prenez votre carte.

La salle était tendue de velours grenat. Quelques couples fatigués dansaient devant le bar. Il devina que se trouvaient parmi eux des professionnelles: on ne sort pas en ville avec des porte-jarretelles, des harnais à seins nus, et des martinets à la ceinture. Au fond, sur l'estrade encadrée de rideaux dorés se déroulait un spectacle minable de tableaux vivants mettant en scène des collégiennes en col Claudine. Les plus féminines d'entre elles n'étaient pas des femmes. Dans la saynète suivante, la petite marchande de légumes s'efforçait de s'enfoncer les uns après les autres tous les végétaux contenus dans son panier. Les filles faisaient participer le public. Elles choisissaient un célibataire attablé, lui bandaient les yeux, le poussaient sur l'estrade sous une sorte de douche improvisée. Elles se livraient, en le déshabillant à des simulacres de préliminaires, et le renvoyaient aux premiers signes tangibles d'émotion. L'homme ses vêtements roulés en paquet, s'acheminait vers l'escalier en colimaçon et disparaissait dans les profondeurs de la boîte.
A l'étage inférieur, une sorte de dame-pipi âgée portant une blouse blanche d'infirmière faisait barrage à l'entrée de la cave. Contre le dépot des vêtements elle remettait aux arrivants un bracelet numéroté, une serviette et un préservatif. Leboeuf se déshabilla à contre-cœur en tournant le dos à la vieille dont le regard perçant tentait d'identifier le bout de chair qu'il cachait de sa main libre.
Il hésita sur la direction à prendre: trois couloirs percés de cabines divergeaient comme à l'entrée d'un labyrinthe.
C'était là peut-être que Carrera recrutait ses amis à la grande époque, se disait Leboeuf. La phrase mystérieuse de l'hôtesse d'accueil ne signifiait-elle pas qu'il avait aussi fait office parfois, de fournisseur? De temps à autre, certains morceaux du puzzle se recollaient. Il avait l'impression de voir clair et loin. Et puis, l'évidence s'atténuait avec l'intensité du flash et sa conscience volait de nouveau en éclats, ne lui laissait rien d'autre à quoi se raccrocher que les secousses de désir et d'excitation convulsive, le brasier sans flamme de la combustion érotique. Les images se succédaient dans les cellules du mandala comme des diapositives distribuées par un projecteur déréglé.
Soudain, au détour du couloir, le Rêve était là, dans toute sa splendeur naïve d'origine dans la salle centrale aux murs arrondis, une dizaine de couples faisaient l'amour sur des matelas de skaï marron posés à même le sol. Leboeuf distinguait mal les imbrications. Ils étalent parfois cinq ou six, hommes et femmes de tous âges, à s'occuper de la même personne. Les combinaisons se formaient et se défaisaient. Sur un podium excentré une maîtresse-femme aux cuisses chargées de cellulite, donnait de la badine sur le dos d'un homme maigre cagoulé qui accusait les coups sans gémir. Des bouches asexués se relayaient de temps à autre pour lui pomper le dard. Leboeuf, la trique à l'équerre, découvrait avec étonnement le spectacle. Son attention fut soudain captivée par les cris de jouissance d'une métisse que son compagnon enculait violemment. La fille tournée de trois quart vers lui se léchait les lèvres en le regardant. Son partenaire se pencha vers elle et elle lui dit un mot à l'oreille. Il l'abandonna le cul levé. La queue bandée du mec luisait malgré la lumière pauvre et tressautant encore quand il s'approcha de Leboeuf. Avec un léger accent, l'autre lui dit:
- Ma copine voudrait que tu la sautes.
Leboeuf suivit sans répondre, sa bite le tirait en avant. La métisse se retourna. Une fille vint se placer, jambes écartées au-dessus de sa bouche. Tout en léchant la femme elle s'ouvrit le sexe pour encourager son approche. Leboeuf se pencha sur elle dans la position du mec qui va faire des pompes et sa bite guidée par les doigts aux ongles longs entra d'une poussée jusqu'à la racine. Il sentit que cette fois il allait prendre son pied. Il tringlait la fille qui faisait les yeux blancs et poussait de petits cris aigus en rythme avec ses coups. La femme qu'elle gamahuchait se massait les pointes des seins.
Son sexe épilé faisait paraître plus gros son clitoris enflammé d'où pendait un anneau. L'autre fille tirait maintenant dessus en le bloquant entre ses dents. Elle se l'enfilait au doigt comme une alliance. Le mec qui était allé le chercher matait la scène dans son dos. De temps en temps, Leboeuf sentait la queue du gars lui effleurer l'intérieur ou l'arrière des cuisses. Il s'en foutait, il était tout à son affaire. Le type devait aimer la parlotte car 11 l'encourageait en lui susurrant dans l'oreille:
- Vast-y, elle aime ça, Maman, qu'on la ramone.
D'autres types commençaient à faire cercle autour du trio et se branlaient en silence. La voix dans l'oreille de Leboeuf se faisait de plus en plus sourde et haletante:
- Fais-lui voir les étoiles ; mec, faut lui en mettre plein la techa. Fourre-la nom de dieu ! je l'ai jamais vue mouiller comme ça...Si, la semaine passée... Putain, la queue qu'il avait, un âne. Une trique en béton; on en avait sniffé de la bonne avant. Le mec, c'était un flic, il nous a montré sa carte après... Le pied intégral: tout flic qu'il était, il s'est fait mettre comme une petite reine. Il en voulait, 11 pleurait de reconnaissance. Faut dire, je suis maroquin, je sais y faire... tout en douceur.
Leboeuf, estomaqué par les derniers mots commençait à sortir de sa transe. Ses mouvements de piston ralentissaient. C'était rentré comme dans du flanc, incognito par petites poussées successives. L'arabe était déjà à moitié dans son cul. ..11 m'encule. pensa Leboeuf et le mot le fit se contracter brusquement. Il serra les fesses et se sentit déchiré par une douleur insupportable. Il hurla, se releva, envoya valser le morback accroché à son dos. Il y eut un mouvement de recul dans la foule, un vent de panique tandis qu'il fondait sur le beur et lui bourrait la gueule à coup de poings et le ventre à coups de pieds. Au milieu des cris, deux hommes tentèrent de le retenir. Il ne se décramponna que quand les videurs se jetèrent sur lui. Les gardiens en smok le traînèrent nu le long d'un couloir, lui arrachèrent le bracelet numéroté. Une porte en fer s'ouvrit et il fut jeté sur la chaussée humide.
Heureusement, la rue était déserte. Malgré le froid mordant il se sentit rougir à l'idée de se faire ramasser comme ça, à poil, par une patrouille. La porte se rouvrit. Une main invisible lui jeta ses vêtements. Il manquait son loden, il ne retrouvait pas ses clés dans la poche de son pantalon. Désorienté, débraillé, la chemise et la braguette ouverte, il bifurqua dans la rue du Pont Louis-Philippe pour éviter le poste de police à l'angle de la place Baudoyer. Il remonta en traînant la patte la rue de Rivoli et longea les bâtiments du Louvre. Un gigolo étique aux yeux creux cernés de noir l'aborda à la hauteur du Palais Royal. Leboeuf crut que l'inconnu lui murmurait ''shit, shit'' et le repoussa en criant avec colère:
- Pour qui tu me prends, ducon?
- Je sais ce que tu cherches, fit le fantôme en portant la main à sa braguette.
Leboeuf voulut décocher un crochet, son mouvement dans le vide l'entraîna vers l'avant et il tomba sur le mosaïque du perron d'un grand hôtel. Il marcha dans la direction de l'enseigne lumineuse de la Scala. Un groupe de fêtard l'alpaga au passage. Une fille en fourreau rouge lui dit:
- On va danser, tu viens boire un verre?
Sa couine ajouta:
- T'as du flouz, chéri?
Les deux femmes se le renvoyèrent comme une balle de caoutchouc et les bâtiments de la petite place se mirent à valser autour de la statue dorée de Jeanne d'Arc. Il traversa en zigzaguant. Les klaxons des taxis résonnaient comme des aboiements dans sa tête. Les rires des nlght-clubers décrurent. Il reprit son souffle, appuyé contre un arbre des jardins du Carrousel et pissa sans ouvrir sa braguette. C'est alors qu'il distingua les ombres qui arpentaient les jardins. Les silhouettes menaçantes se reniflaient comme des chiens en rut. Ils se regroupaient en troupeau, il y en avait dix, vingt, cinquante, agglutinés comme des moutons décidés à acculer un intrus contre les barbelés qui clôturaient leur champs. Dans leurs mains brillaient des couteaux. Et sa mère qui lui avait interdit d'emporter son canif àl'école! Une peur viscérale lui bétonnait le bas-ventre. Il grelottait. Il en jaillissait de partout, ils sortaient de terre comme des morts-vivants. Ils le cernaient comme les surgeons d'une immense plante carnivore aux mâchoires d'acier. Il s'évada vers la voie rapide qui longeait le quai et se mit à courir au milieu de la chaussée, aveuglé par les phares des voitures qui l'évitaient de justesse. Les bolides sifflaient en le contournant comme des projectiles à tête chercheuse.
Etranglé par la panique, il pressa le pas pour semer ses poursuivants. crachant et vociférant, appelant à l'aide alternativement Michel et Stella, il déambula le long du quai jusqu'au pont d'Iéna. Là, son attention fut attirée par les jolis reflets lumineux qui dansaient sur le fleuve. Les marins avaient allumé un feu sur l'eau. Il enjamba le parapet de pierre pour se rapprocher de sa vision. En contrebas de la balustrades il prit pied sur la corniche qu'il arpenta les bras tendus dans une pose d'équilibriste. C'était un jeu d'enfant: poussé par les ombres muettes, il avançait doucement sur la planche savonnée d'un vaisseau pirate. Les mutins lui avaient fait subir les derniers outrages sans réussir à le faire hurler sous la torture, à lui faire cracher le trop-plein nauséeux qui lui déchirait les entrailles. Le silence monté de son ventre le submergeait comme les nuages de cendres qui précèdent une éruption volcanique. Il sentait qu'il risquait de s'enflammer comme une torche et l'eau était si proche...

Il perçut dans le lointain la rumeur d'une fête et les reflets orangers incendie naissant. Trois pompiers chargés d'extincteurs qui ressemblaient à des bouteilles de plongée maïs qu'il devinait remplies d'acide, marchaient â sa rencontre, braquant dans sa direction leurs lances portatives. Derrière eux, en formation carrée se tenaient des flics en tenue dernier cri: avec leur casque brillant, leur bouclier en plexi, leurs jambières articulées, leur coque de plastique gris et leurs épaulettes de joueurs de football américain ; ils semblaient un mélange de Goldorak et de légionnaires romains. Ils entonnaient un choral fugué pour le supplier de ne pas sauter et de venir les rejoindre. Leurs canons à eau projetaient des gerbes plus hautes que les fontaines du Trocadero pour tenter de repousser les tribus de bushmens et de papous qui dansaient en haut sur le parvis, rythmant leurs mouvements par la percussion de leurs sagaies. A gauche, à droite, dévalant les escaliers et les allées en fer à cheval des jardins, surgissaient des hordes d'arabes en patins à roulettes qui remplissaient leurs sarbacanes de fléchettes empoisonnées. Ils s'élançaient au combat en hurlant « Pas de quartiers ». Brièvement éclairée par les lueurs rouges des fusées d'artifice qui diffusaient à travers la fumée des grenades lacrymogènes, la foule des combattants, comme un insecte à mille membres secoué par les explosions scintillantes de cierges de Noël plantés dans sa carapace, se rapprochait de lui, gagnant les pavés du pont.
Tout se figea soudain dans un silence dramatique: les hommes se retournèrent ; amis comme ennemis pointaient leurs armes dans sa direction. Leurs yeux noirs lançaient des éclairs de haine. Carrera, nimbé de lumière dorée, se détacha du groupe et alluma son lance-flamme avec son zippo. Cerné par les petites langues de feu, Leboeuf perdit l'équilibre. Il sombra.

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